Sujet : poésie morale, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, tyran, grands rhétoriqueurs. Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491) Titre : Affin qu’il sente aultruy playe premiere Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF Ouvrage : poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, éditions 1493 et 1522.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons pour la Bretagne médiévale, celle du Moyen Âge tardif et de Jehan Meschinot. Au XVe siècle, ce poète soldat se distingue par une poésie politique et morale de belle tenue.
En son temps, il se fit particulièrement connaître par ses Lunettes des Princes. Le ton était déjà politique et moral, un peu à la manière de ces miroir des princes (ou miroir aux princes) et guide pour l’éducation politique des puissants dont le Moyen Âge était friand. Sans concession, mais avec un vrai talent de plume, le poète y laissait aussi poindre quelques pointes de désespérance sur sa propre condition.
Les 25 ballades satiriques de Meschinot
Si les Lunettes des Princes sont devenues un des ouvrages les plus imprimés des débuts du XVIe siècle, la postérité a un peu moins retenu de Meschinot les 25 ballades satiriques que lui inspira la poésie Le Prince (ou les princes) de Georges Chastelain. Ce grand auteur flamand, attaché à la cour de Bourgogne, s’était distingué avant tout par ses grandes chroniques historiques mais il n’hésita pas à égratigner Louis XI dans un exercice plus poétique, politique et caustique qui inspira son homologue breton.
Meschinot reprit donc les 25 strophes du Prince de Chastelain et en fit les envois de 25 nouvelles ballades. On peut retrouver ces dernières dans le manuscrit enluminé français 24314 de la BnF daté du XVe siècle. Quant aux éditions imprimées des siècles suivants, elles adjoindront quelquefois ses poésies au texte principal des Lunettes des princes mais elles s’arrêteront souvent aux lunettes.
Sources historiques et manuscrites
Pour les sources manuscrites, nous vous renvoyons au ms français 24314 qui reste le plus accessible à la consultation en ligne (voir capture ci contre).
Pour la transcription en graphie moderne de la poésie qui nous occupe ici, nous nous sommes appuyés sur diverses éditions historiques datées du XVIe siècle.
La ballade du jour dans le Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica.fr)
La punition du tyran et du prince oppresseur
La ballade du jour est la quatrième des 25 dans l’ordre des manuscrits. En terme de versification et de rythmique, elle suit la forme de toutes les autres. Meschinot a opté pour des douzains de 10 pieds tout au long de cet exercice, trois par ballades suivis d’envois dument rétribués à leur auteur (« Georges »).
Dans cette poésie politique, trempée de morale chrétienne, le tyran ou le seigneur abusif est encore dans la ligne de mire. Meschinot prolonge en quelque sorte le ton de Chastelain et développe à sa manière. Pas d’impunité pour le prince oppresseur qui brime et pille ses propres sujets. Il sera meurtri et Dieu lui fera sentir jusque dans sa chair les blessures qu’il inflige à autrui.
Dieu est à l’œuvre, ici, mais pas seulement. Le prince tyrannique paye le prix juste et logique de sa propre stupidité/avidité. En attentant à ceux qui fondent sa richesse et même sa survie, il se heurte lui-même et, croyant trompé ses sujets, c’est lui-même qu’il trompe.
« Affin qu’il sente aultruy playe premiere » dans le moyen français de Meschinot
Ou tost fauldroit terre, soleil & lune Bien de grace, de nature, & fortune, Et tout ce qu’est en essence produyt: Ou les tyrans qui sans raison aulcune Pillent les biens de la chose commune Dont par après n’en est riens mieulx conduit Seront puniz de très-griefve poincture (blessure). L’abus est grant en la loy de nature Quand le seigneur par maulvaise maniere Sur les subgectz (sujets) prent excessive proye Dieu le payera en pareille monnoye Affin qu’il sente aultruy playe(plaie) premiere.
C’est cruaulté des plus piteuses l’une Qui jamais fust si par voye importune Le commun est par le prince destruyt Duquel il a bled (blé), vin, rentes, pecune (argent monnayé) Service honneur & sans lui fault qu’il jusne (jeûne) Car il n’est pas au labourage duyt En le perdant, il perd sa nourriture Et si se mect en damnable adventure Car bien souvent a la fin derreniere Trompé se voit quand a tromper essaye Et justement raison ainsi le paye Affin qu’il sente aultruy playe premiere.
Terne conseil & celée rancune (rancune secrète) Propre proufit en province plus de une ont aultrefoys porté dommageux fruict Et de cecy ne sçay raison nesune (aucune) Fors que dieu veult non pas saison chascune Descouvrir ce qui es cueurs ard & bruyt Ainsi advient que mieulx qu’en portraicture (image, plan) Des cas secretz conduys par voye obscure A t’on souvent congnoissance planiere (plénière) Dont le maulvais en l’espineuse haye Qu’il a basty tresbuche & la se playe Affin qu’il sente aultruy playe premiere.
L’envoi Prince lettré, entendant l’escripture, Qui fait contraire à honneur et droiture Dont il doit estre exemplaire et lumière, Bien loist (vb loisir, il est permis) que Dieu du mesme le repaye, Et que autre, après, lui fasse grief et playe, Affin qu’il sente autruy playe première.
Frédéric EFFE Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : en image d’en-tête vous retrouverez un détail de l’enluminure de garde du ms Français 24314 de la BnF. On y voit l’auteur affairé à l’écriture tandis que ses muses ou plutôt ses démons le visitent (langueur, fureur, courroux, peine, …)
Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, franco-normand, auteur médiéval, poésie satirique, langue d’oïl, vanité, envie, contentement, bestiaire médiéval. Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Dou Poon qi pria qu’il chantast miex Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge central à la découverte d’une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au XIIe siècle, celle qu’on considère comme une des premiers écrivains en langue vernaculaire s’adonne à l’écriture de lais, de récits religieux. mais aussi à l’adaptation de fables antiques en franco-normand. Son isopet fut même le premier recueil de fables connu en langue française.
Dans la fable du jour, la poétesse nous invite à suivre un paon mécontent de son sort et surtout de son chant. A l’habitude, nous remonterons aux origines historiques de ce récit. Nous vous en proposerons également un commentaire et une traduction en français actuel. Avant cela, disons un mot du paon et de quelques symboles qui lui sont attachés dans les bestiaires médiévaux.
Le paon des bestiaires médiévaux
Enluminure d’un paon faisant la roue, Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764 (XIIIe s)
Au Moyen Âge central, on retrouve souvent le Paon et sa roue associés au symbole de la vanité. Dans Li livres dou tresor (1260-1267), Brunetto Latini reconnaît à l’oiseau des qualités esthétiques : « une poitrine de couleur saphir et une riche queue de diverses couleurs dont il se réjouit incroyablement« .
L’auteur décrit aussi le paon comme ayant une tête de serpent, unevoix de diable et il lui prête une vanité qui confine à la vulgarité. Quant à sa chair elle est, toujours selon Latini, dure et nauséabonde.
En fait de chant, il est vrai que le cri du volatile s’approche plus du braillement que du gazouillis de certains de ses congénères à plumes. Sur l’idée de vanité, on peut lire encore que si ce cri est effroyable c’est qu’à son réveil l’oiseau panique et s’étrangle de peur d’avoir perdu sa beauté.
Chez Hildegarde de Bingen on trouve une description qui décrit le paon comme une créature assez ambivalente et vicieuse. Brisant les œufs de sa propre engeance, il n’hésite pas non plus, selon elle, à verser dans des habitudes déviantes et des accouplements contre-nature avec d’autres animaux 1.
Dans d’autres bestiaires, on trouvera encore le paon lié à la renaissance ou la résurrection. Sa symbolique est donc assez ambivalente et complexe.
Du Paon qui implorait un meilleur chant
Enluminure de Rossignol, MS Bodley 764
Pour revenir à cette fable médiévale de Marie de France, un paon furieux s’y plaint auprès de Junon de posséder un chant exécrable.
La déesse a beau lui faire remarquer qu’il a reçu, d’entres tous les oiseaux, le plus beau des plumages, le volatile reste inconsolable. Il continue de loucher vers le Rossignol qui, bien que plus petit que lui et bien moins remarquable en apparence, possède un chant plus enviable.
Au sortir, Junon restera sourde aux jérémiades du paon et s’en irritera même. Elle finira par lui enjoindre de se contenter de ce que la nature et les dieux lui ont déjà donné. Vanité et envie contre importance du contentement 2 sont donc au programme de cette fable mais d’où vient cette référence à Junon, la déesse de déesse ?
Argos, Junon et les paons
Nul n’ignore la beauté du paon et de sa roue. Selon les mythologies grecque et romaine, il aurait justement hérité de cet apparat par la déesse Junon (Héra en grec), épouse de Jupiter (Zeus) et reine des dieux auquel cet oiseau est attaché depuis l’antiquité.
Junon & ses paons, enluminure du Français 9197
La Mythologie nous conte que Jupiter s’était entiché de la belle Io, fille du dieu fleuve Inachos. Afin de la soustraire à la terrible jalousie de Junon, le Dieu des dieux décida de changer sa maîtresse en génisse.
Il en fallait toutefois plus pour calmer la méfiance de Junon. Voulant s’assurer que sa rivale soit totalement neutralisée, la déesse la fit garder par Argus, le géant aux cent yeux. Ayant appris cela, Jupiter décida de libérer Io. Il manda son fils Mercure (Hermès) endormir le colosse à l’aide d’une flute de pan. Une fois dans les bras de Morphée, la tête du gardien fut tranchée.
Découvrant Argus mort, Junon fort attristée décida de le récompenser en parant les plumes de son oiseau favori, le paon, des cent yeux du géant.
Dou Poon qi pria qu’il chantast miex dans la langue de Marie de France
Uns Poons fu furment iriez Vers sei-méisme cureciez Pur ce que tele voiz n’aveit, [a]Cum à sa biautei aveneit. A la Diesse le mustra E la Dame li demanda S’il n’ot assez en la biauté Dunt el l’aveit si aorné ; De pennes l’aveit fait si bel Qe n’aveit fait nul autre oisel.
Le Poons dist qu’il se cremeit Q’à tuz oisiauz plus vilx esteit Pur ce que ne sot bel chanter. Ele respunt lesse m’ester, Bien te deit ta biauté soufire ; Nenil, fet-il, bien le puis dire Qant li Rossegnex q’est petiz A meillur voiz, j’en sui honniz.
MORALITÉ.
Qui plus cuvoite que ne deit Sa cuvoitise le deçeit ; Pur cet Fable puvez savoer Que nuz Hum ne puit avoer Chant è biauté tute valor. Pregne ce qu’a pur le meilor.
Du paon qui voulait mieux chanter (adaptation en français actuel)
Un paon était fort irrité Et courroucé envers lui-même Pour ne posséder un chant tel Qui convienne à sa beauté. Il s’en plaignit à la Déesse Qui, à son tour, lui demanda S’il n’avait assez de la beauté Dont elle l’avait si bien parée ; Son plumage était le plus beau Supérieur à bien des oiseaux.
Le paon dit qu’il se trouvait, lui, Le plus vil d’entre les oiseaux Car il ne savait bien chanter. Elle répondit, « laisse moi en paix Contente-toi de ta beauté » ; « – Nenni, fit-il, et je l’affirme, Quand le rossignol si petit, Chante bien mieux, j’en suis honni (honteux, bafoué)« .
Moralité
Qui plus convoite qu’il ne doit Sa convoitise le déçoit. Cette fable nous fait savoir Que nul homme ne peut avoir Chant et beauté tout à la fois (de même valeur) Qu’il prenne ce qu’il a de meilleur 3.
De Phèdre à Marie de France
Douze siècles avant Marie de France, on trouvait déjà la fable du paon et de Junon chez Phèdre (10 av J-C. -50) . La version de la poétesse française en est assez semblable. Seule différence, le fabuliste illustrait son propos à l’aide d’autres exemples pris dans le règne aviaire.
Voici cette fable de Phèdre dans sa version latine, suivie de sa traduction en français.
Pavo ad Junonem Phèdre, livre III, fable XVIII
Tuis conteus no concupiscas aliena
Pavo ad Junonem venit, indigne ferens Cantus luscinii quod sibi no tribuerit; Illum esse cunctis auribus mirabilem, Se derideri simul ac vocem miserit. Tunc consolandi gratia dixit dea: Sed forma vincis, vincis magnitudine; Nitor smaragdi collo præfulget tuo, Pictisque plumis gemmeam caudam explicas.
Quo mi inquit mutam speciem si vincor sono? Fatorum arbitrio partes sunt vobis datæ; Tibi forma, vires aquilæ, luscinio melos, Augurium coruo, læva cornici omina; Omnesque propriis sunt contentæ dotibus. Noli adfectare quod tibi non est datum, Delusa ne spes ad querelam reccidat.
Le paon se plaint à Junon traduit du latin de Phèdre
Content du tien, n’envie point celui des autres
Le paon vint trouver Junon, piqué de ce qu’elle ne lui avait point donné le chant du rossignol, qui faisait l’admiration de tous, tandis qu’on se moquait de lui dès qu’il montrait son chant.
La déesse, pour le consoler, lui répondit alors : « aussi l’emportez-vous par votre beauté, par votre grandeur. L’éclat de l’émeraude brille sur votre cou, et avec vos plumes bien colorées, vous déployez une queue semée de pierreries: « A quoi me sert tant de beauté, dit le paon, si je suis vaincu du côté de la voix. »
Junon lui rétorqua : « l’ordre des destins vous a donné à chacun votre part ; à vous la beauté, la force à l’Aigle, la voix mélodieuse au Rossignol, l’augure au Corbeau, les mauvais présages à la Corneille, et tous sont contents des avantages qui leur sont propres. Ne désirez pas ce que vous est étranger, de peur que vos espérances ne s’évanouissent en regrets superflus. »
Phèdre affranchi d’Auguste, en latin et en françois ed Nicolas et Richard Lallemant (1758) .
Le Paon se plaignant à Junon de La fontaine
Plus de 400 ans après Marie de France, Jean de La Fontaine s’est, lui aussi, penché sur cette fable de Phèdre pour en proposer sa version. En suivant le récit du fabuliste latin du premier siècle, le talentueux auteur français du XVIIe siècle reprenait la liste des qualités données à chaque oiseau.
Le Paon se plaignait à Junon. » Déesse, disait-il, ce n’est pas sans raison Que je me plains, que je murmure : Le chant dont vous m’avez fait don Déplaît à toute la nature ; Au lieu qu’un Rossignol, chétive créature, Forme des sons aussi doux qu’éclatants, Est lui seul l’honneur du printemps. « Junon répondit en colère : » Oiseau jaloux, et qui devrais te taire, Est-ce à toi d’envier la voix du Rossignol, Toi que l’on voit porter à l’entour de ton col Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ; Qui te panades, qui déploies Une si riche queue, et qui semble à nos yeux La boutique d’un lapidaire ? Est-il quelque oiseau sous les cieux Plus que toi capable de plaire ?
Tout animal n’a pas toutes propriétés. Nous vous avons donné diverses qualités : Les uns ont la grandeur et la force en partage : Le Faucon est léger, l’Aigle plein de courage; Le Corbeau sert pour le présage ; La Corneille avertit des malheurs à venir ; Tous sont contents de leur ramage. Cesse donc de te plaindre, ou bien pour te punir Je t’ôterai ton plumage.«
Après bien des déboires et à travers l’histoire, le paon vaniteux de la fable apprit donc une leçon d’importance de la bouche même de Junon. Il lui faudrait se contenter des avantages que la nature lui a donnés.
Une belle journée, en vous remerciant de votre lecture.
Frédéric Effe. Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Monde Médiéval sous toutes ses formes.
Notes
NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure d’un paon aux couleurs très vives tirée du BM 14 de la Bibliothèque de Chalons. Ce manuscrit médiéval daté de la fin du XIIIe siècle peut être consulté en ligne ici. Sur notre illustration, nous l’avons installé sur un joli fond de verger médiéval. Cette autre enluminure est tirée du Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais ou ms Français 136 de la BnF. Ce codex est un peu plus tardif puisqu’il date du XVe siècle.
Hildegard von Bingen’s Physica: The Complete English Translation of Her Classic Work on Health and Healing, Pricscilla Throop, Healing Arts Press, 1998 ↩︎
Sujet : rondeau, poésie courte, poésie médiévale, auteur(e) médiéval(e), deuil, oxymore, tristesse. Auteur : Christine de Pizan (Pisan) (1364-1430) Période : Moyen Âge central à tardif Ouvrage : Œuvres poétiques de Christine de Pisan, publiées par Maurice Roy, Tome 1 (1896)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge tardif à la découverte d’un joli rondeau de Christine de Pizan. Si la grande auteur(e) du XIVe siècle nous a légué un héritage riche et varié, loin de s’y réduire, la tristesse et le deuil ne manquent pas de traverser son œuvre. La poésie courte du jour nous en fournira un nouvel échantillon.
Le choix de l’écriture
Le deuil frappa Christine de Pizan assez jeune puisqu’elle devint veuve à l’âge de 25 ans. Son mari Étienne de Castel, secrétaire du roi, fut alors emporté par une des funestes épidémies de peste qui sévissaient en cette fin de XIVe siècle.
Fille de Tommaso di Benvenuto da Pizzano, médecin, astrologue et savant à la cour de Charles V, Christine avait hérité du gout des lettres et d’une éducation qui lui avait permis de se faire quelques premières armes. Mère de trois enfants au moment de son veuvage, elle fit le choix de rester seule et de s’adonner pleinement à l’écriture pour pouvoir subsister.
L’affaire lui réussit. Son talent aidant, elle compta même parmi les premières auteures du Moyen Âge à vivre de sa plume. Plus de deux siècles après Marie de France, elle s’inscrivit donc, à son tour, au panthéon des premières femmes écrivains de langue française.
Une œuvre variée et prolifique
Christine de Pizan nous a laissé une œuvre prolifique dans laquelle elle aborde les sujets les plus divers : traités politiques et de bon gouvernement, éducation et morale, poésies courtoises, rôle de la femme dans la société de son temps, … Ces derniers écrits en ont même fait une des égéries du féminisme. Elle est souvent considérée comme une pionnière en la matière, au risque quelquefois de s’y trouver un peu réduite.
Froissard, Deschamps, Petrarque, Boccace, …, les auteurs talentueux ne manquent pas au temps de Christine de Pizan. Si elle eut d’abord quelques difficultés à être distinguée par les érudits de littérature médiévale, la postérité lui a depuis rendu justice 1. Aujourd’hui, on continue de l’étudier abondamment et de découvrir ses écrits.
Un rondeau doux-amer sur la réalité du deuil
Comment allier tristesse et joie ? Comment cacher son deuil en se montrant sous un jour plus joyeux ? Quand on connait la vie du Christine de Pizan, la poésie du jour ne peut qu’avoir des résonnances autobiographiques. Le poids du deuil et les difficultés qui s’ensuivirent ont, en effet, pesé lourdement sur sa situation.
Sur la forme, ce rondeau joue un peu sur le tableau des oxymores et des contradictions chères à un François Villon ou un Charles d’Orléans. Signe précurseur d’une époque ? On se souvient d’un concours de poésie à Blois, un peu plus tard dans le temps. Entourés de quelques autres poètes, le duc d’Orléans et l’enfant terrible de la poésie « mourraient alors de soif auprès de la fontaine ».
Cette contradiction du « triste cœur » de Christine de Pizan qui déploie tous les efforts pour « chanter joyeusement » ne peut manquer d’évoquer un certain goût de cette période pour ces belles figures de style.
De triste cuer chanter joyeusement un rondeau de Christine de Pizan
De triste cuer chanter joyeusement Et rire en dueil c’est chose fort a faire, De son penser monstrer tout le contraire, N’yssir doulz ris de doulent sentement.
Aini me fault faire communement, Et me convient, pour celer mon affaire, De triste cuer chanter joyeusement.
Car en mon cuer porte couvertement Le dueil qui soit qui plus me puet desplaire, Et si me fault, pour les gens faire taire; Rire en plorant et très amerement De triste cuer chanter joyeusement.
NB : l’enluminure utilisée pour l’en-tête de cet article et pour notre illustration est tirée du Harley MS 4431 ou Book of the Queen. Ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé à laBritish Library. Depuis le hack des collections de la BL il y a quelque temps ce manuscrit n’a pas encore été remis en ligne. Vous pouvez cependant trouver un article à son sujet sur le blog de la prestigieuse bibliothèque anglaise.
En vous souhaitant une belle journée. Fred
Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : contes orientaux, fable médiévale, contes, auteur médiéval, Espagne médiévale, poésie morale, contes moraux. Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe siècle Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Petrus Alfonsus, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110) Ouvrages : Disciplina Clericalis, Discipline du Clergie, Le Castoiement d’un père à son fils.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous embarquons pour les débuts du XIIe siècle à la découverte d’un nouveau best-seller médiéval : le Disciplina Clericalis et son adaptation en vers et en vieux-français, Le castoiement d’un père à son fils.
Pour débusquer les origines de cet ouvrage à succès du Moyen Âge central, il nous faudra passer les Pyrénées françaises à l’ouest d’Andorre avant d’entrer dans l’Aragonais. C’est là, à Huesca, dans la Province de Saragosse et au cœur de l’Espagne médiévale que l’auteur de notre best seller s’est tenu, entre la fin du XIe siècle et les débuts du XIIe siècle. Il a pour nom Pierre Alphonse (Petrus Alfonsi ou Alfonsus, ou encore Pietro Alfonso) et il se rendit célèbre au moins autant pour son œuvre que pour sa conversion tardive au catholicisme.
De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi
D’origine Juive, Pierre Alphonse embrassa la religion catholique à un âge relativement avancé. Il était alors dans sa quarantième année et plutôt bien implanté et reconnu dans sa communauté locale. Médecin, peut-être même rabbin, cette conversion volontaire ne manqua pas de susciter la désapprobation des siens. Quelques années plus tard, il expliqua et argumenta cette décision dans le Liber adversus Judeos ou Dialogus contra Judaeos connu en français sous le nom de « Dialogue contre les juifs ».
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Moïse (l’homme d’avant la conversion) et Petrus, son nouveau moi converti et ayant endossé le prénom de Pierre l’apôtre. Cet essai connut un succès certain au Moyen Âge et alimenta les conversations théologiques opposant le christianisme au judaïsme.
Aujourd’hui, ce n’est pas cet ouvrage de Pierre Alphonse que nous souhaitons aborder mais le Disciplina Clericalis ou l’enseignement des clercs. Moins polémique que le Liber adversus Judeos, il s’agit d’une collection de contes et de récits d’inspiration orientale mais qui eut un grand retentissement dans la littérature médiévale occidentale. De fait, le Disciplina Clericalis est encore considéré, à ce jour, comme une la plus ancienne compilation de contes d’origine orientale en Occident.
Le Disciplina Clericalis et Le Castoiement d’un père à son fils.
Pour comprendre l’émergence de ce célèbre ouvrage médiéval au cœur de l’Aragonais et de l’Espagne des débuts du XIIe siècle, il faut avoir en tête deux ou trois éléments de contexte. Petrus Alfonsi est d’origine séfardi mais il nait et grandit aussi dans une province aux mains d’Al Andalous. Cette dernière ne sera reprise complétement par la reconquista qu’autour de 1118.
Dans la Huesca des débuts du XIIe siècle, les intellectuels espagnols, arabes et juifs se côtoient (voir notre biographie détaillée de Petrus Alfonsi ). La cour d’Aragon est elle-même ouverte à ces influences culturelles même si les échauffourées ne manquent pas entre les provinces aux mains du Califat de Cordoue.
Ce bain multiculturel trempé de littérature orale et écrite orientale a certainement influencé Pierre Alphonse. On sait par ailleurs qu’il a grandi avec les arabes et parle leur langue. Doté d’un bon niveau en latin et d’un excellent bagage en culture orientale, notre auteur était tout indiqué pour adapter cette tradition orientale dans une forme qui puisse séduire les lecteurs et clercs occidentaux d’alors.
Un manuel de savoir-vivre accessible et léger
Le monde arabe et perse, comme l’Europe médiévale du Moyen-Âge central furent particulièrement friands de manuels d’éducation à l’usage des jeunes princes ou nobles appelés à régner. Le Disciplina Clericalis échappe pourtant à ce genre de « Miroir des princes » et ne se réserve pas aux puissants.
L’ouvrage est, certes, rédigé par un savant. Pierre Alphonse est médecin et instruit. On le sait très proche du puissant d’Alphonse Ier d’Aragon dont il fut le médecin. Le souverain parraina aussi la conversion religieuse de notre auteur et, à cette occasion, ce dernier adopta même comme patronyme le prénom de ce dernier (le Alfonsi vient de là). Il a également pu accompagner le roi d’Aragon et de Pampelune dans certains de ses voyages ou de ses campagnes militaires 1.
Au cours de sa vie, on retrouve également Pierre Alphonse médecin à la cour du roi d’Angleterre, c’est dire qu’il côtoie les puissants. Plutôt que de prétendre les éduquer ou les édifier, il fera le choix de destiner son Disciplina Clericalis à l’éducation générale des clercs et des lettrés. Dans ses récits courts, notre auteur se montrera léger, soulignant les aspects moraux sans lourdeur et sans s’appesantir. Ses choix de vocabulaire et le ton choisi permettront aussi de mettre ses contes à la portée de tous ceux en situation de pouvoir les lire.
Au delà du style, la fraîcheur thématique de l’ouvrage a sans doute contribué aussi à son succès. La bonne connaissance des cultures séfardis, perses, arabes, et latines de Pierre Alphonse ont indéniablement contribué à faire de son Disciplina Clericalis un ouvrage novateur original en son temps. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’œuvre se propage et devienne une importante référence littéraire médiévale.
Le portrait de Pierre Alphonse sur cette image est tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)
Du latin au vieux-français vernaculaire
Le Disciplina Clericalis propose trente-trois contes ou « exempla » issus de la tradition orientale. L’ouvrage est rédigé en prose dans la langue universelle de l’Europe du Moyen Âge central, le latin. Il sera traduit en vieux français dans le courant du XIII siècle sous son titre original « La Discipline de Clergie« .
Des adaptations en vers seront vouées à un beau succès. Elles apparaîtront à la même période sous le titre « Le Castoiement d’un père à son fils » ou « Chastoiement d’un père à son fils soit « L’instruction d’un père à son fils » ( et non le châtiment que le mot « castoiement » pourrait suggérer). Dans les manuscrits d’époque, on trouvera encore le titre « Les fables Pierre Aufors » pour désigner certaines de ses adaptations versifiées.
Au passage, dans ces versions rimées, la cible s’élargit encore un peu plus de l’instruction du clerc et du lettré, vers l’éducation du père vers son fils. Le manuel de savoir-vivre supplante encore d’autant les miroirs des Princes 2 même s’il en restait éloigné dès le départ.
Influences littéraires médiévales
« Disciplina est un petit livre et pourtant l’influence de ce texte fut considérable en Occident, aussi bien en littérature que dans le domaine pratique du didactisme religieux. » Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, le Clerc au Moyen Âge (op cité).
Dans le courant du Moyen Âge et des siècles suivants, on retrouvera des influences directes de l’ouvrage de Pierre Alphonse chez de nombreux auteurs. Jacques de Vitry reprendra un certain nombre de ces contes. On pourra trouver encore des traces de la Disciplina Clericalis dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacobus de Voragine), dans le célèbre roman de Renard, chez Boccace ou encore chez Don Juan Manuel et son comte Lucanor pour ne citer que ces sources.
Du Moyen Âge central au Moyen Âge tardif, les contes de Pierre Alphonse seront aussi repris dans un nombre important de compilations monastiques de fables et contes.
Aux sources manuscrites du Disciplina Clericalis
Les Fables Pierre Aufors dans le MS 12581 de la BnF (à découvrir sur Gallica)
On peut retrouver l’adaptation française en prose ou en vers du Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi dans un nombre important de manuscrits médiévaux des XIIIe au XVe siècles.
Pour notre article du jour, nous avons choisi le français Français 12581 de la BnF. Sur plus de 429 folios, cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle présente des pièces très variées. Des chansons de Thibaut de Champagne au Trésor de Brunetto Latini, en passant par des poésies, des fabliaux, le Discipline de clergie de Pierre Alphonse et même encore un traité de fauconnerie.
De son côté, le KBR Museum conserve également le Ms 11043-11044 qui présente une copie de la discipline de clergie de Pierre Alfonse.
Exemple 1, un demi ami dans le Castoiement du père à son fils
Pour présenter le premier conte du Disciplina Clericalis, nous avons choisi l’adaptation en vers tirée du Manuscrit de Augsbourg, le Ms M (cote I. 4. 2° 1, anciennement Maihingen 730). On peut la trouver retranscrite en graphie moderne dans l’ouvrage « Le Castoiement d’un père à son fils, traduction en vers de la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsus » par Michael Roesle (Librairie de la Cour royale de Munich, 1899).
Pierre Alfonse oppose dans ce conte un père et son « demi-ami » aux cent amis de son fils. Ces derniers le sont-ils vraiment ? Pour le savoir, il faudra d’abord les mettre au Pied du mur. La sagesse consiste ici à savoir mettre à l’épreuve ces relations avant de pouvoir les placer sur l’échelle réelle de l’amitié.
Conte 1, Du Preudom qui avoit demi ami (Probatio amicitie)
NB : ce conte nous met face à du vieux-français avec quelques tournures assez particulières. Afin de vous aider à mieux percer cette langue d’oïl du XIIIe siècle, nous avons prévu quelques clefs de vocabulaire.
Uns sages hons (homme)jadis estoit, Quant il sot que fenir devoit, Un sien fil a soi apela, Puis li enquist et demanda: – Fiex, dist il, di moy, quans (combien) amis Tu as en ta vie conquis ? Et chil respont: Mien escient En ai je conquis plus de cent. – Mult l’as, dist li pères, bien fait, Mais je cuit que autrement vait. Ja mar ton ami loeras Devant que esprové l’aras. Mult sui ore anchois (avant) de toi nés, Et si me sui toudis penés (tourmenter) D’amis aquerre et pourcachier (porchacier, rechercher), Nonques (jamais) tant ne peu esploitier (accomplir) Pour rien que je faire peüsse Que un ami entier eüsse. Nonques ne peu tant esploitier Que le peüsse avoir entier.
Et tu, biax fiex, comfaitement (comment en fait) En aves si tost conquis cent? Considera verum amicum! Or fai che que je te dirai, Esprueve, se il sont verai. Pren un veel (veau) ou autre beste, Puis li caupe orendreit (lui coupe aussitôt) le teste, Puis aies un sac apresté Qui soit de sanc ensanglenté De le beste qui ert ens mise, Et appareillie en tele guise Com se che fust uns hons ocis (un homme mort) Que on eüst par dedens mis. A tes amis le porteras Et a cascun par soi diras Que un homme as en murdre (meutre) occis, Dont tu es mult fort entrepris, Car tu nel ses ou enfoïr, Ne tu ne l’oses regehir (avouer, confesser) A nul homme qui soit en terre, Fors lui (à part lui), n’en oses conseil querre, Et il t’ en puet mult bien aidier. Sans che que l’en viegne encombriez (l’en empêcher) Car plus tost ne sera enquis Ne se maisons ne ses pourpris (enceinte). Et se aucuns t’en velt oïr, Et toi et ton mort requeillir, En chelui dois avoir fianche (confiance) Que ch’est tes amis sans doutanche; Tu ne dois ami apeler Qui ne te voira escouter.
Li fiex ensi s’ apareilla Com li pères li enseigna. Le sac a tout le beste prist, Ses amis un et un requist. Li premiers qui parler l’oï, Li dist, tantost fuies de chi (fuyez d’ici instamment); Bien est li sas sor vostre col; Pour bricon (coquin, écervelé) vous tieng et pour fol Qui de tel cose m’aparles. Ne veil estre desiretés, Pris ne raiens pour vostre atrait; Si com vous aves le mal fait, Si soit le paine toute vostre. Par saint Andrieu, le boin apostre, Ja en me maison n’ entreres, Ne vostre mort n’ i enfourres.
N’ i ot onques un seul des cent Qui ne li desist ensement (qui ne lui dit pareillement). Quant il les ot tous ensaiés (essayés, éprouvés), Si est arrière repairiés, (il est donc reparti chez lui) A son père dist que fali Li estoient tout si ami. Dist li pères: Or as apris Che que tu as oï toudis. Que au besoing veïr puet on Qui ses amis est, et qui non. Or va a mon demi ami, Puis le respreuve tout ausi (éprouve-le à son tour): Si sarons que il redira Et combien il nous amera. Et chil si fist tout maintenant.
Tout autresi comme devant. Ot as autres l’ uevre contée L’a a chestui (cestui, l’a à celui-ci) dit et contée; Et chil respont: Biax dous amis, N’ a lieu en trestout mon pourpris Ou vostre mors ne soit celée 3, Ne je n’ai maison si privée; Ne pourquant je vous aiderai Au miex que aidier vous porrai. Dont est en le maison entrés, Tous les autres en a getés (congédiés); Bien a fermée le maison Sor lui et sor son compaignon; Puis prist un picois pour foïr (creuser) Et le mort voloit enfoïr.
Quant chil vit que tant l’en estoit Que le mort enfoïr voloit. Del tout li dist le vérité, Confaitement avoit ovré; Puis prist congié, si s’ en ala Et a son père le conta. – Fiex, dist li père, amis n’est mie Qui a ton besoing ne t’aïe. – Peres, dist li fîex, saves vous Homme el siècle si éurous (eüré, heureux) Qui eüst conquis vraiement Un ami enterinement (entiérement)? Chertes, fait il, ainc (jamais) ne le vi: Mais d’un seul parler en oï Qui a mort se voloit livrer Pour un sien ami delivrer. Pères, dont me dites comment Mult volentiers or i entent.
Voilà pour notre conte du jour, les amis. Il s’agit du premier du Disciplina Clericalis et, ici, du Castoiement d’un Père à son fils. La leçon n’est pas anodine et le prélude en dit toute l’importance. C’est la dernière leçon d’un père sur le déclin à son fils.
Comme toute bonne fable ou poésie morale, le conte de Pierre Alphonse n’a pas pris une ride. Elle pourrait même avoir été rédigée hier. A l’ère du digital, des « bros », des « frérots » et des milliers « d’amis » en ligne, le récit n’en raisonne que plus fort.
Dans le conte suivant, on verra plus encore le degré d’abnégation et d’exigence que sous-tend l’amitié véritable selon Petrus Alfonsi mais ce sera pour une autre fois. Nous avons déjà assez pris de votre attention. 😉
Merci de votre lecture.
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