
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Bonjour à tous,

Sur la Grièche d’Hiver
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver (ou, plus La Grièche d’Hiver) est un texte d’anthologie de Rutebeuf, sans doute un de ses plus connus. Dans une certaine mesure, on peut se demander si cette poésie ne pourrait même être une clef pour expliquer les misères dont le trouvère ne cesse de nous parler. Affligé, sans le sou, il se montre en déroute dans nombre de ses textes, même si, entre ses lignes, on détecte, tout de même, la marque d’une classe sociale qui n’est pas celle des plus déshérités : il y parle d’un cheval, de servante, etc… Si tout cela ne respire pas non plus la grande noblesse, il en ressort les signes d’une certaine bourgeoisie ou petite noblesse.
Les déboires d’un joueur invétéré ?
Alors pourquoi tant de misère ? Rutebeuf avait-il une autre activité en dehors de ses poésies ? On ne le sait pas, mais on peut supposer que son niveau de lettres et d’instruction aurait pu lui permettre d’en tenir une et d’occuper des fonctions de clerc, par exemple. 
J’ai vescu de l’autrui chatei
Que hon m’a creü et prestei:
Or me faut chacuns de creance,
C’om me seit povre et endetei.
La Pauvreté Rutebeuf
Dans cette poésie, en manière de doléance à Saint-Louis, il n’hésitait pas à affirmer que sa pauvreté et son insolvabilité étaient notoires. Mais si l’on pose que le jeu d’argent peut lever un coin du voile, il faudrait, du coup, admettre que c’est le cas d’un tas d’autres choses que l’auteur médiéval énumère, par ailleurs, pour justifier sa condition : cet ami puissant et sa cour qui lui ont fermé leur porte (la Paix Rutebeuf), sa santé (la complainte de l’œil), la charge de sa famille, le monde et le siècle, son mauvais mariage, etc… Au fond, tout l’accable et il finit presque, invariablement, par tout nous présenter comme la cause de sa grande pauvreté. Alors, quel crédit accordé à tout cela ? Devant le peu d’informations le concernant, hors de son oeuvre même, on en est réduit à spéculer.
Rutebeuf au pied de la lettre
C’est un fait pourtant. On finit, souvent, par être tenté de prendre Rutebeuf au pied de la lettre, au sujet de toutes ses disgrâces. Léo Ferré y a lui-même souscrit en colportant l’image romantique du poète miséreux, dans le Paris médiéval du XIIIe siècle. Mais ce n’est pas tant par les faits avérés (il n’y en a pas) que par un effet d’accumulation que nous y sommes conduits : c’est 
Bien sûr, il y a, sans doute, un fond de vérité dans tout cela. Dans La Pauvreté Rutebeuf ou dans certains autres de ses envois (destinés à recueillir quelques subsides), ces vers ne trompent pas sur la nature dramatique de sa situation financière. Certaines descriptions sont aussi très factuelles et les détails ne manquent jamais, comme ici, dans la grièche où l’on sent qu’il connaît bien son sujet. Ses vers panachent donc, à l’évidence, vécu et littérature (caricature ?). Comme tous les auteurs, il se sert du matériau réel de sa vie pour créer son univers. C’est à tel point, d’ailleurs, qu’on dit même quelquefois de lui qu’il a été un des inaugurateur initiateur de ce « je » psychologique, affligé, affecté et ancré dans le quotidien, placé au centre de son oeuvre.
Le vrai du faux ?
Assez paradoxalement, cette même accumulation pourrait aussi nous conduire à nous questionner de manière inverse. Si les infortunes du trouvère parviennent encore à nous toucher à plus de 700 ans de son existence, sous ses dehors affichés de rustre un peu éploré et de victime permanente de tout, rien ne semble, en effet, jamais simple chez lui : à certains moments, peut-il s’agir d’un « procédé » ? Une façon de théâtraliser sa poésie ? Un tour stylistique ? Une manière qui lui serait propre de se rire du monde et de se rire de lui-même ? Quand il se glisse dans la peau d’un bonimenteur dans le Dit de l’Herberie, on ne doute pas, par exemple, qu’il ne fasse, là, une pitrerie. Quand il nous conte le Testament de l’âne ou le pet du vilain, son parti-pris humoristique est, là encore, évident.

Ayant dit cela, en recul sur son œuvre, sa Grièche d’hiver résonne, pour nous d’une grande dimension dramatique. Aujourd’hui, on aurait même sans doute du mal à y voir autre chose que le récit tragique d’un homme piégé par sa passion du jeu et criblé de dettes.
La grièche d’hiver de Rutebeuf
de la langue d’oïl au français moderne
Pour cette traduction, nous nous sommes largement appuyés sur le travail déjà effectué sur l’auteur médiéval par Michel Zink. : Œuvres complètes de Rutebeuf, 1990, Garnier. La traduction n’est pas une discipline fermée. Qu’il soit donc clair que nous n’avons pas, ici la prétention de plus de justesse que le grand académicien, loin s’en faut ! Il est plutôt question d’alimenter la réflexion sur le vieux français de Rutebeuf, en proposant d’autres alternatives. Dans un bon nombre de cas, nous avons d’ailleurs reporté les traductions du célèbre médiéviste entre parenthèse pour favoriser ce travail de comparaison et de réflexion.
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Contre le tenz qu’aubres deffuelle,
Qu’il ne remaint en branche fuelle
Qui n’aut a terre,
Por povretei qui moi aterre,
Qui de toute part me muet guerre,
Contre l’yver,
Dont mout me sont changié li ver,
Mon dit commence trop diver
De povre estoire.
Povre sens et povre memoire
M’a Diex donei, li rois de gloire,
Et povre rente,
Et froit au cul quant byze vente:
Li vens me vient, li vens m’esvente
Et trop souvent
Plusors foies sent le vent.
Bien le m’ot griesche en couvent
Quanque me livre:
Bien me paie, bien me delivre,
Contre le sout me rent la livre
De grand poverte.
Au temps que les arbres s’effeuillent
Qu’il ne reste sur branche, feuille
Qui n’aille à terre,
Par la pauvreté qui m’atterre
De tous côtés me fait la guerre,
Au temps d’Hiver
Qui affecte jusque mes vers
Je commence mon triste dit,
Par un lamentable récit.
Pauvre esprit et pauvre mémoire,
M’a donné Dieu, le roi de gloire
Et pauvre rente,
Et froid au cul quand bise vente :
Le vent me frappe, le vent m’évente
Et sans relâche
Et je le sens à chaque instant.
La grièche m’avait bien promis
tout ce que, depuis, elle me livre:
elle me paie bien et bien me livre,
Contre un sou elle me rend une livre
de grande misère.
Povreteiz est sus moi reverte:
Toz jors m’en est la porte overte,
Toz jors i sui
Ne nule fois ne m’en eschui.
Par pluie muel, par chaut essui:
Ci at riche home !
Je ne dor que le premier soume.
De mon avoir ne sai la soume,
Qu’il n’i at point.
Diex me fait le tens si a point,
Noire mouche en estei me point,
En yver blanche.
Ausi sui con l’ozière franche
Ou com li oiziaux seur la branche:
En estei chante,
En yver pleure et me gaimente,
Et me despoille ausi com l’ante
Au premier giel.
En moi n’at ne venin ne fiel:
Il ne me remaint rien souz ciel,
Tout va sa voie.
Li enviauz que je savoie
M’ont avoié quanque j’avoie
Et fors voiié,
Et fors de voie desvoiié.
Foux enviaus ai envoiié,
Or m’en souvient.
La pauvreté m’est retombée dessus :
Sa porte m’est toujours ouverte,
Toujours j’en suis,
Aucune fois n’en suis sorti.
Par pluie me trempe, Au chaud, m’essuie:
Ah ! Le riche homme que voici !
Je ne dors que mon premier somme.
De mes biens, ne connais la somme
Puisque je n’ai rien.
Dieu me fait les saisons à point :
Mouche noire en été me pique,
Et en Hiver, c’est la blanche.
Ainsi, suis comme l’osier franche (sauvage)
Ou comme l’oiseau sur la branche:
L’été, je chante
En hiver, pleure et me lamente,
Et me dépouille comme une ente (un greffon, une jeune pousse)
Au premier gel.
Il n’y a en moi ni venin ni fiel:
Il ne me reste rien sous le ciel,
Tout suit son cours.
Les mises dont j’étais coutumier
Ont englouti tous mes avoirs
Et fourvoyé
Hors du chemin, m’ont dévoyé.
J’ai parié des mises insensées,
Je m’en souviens.
Or voi ge bien tot va, tot vient,
Tout venir, tout aleir convient,
Fors que bienfait.
Li dei que li decier on fait
M’ont de ma robe tot desfait,
Li dei m’ocient,
Li dei m’agaitent et espient,
Li dei m’assaillent et desfient,
Ce poize moi.
Je n’en puis mais se je m’esmai:
Ne voi venir avril ne mai,
Veiz ci la glace.
Or sui entreiz en male trace.
Li traïteur de pute estrace
M’ont mis sens robe.
Li siecles est si plains de lobe !
Qui auques a si fait le gobe;
Et ge que fais,
Qui de povretei sent le fais?
Griesche ne me lait en pais,
Mout me desroie,
Mout m’assaut et mout me guerroie;
Jamais de cest mal ne garroie
Par teil marchié.
Trop ai en mauvais leu marchié.
Li dei m’ont pris et empeschié:
Je les claim quite!
Mais à présent, je le vois bien : tout va, tout vient,
Il faut bien que tout aille et vienne,
Hormis les bienfaits.
Les dés que l’artisan a faits
M’ont dépouillé de mes habits,
Les dés me tuent,
Les dés me guettent, les dés m’épient,
Les dés m’attaquent et me défient,
Cela me pèse (j’en souffre).
Je n’y puis rien mais m’en émeus (c’est l’angoisse, je n’y peux rien) :
Ne vois venir avril ni mai,
Voici déjà que vient le gel.
Or, me voilà sur la mauvaise pente.
Les traîtres (trompeurs) de basse extraction (cette sale race )
M’ont laissé sans aucun habit.
Ce monde est si plein de tromperies !
Dès qu’on possède un peu, on fait le vaniteux ;
Et moi, qu’est-ce que je fais,
Qui sens le fardeau de la pauvreté ?
La grièche ne me laisse en paix,
Elle ne cesse de m’égarer,
de m’attaquer, me guerroyer ;
Jamais je ne guérirai de ce mal
Au vue ma situation (à ce compte-là).
Je me suis placé dans un trop mauvais pas.
Les dés se sont saisis de moi :
J’y renonce désormais ! (dico : crier « quitte » – faire grâce)
Foux est qu’a lor consoil abite :
De sa dete pas ne s’aquite,
Ansois s’encombre;
De jor en jor acroit le nombre.
En estei ne quiert il pas l’ombre
Ne froide chambre,
Que nu li sunt souvent li membre,
Dou duel son voisin ne li membre
Mais lou sien pleure.
Griesche li at corru seure,
Desnuei l’at en petit d’eure,
Et nuns ne l’ainme.
Cil qui devant cousin le claime
Li dist en riant: « Ci faut traime
Par lecherie.
Foi que tu doiz sainte Marie,
Car vai or en la draperie
Dou drap acroire,
Se li drapiers ne t’en wet croire,
Si t’en revai droit à la foire
Et vai au Change.
Se tu jures saint Michiel l’ange
Qu’il n’at sor toi ne lin ne lange
Ou ait argent,
Hon te verrat moult biau sergent,
Bien t’aparsoveront la gent:
Creuz seras.
Quant d’ilecques te partiras,
Argent ou faille enporteras. »
Or ai ma paie.
Ensi chascuns vers moi s’espaie,
Si n’en puis mais.
Explicit.
Fou est qui s’en remet à leurs conseils (qui s’obstine à les écouter):
De sa dette, jamais ne s’acquitte,
Pire, il en alourdit la charge;
De jour en jour, en croît le nombre.
En été, il ne cherche point l’ombre
Ni chambre fraîche,
Car ses membres sont souvent nus.
La peine de son voisin, il ne s’en souvient plus,
Mais il pleure sur la sienne.
La grièche lui est tombée dessus,
L’a dépouillé en un instant,
Et nul ne l’aime.
Celui qui, avant, l’appelait « cousin »
Dit en riant: « Tu es usé jusqu’à la corde (1)
Par la luxure (débauche).
Par la foi que tu dois à Sainte-Marie,
Rends-toi donc chez le drapier
Acheter du drap à crédit.
Si le drapier ne veut te faire confiance,
Va-t-en alors droit à la foire
Et rends-toi au bureau de change ( voir les banquiers).
Si tu jures par l’ange Saint Michel
Que dans aucun repli de tes vêtements
Il n’y a d’argent caché,
On te trouvera bonne mine,
Et les gens te verront d’un bon œil (tu ne passeras pas inaperçu) :
On te fera confiance.
Et quand tu en partiras,
Tu auras ramassé de l’argent ou un morceau d’étoffe (une veste). »
Me voilà bien payé !
C’est ainsi que chacun s’acquitte envers moi,
Je n’y puis rien .
(1) « Ci faut traime par lecherie »: une autre belle traduction de Michel Zink en « tu es usé jusqu’à la corde ». Littéralement, « ici, tout va de travers », « la trame du tissu va de travers par la faute de la luxure ».
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes


ans les diverses versions que nous avons déjà postées ici de la complainte de Rutebeuf de Léo Ferré en voici une qui nous donne l’occasion d’écouter un peu de poésie d’inspiration médiévale en catalan. Nous en profitons aussi pour toucher un mot de cette langue qui s’enorgueillit d’une histoire de plus de 1000 ans et qui continue de connaître un destin particulier que bien des catalans ont à coeur de continuer de faire vivre.




Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, Léo Ferré, Vieux français, langue d’oil, Pauvre rutebeuf, complainte.
Voici donc le Dit de l’Oeil ou Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil, texte auquel nous avions déjà consacré
e dois ajouter concernant ce texte de Rutebeuf, qu’il est extrêmement difficile de situer le curseur de l’Humour chez cet auteur et dans ce texte en particulier. Si l’on imagine en effet cette poésie lue à voix haute devant un public, et il le faut bien puisque que Rutebeuf nous le dit « Or, écoutez, vous qui rimes me demandez », on peut supposer tout de même que l’auteur doit aussi divertir et pas seulement se plaindre. Les vers suffisent-ils à atteindre le but au delà du contenu ou le texte est-il intercalé après plusieurs autres sur d’autres sujets que ses propres misères?
l reste difficile de le savoir bien sûr, et il ne s’agit pas de tomber dans la psychologie à trois sous ici, mais tout de même cela semble une hypothèse intéressante qui pourrait lever un coin du voile sur les difficultés permanentes dont il ne cesse de se plaindre, autant qu’elle pourrait expliquer aussi les formes que prennent ces complaintes où tout semble l’accabler et où il se livre sans frein à un étalage où chaque chose qui lui survienne semble fournir une occasion de plus de l’accabler. Pour autant qu’on en est fait quelquefois un des premiers poètes maudits à l’image de Villon, je ne me parviens pas tout à fait à me convaincre que les deux hommes sont de la même veine et pas d’avantage que la comparaison entre les deux ne me semblent justifier.
ujourd’hui nous publions un autre des textes originaux du poète médiéval Rutebeuf qui inspira au grand Léo Ferré, ce « Pauvre Rutebeuf » qu’il a tellement fait sien et que tant d’autres interprètes ont repris depuis.

Auteur, compositeur interprète, musicien, poète et Anarchiste, Léo Ferré était tout cela à la fois. Éternel rebelle à l’autorité, ce grand artiste qui ne s’inclinait devant rien, sauf peut-être la poésie des autres pour mieux la partager, nous a légué, durant sa carrière, de merveilleux textes écrits de sa plume, mais a aussi fait redécouvrir au public de grands noms de la poésie française, du moyen-âg au XXe siècle: François Villon, Rutebeuf, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, Léo Ferré a mis en musique, devant son piano, des joyaux et des trésors poétiques. L’émotion et la sincérité toujours à fleur de peau, avec le clignement de cet oeil qui battait l’émotion comme un coeur, comme pour dire aussi à chacun, d’un air complice: « écoutes, c’est pour toi ». Tirées de leur sommeil de papier, les plus grandes poésies françaises, prenaient soudain de la proximité et dans ce panthéon d’éternité dans lequel elles s’étaient

faire crever à sa surface des bulles de beautés poétiques, comme de l’oxygène pour ne pas suffoquer.
des auteurs gigantesques étaient passés par là, et Léo Ferré s’en mêlait. En faisant le chemin à l’envers, le poète anarchiste de Saint Germain des prés ouvrait sa propre voie pour une réconciliation des deux: mettre la musique au service de la découverte poétique ou de son errance. Avait-il été le seul? Sans doute pas mais dans ses plus grandes envolées poétique, marque des véritables artistes, il créait un genre unique qui n’appartenait qu’à lui et qui n’avait plus grand chose à voir avec des « chansonnettes ».
Quant au sens littéral de cette poésie biographique, surréaliste et évocatrice de la vie de Léo Ferré, on n’a, pour être ému, pas besoin d’en avoir les clés. Les images naissent, merveilleuses, et les mots font surgir, dans leur écume, des trésors d’émotions. La beauté de l’alchimie poétique. Ce procédé secret et magique dont nous parlions plus haut convertissait, ici, les souvenirs de l’auteur en un joyau de poésie surréaliste. Combien de vocations sont-elles nées de l’écouter? Combien d’Hubert Felix Thiefaine? Combien d’autres? Et au delà de cet ailleurs poétique qui ne concède rien de facile, ce qui se donne encore ici, c’est la magie d’un être unique qui porte en lui ce don de donner des textures au mots et qui nous offre de tout son âme, une définition de la poésie comme Art majeur. Alors une fois encore un grand merci monsieur Léo Ferré pour cette leçon de musique et d’alchimie poétique.