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La Repentance de Rutebeuf, adaptation en français moderne sur les traces de Léon Clédat

rutebeuf_auteur_medieval_satiriqueSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, satirique, jongleur, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction, « trouvère »,
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : La repentance de Rutebeuf
Ouvrage : Rutebeuf, Léon Clédat (1891)

Bonjour à tous,

oilà longtemps que nous ne nous sommes aventurés dans le moyen-âge de Rutebeuf et nous le faisons, aujourd’hui,  à la faveur d’une adaptation en français moderne de sa célèbre « repentance ».

Comme à chaque fois qu’on entre dans l’oeuvre de ce grand auteur, farceur, jongleur, conteur satirique du XIIIe siècle, en relisant ses « dits » débordant d’un « je » qui nous invective ou nous interpelle, on ne peut faire l’économie de repenser au mystère qui l’entoure. Etait-il un clerc qui occupait son temps à d’autres activités entre ses éclats poétiques et satiriques?  En lisant entre les lignes de ses poésies, on serait tout de même bien tenté de  supposer que non. Il nous le dit dans plus d’un texte,  ressassant à l’envie le tableau de ses misères : privé de ses appuis du côté des puissants, (voir la paix de Rutebeuf article, lecture audio ) ayant emprunté à tous sans jamais rendre, il en est réduit à dormir dans une couche de paille et n’a pas de quoi faire vivre décemment sa « maison » (la pauvreté Rutebeuf article, lecture audio ), et puis, à tout cela, il faut ajouter encore ses déboires de santé, un nouveau-né dont il sait s’il ne pourra le nourrir, etc, etc (la complainte de l’oeil article, lecture audio), Bref, une situation presque toujours inextricable qui, si Dieu lui-même ne l’en sauve, ne pourra trouver remède qu’auprès de quelques mains généreuses, dans son public ou chez les puissants, pour lui faire tomber quelques pièces, en retour de sa poésie.

« Bon clerc est qui mieux sait mentir. » ?

Personnage complexe et multifacette, tout à la fois ou tour à tour, moraliste, satirique, grave, goguenard ou bonimenteur. « Rude ou rustre » comme une excuse à ses mauvaises manières et à « son ignorance », comprenons sa franchise. « Boeuf » tranquille, lent et lourdaud ?  Non pas. mais plutôt résolu et qui charge ses cibles pour les renverser de son verbe impitoyable. Rutebeuf est encore ce trouvère qui présente, en permanence, à son public le miroir de ses infortunes et de  ses misères, en les invitant même à en rire.

Quelle est la part du vrai et de l’artifice ? Faut-il prendre tous les complaintes de ses  « Je » pluriels, au premier degré, comme certains auteurs ont parfois choisi de le faire ? Sous le fard du jongleur,  ces misères sont-elles vraiment siennes ? Dans ses jeux littéraires et stylistiques, il les instrumentalise en tout cas, pour les mettre totalement au service de son personnage, une façon de quémander sa pitance pour son art de jongleur, qui lui fournit, peut-être, au passage une nouvelle excuse pour se dégager des implications de ses dits et de leur force satirique : « Ne me punissez pas ou ne me jugez pas trop durement pour mes propos, Je suis un pauvre type, miséreux, « mal foutu », malchanceux, et Dieu le fait déjà. »

« Ci a boen clerc, a miex mentir ! » Rutebeuf  nous le dira lui-même dans cette poésie du jour « Bon clerc est qui mieux sait mentir ».  Nombre de spécialistes de littérature médiévale et médiévistes contemporains nous enjoindront à la même prudence dans l’approche de ses textes. Même s’il n’est pas non plus question de rejeter comme en bloc tout ce qu’il nous dit pour vrai, ne pas tomber trop vite dans le premier degré, y mettre quelques guillemets.  Au sortir, entre mise en scène et vérité, entre complainte et humour, du « je » au « jeu » de ce grand maître du style, bien malin celui qui, aujourd’hui, pourrait dire où est et qui est le véritable Rutebeuf.

Rutebeuf, par Léon Clédat
Dans la lignée des découvreurs du XIXe

Il faut bien l’avouer, sans quelques connaissances solides en vieux français, la langue de Rutebeuf reste relativement opaque, pour ne pas dire  totalement. De fait, nous en profitons ici pour vous parler d’un petit livre datant de la fin du XIXe siècle et toujours édité sur lequel nous nous sommes largement appuyés : Rutebeuf par Léon Clédat (1891).

Assez concis, l’ouvrage balaye l’oeuvre du poète médiéval sur un peu plus de 200 pages, en en offrant de larges passages traduits et adaptés en vers, de manière heureuse et agréable, tout en restant assez proche du texte original. Pour les amateurs de la vision de « l’infortuné » Rutebeuf par Léo Ferré, vous y trouverez rien moins que des traductions qu’on retrouve pratiquement reprises telles quelles dans les chansons du vieux lion anarchiste parisien du XXe siècle et qui laissent à supposer que ce livre est peut-être passé dans ses mains.

Du côté de la datation de cette traduction (partielle )  de Léon Clédat, un certain nombre de romanistes ou de médiévistes  se sont, me direz-vous, frottés depuis à l’exercice. C’est vrai. Mais ceux qui nous suivent savent que nous cédons souvent aux charmes des grands découvreurs, historiens et paléographes du XIXe siècle et on aurait tord d’y voir, de notre part, une sorte de marotte désuète. Il s’agit pour nous bien plus d’une façon d’avoir les idées claires sur les origines et sur ce que nous devons véritablement à tous ces auteurs. Durant ce siècle, l’Histoire, en tant que science, a connu des bouillonnements sans précédent. Elle y a affirmé d’autant ses méthodes et la littérature médiévale y fut sujette à un véritable fourmillement d’études.

On s’affaire alors autour des manuscrits en s’évertuant à les rendre lisibles au plus grand nombre :  attribution, versions croisées des oeuvres dans les différents documents et codex, nouvelles poésies mises à jour, auteurs ressortis de l’ombre dans lequel les tenaient les lettres gothiques et serrées incompréhensibles au profane,…, Au fil du XIXe et jusque même les premiers années du XXe, toutes les raisons sont bonnes pour enchaîner les publications autour des mêmes auteurs médiévaux. Bien sûr, on s’escrime, voire on s’écharpe aussi, sur les sens, les nuances, les interprétations et les corpus, les approches, mais qu’on se rassure, dans une certaine mesure, les historiens, romanistes et médiévistes le font encore.

Bien entendu,  sur certains aspects et sur certains faits,  on peut aisément convenir que de nouvelles choses ont été découvertes depuis, faits ou documents, affinement de la datation, etc… Notre vision de la littérature et du moyen-âge a changé. Certains experts du XXe ont également beaucoup compté dans l’approche de certains auteurs médiévaux sur la partie biographique quelquefois, sur la façon de nous distancier encore d’avec leurs productions, sur de nouvelles hypothèses qu’ils ont pu mettre à jour, etc. Pour autant, pour revenir à Rutebeuf  et concernant son adaptation, sans vouloir sous-estimer les avancées de la linguistique autour du français ancien ou du vieux français, ni minimiser les efforts d’auteurs plus modernes sur ces questions, l’ouvrage de Léon Clédat trouve encore bien sa place dans une bibliothèque autour du jongleur médiéval.

S’il vous intéresse, il est toujours édité et on peut le trouver en ligne au format broché et même au format kindle

En  croisant cet ouvrage  avec les grands travaux de Michel Zink qui, par humilité sans doute,  a fait le choix de privilégier dans son approche le sens, sur les vers, vous pourrez encore enrichir d’autant la lecture de cette poésie satirique et de ses trésors cachés (voir Rutebeuf, Oeuvres complètes en deux tomes, Michel Zink, 1990),

Quant à la question posée plus haut de savoir qui est Rutebeuf (ce qu’on ne sait finalement toujours pas), mais surtout celle de comment approcher ses différents niveaux de lectures, on trouvera encore chez ce brillant chartiste et philologue, expert de littérature médiévale, doublé d’une vraie plume qu’était Léon Clédat, quelques éléments pertinents à ranger au compte de l’Histographie. La question étant complexe et non tranchée, pour en compléter l’approche, on pourra toujours se reporter aux nombreux et brillants auteurs modernes qui continuent d’essayer de démêler son « Je »  de ses « jeux ».

La repentance de Rutebeuf

Notes sur l’adaptation en français moderne

Pour cette version de la repentance de Rutebeuf (en vieux-français, Ci coumence la repentance Rutebeuf), nous empruntons donc à Léon Clédat la traduction de la plupart des strophes. Comme il en avait laissé trois en berne, nous nous y sommes modestement attelés en usant pour nous éclairer des travaux de Michel Zink mais aussi de quelques copieux dictionnaires d’époque. Autant vous le dire tout de suite, nous y avons pour l’instant consacré moins d’heures que nous l’aurions souhaité et nos strophes mériteraient largement une repasse. Nous la ferons sans doute plus tard dans le temps, mais à tout le moins vous aurez une première approche de leur sens.

Le code

Vert le vieux français de Rutebeuf,
Gris les strophes adaptées de Léon Clédat.
Noir notre pâle complément d’adaptation des strophes manquantes.

Ci coumence la repentance Rutebeuf

I
Laissier m’estuet le rimoier,
Car je me doi moult esmaier
Quant tenu l’ai si longuement.
Bien me doit li cuers larmoier,
C’onques ne me soi amoier
A Deu servir parfaitement,
Ainz ai mis mon entendement
En geu et en esbatement,
C’onques n’i dignai saumoier.
Ce pour moi n’est au Jugement
Cele ou Deux prist aombrement,
Mau marchié pris a paumoier.

Renoncer me faut a rimer,
Et je me dois moult étonner
Quand l’ai pu faire si longtemps!
Bien me doit le cœur  larmoyer
Que jamais ne me pus plier
A Dieu servir parfaitement.
Mais j’ai mis mon entendement
En jeu et en ébattement,
Jamais ne daignai dire psaumes.
Si ne m’assiste au Jugement
Celle en qui Dieu reçut asile,
J’ai passé bien mauvais marché.

II
Tart serai mais au repentir,
Las moi, c’onques ne sot sentir
Mes soz cuers que c’est repentance
N’a bien faire lui assentir.
Coment oserai je tantir
Quant nes li juste auront doutance ?
J’ai touz jors engraissié ma pance
D’autrui chateil, d’autrui sustance:
Ci a boen clerc, a miex mentir !
Se je di: « C’est par ignorance,
Que je ne sai qu’est penitance ».
Ce ne me puet pas garentir.

Tard je viendrai au repentir.
Pauvre moi! Point ne sut comprendre
Mon fol cœur  ce qu’est repentance,
Ni à bien faire se résoudre!
Comment oserais-je mot dire
Quand justes même trembleront ?
Tous les jours j’engraissai ma panse
Du bien d’autrui, d’autrui substance.
Bon clerc est qui mieux sait mentir.
Si je dis « C’est par ignorance,
Car je ne sais qu’est pénitence »,
Cela ne peut me garantir* (sauver)

III
Garentir ? Diex ! En queil meniere ?
Ne me fist Diex bontés entiere
Qui me dona sen et savoir
Et me fist en sa fourme chiere ?
Ancor me fist bontés plus chiere,
Qui por moi vout mort resovoir.
Sens me dona de decevoir
L’Anemi qui me vuet avoir
Et mettre en sa chartre premiere,
Lai dont nuns ne se peut ravoir
Por priere ne por avoir:
N’en voi nul qui revaigne arriere.

Me sauver ? Dieu ! De quelle manière ?
Dieu, dans sa bonté entière 
En me donnant sens et savoir (raison et sagesse)
Me me fit-il à sa chère image  ?
Et me fit Bonté d’avantage
(celui) Qui pour  moi, a reçu la mort.  (le Christ)
Me donnant le sens (l’intelligence, le bon sens) de duper
L’ennemi (le diable) qui me veut avoir
Et mettre en sa geôle première
Là d’où nul ne peut s’enfuir
Contre prières ou contre avoirs.
Je n’en vois  nul  en revenir

IV
J’ai fait au cors sa volentei,
J’ai fait rimes et s’ai chantei
Sus les uns por aux autres plaire,
Dont Anemis m’a enchantei
Et m’arme mise en orfentei
Por meneir au felon repaire.
Ce Cele en cui toz biens resclaire
Ne prent en cure m’enfertei,
De male rente m’a rentei
Mes cuers ou tant truis de contraire.
Fusicien n’apoticaire
Ne m’en pueent doneir santei.

J’ai fait au corps sa volonté,
J’ai fait rimes et j’ai chanté
Sur les uns pour nus autres plaire
Car l’Ennemi m’a enchanté
Et rendu mon Âme  orpheline
Pour la mener au noir repaire.
Si celle en qui brille tout bien
Ne prend en souci mon affaire,
Mauvaise rente m’a valu
Mon cœur  d’où me vient tel tourment.
Médecins ni apothicaires
Ne me peuvent donner santé.

V
Je sai une fisicienne
Que a Lions ne a Vienne
Non tant com touz li siecles dure
N’a si bone serurgienne.
N’est plaie, tant soit ancienne,
Qu’ele ne nestoie et escure,
Puis qu’ele i vuelle metre cure.
Ele espurja de vie oscure
La beneoite Egyptienne:
A Dieu la rendi nete et pure.
Si com est voirs, si praigne en cure
Ma lasse d’arme crestienne.

Je connais une physicienne (femme médecin)
A  Lyon, ni même à Vienne
Pas plus que dans le monde entier
Il n’est si bonne chirurgienne.
Il n’y a de plaie, fut-elle ancienne
Qu’elle ne nettoie et ne récure.(désinfecter)
Elle expurgea de tout péché
La bienheureuse égyptienne
La rendant à Dieu, nette et pure
Comme elle le fit (Si vrai que), puisse-t-elle soigner
Ma pauvre et lasse âme chrétienne

VI
Puisque morir voi feble et fort,
Coument pantrai en moi confort,
Que de mort me puisse deffendre ?
N’en voi nul, tant ait grant effort,
Que des piez n’ost le contrefort,
Si fait le cors a terre estendre.
Que puis je fors la mort atendre ?
La mort ne lait ne dur ne tendre
Por avoir que om li aport.
Et quant li cors est mis en cendre,
Si couvient l’arme raison rendre
De quanqu’om fist jusqu’a la mort.

Comme je vois mourir faibles et forts
Où trouver en moi réconfort
Qui de mort me puisse défendre ?
N’en voit nul, malgré ses efforts
Dont elle n’ôte des pieds le support
Pour faire, au sol, son corps s’étendre.
Qu’y puis-je, sinon la mort attendre ?
La mort n’épargne ni durs, ni tendres
Peu lui chaut avoirs et apports
Et quand le corps est rendu cendre,
A l’âme il faut bien raison rendre 
De ce qu’elle fit jusqu’à la mort.

VII
Or ai tant fait que ne puis mais,
Si me covient tenir en pais.
Diex doint que ce ne soit trop tart !
J’ai touz jors acreü mon fait,
Et j’oi dire a clers et a lais:
« Com plus couve li feux, plus art. »
Je cuidai engignier Renart:
Or n’i vallent enging ne art,
Qu’asseür est en son palais.
Por cest siecle qui se depart
Me couvient partir d’autre part.
Qui que l’envie, je le las.

J’ai tant fait que plus je ne puis
Aussi me faut tenir en paix
Dieu veuille que ne soit trop tard!
Tous les jours j’ai accru mon fait,
Et chacun dit, clerc ou laïque
« Plus le feu couve, plus il brûle ».
J’ai pensé engeigner * (tromper) Renard
Rien n’y valent engins ni arts,
Tranquille il est en son palais.
Pour ce siècle qui se finit,
Il m’en faut partir d’autre part
Nul n’y peut rien, je l’abandonne.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Lecture audio : la paix de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle

pauvre_rutebeuf_poesie_medievale_occitan_joan_pau_verdierSujet : poésie médiévale, réaliste, satirique, trouvère, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Média ; lecture audio
Titre : La paix Rutebeuf, la paiz de Rutebuès

Bonjour à tous,

I_lettrine_moyen_age_passion copial semble que nos pas  nous conduisent du côté du trouvère Rutebeuf depuis quelques jours. Nous allons donc en faire un de plus dans sa direction, aujourd’hui, en vous proposant la lecture audio de la poésie  « la paix de Rutebeuf ».

rutebeuf_lecture_audio_paix_poesie_litterature_medievaleNous avions publié, il  y a quelque temps, un article assez long sur le ce texte avec sa version en vieux-français, son adaptation en français moderne et encore  quelques réflexions  d’ordre plus général sur l’auteur médiéval, aussi nous vous invitons à vous y reporter. Tout est là :  La « paix » de Rutebeuf et quelques reflexions sur le « je » et le « jeu » du poète médiéval.

Comme dans la plupart des lectures audio que nous avons proposées jusque là, les deux versions du texte  ancienne et moderne sont mises en miroir pour vous permettre de mieux suivre et comprendre.

 Pour information et si cela vous intéresse, il existe aussi une  playlist youtube de toutes nos lectures de poésie médiévale ici.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Le dit de l’œil, aux sources de la chanson « Pauvre Rutebeuf » de Léo Ferré

pauvre_rutebeuf_poesie_medievale_occitan_joan_pau_verdierSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, hommage Léo Ferré, Vieux français, langue d’oïl, adaptation, traduction français moderne, Rutebeuf
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : le dit de l’œil, la complainte de l’œil.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui nous publions un autre des textes originaux du poète médiéval Rutebeuf qui inspira au grand Léo Ferré, ce « Pauvre Rutebeuf » qu’il a tellement fait sien et que tant d’autres interprètes  ont repris depuis.

L’alchimie poétique est un procédé impénétrable et secret qui s’opère entre le coeur et la plume du poète et, même une fois connus quelques uns des ingrédients utilisés, on n’est pas pour autant plus avancé. Aussi, ne voyez derrière tout cela, aucune volonté de déshabiller la mariée, entendez le génie poétique de Léo Ferré, juste peut-être une tentative pour mieux entrapercevoir ce qui passa du coeur de Rutebeuf au sien, en espérant peut-être un peu mieux les comprendre tout deux, dans ce jeu de miroirs poétiques. Le reste demeurera, quoiqu’il arrive un mystère dans l’ailleurs de mots, là où les poètes cuisinent leurs mathématiques secrètes et où quelquefois ils se rencontrent, au delà de l’espace et du  temps.

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Avant de vous livrer cette poésie médiévale originale du trouvère médiéval, qui souffla à l’oreille de Léo son Pauvre Rutebeuf, permettez-nous, toutefois, de faire plus un peu qu’une simple parenthèse pour envoyer un bouquet de violettes fraîches et quelques lys blancs à l’âme du grand poète que fut Léo Ferré. La poésie, autant que la langue française, lui doivent bien cela et ne nous ont d’ailleurs pas attendu pour lui rendre au hommage, mais nous voulons lui faire cette place, ici aussi.

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Portrait : Léo Ferré, artiste, poète et rebelle

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Né en Aout 1916 à Monaco. Mort à Castellina in Chianti, en Toscane, en juillet 1993. Un épitaphe c’est bien court pour résumer à la fois la vie d’un homme et d’un artiste véritable, mais c’est à ce dernier que nous nous attachons ici.

poesie_medievale_hommage_leo_ferre_rutebeuf_trouvere_moyen-age_centralAuteur, compositeur interprète, musicien, poète et Anarchiste, Léo Ferré était tout cela à la fois. Éternel rebelle à l’autorité, ce grand artiste qui ne s’inclinait devant rien, sauf peut-être la poésie des autres pour mieux la partager, nous a légué, durant sa carrière, de merveilleux textes écrits de sa plume, mais a aussi fait redécouvrir au public de grands noms de la poésie française, du moyen-âg au XXe siècle: François Villon, Rutebeuf, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, Léo Ferré a mis en musique, devant son piano, des joyaux et des trésors poétiques. L’émotion et la sincérité toujours à fleur de peau, avec le clignement de cet oeil qui battait l’émotion comme un coeur, comme pour dire aussi à chacun, d’un air complice: « écoutes, c’est pour toi ». Tirées de leur sommeil de papier, les plus grandes poésies françaises, prenaient soudain de la proximité et dans ce panthéon d’éternité dans lequel elles s’étaient
tenues loin du public et si souvent coites, elles redevenaient alors, le temps d’un récital, fraîches comme au premier jour, dans leur intemporalité sublime. Et poesie_art_majeur_leo_ferre_rebelle_hommage_portrait_rutebeufc’était ça aussi Ferré, de l’amour et de la générosité pour les autres, une façon de tutoyer les âmes.

Pour le reste et sur ses convictions, rien n’a jamais changé Ferré: anarchiste comme rebelle aux cons, éloge de l’être « contre », rétif aux morales toutes faites, aux empêcheurs de liberté, à ceux qui ne sont rassurés que quand les choses tournent en rond et tous les autres avec. Et puis, il était aussi de cette génération de pensionnaires religieux qui, souvent, pour les mêmes raisons, de sévices jusqu’à plus loin, ne pouvaient plus voir le Bon Dieu, pas même en peinture tant les hommes qui s’en réclamaient, avaient réussi à les en dégoûter. C’est cette même génération qui, dans les années soixante soixante-dix, étaient devenus les enfants terribles des premiers HaraKiris et Charlie: les Cavanas, les  Chorons et les autres, qui firent alors j’aillir et exploser leurs paroles dans une apocalypse anticléricale à laquelle la période post soixante-huitarde offrit ces lettres de noblesse.

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En dehors de cela, Léo Ferré, fidèle au dictionnaire définissait son anarchisme comme une forme d’insoumission qui ne reconnait la légitimité d’aucune autorité d’où qu’elle vienne, avec river au ventre, une seule ivresse, celle de la  liberté: libérer la parole et les mots  semblait presque chez lui comme une urgence, et avec cela, rendre tout son sens à l’injure et redéfinir le grossier. Etre vulgaire,  c’est se coucher et c’est refuser d’être libre. Au delà de la politique, Ferré c’est quand un cul, retrouvant sa grâce, devient, tout soudain, un mot rond à faire fuir André Breton. La vie, l’Amour, comme religion. « Ni Dieu, ni maître », le temps qui fout le camp et cette mer entêtante qui se fracasse sur les rives du souvenir comme une douleur sublimée. Magie des mots qui ensorcellent. Le sourire sur les lèvres et la tristesse au bord du coeur, le désespoir comme une seconde peau: un coeur ouvert, ça reçoit tout et ça finit, souvent, par se blesser aux épines du monde. Léo colère. Léo à vif. Léo amer. Et pourtant, continuer, aimer la vie jusqu’à plus soif, l’aimer d’amour à leo_ferre_poetes_vos_papiers_pauvre_rutebeuf_poesie_hommage_portraitfaire crever à sa surface des bulles de beautés poétiques, comme de l’oxygène pour ne pas suffoquer.

Dans la France des années cinquante et soixante, il fallait avoir le courage d’avoir des ennemis, et c’est un courage comme toujours qui va jusque dans l’assiette. Il faut le comprendre. le prix que paye l’artiste entier (y en a-t’il d’autres?) n’est jamais abstrait et la liberté d’expression a toujours un prix bien réelle que son quotidien lui rappelle. Mais c’est peut-être, là encore, l’absence de choix qui est aux commandes, l’impossibilité de faire autrement et de composer avec sa nature autre chose que de la musique et des mots. Pour le reste, vivre debout! Et La provocation qui naissait parfois de tout cela, au point de voir certains de ses textes interdits n’était qu’une conséquence de cette nature insoumise, pas un ustensile marketing: la conséquence d’un être au monde.

« Poètes, vos papiers! », Léo passait, indifférent, sans s’arrêter ou bien se mettait à gueuler et, bien avant la vie de château, qui ne dura pas tant que ça et puis, qui se finit en drame, la misère lui a collé longtemps à la peau, de longues années et ce n’est, surement pas par hasard, qu’à travers les siècles, celle de Rutebeuf et ses longues complaintes lui a parlé.

« La mémoire et la mer »
Le chemin de l’envers poétique

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Dans ce Moyen Âge où les rimes et les vers n’étaient souvent que chantés, Eustache Deschamps, au XIVe siècle créa une rupture pour affranchir l’art poétique de l’art musical. La poésie avait son langage, une musique innée, nichée dans le cœur de ceux qui la comprenaient. Elle n’avait besoin de rien d’autre qu’elle-même pour tenir debout; c’était un art majeur, un art à part entière et en lui donnant ses lettres de noblesses, le poète médiéval l’affranchissait pour les siècles à venir. Six cents ans plus tard, elle avait mûri, grandi, leo_ferre_hommage_portrait_anarchiste_poesie_rutebeuf_art_majeurdes auteurs gigantesques étaient passés par là, et Léo Ferré s’en mêlait. En faisant le chemin à l’envers, le poète anarchiste de Saint Germain des prés ouvrait sa propre voie pour une réconciliation des deux: mettre la musique au service de la découverte poétique ou de son errance. Avait-il été le seul? Sans doute pas mais dans ses plus grandes envolées poétique, marque des véritables artistes, il créait un genre unique qui n’appartenait qu’à lui et qui n’avait plus grand chose à voir avec des « chansonnettes ».

Un des points culminants de cet art poétique est un texte merveilleux qu’il écrivit lui-même et qui pourrait, sans en rougir, figurer aux côtés des plus grands, dans l’anthologie de la poésie française. Il y consacra des années, plus de seize dit-on. Ceci n’est pas une chanson, ou si c’en est une, la plupart des autres ne le sont plus, parce que soudain, avec « La mémoire et la mer »  qu’il donna pour la première fois dans les années soixante-dix, le mot  « chanson » devenait trop étroit pour décrire ce moment, ce texte et cette émotion qu’il  offrait à son public. Encore une fois, Cela n’a rien de médiéval et il s’agit poésie, mais si on doit à Léo Ferré d’avoir fait redécouvrir Villon ou Rutebeuf, alors, autant que la poésie française lui est redevable, le Moyen Âge aussi lui doit bien cela.

La Mémoire et la Mer :
oeuvre poétique majeure

leo_ferre_hommage_poesie_art_majeurQuant au sens littéral de cette poésie biographique, surréaliste et évocatrice de la vie de Léo Ferré, on n’a, pour être ému, pas besoin d’en avoir les clés. Les images naissent, merveilleuses, et les mots font surgir, dans leur écume, des trésors d’émotions. La beauté de l’alchimie poétique. Ce procédé secret et magique dont nous parlions plus haut convertissait, ici, les souvenirs de l’auteur en un joyau de poésie surréaliste. Combien de vocations sont-elles nées de l’écouter? Combien d’Hubert Felix Thiefaine? Combien d’autres? Et au delà de cet ailleurs poétique qui ne concède rien de facile, ce qui se donne encore ici, c’est la magie d’un être unique qui porte en lui ce don de donner des textures au mots et qui nous offre de tout son âme, une définition de la poésie comme Art majeur. Alors une fois encore un grand merci monsieur Léo Ferré pour cette leçon de musique et d’alchimie poétique.

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Le dit de l’oeil
ou la complainte de l’oeil de Rutebeuf

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Cette poésie de Rutebeuf, nous y venons, dont Léo Ferré cita de longs passages, est,  à l’origine, une longue complainte du poète médiéval sur sa situation  et sur ses misères. Rutebeuf, pris à la gorge de toute part, à sa manière presque devenue habituelle, y livre ses malheurs, en vrac, et sans ménagement. Et tout y passe, sa santé, son mariage a demi-raté, un enfant en bas âge qu’il faut alimenter et dont il faut payer la nurse, sa grande pauvreté et cette solitude aussi qu’il traverse dans ce désert que ne laissent que les faux amis.

C’est un texte très ardu à comprendre par endroits, et très long. Il est de cette langue parisienne de Rutebeuf que les autres auteurs peinent tant par moments à parler ce dont quelquefois d’ailleurs ils s’excusent même (cf citation de Jehan de Meung) mais nous vous en proposons tout de même une adaptation entre les lignes. Elle se base sur quelques traductions existantes, notamment celle de Michel Zinc mais aussi sur différentes recherches périphériques en vieux français.

Ci encoumence la complainte Rutebuef de son oeul ou le dit de l’oeil

Ne covient pas je vos raconte
Coument je me sui mis a hunte,
Quar bien aveiz oï le conte
En queil meniere
Je pris ma fame darreniere,
Qui bele ne gente nen iere.
Lors nasqui painne
Qui dura plus d’une semainne,
Qu’el coumensa en lune plainne.

Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis la honte
Car je vous ai déjà conté
En quelle manière
J’épousa ma dernière femme
Qui n’est ni belle ni gracieuse
Tout cela causa de grandes peines
Qui durèrent plus d’une semaine
Et commencèrent en lune pleine

Or entendeiz,
Vos qui rime me demandeiz,
Coument je me sui amendeiz
De fame panrre.
Je n’ai qu’engagier ne que vendre,
Que j’ai tant eü a entendre
Et tant a faire,
Et tant d’anui et de contraire,
Car, qui le vos vauroit retraire,
Il durroit trop.

Aussi écoutez
Vous qui me demandez de rimer
Comment je me suis amendé*  (« guéri »)
De prendre femme  (« de me marier »)
Je n’ai plus rien à gager ni à vendre
J’ai du  faire face à tant de choses
Et tant à faire,
Et tant de chagrins et d’ennuis
Que si je devais tous vous les conter
Cela durerait trop longtemps

Diex m’a fait compaignon a Job:
Il m’a tolu a un sol cop
Quanque j’avoie.
De l’ueil destre, dont miex veoie,
Ne voi ge pas aleir la voie
Ne moi conduire.
Ci at doleur dolante et dure,
Qu’endroit meidi m’est nuit oscure
De celui eul.

Dieu m’a fait compagnon de Job
Il m’a ôté en une seule fois
Tout ce que j’avais
De l’oeil droit,  dont je vois  mieux 
Je ne vois pas où va la voie
Et ne peux me conduire (m’orienter)
C’est vraiment douloureux et dur
Qu’en plein midi, c’est nuit obscure
Pour cet oeil.

Or n’ai ge pas quanque je weil,
Ainz sui dolanz et si me dueil
Parfondement,
C’or sui en grant afondement
Ce par ceulz n’ai relevement
Qui jusque ci
M’ont secorru, la lor merci.
Moult ai le cuer triste et marri
De cest mehaing,
Car je n’i voi pas mon gaaing.
Or n’ai je pas quanque je aing:
C’est mes damaiges.

Alors rien ne va comme je voudrais
Mais je suis plutôt triste et affligé
Profondément.
Car je me trouve  au fond du gouffre
Et ne dois de me relever qu’ à ceux
Qui jusqu’ici
M’ont secouru. Merci à eux.
J’ai le coeur si triste et affligé
De cette infirmité
Car je n’y vois rien à gagner
Et rien ne va comme j’aimerais
Tel est mon grand malheur

Ne sai ce s’a fait mes outrages.
Or devanrrai sobres et sages
Aprés le fait
Et me garderai de forfait.
Mais ce que vaut quant c’est ja fait?
Tart sui meüz.
A tart me sui aparceüz
Quant je sui en mes laz cheüz
Ce premier an.
Me gart cil Diex en mon droit san
Qui por nous ot poinne et ahan,
Et me gart l’arme!

Je ne sais si je dois cela à mes excès,
Mais, dorénavant, je serais sobre et sage
Après tout cela,
Et me garderai de mal me conduire
Mais que valent les mots puisque le mal est fait
Je m’émeus trop tard
Trop tard je m’en suis aperçu
Alors que j’avais déjà chu  (dans l’infortune)
Cette première année
Que Dieu me garde  mon bon sens
Qui pour nous eut peine et douleur
Et protège mon âme

Or a d’enfant geü ma fame;
Mes chevaux ot brizié la jambe
A une lice;
Or wet de l’argent ma norrice,
Qui m’en destraint et m’en pelice
Por l’enfant paistre,
Ou il revanrra braire en l’aitre.
Cil sire Diex qui le fit naitre
Li doint chevance
Et li envoit sa soutenance,
Et me doint ancor alijance
Qu’aidier li puisse,
Et que miex son vivre li truisse,
Et que miex mon hosteil conduisse
Que je ne fais.

Et voilà que ma femme m’a fait un enfant; 
Mon cheval s’est brisé la patte
Contre une barrière
Et maintenant c’est ma nourrice qui veut de l’argent
Elle me torture et elle m’écorche (me tond)
Pour nourrir l’enfant
Sans quoi il reviendra hurler dans la maison
Si le seigneur Dieu qui le fit naître
Peut le prendre en charité
Et lui envoyer son soutien
Et s’il se sent encore un peu obligé envers moi
Qu’il puisse l’aider
Et qu’il lui trouve mieux sa pitance
Et qu’il conduise mieux ma maison
Que je ne le fais.

Ce je m’esmai, je n’en puis mais,
Car je n’ai douzainne ne fais,
En ma maison,
De buche por ceste saison.
Si esbahiz ne fu nunz hom
Com je sui voir,
C’onques ne fui a mainz d’avoir.
Mes hostes wet l’argent avoir
De son hosteil,
Et j’en ai presque tout ostei,
Et si me sunt nu li costei
Contre l’iver,
Dont mout me sunt changié li ver
(Cist mot me sunt dur et diver)
Envers antan.

Je m’émeus de tout cela mais je n’y peux rien
Car je n’ai ni douzaine ni fagot
Dans ma maison
De bûches pour cette saison
Aussi perdu ne fut nul homme
Comme je le suis vraiment
Car jamais je ne fus tant démuni
Mon propriétaire réclame l’argent
De son loyer
Et j’ai déjà presque tout dépensé
Et mes côtes se trouvent à nu
Contre l’hiver
D’où mes rimes ont beaucoup changé
(ces mots me sont durs et cruels)
Comparés à l’an dernier.

Par poi n’afoul quant g’i enten.
Ne m’estuet pas tenneir en ten;
Car le resvuoil
Me tenne asseiz quant je m’esvuoil;
Si ne sai, se je dor ou voil
Ou se je pens,
Queil part je panrrai mon despens
De quoi passeir puisse cest tens:
Teil siecle ai gié.
Mei gage sunt tuit engaigié
Et d’enchiez moi desmenagiei,
Car g’ai geü
Trois mois, que nelui n’ai veü.

C’est à devenir fou quand j’y réfléchis
Pas besoin de tanin pour me tanner (tanner : fatigué, jeux de mots)
Car le réveil
Me tanne assez quand je m’éveille
Ne sais plus si je dors ou veille
Ou si je pense
De quel côté  trouverais-je de quoi
Passer ces temps difficiles
Voila mon sort.
Mes gages sont tous engagés
Et déménagés de chez moi
Car je suis resté alité
trois mois sans voir personne.

Ma fame ra enfant eü,
C’un mois entier
Me ra geü sor le chantier.
Ge [me] gisoie endementier
En l’autre lit,
Ou j’avoie pou de delit.
Onques mais moins ne m’abelit
Gesirs que lors,
Car j’en sui de mon avoir fors
Et s’en sui mehaigniez dou cors
Jusqu’au fenir.

Ma Femme ayant eu un enfant
Un mois entier
Etait, elle aussi,  alitée dans la chambrée
Je gisais moi pendant ce temps
Dans l’autre lit
Où j’avais bien peu de loisirs
Jamais je n’eus moins de plaisir
De me trouver au lit qu’alors
Car cela me coûta beaucoup
Et j’en resterai infirme
jusqu’à la fin (de mes jours)

Li mal ne seivent seul venir;
Tout ce m’estoit a avenir,
C’est avenu.
Que sunt mi ami devenu
Que j’avoie si pres tenu
Et tant amei?
Je cuit qu’il sunt trop cleir semei;
Il ne furent pas bien femei,
Si sunt failli.
Iteil ami m’ont mal bailli,
C’onques, tant com Diex m’assailli
E[n] maint costei,

Le malheur ne sait seul venir
Et tout ce qui devait m’advenir
Est advenu.
Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenu
et tant aimé?
Je crois qu’ils sont trop clairsemés
Il ne furent pas si bien semés
Et m’ont failli
Ces amis là me m’ont pas soutenu
Jamais, tant que Dieu m’assaillait
de toute part.

N’en vi .I. soul en mon ostei.
Je cui li vens les m’at ostei,
L’amours est morte:
Se sont ami que vens enporte,
Et il ventoit devant ma porte,
Ces enporta,
C’onques nuns ne m’en conforta
Ne tiens dou sien ne m’aporta.
Ice m’aprent
Qui auques at, privei le prent;
Et cil trop a tart ce repent
Qui trop a mis
De son avoir a faire amis,
Qu’il nes trueve entiers ne demis
A lui secorre.

Je n’en vis pas un seul chez moi
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.
Jamais aucun  me conforta
Ni du sien ne m’apporta
Ce qui m’apprend
Que le peu qu’on a, un ami le prend
Et celui là se repent trop tard
Qui a trop donné
De ce qu’il avait pour se faire des amis
Quand il ne les trouve ni entiers ni à demi ( pas la moitié d’un)
Pour lui porter secours.

Or lairai donc Fortune corre,
Si atendrai a moi rescorre,
Se jou puis faire.
Vers les bone gent m’estuet traire
Qui sunt preudome et debonaire
Et m’on norri.
Mi autre ami sunt tuit porri:
Je les envoi a maitre Horri
Et cest li lais,
C’on en doit bien faire son lais
Et teil gent laissier en relais
Sens reclameir,
Qu’il n’a en eux riens a ameir
Que l’en doie a amor clameir.

Aussi, désormais, je laisserai courir la chance
Et je tâcherai de m’aider moi-même
Si je le puis
Je me tournerai vers les gens de bien
qui sont généreux et bons
Et m’ont nourri.
Mes autres amis sont tous pourris
Je les envois à Maître Horri (Poubelle)
Et les y laissent.
Car il faut bien en faire son deuil
Et laisser de telles personnes derrière soi
Sans implorer
En eux, il n’y a rien à aimer
Que l’on puisse nommer amitié (amour)

[Or prie Celui
Qui trois parties fist de lui,
Qui refuser ne set nului
Qui le reclaime,
Qui l’aeure et seignor le claime,
Et qui cels tempte que il aime,
Qu’il m’a tempté,
Que il me doint bone santé,
Que je face sa volenté]
Mais cens desroi.

[Alors je prie celui 
Qui fit de lui trois parties, 
Qui ne sait jamais refuser
A qui l’implore,
l’adore et l’appelle Seigneur
Et qui est celui qui met à l’épreuve ceux qu’il aime
Comme il m’a mis à l’épreuve,
Qu’il me donne une bonne santé,
Pour que je fasse sa volonté,
Sans plus faillir.

Monseigneur qui est fiz de roi
Mon dit et ma complainte envoi,
Qu’il m’est mestiers,
Qu’il m’a aidé mout volentiers:
C’est li boens cuens de Poitiers
Et de Toulouze.
Il saurat bien que cil golouze
Qui si faitement se dolouze.
Explicit.

A Monseigneur qui est fils de Roi
Ce dit et cette complainte, envoie, 
Car j’ai besoin de lui,
Qui m’a aidé toujours volontiers
C’est le bon conte de Poitiers
Et de Toulouse.
Il saura bien ce que désire
Celui qui se plaint de la sorte.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
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