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« Du tres douz nom », le culte marial de Thibaut IV de Champagne servi par la voix de René Zosso

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet :  chanson médiévale, poésie , culte marial, roi troubadour, roi poète, trouvères, vieux-français, langue d’oïl,  vierge Marie.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur   : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre (Thibaud)
Titre :    « Du tres douz nom a la virge Marie»
Interprète  :   René Zosso
Album :  Anthologie de la chanson française, des trouvères à la pléiade  (2005)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la poésie et l’art des trouvères avec un des plus célèbres d’entre eux : Thibaut IV de Champagne , roi de Navarre et comte de Champagne, connu encore sous le nom de  Thibaut le Chansonnier. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir et d’à-propos que c’est une  belle et puissante interprétation de René Zosso qui nous permettra de découvrir cette chanson médiévale du XIIIe siècle.

Une chanson du roi de Navarre
en hommage au nom de la vierge

On connait du legs de Thibaut de Champagne, les pièces courtoises ou encore les chants de croisade. Nous en avons déjà présenté quelques-unes issues de ces deux répertoires. Pour varier un peu, la
pièce du jour est dédiée à la dévotion à Sainte Marie, autrement dit
au culte marial, très populaire aux temps médiévaux notamment à partir du Moyen Âge central.

deco-medieval-culte-marialOn le verra, dans cette chanson, le roi et seigneur poète énumère les qualités et les propriétés de la sainte vierge, à partir des cinq lettres composant  son nom :  M A R I A. On notera qu’avant lui,  le moine et trouvère   Gauthier de Coincy (1177-1236) s’était, lui aussi, adonné à un exercice  similaire à partir du nom de la Sainte.  Au Moyen Âge, la seule  prononciation de ce dernier est réputée chargée de hautes propriétés spirituelles, voire « magiques » ou miraculeuses.  Vous pourrez trouver des éléments d’intérêt  sur ces questions dans un article de la spécialiste de littérature médiévale et de philosophie religieuse Annette Garnier : Variations sur le nom de Marie chez Gautier de Coinci, Nouvelle revue d’onomastique, 1997. Egalement, pour élargir sur le culte marial et ses miracles, nous vous invitons à consulter nos publications sur les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille. Passons maintenant aux sources de cette chanson  et sa partition .

Sources manuscrites historiques :
le  trouvère K ou chansonnier de Navarre

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On retrouve cette  pièce du comte Thibaut de Champagne dans un certain nombre de manuscrits anciens datant plutôt des XIVe et siècles suivants. On citera le Chansonnier du Roi dit français 844 ou encore les   MS français 846, MS français 12615 et MS français 24406. Ajoutons-y également  le  Manuscrit MS Français 12148, autrement coté, MS 5198  de la Bibliothèque de l’Arsenal (voir photo ci-dessus). C’est un ouvrage d’importance dont nous avons, jusque  là, peu parlé.

Un mot du Manuscrit MS 5198 de l’Arsenal

Daté du   premier quart du XIVe siècle, ce manuscrit ancien contient  pas moins de  392 folios  pour 418 pièces : chansons avec musiques annotées et poésies françaises. Les auteurs sont variés dont une grande quantité de trouvères. L’oeuvre de Thibaut de Champagne y est largement représentée ; sous  le nom de « roi de Navarre« , elle  ouvre même le MS 5198 avec  53 pièces.  Pour avoir une bonne  vision du contenu de ce manuscrit médiéval, nous vous conseillons de vous procurer la Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et  XIVe siècle de Gaston Raynaud (1884). Quant à l’original digitalisé, il est consultable sur Gallica.

« Du trez douz nom » de Thibaut de Champagne par René Zosso

 Anthologie de la chanson française : des trouvères à la Pléiade

musique-medievale-album-trouveres-chansons-francaises-anthologie-moyen-ageNous avons déjà consacré un article à cet album d’Anthologie autour de la musique médiévale et renaissante. Daté du milieu des années 90, il fait partie d’une vaste collection de CDs, sortie chez EPM, qui proposait de découvrir la chanson française à travers les époques. L’opus réservé à la période « des trouvères à la Pléiade » , dont est extraite la pièce du jour, faisait  une belle place à René Zosso.   Ce dernier  y interprétait, en effet, plus de six chansons dont en compagnie de Anne Osnowycz. (Nous vous renvoyons au lien ci-dessus pour découvrir une autre de ces pièces, ainsi que plus d’information sur cet album.)

Ajoutons que sur les 24 chansons présentées dans cette Anthologie, se trouvaient trois chansons tirées du répertoire de Thibaut le chansonnier, toutes interprétées par le musicien et joueur de vièle à roue suisse.


Du tres douz non a la Virge Marie
du vieux français d’oïl au français moderne

NB : une fois n’est pas  coutume, pour cette traduction de l’oïl vers le français moderne, nous avons suivi, à la lettre, celle du critique littéraire et médiéviste français Alexandre Micha dans son ouvrage :   Thibaud IV, Thibaud de Champagne, Recueil de Chansons (Paris, 1991, Klincksieck).

Du tres douz non a la Virge Marie
Vous espondrai cinq letres plainement.
La premiere est M, qui senefie
Que les ames en sont fors de torment;
Car par li vint ça jus entre sa gent
Et nos geta de la noire prison
Deus, qui pour nos en sousfri passion.
Iceste M est et sa mere et s’amie.

Du très doux nom de la Vierge Marie
Je vous expliquerai les cinq lettres clairement.
La première est M, qui signifie
Que les âmes par elle sont délivrées des tourments,
Car par elle descendit parmi les hommes
Et nous jeta hors de la noire prison
Dieu qui pour nous souffrit sa passion.
Ce M représente sa mère et son amie.

A vient après. Droiz est que je vous die
Qu’en l’abecé est tout premierement;
Et tout premiers, qui n’est plains de folie,
Doit on dire le salu doucement
A la Dame qui en son biau cors gent
Porta le Roi qui merci atendon.
Premiers fu A et premiers devint hom
Que nostre loi fust fete n’establie.

A vient après et je dois vous dire
Qu’il est la première lettre de l’alphabet.
Avec cette première lettre, si l’on est sage,
On doit dire dévotement la salutation
A la Dame qui en son beau corps
Porta le Roi de qui nous attendons le pardon.
A fut la première lettre du premier homme,
Depuis que notre religion fut instituée.

Puis vient R, ce n’est pas controuvaille,
Qu’erre savons que mult fet a prisier,
Et sel voions chascun jor tout sanz faille,
Quant li prestes le tient en son moustier;
C’est li cors Dieu, qui touz nos doit jugier,
Que la Dame dedenz son cors porta.
Or li prions, quant la mort nous vendra,
Que sa pitiez plus que droiz nous i vaille.

Puis vient R, ce n’est pas pure fantaisie :
Nous savons qu’erre est digne de respect,
Et nous le voyons chaque jour avec évidence,
Quand le prêtre le tient en son église :
C’est le corps de Dieu qui nous jugera tous
Et que la Dame porta en son beau corps.
Demandons-lui, quand viendra notre mort
Que sa pitié soit plus forte que sa justice.

I est touz droiz, genz et de bele taille.
Tels fu li cors, ou il n’ot qu’enseignier,
De la Dame qui pour nos se travaille,
Biaus, droiz et genz sanz teche et sanz pechier.
Pour son douz cuer et pour Enfer bruisier
Vint Deus en li, quant ele l’enfanta.
Biaus fu et genz, et biau s’en delivra;
Bien fist senblant Deus que de nos li chaille.

I est tout droit, svelte et de belle taille.
Tel fut le corps, riche de toutes les vertus,
De la dame qui se met en peine pour nous,
Beau, svelte, noble, sans tache et sans péché.
Grâce à son doux coeur et pour briser l’Enfer
Dieu était en elle, quand elle l’enfanta.
Il était beau et gracieux et elle eut une heureuse délivrance.
Dieu montra bien qu’il a soin de nous.

A est de plaint: bien savez sanz dotance,
Quant on dit a, qu’on se plaint durement;
Et nous devons plaindre sanz demorance
A la Dame que ne va el querant
Que pechierres viengne a amendement.
Tant a douz cuer, gentil et esmeré,
Qui l’apele de cuer sanz fausseté,
Ja ne faudra a avoir repentance.

A exprime la plainte : vous savez bien
Que quand on dit A, on se plaint amèrement.
Nous devons constamment faire monter nos plaintes
Vers la Dame qui n’a d’autre but
Que de voir le pécheur s’amender
Elle a le cœur si doux, si noble, si généreux
Que si on fait appel à elle,
Il s’ouvrira au repentir.

Or li prions merci pour sa bonté
Au douz salu qui se conmence Ave
Maria! Deus nous gart de mescheance!

Implorons sa merci, confiants en sa bonté,
Avec le doux salut qui commence par Ave
Maria. Que Dieu nous garde de tout malheur !


En vous souhaitant une  fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

« Il me covient renvoisier », une chanson de Colin Muset entre courtoisie et invite aux ripailles

trouvere_poesie_medievale_chansons_lyrique-courtoise_moyen-ageSujet  : chanson médiévale, poésie médiévale, trouvère, fine amor, vieux-français,  lyrique courtoise, amant courtois. chansons bachiques, trouvère
Période :    moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur   :    Colin Muset (1210-?)
Titre  : « Il me covient renvoisier.»
Ouvrage    :   Les chansons de Colin Muset, par Joseph Bédier & Jean Beck. Paris, Champion, 1938.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous présentons une nouvelle chanson en langue d’oïl. En provenance du moyen-âge central et du XIIIe, elle est traditionnellement rattachée au trouvère Colin Muset, Du point de vue documentaire, elle a pour seule source historique le Chansonnier Cangé, ou Français 846 (consulter sur Gallica). Ce manuscrit médiéval, daté du dernier quart du XIIIe siècle, n’en attribue  pas, de manière claire, la paternité au trouvère, mais au vue des similitudes de cette pièce avec le style de ce dernier, ces biographes s’en sont chargés, en particulier Joseph Bédier dans son édition de 1938 sur l’oeuvre de Muset.

Amour, courtoisie et bonne chère

Du point de vue du contenu, on trouve, dans cette chanson, des envolées d’enthousiasme et de joie très courtoises. La belle saison est là, le poète est guilleret et léger. Il pense à la demoiselle chère à son cœur même si, dans la pure tradition de cette lyrique colin_muset_chanson-poesie-medievale_Manuscrit_Chansonnier-Cangé_il-me-covient-renvoisier-spoétique, les médisants ne sont jamais loin pour diviser ou pour empêcher que le tableau ne soit trop simple pour l’amant courtois (voir sur le thème des médisants dans la lyrique courtoise).
.

« Il covient de renvoisier »
dans le Français  846

ou Chansonnier Cangé
BnF, dept des manuscrits

Pour le reste, Colin Muset  nous a conté souvent son goût de la bonne chère et des bons vins, au point d’en avoir presque fait l’une de ses marques de fabrique et, là encore, sa joie courtoise ne va pas lui nouer l’estomac et certainement pas lui couper l’appétit. Au contraire, elle lui fournit plutôt l’occasion d’une invite à festoyer et ripailler et notre trouvère (s’il s’agit bien de lui et non pas d’un imitateur d’époque) fait ici une pièce qui tient, à la fois, de la lyrique courtoise et des chansons à boire. C’est d’ailleurs dans cette dernière catégorie que Alfred Jeanroy et Arthur Långfors la classeront (sans l’attribuer au trouvère) dans leur ouvrage de 1921 : Chansons satiriques et bachiques  du XIIIe siècle. 

Au passage et se souvenant de certaines autres des compositions de Muset, et notamment de « Sire Cuens j’ai viélé« , on peut se demander si ce mélange de genres n’est pas aussi destiné à ses nobles hôtes et auditeurs : un peu comme une façon de leur tendre la perche, pour s’assurer qu’ils colin-muset_musique-medievale_chanson-poesie-moyen-age_partitionle gratifient d’un bon repas en retour de ses chansons et de son art.

(Ci-contre la partition musicale moderne de cette chanson médiévale par John E Stevens)

Concernant le vieux français du XIIIe siècle, il ne se laisse pas si facilement saisir aussi, à notre habitude nous vous donnons des clefs utiles de vocabulaire. Elles sont nombreuses, aussi nous espérons qu’elles ne compliqueront pas trop le plaisir de votre lecture.


« Il me covient renvoisier »
dans le vieux français d’oïl de Colin Muset

Il me covient renvoisier (m’égayer, folâtrer)
En cest estey
Et joer et solacier (me divertir)
Et deporter : (me réjouir)
J’ai trovey
Mon cuer plus que je ne sueil (souloir, avoir l’habitude) enamoré ;
Mais grever (me nuire)
Me cuident (croire) li mesdisant et dessevrer (compromettre ma liaison).
La tousete (jouvencelle) es blans muteaus (mollets),
Es chevous lons,
Celi donrai mes joiaus
Et mes granz dons.
Sejornons (reposons-nous, faisons halte),
Ensi s’en va mes avoiers (mon chemin) a grand bandon, (sans retenue)
Or maingons,
Solaçons et deportons !  Bon poissons,
Vins poignanz (piquants, de caractère ? ) et bon rapiaux (boisson médiévale à base de vin) et venoisons !

S’ele me done une baisier
En receley, (en secret, en cachette)
Je n’avroie pas si chier
Une cité ;
J’en prie Dey :
Lors avrai quanque je quier a point mené. (1)

(1) Dès lors j’aurais mené à bien tout ce que j’ai en tête, ce en quoi je crois.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred

Pour moyenagepassion.com
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