Archives par mot-clé : poésie morale

Humour & poésie satirique, Eustache Deschamps : De deux celles le cul à terre

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, poésie satirique, poésie morale, humour médiéval.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «De deux celles le cul a terre»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Vol 5,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878), Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, Prosper Tarbé (T1)

Bonjour à tous

ous revenons au XIVe siècle, pour y découvrir une nouvelle poésie satirique du bon vieux Eustache Deschamps.

Au cours de sa longue vie, cet auteur champenois a mis littéralement tout ce qui passait à sa portée en vers. Il en a résulté une œuvre prolifique, dont plus de 1000 ballades sur un grand nombre de sujets, qui fait le bonheur des médiévistes spécialistes du Moyen Âge tardif. Aujourd’hui, c’est une poésie humoristique et satirique qui retiendra notre attention.

La ballade du jour et une enluminure du pèlerin face à convoitise, tiré du manuscrit français 376 de la BnF -

Satyre et humour à la cour

Tout au long de son œuvre, Eustache n’a jamais perdu une occasion de s’adonner à la poésie morale et critique. L’officier de cour et huissier d’armes pour le roi Charles V a notamment su dépeindre avec causticité les mœurs des gens de cour de son temps. Il le fait, une fois encore et sous un nouvel angle, dans la ballade du jour.

S’il en profitera pour se gausser des gens qu’on y trouve entre personnes agréables ou lourdaudes, ce sont les serviteurs de cour que le poète médiéval ciblera plus particulièrement ici. Jeux de pouvoir, convoitise de meilleures positions ou de fonctions, ambition et volonté de paraître, sont au programme d’un propos qui finira par déborder du contexte curial pour s’élargir à tout un chacun.

Vouloir s’élever et mieux chuter

Pèlerin face à convoitise - Enluminure du ms Français 376 de la BnF.  "Le pélerinage de l'âme", par Guillaume de Digulleville
Pèlerin face à la convoitise, Français 376 de la BnF

« De deux celles le cul a terre. » scande le refrain de notre ballade satirique. A vouloir s’asseoir sur deux sièges à la fois, on pourrait bien finir par se retrouver le cul par terre.

Autrement dit, à convoiter une position trop haute et qui n’est pas la sienne, on risque bien de n’en plus avoir aucune, en s’étant tourné, au passage, en ridicule. Ici, « l’élévation » que tente le sergent, autrement dit l’officier ou le serviteur de cour, en empilant deux sièges n’est qu’une allégorie de la volonté de se hisser de statut ou de position (l’état, la condition, …).

Eloge du contentement

Au delà de la nature humoristique de la ballade, l’auteur médiéval nous parle, encore une fois, de la voie moyenne et de l’importance de savoir se contenter de sa condition, de son statut, de ses possessions, etc…

La « médiocrité dorée » qu’on trouve déjà chez des auteurs antiques comme Horace, est un thème cher à Eustache. Il lui a dédié un certain nombre de ballades en le reprenant à son compte : « Pour ce fait bon l’estat moien mener », « Benoist de Dieu est qui tient le moien » (nous vous invitons à en retrouver quelques-unes en pied d’article).

Au cœur de cette ballade, le protagoniste tombé le cul à terre pour avoir voulu s’élever trop haut, devient ainsi un exemple édifiant de cet éloge du contentement.

Sources historiques, le manuscrit français 840

Quand on désire aborder sérieusement les écrits d’Eustache Deschamps du point de vue des sources manuscrites anciennes, il est difficile de faire l’impasse sur le ms Français 840 de la BnF. Ce manuscrit médiéval du XVe siècle reste la référence la plus complète pour découvrir l’œuvre du poète champenois.

La ballade satirique du jour dans le manuscrit médiéval français 840 de la BnF.
La ballade du jour dans le Français 840 de la BnF (à découvrir au complet sur Gallica.fr)

Pour la transcription en graphie moderne du texte du jour, nous nous sommes appuyés sur les Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (vol 5, 1878). Vous pourrez également retrouver cette poésie satirique dans les Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, publié avant cela par Proper Tarbé (vol 1, 1849).


« De deux celles le cul a terre »
dans le moyen français d’Eustache

A une grant court tres notable
Alay pour vir seoir le gens
Dont maint se mistrent a la table,
Les uns lourdes, les autres gens
(des lourdauds et des gentils) ;
Mais la fut uns petiz sergens
(serjant : serviteur, huissier domestique)
Qui aises sist sur basse selle
(bien assis sur un petit siège) ;
Or ne lui souffisoit pas celle,
Une autre mist sus, qu’il va querre
(chercher);
Mais il chut, en cheant sur elle :
De deux celles
(sièges) le cul a terre.

A maint
(pour beaucoup) fut ce fait agreable,
Chascun s’en rit; la ot venans
Qui pour ceste chose muable
Sont les .II. celles agrapans ;
(saisissant les deux chaises & s’asseyant dessus)
Sus se sirent. « Las! moy repans,»
Dist cilz qui chut, « caille ay prins belle,
« Bien deçus suy par ma cautelle
(ruse) ;
« Qui bien est, s’il se muet, il erre
(celui qui est bien, s’il bouge, il se trompe) :
« Cheus suy, par folie nouvelle
(j’ai chu par mon action insensée),
« De deux celles le cul a terre. »

Cest exemple est bien recitable
(qu’on peut citer, édifiant)
Et moral pour pluseurs servans
Qui ont office proufitable
Et qui sont autres convoitans,
Puis sont l’un et l’autre perdans.
Au petit ru boit teurterelle
(tourterelle)
Plus aise qu’en riviere isnelle
(rapide),
Son nife
(nid) en lieu moien (peu élevé) enserre:
Cheoir ne veult, par hault voul d’aelle
(haut vol d’aile),
De deux celles le cul a terre.

L’ENVOY

Prince, estre doit chascuns contens
De son estat
(condition) selon son sens,
Il ne fait pas bon trop acquerre
Ne vouloir monter es haulz rens
Dont chéent les plus acquerans
De deux celles le cul a terre.


Retrouvez d’autres ballades morales et satiriques d’Eustache Deschamps sur un thème similaire :

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : pour l’illustration et le texte en graphie moderne, nous avons utilisé une enluminure du Français 376. Elle représente le pèlerin face à la convoitise et ses tentations. Ce manuscrit daté du milieu du XIVe siècle contient la trilogie du moine cistercien et poète Guillaume de Digulleville : Le pèlerinage de humaine voyage de vie humaine, Le pèlerinage de l’âme et Le pèlerinage de l’âme Jhesu Crist. Il est actuellement conservé à la BnF et consultable sur gallica.

Jehan Meschinot, ballade politique & morale contre les tyrans

Sujet : poésie morale, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, tyran, grands rhétoriqueurs.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Affin qu’il sente aultruy playe premiere
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, éditions 1493 et 1522.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons pour la Bretagne médiévale, celle du Moyen Âge tardif et de Jehan Meschinot. Au XVe siècle, ce poète soldat se distingue par une poésie politique et morale de belle tenue.

En son temps, il se fit particulièrement connaître par ses Lunettes des Princes. Le ton était déjà politique et moral, un peu à la manière de ces miroir des princes (ou miroir aux princes) et guide pour l’éducation politique des puissants dont le Moyen Âge était friand. Sans concession, mais avec un vrai talent de plume, le poète y laissait aussi poindre quelques pointes de désespérance sur sa propre condition.

la ballade "Affin qu'il sente aultruy playe première" en graphie moderne avec enluminure du portrait de l'auteur

Les 25 ballades satiriques de Meschinot

Si les Lunettes des Princes sont devenues un des ouvrages les plus imprimés des débuts du XVIe siècle, la postérité a un peu moins retenu de Meschinot les 25 ballades satiriques que lui inspira la poésie Le Prince (ou les princes) de Georges Chastelain. Ce grand auteur flamand, attaché à la cour de Bourgogne, s’était distingué avant tout par ses grandes chroniques historiques mais il n’hésita pas à égratigner Louis XI dans un exercice plus poétique, politique et caustique qui inspira son homologue breton.

Meschinot reprit donc les 25 strophes du Prince de Chastelain et en fit les envois de 25 nouvelles ballades. On peut retrouver ces dernières dans le manuscrit enluminé français 24314 de la BnF daté du XVe siècle. Quant aux éditions imprimées des siècles suivants, elles adjoindront quelquefois ses poésies au texte principal des Lunettes des princes mais elles s’arrêteront souvent aux lunettes.

Sources historiques et manuscrites

Pour les sources manuscrites, nous vous renvoyons au ms français 24314 qui reste le plus accessible à la consultation en ligne (voir capture ci contre).

Pour la transcription en graphie moderne de la poésie qui nous occupe ici, nous nous sommes appuyés sur diverses éditions historiques datées du XVIe siècle.

La ballade du jour dans le manuscrit enluminé français 24314 de la BnF
La ballade du jour dans le Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica.fr)

La punition du tyran et du prince oppresseur

La ballade du jour est la quatrième des 25 dans l’ordre des manuscrits. En terme de versification et de rythmique, elle suit la forme de toutes les autres. Meschinot a opté pour des douzains de 10 pieds tout au long de cet exercice, trois par ballades suivis d’envois dument rétribués à leur auteur (« Georges »).

Dans cette poésie politique, trempée de morale chrétienne, le tyran ou le seigneur abusif est encore dans la ligne de mire. Meschinot prolonge en quelque sorte le ton de Chastelain et développe à sa manière. Pas d’impunité pour le prince oppresseur qui brime et pille ses propres sujets. Il sera meurtri et Dieu lui fera sentir jusque dans sa chair les blessures qu’il inflige à autrui.

Dieu est à l’œuvre, ici, mais pas seulement. Le prince tyrannique paye le prix juste et logique de sa propre stupidité/avidité. En attentant à ceux qui fondent sa richesse et même sa survie, il se heurte lui-même et, croyant trompé ses sujets, c’est lui-même qu’il trompe.


« Affin qu’il sente aultruy playe premiere »
dans le moyen français de Meschinot

Ou tost fauldroit terre, soleil & lune
Bien de grace, de nature, & fortune,
Et tout ce qu’est en essence produyt:
Ou les tyrans qui sans raison aulcune
Pillent les biens de la chose commune
Dont par après n’en est riens mieulx conduit
Seront puniz de très-griefve poincture
(blessure).
L’abus est grant en la loy de nature
Quand le seigneur par maulvaise maniere
Sur les subgectz
(sujets) prent excessive proye
Dieu le payera en pareille monnoye
Affin qu’il sente aultruy playe
(plaie) premiere.

C’est cruaulté des plus piteuses l’une
Qui jamais fust si par voye importune
Le commun est par le prince destruyt
Duquel il a bled
(blé), vin, rentes, pecune (argent monnayé)
Service honneur & sans lui fault qu’il jusne
(jeûne)
Car il n’est pas au labourage duyt
En le perdant, il perd sa nourriture
Et si se mect en damnable adventure
Car bien souvent a la fin derreniere
Trompé se voit quand a tromper essaye
Et justement raison ainsi le paye
Affin qu’il sente aultruy playe premiere.

Terne conseil & celée rancune
(rancune secrète)
Propre proufit en province plus de une
ont aultrefoys porté dommageux fruict
Et de cecy ne sçay raison nesune
(aucune)
Fors que dieu veult non pas saison chascune
Descouvrir ce qui es cueurs ard & bruyt
Ainsi advient que mieulx qu’en portraicture
(image, plan)
Des cas secretz conduys par voye obscure
A t’on souvent congnoissance planiere
(plénière)
Dont le maulvais en l’espineuse haye
Qu’il a basty tresbuche & la se playe
Affin qu’il sente aultruy playe premiere.

L’envoi
Prince lettré, entendant l’escripture,
Qui fait contraire à honneur et droiture
Dont il doit estre exemplaire et lumière,
Bien loist
(vb loisir, il est permis) que Dieu du mesme le repaye,
Et que autre, après, lui fasse grief et playe,
Affin qu’il sente autruy playe première.


Découvrir d’autres ballades de Jehan Meschinot

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en image d’en-tête vous retrouverez un détail de l’enluminure de garde du ms Français 24314 de la BnF. On y voit l’auteur affairé à l’écriture tandis que ses muses ou plutôt ses démons le visitent (langueur, fureur, courroux, peine, …)

Best-Seller médiéval : le Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Sujet : contes orientaux, fable médiévale, contes, auteur médiéval, Espagne médiévale, poésie morale, contes moraux.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe siècle
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Petrus Alfonsus, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Disciplina Clericalis, Discipline du Clergie, Le Castoiement d’un père à son fils.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour les débuts du XIIe siècle à la découverte d’un nouveau best-seller médiéval : le Disciplina Clericalis et son adaptation en vers et en vieux-français, Le castoiement d’un père à son fils.

Pour débusquer les origines de cet ouvrage à succès du Moyen Âge central, il nous faudra passer les Pyrénées françaises à l’ouest d’Andorre avant d’entrer dans l’Aragonais. C’est là, à Huesca, dans la Province de Saragosse et au cœur de l’Espagne médiévale que l’auteur de notre best seller s’est tenu, entre la fin du XIe siècle et les débuts du XIIe siècle. Il a pour nom Pierre Alphonse (Petrus Alfonsi ou Alfonsus, ou encore Pietro Alfonso) et il se rendit célèbre au moins autant pour son œuvre que pour sa conversion tardive au catholicisme.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi

D’origine Juive, Pierre Alphonse embrassa la religion catholique à un âge relativement avancé. Il était alors dans sa quarantième année et plutôt bien implanté et reconnu dans sa communauté locale. Médecin, peut-être même rabbin, cette conversion volontaire ne manqua pas de susciter la désapprobation des siens. Quelques années plus tard, il expliqua et argumenta cette décision dans le Liber adversus Judeos ou Dialogus contra Judaeos connu en français sous le nom de « Dialogue contre les juifs ».

L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Moïse (l’homme d’avant la conversion) et Petrus, son nouveau moi converti et ayant endossé le prénom de Pierre l’apôtre. Cet essai connut un succès certain au Moyen Âge et alimenta les conversations théologiques opposant le christianisme au judaïsme.

Aujourd’hui, ce n’est pas cet ouvrage de Pierre Alphonse que nous souhaitons aborder mais le Disciplina Clericalis ou l’enseignement des clercs. Moins polémique que le Liber adversus Judeos, il s’agit d’une collection de contes et de récits d’inspiration orientale mais qui eut un grand retentissement dans la littérature médiévale occidentale. De fait, le Disciplina Clericalis est encore considéré, à ce jour, comme une la plus ancienne compilation de contes d’origine orientale en Occident.

Le Disciplina Clericalis et Le Castoiement d’un père à son fils.

L'enluminure de Petrus Alfonsi, Pierre Alphonse dans le manuscrit médiéval 11043-11044 du KBR de Bruxelles.

Pour comprendre l’émergence de ce célèbre ouvrage médiéval au cœur de l’Aragonais et de l’Espagne des débuts du XIIe siècle, il faut avoir en tête deux ou trois éléments de contexte. Petrus Alfonsi est d’origine séfardi mais il nait et grandit aussi dans une province aux mains d’Al Andalous. Cette dernière ne sera reprise complétement par la reconquista qu’autour de 1118.

Dans la Huesca des débuts du XIIe siècle, les intellectuels espagnols, arabes et juifs se côtoient (voir notre biographie détaillée de Petrus Alfonsi ). La cour d’Aragon est elle-même ouverte à ces influences culturelles même si les échauffourées ne manquent pas entre les provinces aux mains du Califat de Cordoue.

Ce bain multiculturel trempé de littérature orale et écrite orientale a certainement influencé Pierre Alphonse. On sait par ailleurs qu’il a grandi avec les arabes et parle leur langue. Doté d’un bon niveau en latin et d’un excellent bagage en culture orientale, notre auteur était tout indiqué pour adapter cette tradition orientale dans une forme qui puisse séduire les lecteurs et clercs occidentaux d’alors.

Un manuel de savoir-vivre accessible et léger

Le monde arabe et perse, comme l’Europe médiévale du Moyen-Âge central furent particulièrement friands de manuels d’éducation à l’usage des jeunes princes ou nobles appelés à régner. Le Disciplina Clericalis échappe pourtant à ce genre de « Miroir des princes » et ne se réserve pas aux puissants.

L’ouvrage est, certes, rédigé par un savant. Pierre Alphonse est médecin et instruit. On le sait très proche du puissant d’Alphonse Ier d’Aragon dont il fut le médecin. Le souverain parraina aussi la conversion religieuse de notre auteur et, à cette occasion, ce dernier adopta même comme patronyme le prénom de ce dernier (le Alfonsi vient de là). Il a également pu accompagner le roi d’Aragon et de Pampelune dans certains de ses voyages ou de ses campagnes militaires 1.

Au cours de sa vie, on retrouve également Pierre Alphonse médecin à la cour du roi d’Angleterre, c’est dire qu’il côtoie les puissants. Plutôt que de prétendre les éduquer ou les édifier, il fera le choix de destiner son Disciplina Clericalis à l’éducation générale des clercs et des lettrés. Dans ses récits courts, notre auteur se montrera léger, soulignant les aspects moraux sans lourdeur et sans s’appesantir. Ses choix de vocabulaire et le ton choisi permettront aussi de mettre ses contes à la portée de tous ceux en situation de pouvoir les lire.

Au delà du style, la fraîcheur thématique de l’ouvrage a sans doute contribué aussi à son succès. La bonne connaissance des cultures séfardis, perses, arabes, et latines de Pierre Alphonse ont indéniablement contribué à faire de son Disciplina Clericalis un ouvrage novateur original en son temps. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’œuvre se propage et devienne une importante référence littéraire médiévale.

Le Castoiement d'un père à son fils, conte du Demi-ami avec un portrait de Pierre Alphonse tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)
Le portrait de Pierre Alphonse sur cette image est tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)

Du latin au vieux-français vernaculaire

Le Disciplina Clericalis propose trente-trois contes ou « exempla » issus de la tradition orientale. L’ouvrage est rédigé en prose dans la langue universelle de l’Europe du Moyen Âge central, le latin. Il sera traduit en vieux français dans le courant du XIII siècle sous son titre original « La Discipline de Clergie« .

Des adaptations en vers seront vouées à un beau succès. Elles apparaîtront à la même période sous le titre « Le Castoiement d’un père à son fils » ou « Chastoiement d’un père à son fils soit « L’instruction d’un père à son fils » ( et non le châtiment que le mot « castoiement » pourrait suggérer). Dans les manuscrits d’époque, on trouvera encore le titre « Les fables Pierre Aufors » pour désigner certaines de ses adaptations versifiées.

Au passage, dans ces versions rimées, la cible s’élargit encore un peu plus de l’instruction du clerc et du lettré, vers l’éducation du père vers son fils. Le manuel de savoir-vivre supplante encore d’autant les miroirs des Princes 2 même s’il en restait éloigné dès le départ.

Influences littéraires médiévales

« Disciplina est un petit livre et pourtant l’influence de ce texte fut considérable en Occident, aussi bien en littérature que dans le domaine pratique du didactisme religieux. »
Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, le Clerc au Moyen Âge (op cité).

Dans le courant du Moyen Âge et des siècles suivants, on retrouvera des influences directes de l’ouvrage de Pierre Alphonse chez de nombreux auteurs. Jacques de Vitry reprendra un certain nombre de ces contes. On pourra trouver encore des traces de la Disciplina Clericalis dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacobus de Voragine), dans le célèbre roman de Renard, chez Boccace ou encore chez Don Juan Manuel et son comte Lucanor pour ne citer que ces sources.

Du Moyen Âge central au Moyen Âge tardif, les contes de Pierre Alphonse seront aussi repris dans un nombre important de compilations monastiques de fables et contes.

Aux sources manuscrites du Disciplina Clericalis

Les fables Pierre Aufors, Enluminure du Père enseignant son fils sur le feuillets du Castoiement d'un père, Ms Français 12581 de la BnF
Les Fables Pierre Aufors dans le MS 12581 de la BnF (à découvrir sur Gallica)

On peut retrouver l’adaptation française en prose ou en vers du Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi dans un nombre important de manuscrits médiévaux des XIIIe au XVe siècles.

Pour notre article du jour, nous avons choisi le français Français 12581 de la BnF. Sur plus de 429 folios, cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle présente des pièces très variées. Des chansons de Thibaut de Champagne au Trésor de Brunetto Latini, en passant par des poésies, des fabliaux, le Discipline de clergie de Pierre Alphonse et même encore un traité de fauconnerie.

De son côté, le KBR Museum conserve également le Ms 11043-11044 qui présente une copie de la discipline de clergie de Pierre Alfonse.


Exemple 1, un demi ami dans le Castoiement du père à son fils

Pour présenter le premier conte du Disciplina Clericalis, nous avons choisi l’adaptation en vers tirée du Manuscrit de Augsbourg, le Ms M (cote I. 4. 2° 1, anciennement Maihingen 730). On peut la trouver retranscrite en graphie moderne dans l’ouvrage « Le Castoiement d’un père à son fils, traduction en vers de la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsus » par Michael Roesle (Librairie de la Cour royale de Munich, 1899).

Pierre Alfonse oppose dans ce conte un père et son « demi-ami » aux cent amis de son fils. Ces derniers le sont-ils vraiment ? Pour le savoir, il faudra d’abord les mettre au Pied du mur. La sagesse consiste ici à savoir mettre à l’épreuve ces relations avant de pouvoir les placer sur l’échelle réelle de l’amitié.


Conte 1, Du Preudom qui avoit demi ami
(Probatio amicitie)

NB : ce conte nous met face à du vieux-français avec quelques tournures assez particulières. Afin de vous aider à mieux percer cette langue d’oïl du XIIIe siècle, nous avons prévu quelques clefs de vocabulaire.


Uns sages hons (homme) jadis estoit,
Quant il sot que fenir devoit,
Un sien fil a soi apela,
Puis li enquist et demanda:
– Fiex, dist il, di moy, quans
(combien) amis
Tu as en ta vie conquis ?
Et chil respont: Mien escient
En ai je conquis plus de cent.
– Mult l’as, dist li pères, bien fait,
Mais je cuit que autrement vait.
Ja mar ton ami loeras
Devant que esprové l’aras.
Mult sui ore anchois
(avant) de toi nés,
Et si me sui toudis penés
(tourmenter)
D’amis aquerre et pourcachier
(porchacier, rechercher),
Nonques
(jamais) tant ne peu esploitier (accomplir)
Pour rien que je faire peüsse
Que un ami entier eüsse.
Nonques ne peu tant esploitier
Que le peüsse avoir entier.

Et tu, biax fiex, comfaitement (comment en fait)
En aves si tost conquis cent?
Considera verum amicum!
Or fai che que je te dirai,
Esprueve, se il sont verai.
Pren un veel
(veau) ou autre beste,
Puis li caupe orendreit
(lui coupe aussitôt) le teste,
Puis aies un sac apresté
Qui soit de sanc ensanglenté
De le beste qui ert ens mise,
Et appareillie en tele guise
Com se che fust uns hons ocis
(un homme mort)
Que on eüst par dedens mis.
A tes amis le porteras
Et a cascun par soi diras
Que un homme as en murdre
(meutre) occis,
Dont tu es mult fort entrepris,
Car tu nel ses ou enfoïr,
Ne tu ne l’oses regehir
(avouer, confesser)
A nul homme qui soit en terre,
Fors lui
(à part lui), n’en oses conseil querre,
Et il t’ en puet mult bien aidier.
Sans che que l’en viegne encombriez
(l’en empêcher)
Car plus tost ne sera enquis
Ne se maisons ne ses pourpris
(enceinte).
Et se aucuns t’en velt oïr,
Et toi et ton mort requeillir,
En chelui dois avoir fianche
(confiance)
Que ch’est tes amis sans doutanche;
Tu ne dois ami apeler
Qui ne te voira escouter.


Li fiex ensi s’ apareilla
Com li pères li enseigna.
Le sac a tout le beste prist,
Ses amis un et un requist.
Li premiers qui parler l’oï,
Li dist, tantost fuies de chi
(fuyez d’ici instamment);
Bien est li sas sor vostre col;
Pour bricon
(coquin, écervelé) vous tieng et pour fol
Qui de tel cose m’aparles.
Ne veil estre desiretés,
Pris ne raiens pour vostre atrait;
Si com vous aves le mal fait,
Si soit le paine toute vostre.
Par saint Andrieu, le boin apostre,
Ja en me maison n’ entreres,
Ne vostre mort n’ i enfourres.

N’ i ot onques un seul des cent
Qui ne li desist ensement
(qui ne lui dit pareillement).
Quant il les ot tous ensaiés
(essayés, éprouvés),
Si est arrière repairiés,
(il est donc reparti chez lui)
A son père dist que fali
Li estoient tout si ami.
Dist li pères: Or as apris
Che que tu as oï toudis.
Que au besoing veïr puet on
Qui ses amis est, et qui non.
Or va a mon demi ami,
Puis le respreuve tout ausi
(éprouve-le à son tour):
Si sarons que il redira
Et combien il nous amera.
Et chil si fist tout maintenant.

Tout autresi comme devant.
Ot as autres l’ uevre contée
L’a a chestui
(cestui, l’a à celui-ci) dit et contée;
Et chil respont: Biax dous amis,
N’ a lieu en trestout mon pourpris
Ou vostre mors ne soit celée
3,
Ne je n’ai maison si privée;
Ne pourquant je vous aiderai
Au miex que aidier vous porrai.
Dont est en le maison entrés,
Tous les autres en a getés
(congédiés);
Bien a fermée le maison
Sor lui et sor son compaignon;
Puis prist un picois pour foïr
(creuser)
Et le mort voloit enfoïr.

Quant chil vit que tant l’en estoit
Que le mort enfoïr voloit.
Del tout li dist le vérité,
Confaitement avoit ovré;
Puis prist congié, si s’ en ala
Et a son père le conta.
– Fiex, dist li père, amis n’est mie
Qui a ton besoing ne t’aïe.
– Peres, dist li fîex, saves vous
Homme el siècle si éurous (
eüré, heureux)
Qui eüst conquis vraiement
Un ami enterinement
(entiérement)?
Chertes, fait il, ainc
(jamais) ne le vi:
Mais d’un seul parler en oï
Qui a mort se voloit livrer
Pour un sien ami delivrer.
Pères, dont me dites comment
Mult volentiers or i entent.


Voilà pour notre conte du jour, les amis. Il s’agit du premier du Disciplina Clericalis et, ici, du Castoiement d’un Père à son fils. La leçon n’est pas anodine et le prélude en dit toute l’importance. C’est la dernière leçon d’un père sur le déclin à son fils.

Comme toute bonne fable ou poésie morale, le conte de Pierre Alphonse n’a pas pris une ride. Elle pourrait même avoir été rédigée hier. A l’ère du digital, des « bros », des « frérots » et des milliers « d’amis » en ligne, le récit n’en raisonne que plus fort.

Dans le conte suivant, on verra plus encore le degré d’abnégation et d’exigence que sous-tend l’amitié véritable selon Petrus Alfonsi mais ce sera pour une autre fois. Nous avons déjà assez pris de votre attention. 😉

Merci de votre lecture.

Découvrir d’autres ouvrages à succès du Moyen Âge :

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

  1. Voir l’excellente conférence de Juan Bolea à propos de Petrus Alfonsi, Las 1001 noches en Aragón (2024) ↩︎
  2. Voir Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, Le Clerc au Moyen Âge Presses universitaires de Provence (1995) ↩︎
  3. N’ a lieu en trestout mon pourpris Ou vostre mors ne soit celée : il n’est nul leiu en mon enceinte ou votre mort puisse être caché. ↩︎

« On ne doit pas croire a tout homme », Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, défiance, beaux-parleurs, poésie morale.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre d’Eustache Deschamps avec une jolie ballade. Dans le pur style de ses poésies morales ou ses ballades de moralités, le poète champenois nous donnera ici une leçon de défiance.

L’Œuvre d’Eustache en quelques mots

Nous sommes au Moyen Âge tardif et Eustache Deschamps a largement servi la cour de princes et des rois. Il a connu la guerre, les voyages, la peste, la vie de cour, durant ses soixante ans de vie. En plus de ses fonctions successives d’écuyer, d’huissier d’armes pour le compte de Charles V et Charles VI, ou encore ses titres de bailli de Senlis et de châtelain de  Fismes, l’officier de cour a aussi composé des poésies.

Elève de Machaut dont il se réclame, sa plume est même intarissable et il écrit littéralement sur tous les thèmes qui passent à sa portée. Rondeaux, chants royaux, lais et ballades, traités de poésies, l’œuvre d’Eustache est monumentale et n’a guère d’équivalent en son temps (peut-être des auteurs un peu plus tardifs comme Alain Chartier ou Georges Chastelain). Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour commencer vraiment à la redécouvrir.

Mise à plat de l’œuvre et manuscrit Français 840

Les ballades de moralité d’Eustache sélectionnées par Georges-Adrien Crapelet ouvriront le bal et attireront l’attention en 1832. Des ajouts et publications de poésie inédites suivront en 1850, à l’initiative de Prosper Tarbé. Dans la foulée, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attellera à la retranscription de l’ensemble de l’oeuvre d’Eustache Deschamps, bientôt relayé en cela par Gaston Paris.

La ballade médiévale du jour dans le manuscrit Français 840 de la BnF
La Ballade du jour dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF (à consulter sur Gallica)

Au cœur de ce travail, le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF, un ouvrage contemporain d’Eustache où est venu s’empiler son legs impressionnant sur pas moins de 593 feuillets. Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l’œuvre complète d’Eustache Deschamps sera ainsi consignée dans onze volumes signés de la main de Queux de Saint Hilaire et de Gaston Paris.

Actualité de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Depuis sa remise à plat, de nombreux médiévistes férus de cette partie du Moyen Âge se sont penchés sur le legs d’Eustache. Les approches sont nombreuses, les angles souvent thématiques. L’œuvre du champenois s’y prête particulièrement : épidémies, tournois, duels, gastronomie, mœurs de cour, politique, guerre de cent ans, …. Les écrits du prolifique champenois font encore des historiens en quête d’une meilleure compréhension des mœurs du XIVe siècle.

D’un point de vue stylistique et poétique, si tout n’est pas égal, il reste encore de belles perles à dénicher dans le large travail d’Eustache. Sa franchise peut quelquefois surprendre ou amuser. Sa morale vise souvent juste et nous permet, en tout cas, de nous replonger au cœur du Moyen Âge chrétien et ses valeurs. Des traits d’humour émergent ça et là et la courtoisie est aussi présente dans son œuvre même si, de notre point de vue, ce n’est pas là que son talent s’exprime le mieux.

Dans tous les cas et indépendamment de l’approche privilégiée ou même des réserves que l’on peut émettre sur l’ensemble du legs d’Eustache d’un point de vue stylistique, on ne peut enlever à l’auteur champenois son opiniâtreté et sa persévérance à tout vouloir mettre en vers et consigner.

Une ballade contre les beaux-parleurs

« On ne doit pas croire à tout homme », le refrain ne peut être plus clair. Avis aux apparences et aux beaux-parleurs ! Le thème de la défiance est au cœur de la ballade médiévale du jour. Et pour mieux appuyer la trahison, le serpent venimeux et perfide (forcément toujours un peu biblique et, déjà présent dans une fable d’Eustache), est appelé à la rescousse.

La Ballade du jou illustrée avec une enluminure de Serpent tirée du Manuscrit Français 1537 de la BnF

Jeux de cours, trahisons, fausses promesses, on pourrait être tenté de remettre cette poésie en contexte, à la lumière des longues années de services d’Eustache auprès de la cour et des puissants. Durant sa longue carrière, la franchise et certaines de ses poésies critiques lui ont inévitablement valu des ennemis. Les vers du jour pourraient en être un autre signe. Dans le même temps, cette ballade a la qualité de tout texte, fable et toutes bonnes poésies morales : une certaine intemporalité. Aujourd’hui encore, la verve d’Eustache nous reste accessible et sa ballade a plutôt bien traversé le temps.


« On ne doit pas croire a tout homme, »
dans le français ancien d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache peut présenter quelques difficultés sur certains textes. Cela nous semble moins le cas de celui-ci. Pour vous aider dans sa compréhension, nous vous proposons tout de même quelques clés de vocabulaire.

Gar toy de l’oiseleur qui prant
Les oiseaulx pour chant contrefait,
A sa roix soutive
(dans l’ingénieux filet) qu’il tent,
Par soutil langaige deffait.
Gar toy de femme qui te fait
Doulz semblant, et ami te nomme
C’est pour toy jouer d’un faulx trait
(d’un mauvais trait, coup) :
On ne doit pas croire a tout homme.

Avise au venimeux serpent
Qui en la douce herbe se trait
Et s’i caiche soutivement
(habilement),
Si que quant aucuns s’i retrait
L’erbe cueillant, lors mort de fait
(il les mort ensuite);
De son venin point et assomme
Le cueillant, qui lors crie et brait ;
On ne doit pas croire a tout homme.

Ne le parler d’aucune gent
Qui semble doulz com miel ou lait,
Ou l’en treuve venin souvent
Quant aucun ont a eulx attrait.
Ainsi doulz parler se deffait
En fiel mortel soubz douce pomme;
Donc pour eschiver ce meffait,
On ne doit pas croire a tout homme.

L’ENVOY

Princes, saiges est qui aprant,
Qui parle pou et qui entent,
Qui se taist et qui en soy somme
(mesure, pèse)
Le parler d’autruy saigement ;
Pour eschiver paine et tourment,
On ne doit pas croire a tout homme.


NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez la ballade d’Eustache dans le français 840 de la BnF. Pour l’illustration, nous avons opté pour une magnifique enluminure du serpent biblique. Elle est tirée du manuscrit Français 1537 intitulé « Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528. » Ce manuscrit daté du XVI e siècle est lui aussi conservé au département des manuscrits de la BnF.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.