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Marcabru, « Dirai vos senes duptansa» : la chanson médiévale désabusée d’un troubadour loin de la Fine amor

Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson,  musique médiévale,  poésie satirique, sirvantes, sirvantois, occitan
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  : Marcabru   (1110-1150)
Titre  :  « Dirai vos senes duptansa»
Interprètes :  Ensemble Tre Fontane
Album :   
Nuits Occitanes (2014)

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passiona chanson médiévale du jour nous ramène vers l’un des premiers troubadours qui se trouve être aussi , sans doute, l’un des plus fascinants d’entre eux pour sa poésie hermétique si difficilement saisissable et son style unique.

A des lieues de la lyrique courtoise

Contrairement à nombre d’artistes, musiciens et poètes occitans contemporains de  Marcabru et qui s’affairaient déjà à codifier la poésie en « l’enchâssant » dans la lyrique courtoise, au point quelquefois de l’y noyer entièrement, notre auteur médiéval du jour n’a pas chanté la fine amor (fin’amor). Il en a même plus volontiers  pris le total contre pied. Ecole idéaliste et courtoise contre école réaliste, dont Marcabru se serait fait un brillant chef de file (1) ? Les choses sont dans les faits un peu plus nuancés, mais en tout cas, sur bien des thèmes et le concernant, sa poésie se tient dans l’invective et la satire et l’amour n’y échappe pas (sauf à l’exception qu’il soit de nature divine). A ce sujet, les manuscrits anciens contenant les vidas des troubadours enfonceront d’ailleurs le clou :

« Trobaire fo dels premiers q’om se recort. De caitivetz vers e de
caitivetz sirventes fez ; e dis mal de las femnas e d’amor. »
Le Parnasse occitanien.   S.° Palaye. Manuscrit de Saibante. (1819)

« Il fut l’un des premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers misérables* et de misérables serventois : et il médit des femmes et de l’amour. »  (misérable  n’adresse sans doute pas tant ici le style que l’état  d’esprit ou la condition du poète).

« Dirai vos senes duptansa », de Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane

Le Marcabru  de l’Ensemble Tre Fontane

L’interprétation du jour nous offre le grand plaisir de recroiser la route de l’excellent Ensemble médiéval Tre Fontane dont nous avons parlé dans un article récent. Loin des rivages du chant lyrique qui couvre une partie importante du répertoire médiéval, cette version très « terrienne » et pleine d’une émotion bien plantée de Jean-Luc Madier, semble vraiment faire écho à celui qui disait dans ses vers et de sa propre voix qu’elle était « rude » ou rauque.

Les troubadours Aquitains
Le chant des Troubadours – Vol. 1

La chanson Dirai vos senes duptansa  est tirée d’un album de 1991 de la formation aquitaine et française. On y retrouve onze pièces occitanes issues du répertoire des tous premiers troubadours du moyen-âge central. Marcabru y côtoie Jaufrey Rudel mais aussi Guillaume de Poitiers,  IXe Duc d’Aquitaine (Guillaume le Troubadour).

chanson_medievale_poesie_marcabru_troubadour_occitan_moyen_age_album_ensemble_tre_FontaneCette production a le grand intérêt de rassembler la totalité des mélodies qui nous sont parvenues de ces trois auteurs. On pourra encore y trouver trois autres compositions de la même période : une de Guilhelm de Figueira, une autre de  Gausbert Amiel et enfin une dernière demeurée anonyme.  L’album ne semble pas réédité pour l’instant mais on en trouve encore quelques exemplaires d’occasion en ligne. Voici un lien utile (à date) pour les dénicher : Tre Fontane – Le chant des Troubadours Vol 1/ Les Troubadours Aquitains

Dirai vos senes duptansa

Comme nous le disions plus haut, il ne faut pas attendre de  Marcabru qu’il se coule dans la peau du fine amant fébrile qui se « muir d’amourette ». C’est bien plutôt dans celle du désabusé et de celui qui se défie d’aimer qu’il faut le chercher. Dans cette chanson qu’il entend nous livrer « sans hésitation », il vient même nous conter dans le détail, tout ce qu’il pense des tortueux sentiers et des pièges de l’Amour. Tout cela n’est, à l’évidence, pas pour lui et il se fait même un devoir d’interpeller son public dans chacune de ses strophes pour mieux l’éveiller et le mettre en garde:  « Ecoutez ! »

Comme pour les autres traductions que nous vous avons déjà proposées de cet auteur, nous nous appuyons largement ici sur celles du Docteur et écrivain Jean-Marie Lucien Dejeanne dans son ouvrage intitulé Poésies complètes du troubadour Marcabru  (1909). Mais comme on ne se refait pas, nous les combinons tout de même avec des sources supplémentaires (dictionnaires, autres traductions, etc…). Au final, elles n’ont pas la prétention d’être parfaites et pourraient même sans doute prêter le flanc à l’argumentation mais, encore une fois, le propos est d’approcher la poésie de cet auteur.

Dirai vos senes duptansa
les Paroles en occitan & leur traduction

I
Dirai vos senes duptansa
D’aquest vers la comensansa
Li mot fan de ver semblansa;
– Escoutatz ! –
Qui ves Proeza balansa
Semblansa fai de malvatz.

 Je vous dirai sans hésitation
de ce vers, le commencement
Les mots ont du vrai, la semblance (l’apparence de la vérité) !
Écoutez !
Celui qui, face  à l’excellence (bonne parole, prouesse, exploit), hésite
me fait l’effet  d’un méchant (un mauvais, un scélérat).

II
Jovens faill e fraing e brisa,
Et Amors es d’aital guisa
De totz cessais a ces prisa,
– Escoutatz ! –
Chascus en pren sa devisa,
Ja pois no’n sera cuitatz.

Jeunesse déchoit, tombe et se brise.
Et Amour est de telle sorte
Qu’à tous ceux qu’il soumet, il prélève le cens (une redevance, un tribut)
Écoutez !
Chacun en doit sa part (Que chacun se le tienne pour dit ? )
Jamais plus, après cela, il n’en sera quitte (dispensé).

III
Amors vai com la belluja
Que coa-l fuec en la suja
Art lo fust e la festuja,
– Escoutatz ! –
E non sap vas quai part fuja
Cel qui del fuec es gastatz.

L’Amour est comme l’étincelle
Qui couve le feu dans la suie,
puis brûle le bois et la paille,
Écoutez !
Et  il ne sait plus de quel côté fuir,
Celui qui est dévoré par le feu.

IV
Dirai vos d’Amor com signa;
De sai guarda, de lai guigna,
Sai baiza, de lai rechigna,
– Escoutatz ! –
Plus sera dreicha que ligna
Quand ieu serai sos privatz.

Je vous dirai comment  Amour s’y prend
D’un côté, il regarde, de l’autre il  fait des clins d’œil ;
D’un côté, il donne des baisers, de l’autre, il grimace. —
Écoutez !
Il sera plus droit qu’une  ligne
Quand je serai son familier.

V
Amors soli’ esser drecha,
Mas er’es torta e brecha
Et a coillida tal decha
– Escoutatz ! –
Lai ou non pot mordre, lecha
Plus aspramens no fai chatz.

Amour jadis avait coutume d’être droit,
mais aujourd’hui il est tordu et ébréché,
et il a pris cette habitude (ce défaut )
Écoutez !
Là où il ne peut mordre, il lèche,
Avec un langue plus âpre que celle du chat.

VI
Greu sera mais Amors vera
Pos del mel triet la céra
Anz sap si pelar la pera
– Escoutatz ! –
Doussa’us er com chans de lera
Si sol la coa-l troncatz.

Difficilement Amour sera désormais sincère
Depuis le jour il put séparer la cire du miel ;
C’est pour lui-même qu’il pèle la poire.
Écoutez !
Il sera doux pour vous  comme le chant de la lyre
Si seulement vous lui coupez la queue.

VII
Ab diables pren barata
Qui fals’ Amor acoata,
No·il cal c’autra verga·l bata ;
– Escoutatz ! –
Plus non sent que cel qui’s grata
Tro que s’es vius escorjatz.

Il passe un marché avec le diable, 
Celui qui s’unit à Fausse Amour;
Point n’est besoin qu’une autre verge le batte ;
Écoutez !
Il ne sent pas plus que celui qui se gratte
jusqu’à ce qu’il se soit écorché vif.

VIII
Amors es mout de mal avi
Mil homes a mortz ses glavi,
Dieus non fetz tant fort gramavi;
– Escoutatz ! –
Que tot nesci del plus savi
Non fassa, si’l ten al latz.

Amour est de très mauvais lignage ;
Mille hommes il a tué sans glaive .
Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur (savant, beau parleur),
Écoutez !
Qui, du plus sage, un sot (fou)
Ne fasse, s’il le tient  dans ses lacs.

IX
Amors a uzatge d’ega
Que tot jorn vol c’om la sega
E ditz que no’l dara trega
– Escoutatz ! –
Mas que puej de leg’en lega,
Sia dejus o disnatz.

Amour se conduit comme la jument
Qui, tout le jour, veut qu’on la suive
Et dit qu’elle n’accordera aucune trêve,
Écoutez !
Mais qui vous fait monter, lieue après lieue,
Que vous soyez à jeun ou repu.

X
Cujatz vos qu’ieu non conosca
D’Amor s’es orba o losca?
Sos digz aplan’et entosca,
– Escoutatz ! –
Plus suau poing qu’una mosca
Mas plus greu n’es hom sanatz.

Croyez-vous que je ne sache point
Si Amour est aveugle ou borgne ?
Ses paroles caressent et empoisonnent, 
Écoutez !
Sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille,
Mais on en guérit plus difficilement.

XI
Qui per sen de femna reigna
Dreitz es que mals li-n aveigna,
Si cum la letra·ns enseigna;
– Escoutatz ! –
Malaventura·us en veigna
Si tuich no vos en gardatz !

Celui qui se laisse conduire  par la raison d’une femme
Il est juste que le mal lui advienne, 
Comme  l’Écriture nous l’enseigne :
 Écoutez !
Malheur vous en viendra
Si vous ne vous en gardez !

XII
Marcabrus, fills Marcabruna,
Fo engenratz en tal luna
Qu’el sap d’Amor cum degruna,
– Escoutatz ! –
Quez anc non amet neguna,
Ni d’autra non fo amatz.

Marcabru, fils de Marcabrune,
Fut engendré sous telle étoile
Qu’il sait comment Amour s’égrène;
Écoutez !
Jamais il n’aima nulle femme,
Ni d’aucune ne fut aimé.

En vous souhaitant une agréable journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.

(1)  Voir la première génération des troubadours d’Alfred Jeanroy persée

Amors, tençon et bataille, une chanson lyrique médiévale de Chrétien de Troyes

chretien_de_troyes_chanson_medievale_amor_tenson_batailleSujet  : trouvère, langue d’oïl, vieux français, poésie, chanson médiévale,  lyrique courtoise
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  :  Chrétien de Troyes  (1135-1185)
Titre  :  « Amors, tençon et bataille»
Interprète :  Ensemble Tre Fontane
Album
Musiques  à la Cour d’Aliénor d’Aquitaine
 (2007)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons aujourd’hui au XIIe siècle vers les premières trouvères de la France médiévale et même vers l’un des plus célèbres d’entre eux bien qu’il doive sa renommée à d’autres talents qu’ à ses chansons lyriques. Eclipsé par le caractère « monumental » de ses romans arthuriens, on en oublierait presque, en effet, que Chrétien de Troyes  compte aussi parmi des premiers à avoir transposé les codes de la lyrique courtoise d’Oc dans cette langue d’Oïl qui allait donner naissance, à travers le temps, au français moderne (voir conférence de Richard Trachsler  pour mieux cerner cette notion de célébrité).

Il faut dire aussi que l’auteur du célèbre Conte de Graal, du Chevalier au Lion ou encore du Lancelot, chevalier de la charrette pour ne citer que ceux-là,  ne nous a pas laissé quantité de chansons et il demeure encore plus vrai que les quelques unes qu’on pensait devoir lui attribuer ont été longtemps sujettes à caution. Si on l’avait, en effet, crédité d’une demi dizaine de pièces, du côté des médiévistes et experts de ces questions, il semble qu’on soit enclin à ne désormais à n’en retenir que deux pour certaines.

On doit cette clarification aux analyses de la philologue et romaniste Marie-Claire Zai dans son ouvrage Les chansons courtoises de Chrétien de Troyes,  daté de 1974. Jusqu’à nouvel ordre et selon son expertise, il nous reste donc deux chansons lyriques de Chrétien de Troyes à nous mettre sous la dent: D’Amors, qui m’a tolu a moi, pièce sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus tard dans le temps, et celle du jour Amors, tençon et bataille.

Amors, tençon et bataille
dans les manuscrits anciens

On ne retrouve pas cette chanson de Chrétien dans quantité de manuscrits mais seulement dans deux d’entre eux.

L’un est conservé à la BnF. Il s’agit du MS Français 20050 (photo ci-dessous). Connu encore sous le nom de Chansonnier français de Saint-Germain des Prés, ce manuscrit, écrit à plusieurs mains, comprend 173 feuillets et on peut y trouver des chansons, romances et pastourelles du moyen-âge central. Il est daté du XIIIe siècle.

chrétien_de_troyes_poesie_medievale_amor_tenson_bataille_manuscrit_fr_20050_chansonnier_saint-germain-des-pres_moyen-age_480
Amors, tençon et bataille, de Chrétien de Troyes, MS Français 20050; Bnf, departement des Manuscrits.

Le second ouvrage est conservé en Suisse à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (Burgerbibliothek). Nomenclaturé Manuscrit  de Berne 389 (Cod 389) ou encore   Chansonnier Français C ou trouvère C.  Il est également daté du XIIIe siècle mais est largement plus étoffé que le précédent puisqu’il contient 249 feuillets. On y trouve des chansons de trouvères (anonymes ou attribuées) et il présente. en tout, la bagatelle de 524 pièces médiévales dont un grand nombre n’existe que dans cette source, c’est dire s’il est précieux. Vous pourrez chretien_de_troyes_poesie_lyrique_medievale_amour_tenson_bataille_manuscrit_ancien_bern_389_moyne-age_480trouver plus d’articles à son sujet ici.

La chanson médiévale de Chrétien de Troyes « Amors, tençon et bataille » dans le Manuscrit de Berne 389 ou chansonnier Français C

Par les miracles de la technologie moderne et surtout grâce à la conscience des grands conservateurs de ce monde, en l’occurrence ceux de notre chère  BnF et ceux de la bibliothèque de Bern, on peut trouver ces deux ouvrages en ligne aux liens suivants : le Manuscrit Français 20050 sur le site de la BnF  – le Chansonnier trouvère C sur le site e-codices.

 Amors,tençon et bataille, Chrétien de Troyes par l’Ensemble Tre fortuna

L’Ensemble Tre Fontane
A l’exploration de l’Art de « trobar »

Fondé en 1985 par trois musiciens français originaires d’Aquitaine, l’Ensemble médiéval Tre Fontane s’est donné pour objectif, dès sa création, d’explorer le répertoire des troubadours et trouveurs du Moyen-âge central. Chants sacrés, chansons profanes, depuis plus de 30 ans, la formation a continué sur sa lancée en proposant concerts, spectacles, animations mais aussi stages et ateliers.

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Au titre de sa longue carrière, Tre Fontane a produit près d’une douzaine d’albums sous différents labels :  contes du moyen-âge, art des jongleurs, chants de troubadours, …  Pour l’instant, on peut retrouver facilement en ligne quatre d’entre eux parmi les plus récents. L’un est dédié au troubadour Jaufre Rudel  (2011), un autre propose la découverte des chants de l’Andalousie et de l’Occitanie médiévales en collaboration avec le célèbre musicien espagnol Eduardo Paniaga et son ensemble (1998), un troisième celle du Codex cistercien de las Huelgas, monastère célèbre du Moyen-âge, sur la route de Compostelle (1997) et enfin un quatrième dont est tiré la pièce du jour.

Musiques  à la Cour d’Aliénor D’Aquitaine 

En 2007, l’Ensemble nous gratifiait donc d’un album très inspiré, ayant pour titre Musiques à la Cour D’Aliénor D’Aquitaine. On pouvait y retrouver 12 pièces représentatives de ce bouillonnement et de ce carrefour culturel qui tint place à la cour de cette grande dame du Moyen-âge. Et ce n’est sans doute pas par hasard que celle qui fut Reine de France et d’Angleterre. mais aussi la petite fille de Guillaume IX d’Aquitaine, le premier des troubadours, favorisa les rencontres entre les cultures de la France du Sud en Oc,  du Nord en Oïl mais encore avec celle de l’Angleterre médiévale. Cette dynamique se prolongera jusqu’à la cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor, dont Chrétien de Troyes fut contemporain et même encore deux générations plus tard, à travers le petit fils de cette dernière, Thibaut de Champagne.

chanson_medievale_trouvere_cour_aquitaine_moyen_age_ensemble_tre_FontaneAinsi, dans cet album, c’est un peu de ces trois influences culturelles que l’on retrouve : de Guillaume le troubadour à son arrière petit-fils Richard Coeur  de Lyon et sa célèbre complainte, en passante par Thibaut de champagne, l’incontournable Bernard de Ventadorn et encore d’autres noms célèbres, aux côtés de pièces non signées de ces XIIe et XIIIe siècles.  Cette production étant toujours édité, comme nous le disions plus haut, voici un lien utile pour en écouter des extraits ou l’acquérir au format CD ou MP3 :  Album Musiques a la cour d’Aliénor d’Aquitaine [Explicit]

Pour le reste, vous pouvez retrouver l’Ensemble Tre Fontane sur FB  ou sur  Myspace.


Amors, Tençon et Bataille
de Chrétien de Troyes

I.
Amors tençon et bataille
Vers son champion a prise,
Qui por li tant se travaille
Q’a desrainier sa franchise
A tote s’entente mise.
S’est droiz q’a merci li vaille,
Mais ele tant ne lo prise
Que de s’aïe li chaille.

II.
Qui qe por Amor m’asaille,
Senz loier et sanz faintise
Prez sui q’a l’estor m’en aille,
Qe bien ai la peine aprise.
Mais je criem q’en mon servise
Guerre et [aïne] li faille:
Ne quier estre en nule guise
Si frans q’en moi n’ait sa taille.

III.
Fols cuers legiers ne volages
Ne puet  d’amors rien aprendre.
Tels n’est pas li miens corages,
Qui sert senz merci atendre.
Ainz que m’i cudasse prendre,
Fu vers li durs et salvages;
Or me plaist, senz raison rendre,
K’en son prou soit mes damages.

IV.
Nuns, s’il n’est cortois et sages,
Ne puet d’Amors riens aprendre;
Mais tels en est li usages,
Dont nus ne se seit deffendre,
Q’ele vuet l’entree vandre.
Et quels en est li passages?
Raison li covient despandre
Et mettre mesure en gages.

V.
Molt m’a chier Amors vendue
S’anor et sa seignorie,
K’a l’entreie ai despendue
Mesure et raison guerpie.
Lor consalz ne lor aïe
Ne me soit jamais rendue!
Je lor fail de compaignie:
N’i aient nule atendue.

VI.
D’Amors ne sai nule issue,
Ne ja nus ne la me die!
Muër puet en ceste mue
Ma plume tote ma vie,
Mes cuers n’i muerat mie;
S’ai g’en celi m’atendue
Qe je dout qi ne m’ocie,
Ne por ceu cuers ne remue.

VII.
Se merciz ne m’en aïe
Et pitiez, qi est perdue,
Tart iert la guerre fenie
Que j’ai lonc tens maintenue!


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Une chanson d’amour courtois de Guillaume Dufay et toute sa musique profane par le Medieval Ensemble de London

musique_medievale_ancienne_guillaume_dufay_XV_moyen-age_tardifSujet : musique ancienne,  chansons médiévales, école franco-flamande, rondeau, chants polyphoniques, lyrique courtoise.
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Auteur: Guillaume Dufay  (1397-1474)
Titre : la plus mignonne de mon coeur.
Interprète : The Medieval Ensemble of London,
Album :  DUFAY, chansons (1995)

Bonjour à  tous,

ujourd’hui, nous repartons à la toute fin du moyen-âge, voire même à la renaissance suivant les chronologies classiques, pour découvrir un nouveau rondeau de Guillaume Dufay. C’est une chanson d’amour courtois  qui fait partie du large répertoire profane que ce grand compositeur nous a laissé et c’est aussi un pièce polyphonique.

« La plus Mignonne de mon coeur », par l’ensemble médiéval de Londres

 The Medieval Ensemble of London

Fondé à la fin des années 70, par Peter Davies & Timothy Davies, le  Medieval Ensemble de Londres connut une carrière d’un peu moins d’une dizaine d’années. Au cours de son activité, il s’intéressa principalement au répertoire du XVe siècle avec quelques incursions du côté du XIVe et invita à son bord des musiciens importants de la scène anglaise de la musique ancienne ou qui allaient le devenir.

De 79 à 85, la formation laissa pas moins 16 albums en comptant ceux présents dans les coffrets, tous produits aux édition de L’Oiseau-Lyre, disparu depuis.

« Dufay Complete Secular Music »
un coffret dédié à la musique profane de Dufay

En 1981, sous la direction de ses deux fondateurs, The Medieval Ensemble of London faisait paraître à la distribution un impressionnant coffret contenant 5 Cds, autour de musique_chanson_medievale_profane_amour_courtois_guillaume_dufay_album_medieval_ensemble_london_Moyen-agela musique profane de Guillaume Dufay.  Sous le titre de Dufay Complete Secular Music, la production tenait ses promesses puisqu’on pouvait y trouver répertoriée près de 100 pièces  du compositeur du XVe siècle dont le rondeau du jour.

Le coffret est toujours disponible à la vente au format CD et Universal Music Diffusion qui a en charge désormais sa distribution a aussi eu la bonne idée de le proposer au format dématérialisé pour ceux qui préféreraient butiner les pièces qui les intéressent de plus près plutôt que d’acquérir d’un coup l’ensemble d’entre elles : Dufay: Complete Secular Music (5 CDs)

La plus mignonne de mon cueur
de Guillaume Dufay

Du point de vue langagier, nous ne sommes déjà plus, avec cette chanson, dans le cadre du vieux français du moyen-âge central que nous côtoyons souvent ici. De fait, la langue de Dufay ne présente pas de grandes difficultés de compréhension et nous laissons donc cette jolie pièce  libre de toute annotation.

Pour plus de détail sur cette retranscription voir ici
Pour plus de détail sur cette retranscription voir ici

La plus mignonne de mon cueur
Je m’esbahis, dont ce me vient
Que sans cesser il me souvient
De vostre beaulté et doulceur.

Des bonnes estez la meilleur,
Puisque dire le vous convient,

La plus mignonne de mon cueur
Je m’esbahis, dont ce me vient.

Quant j’ay desplaisir ou douleur
Aucune foiz, comme il advient,
Je ne scay que cela devient
Pensant en vostre grant valleur.

La plus mignonne de mon cueur
Je m’esbahis, dont ce me vient
Que sans cesser il me souvient
De vostre beaulté et doulceur.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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« Bien me deüsse targier », une chanson médiévale du trouvère Conon de Bethune par le menu

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet :  chanson médiévale, musisque médiévales, poésie,  chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, chanson de croisades
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe.
Auteur  : Conon de Béthune  (?1170 –1220)
Titre :  «Bien me deüsse targier»
Interprètes  :   Alla Francesca
Album :  Richard Cœur de Lion, Troubadours & Trouvères, (1997)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui,  à la fin du XIIe siècle avec la poésie du trouvère Conon de Bethune. Après avoir publié le servantois  d’Huon d’Oisy à son encontre, nous vous proposons ici d’explorer la chanson ayant justement motivé ces railleries.

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Rappelons-le, avant son départ pour la 3eme croisade, Conon avait composé ce chant pour motiver les seigneurs dont il était contemporains, et même surtout pour fustiger certains d’entre eux au sujet de leurs agissements autour de l’expédition en Terre Sainte. Pour une raison inconnue, le trouvère fut pourtant contraint de rentrer prématurément et  entre temps Huon d’Oisy,  son « maître dans l’art de trouver » (comme on l’apprend dans cette chanson) avait fait d’autres alliances notamment contre Philippe-Auguste. Cet aspect politique a pu, sans doute, motiver qu’il se gaussa, de façon si mordante, du retour précipité du trouvère.

Alla Francesca  à    la redécouverte
des troubadours et trouvères

En 1996, la très sérieuse formation Alla Francesca se proposait un voyage dans la France du moyen-âge central, à la découverte de l’art de ses troubadours mais aussi de ses trouvères.

Sorti un an plus tard, en 1997, l’album ayant pour titre Richard Coeur de Lion, Troubadours & trouvères est le cinquième du célèbre ensemble médiéval (voir autre article sur leur interprétation de la complainte de Richard Cœur de Lion). Alla Francesca y présentait quatorze pièces issues du répertoire de la France médiévale des XIIe et XIIIe siècles, interprétées avec la virtuosité à laquelle ses talentueux artistes nous ont habitué, depuis la création de leur formation.

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On pouvait y retrouver des auteurs en langue d’oil (Gace Brûlé, Guiot de Dijon, le Châtelain de Coucy, Conon de Béthune) mais aussi des troubadours célèbres tels que  Bernard Vendatorn, Gaucelm Faidit, Richard Cœur de Lyon et encore d’autres pièces anonymes en langue latine ou en vieux français. A ce jour et pour notre plus grand plaisir, cet album est toujours édité et distribué par Opus 111. Vous pourrez trouver plus d’informations le concernant sous ce lien : Richard Cœur de Lion – Troubadours & Trouvères.

Les paroles de la chanson de Conon de Bethune

A la difficulté de compréhension du vieux français, cette chanson vient encore ajouter des allusions au contexte politique et économique des croisades. D’un point de vue de son sens général, le trouvère se plaint d’avoir à s’arracher au pays  et notamment à sa dame, pour devoir aller combattre pour Dieu. Il nous parle donc de cette tension entre ce devoir chrétien et guerrier qui l’appelle et ses attachements amoureux et courtois. Ainsi « personne ne quitte la France plus tristement que lui« .  S’il part aussi le cœur joyeux de servir Dieu, son corps résiste, car il sait qu’en se croisant, il se trouvera doublement en pénitence. Combattre et renoncer aussi et pour un temps à ses désirs de chair et ses sentiments. Pour toutes ces raisons, il n’en est que plus méritant nous explique-t-il, et il tient vraisemblablement à ce que cela se sache.

Pour le reste comme indiqué plus haut, il fustigera ici certains barons de son temps pour s’être croisés uniquement par intérêt, autant qu’il critiquera un négoce qui s’était organisé alors et qui consistait à pouvoir éviter la croisade en achetant contre argent sonnant et trébuchant son salut à l’Eglise.

Pour le trouvère, pas question de se défiler, ni de faire prévaloir quelque intérêt malveillant ou vénal, il s’érige en donneur de leçons pour défendre l’expédition en terre sainte au nom de Dieu seul, fut-ce au prix de sacrifices. Comme nous le disions plus haut et dans d’autres articles, Huon d’Oisy lui en fera bientôt payer le prix par sa moquerie.

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« Bien me deüsse targier » dans la langue d’oil de Conon de Bethune

Bien me deüsse targier* (défendre; fig: renoncer)
de chançon faire et de mos et de chans,
quant me convient eslongier* (m’éloigner)
de la millor de totes les vaillans;
si em puis bien faire voire vantance,
ke je fas plus por Dieu ke nus amans,
si en sui mout endroit l’ame joians,
mais del cors ai et pitié et pesance*(chagrin).

On se doit bien efforchier
de Dieu servir, ja n’i soit li talans,* (même si son désir est ailleurs)
et la char* (chair) vaintre et plaissier* (dompter, faire plier),
ki adés* (sans cesse) est de pechier desirans;
adont voit Dieus la doble penitance.
Hé! las, se nus se doit sauver dolans,( se sauver dans la souffance)
dont doit par droit ma merite estre grans,
car plus dolans ne se part nus de France.

Vous ki dismés (dîmer) les croisiés,
ne despendé* ( dépensez) mie l’avoir ensi:
anemi Dieu en seriés.
Dieus! ke porront faire si anemi,
quant tot li saint* (les justes) trambleront de dotance* (de peur)
devant Celui ki onques ne menti?
Adont* (Alors) seront pecheor mal bailli* (mal en point):
se sa pitiés ne cuevre sa poissance* (puissance).

Ne ja por nul desirier* (désir (de rester))
ne remanrai* (demeurerai) chi* (ici) avoc ces tirans,
ki sont croisiet a loier* (contre salaire, paiement)
por dismer clers et borgois et serjans;
plus en croisa covoitiés ke creance* (convoiteux que croyants),
et quant la crois n’en puet estre garans,
a teus croisiés sera Dieus mout soffrans
se ne s’en venge a peu de demorance* (sans tarder).

Li ques (?) s’en est ja vangiés,
des haus barons, qui or li sont faillit.
C’or les eüst anpiriés* (mettre à mal),
qui sont plus vil que onques mais ne vi!
Dehait * (malheur) li bers* (au baron) qui est de tel sanblance
con li oixel qui conchïet *(souille) son nit!
Po en i a n’ait son renne honi,
por tant qu’il ait sor ses homes possance. (1)

Qui ces barons empiriés* (mauvais)
sert sans eür,*(sans compter) ja n’ara tant servi
k’il lor em prenge pitiés; (2)
pour çou fait boin Dieu servir, ke je di
qu’en lui servir n’a eür ne kaance* (ni risque ni hasard),
mais ki mieus sert, et mieus li est meri* (récompensé).
Pleüst a Dieu k’Amors fesist ausi
ensvers tos ceaus qui ens li ont fiance* (mettent sa confiance).

Or vos ai dit des barons la sanblance* (mon avis);
si lor an poise* (pèse) de ceu que jou ai di,
si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi,
qui m’at apris a chanter tres m’anfance(dès mon enfance).

Par Deu, compains, adés ai ramambrance
c’onques aüst …………………………… ami,
ne tous li mons ne vadroit riens sans li;
magrei Gilon, adés croist sa vaillance. (3)


Notes

(1) « Po en i a n’ait son renne honi,   por tant qu’il ait sor ses homes possance ».  Il y en a peu qui n’ait honni leur seigneurie, pour autant qu’ils aient d’autorité sur  leurs hommes. (Les Chansons de Croisade, J Bédier)

(2) « Qui ces barons empiriés sert sans eür, ja n’ara tant servi k’il lor em prenge pitiés » Celui qui sert ses barons mauvais (dévoyés) sans compter  ne les servira jamais suffisamment pour qu’ils le prennent en pitié.

(3) Cette dernière strophe n’est pas reportée dans certaines éditions, sans doute parce quelques pieds de vers se sont perdus en route. Des reconstructions ont été quelquefois proposées, en voici une :  « C’onques n’aüst Amours plus fin ami » (voir article de Luca Barbieri, 2016. Université de Warwick). Cela donnerait pour l’ensemble de la strophe la traduction suivante :

« Par Dieu, mon compagnon, je me souviens toujours
Que l’Amour n’eut jamais plus fidèle ami (fin amant)
et que le monde entier ne vaudrait rien sans lui/elle (Amante, Amour?);
Malgré Gilon, sa valeur augmente toujours. »

Vraisemblablement, on ne sait pas non plus qui est ce Gilon, Gilles auquel il est fait ici allusion.

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En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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