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Fernán González, Héroïsme et honneur dans l’exemple XXXVII du comte Lucanor

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, valeurs chevaleresques, honneur, monde féodal, Europe médiévale.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne médiévale du XIVe siècle, Don Juan Manuel de Castille et León, chevalier et seigneur, duc et prince d’Escalona et de Villena, rédige, dans un petit ouvrage, un peu plus de cinquante contes : ces histoires courtes, appelées exemplos dans la version originale du livre en castillan ancien (étymologie proche de la racine latine exemplum qui nous a donné exemple mais surtout, dans le même champ sémantique : exemplarité, exemplaire) portent sur diverses valeurs morales. Au delà, le traité se présente aussi, et d’une certaine manière, comme un guide pour l’action puisque les problèmes qui y sont posés sont souvent très concrets.

Valeurs morales, politiques, stratégiques, humaines, pour les mettre en scène, le noble espagnol s’invente un personnage : le comte Lucanor, noble dont on devine les préoccupations proches de celles de son créateur. L’homme a un serviteur et conseiller du nom de Patronio qu’il ne manque pas d’interroger face à des prises de décision variées. En retour, les enseignements du sage interlocuteur prennent, le plus souvent, la forme d’anecdotes. Elles sont empruntées à diverses sources : exemples issus de la littérature, fables, contes (européens ou importés de destinations plus lointaines), fictions mais encore récits d’inspirations plus historiques.

Comment doit se comporter l’homme, l’homme de bien, le noble seigneur, le chevalier véritable ? Comment doit-il agir ? A qui peut-il se confier ? Comment doit-il défendre ses États ? La finalité du propos est ce qui compte le plus et Le comte Lucanor de Don Juan Manuel finira par prendre une belle place dans la littérature médiévale castillane du premier tiers du XIVe siècle.

Honneur contre faiblesse,
valeurs guerrières et chevaleresques

Le conte d’aujourd’hui, dénommé exemple XXXVII dans la version originale du livre, traite à la fois d’honneur et de valeurs chevaleresques. On verra notamment que le seigneur prêt à en découdre bec et ongles pour sauver ses Etats, ses gens et son honneur peut entraîner, dans son sillage, les armées qu’on croyait les plus éreintées et démotivées.

C’est le personnage historique de Fernán González (Ferdinand González de Castille) qui sert de référence à notre récit du jour. Nous l’avions déjà croisé dans l’Exemple XVI du comte Lucanor. Sous la plume de Don Juan Manuel, ce comte de Castille du Xe siècle affirmait alors l’importance cruciale de défendre et maintenir sa renommée, sa réputation (fama) de son vivant. Dans le récit XXXVII, le courage du noble et son sens de l’honneur seront à nouveau pris en exemple pour illustrer les valeurs morales du seigneur et guerrier « véritable ».

Fernán González, comte de castille (910-970)

Statue du comte Fernán González, Madrid, Espagne. par Juan de Villanueva Barbales (1681-1765).

Fernán González est, à la fois, un personnage historique et un chevalier castillan devenu légendaire par les œuvres littéraires produites sur lui. A l’image de Roland en France, il est entré dans les récits fondateurs de la péninsule ibérique et en particulier, de la suprématie castillane. De par cette double existence de chair et de vélin, il a pu s’avérer un peu ardu pour l’histoire médiévale, de faire le tri entre hauts faits établis, d’un côté, et inventions littéraires de l’autre. Nous ne nous aventurerons pas dans cette quête. Fort heureusement, un chartiste s’y est attelé et c’est, sous sa gouverne, que nous dirons quelques mots de ce seigneur de l’Espagne médiévale, devenu légendaire.

Un héros castillan entre histoire et légende :
dans les pas de Matías Ferrera

Dans une thèse soutenue, en 2017, devant l’Ecole Nationale des Chartes, l’historien Matías Ferrera est parti à la découverte du noble comte castillan du Moyen Âge central. En le rapprochant du personnage ayant inspiré le Cid, mais tout en s’étonnant du peu de renom de Fernán González, le jeune chartiste a tenté de rendre justice à ce héros castillan tout en triant le factuel et l’historique du factice, dans une vaste approche historiographique. Comme indiqué, nous ne ferons ici que suivre très modestement ses pas, en notant au passage que l’excellence de ses travaux lui ont remporté le prix Auguste-Molinier (1).

Eléments historiques et biographiques

Fernán González nait autour de 910 dans une Espagne et une Castille encore divisées entre diverses provinces et couronnes. Fils d’un héros de la Reconquista (Gonzalo Fernández), le jeune Fernán se verra confié la charge des comtés de Burgos, d’Álava et de Castille par le roi de León, Ramiro II. Il est alors âgé d’un peu plus de 20 ans. Dans une Espagne encore sujette aux nombreuses poussées de conquêtes maures, la responsabilité est grande et pour le moins stratégique. Il parviendra pourtant à la tenir, tout au long de sa vie, et, malgré quelques vicissitudes dues à des revirements intempestifs de pouvoir à la couronne de Léon, Fernán González demeurera, au long de sa vie, un vassal plutôt fidèle de ce comté.

Reconquista, alliances croisées et descendance

Durant de longues années, il s’illustrera dans des opérations de Reconquista dont, autour de 938-939, une des plus grande offensive jamais menée contre les chrétiens du nord par le califat de Cordoue. Il en sortira vainqueur aux cotés d’autres nobles espagnols, notamment en participant à la bataille de Simancas qui mit un frein à cette campagne d’envergure de Abd al-Rahman III et à ses grandes ambitions. Les deux décennies suivantes verront s’alterner de courtes périodes de trêve et de nouvelles offensives des califats du sud sur l’Espagne chrétienne ; Fernán González continuera d’y prendre bonne part.

En plus de ses relations vassaliques avec la province de León, Fernán González s’allia aussi, par le truchement du mariage, avec les seigneurs de Pamplona. Ce rapprochement permit d’unifier ce dernier comté et les castillans face aux maures. A sa mort, sa descendance conserva le comté de Castille durant plusieurs générations. Par le jeu des alliances et des héritages, le noble espagnol du Xe siècle deviendra ainsi un des ancêtres de la lignée qui allait consacrer l’union du royaume de Castille et de León dans la première moitié du XIIIe siècle.

Les chroniques médiévales autour de Fernán González

Les premières chroniques médiévales espagnoles réserveront un sort assez mitigé au rôle historique de Fernán González et à ses faits, suivant leur parti-pris (en faveur des castillans ou d’autres provinces). A l’image de chroniques « historiques » de la même époque sur notre sol, ces récits comporteront souvent une bonne dose d’inventivité et la marque certaine de leurs commanditaires. Parmi eux, les plus élogieux feront déjà de notre personnage, le libérateur de l’emprise de la couronne de León sur la Castille.

Un tournant plus marqué en faveur du comte castillan se fera au milieu du XIIIe siècle avec l’écriture, à San Pedro de Arlanza et de la main d’un moine demeuré anonyme, du Poema de Fernán González (autour de 1250). En s’appuyant de manière partielle sur d’autres textes, cette œuvre entendra mettre clairement en exergue le rôle central et la prédominance de la Castille dans l’histoire de la péninsule, et notamment dans celle de la Reconquista. Son auteur y ancrera le lignage du noble mais aussi son enfance, dans un récit qui pourrait sembler digne du mythe arthurien : enlèvement, élevé dans la forêt par un charbonnier, révélation divine et mystique de son destin pour sauver la Castille de tous ses ennemis intérieurs ou étrangers, … Puis, il en fera, tout à la fois, le grand héros de la Reconquista et le libérateur de la Castille contre les Maures, mais aussi les Navarrais et les Léonais.

Fernán González dans l’exemple XXXVII

Suivant toujours les pas de Matías Ferrera, il faudra attendre encore un peu pour voir la réputation du comte de Castille consolidée dans des œuvres littéraires plus tardives que la geste du milieu du XIIIe siècle. Pour revenir à notre comte Lucanor, à un peu moins d’un siècle de la rédaction du Poema de 1250, Don Juan Manuel sera même un des premiers à remettre l’emphase sur la nature héroïque du comte de Castille du Xe siècle.

Dans cet exemple XXXVII, la bataille de Hacinas à laquelle il est fait allusion l’est, sans doute, en référence à la réécriture de la bataille historique de Simancas, dans le Poema de Fernán González. Quant aux ennemis Navarrois dont Don Juan Manual nous parle, ils semblent eux-aussi provenir de la même source. Bien que chrétien, le royaume de Navarre y apparaît comme un allié des Maures et de leurs intérêts contre la Castille. Après plusieurs grandes batailles, la geste du XIIIe siècle nous explique même que le comte Fernán González serait venu finalement à bout de l’ennemi, en asseyant, pour les temps à venir, la victoire incontestée de la Castille sur le royaume de Navarre. Le conte du jour ne désavouera pas cette version d’une tranquillité durable acquise par la force et le refus de céder un pouce de terrain.

Dans son conte et pour les besoins de l’exemplarité, Don Juan Manuel semble bien avoir fusionné ces deux grands récits du Poema pour les rapprocher dans le temps. Du même coup, on y gagne en dimension dramatique et on y perçoit bien les tensions intérieures de cette Espagne médiévale prise sous le feu de conflits frontaliers entre provinces voisines, guerre de Reconquista et opérations régulières de conquête par les maures.


De la réponse que le comte Fernán González
fit aux siens après la victoire de Hacinas

NB : Comme toujours nous ne faisons que retranscrire ici la traduction de Adolphe-Louis de Puibusque de 1854. Elle suit globalement le fil, en prenant tout de même quelques libertés que nous avons souligné notamment sur les morales qui concluent ses petits contes.

Le comte Lucanor revenait un jour d’une expédition, épuisé de lassitude, souffrant de tout son corps, dépourvu de toute chose ; et avant qu’il pût se reposer, il apprit qu’une nouvelle attaque se préparait. La plupart de ses gens l’exhortèrent à se remettre d’abord de ses fatigues, sauf à aviser ensuite comme bon lui semblerait. Le comte interrogea Patronio sur ce qu’il convenait de résoudre et Patronio lui répondit :

— Seigneur, afin que vous agissiez pour le mieux, apprenez la réponse qui fut faite en pareille occasion par le comte Fernán González à ses compagnons d’armes.
Le comte Fernán González vainquit Almanzor à la bataille de Hacinas ; mais il perdit beaucoup de monde dans cette affaire, et tout ceux qui échappèrent à la mort furent comme lui très maltraités ; or, avant qu’ils fussent rétablis, le comte apprit que le roi de Navarre faisait une invasion sur ses domaines, et aussitôt il donna l’ordre aux siens de marcher contre les Navarrais, à quoi ceux-ci répondirent que leurs chevaux étaient harassés et eux aussi ; et que s’ils ne faisaient pas leur devoir comme de coutume, c’est qu’ils étaient dans un état qui les obligeait à prendre du repos et des soins.
A ces mots, le comte Fernán González sentit son honneur plus que ses souffrances, et leur dit : « Amis, que nos blessures ne nous empêchent pas de combattre ; les nouvelles nous feront oublier les anciennes ». Et dès que ses compagnons d’armes virent que sans ménagement pour sa personne, il n’était occupé que de ses Etats et de son renom, ils le suivirent et l’aidèrent à remporter une victoire qui assura sa tranquillité pour toujours.

— Et vous Seigneur comte Lucanor, si vous avez à cœur de faire ce qu’exige la défense de vos terres, de vos vassaux et de votre honneur, ne tenez aucun compte ni des fatigues, ni des périls, et faites en sorte que le danger qui arrive vous fasse oublier le danger qui est passé. »

Le comte Lucanor goûta beaucoup ce conseil, il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan Manuel, estimant aussi que l’exemple était bon à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

« Regarde pour certain, et redis-toi sans cesse
Que l’honneur ne peut vivre où loge la mollesse. »


Note sur la morale de ce conte

Nous nous livrons souvent au petit jeu qui consiste à repartir de la morale originale pour la comparer à la traduction de Adolphe-Louis de Puibusque. Voici donc, dans l’ordre, les deux versions que nous donnent respectivement l’ouvrage du XIVe siècle en castillan ancien, suivie d’une version plus récente en espagnol moderne.

La morale en castillan ancien

« Aquesto tenet çierto, que es verdat provada:
que onra et grand vicio non an una morada.
« 

El Conde Lucanor Juan Manuel, Infante de Castilla

La morale en castillan moderne

« Tened esto por cierto, pues es verdad probada:
que la holganza y la honra no comparten morada.
« 

Introducción a El Conde Lucanor, Vicedo Juan,
Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2004.

Holganza : paresse, oisiveté, inaction (voire fainéantise dans certains variations plus péjoratives) est devenue chez Puibusque « la mollesse ». Cela donne un certain « allant » à cette morale mais l’éloigne peut-être un peu de sa nature qu’on pourrait considérer comme plus « naturellement » médiévale. Disant cela, on pense à certaines représentations qui peuvent alors courir au sujet de l’oisiveté ou l’inaction.

La notion d’impossibilité de « compartir morada« , autrement dit « paresse et honneur ne peuvent pas vivre sous le même toit« , se retrouve bien chez l’auteur du XIXe siècle. Pour le reste, il a choisi de mettre l’emphase sur une morale que le lecteur devrait se ressasser pour la garder en tête : « Regarde pour certain, et redis-toi sans cesse » . Une traduction plus littérale donnerait : « Tiens pour vérité, c’est un fait établi ».

En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE.
pour moyenagepassion.com
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(1) « Fernán González, comte de Castille devenu héros (xᵉ-xvᵉ siècles)« , Matías Ferrera Ecole des Chartes, compte-rendu de thèse.

NB : l’image d’en-tête est un travail à partir de deux sources différentes. Le fond est tirée d’une gravure du XIXe siècle. Elle représente un épisode de la bataille de Simancas : l’embuscade d’Alhandega (939) menée contre les troupes de Abd-ar-Rahman III par Ramiro II de Léon. Le portrait de premier plan représente Fernán González. Il est tiré de l’ouvrage : Cronica General de España. Historia Ilustrada y Descriptiva de sus Provincias. Asturias and Leon, (Editée par Ronchi, Vitturi, Grilo, Madrid, 1866).

Heureux l’habitant d’un pays où règne justice et raison : un rondeau d’Eustache Deschamps

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  auteur médiéval,  moyen-français, poésie , rondeau,  justice, raison, poésie courte
Période : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Eureux est homs de bon pais»
Ouvrage  :   Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome  IX,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1893)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passion

ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif et à la fin du XIVe siècle, avec une poésie d’Eustache Deschamps. Cette fois-ci, pour changer un peu des nombreuses ballades que nous a léguée cet auteur médiéval, nous vous présentons un de ses rondeaux.

Dans l’édition du Marquis de  Queux de Saint-Hilaire (op cité),  le titre   « Heureux les habitants d’un pays où règne la justice » a été donné à cette courte pièce. C’est assez explicite ; il fait bon vivre dans un pays où règne justice et raison. Pour peu qu’il possède de quoi se nourrir, un toit ou même un lopin de terre, l’homme de bien n’aura plus qu’à y couler des jours heureux, en toute tranquillité.

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Faut-il ranger ce rondeau d’Eustache dans ses poésies sur le thème de l’éloge du contentement (voir Aurea Mediocritas) ? En vérité, on serait plutôt tenté d’y lire le constat ou l’appel de celui qui a connu les affres de la guerre de cent ans tout au long de sa vie. Dans de nombreuses ballades, il s’est aussi beaucoup plaint des exactions, abus et pillages menés à l’encontre des pauvres gens (ou même encore, occasionnellement, de ses propres terres). Nul doute qu’Eustache connait la grande valeur de la justice et de la raison pour la paix sociale et pour la félicité des habitants d’un pays ou d’un royaume. De ce rondeau jusqu’à l’actualité récente, l’expérience a d’ailleurs prouvé que ce minimum exigible n’est pas si facile à réunir.


Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.

Mais qu’il ne soit de nul haït
Et face bien toute saison
Eureux est homs de bon pais !

De nul en sera envahis,
Se ce n’estoit par traison;
Car, puis qu’il ne fait desraison,
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.


NB : pour ce qui est de l’enluminure utilisée dans notre illustration, elle est tirée d’un livre d’heures italien daté de la fin du XVe siècle : le manuscrit médiéval  MS G14 actuellement conservé à la  Morgan Library de New York.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Une citation de Jules Michelet sur les croisades et quelques mots sur le lyrisme en Histoire

citation-moyen-age-histoire-france-medievale-jules-micheletSujet : citation, monde médiéval, croisades, historien,  Godefroy de Bouillon, France médiévale, lyrisme,   littérature, roman national
Période :  Moyen Âge central, XIIe siècle, modernité
Auteur : Jules Michelet
Ouvrage : Histoire de France – 1833


“Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre et de dire : Ceci est bon. Il n’en est pas ainsi de l’homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu’il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et qu’il le tient enfin, l’objet adoré, il ne le reconnaît plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût, et soi-même. Alors ce n’est plus pour lui la peine de vivre ; il n’a réussi, avec tant d’efforts, qu’à s’ôter son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand il eut conquis l’Asie, et Alaric, quand il eut pris Rome. Godefroi de Bouillon n’eut pas plutôt la terre sainte qu’il s’assit découragé sur cette terre, et languit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous sommes tous en ceci Alexandre et Godefroi. L’historien comme le héros.”

Jules MicheletHistoire de France T2 – Suite de la croisade (1833)

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Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionil convient de prendre soin, en relisant Jules Michelet  (comme d’autres historiens du passé, du reste) de le resituer dans son temps, il demeure difficile de rester insensible à l’érudition et aux qualités de cet historien du XIXe siècle, haut en couleur et au caractère trempé. Encore aujourd’hui, sa monumentale   Histoire de France     impressionne par son contenu et son ambition.  Pourtant, au delà de ce vaste récit national  revisité à l’aulne de Michelet, ce qui frappe sans doute le plus, de prime abord, en feuilletant ses volumes, ce sont les talents stylistiques de ce dernier et l’intensité qu’il met  à  nous transmettre sa passion pour la France comme pour l’histoire.

Nous ne sommes pas les premiers à chanter les louanges littéraires de Jules Michelet.  Face à ses   parutions et notamment celle-ci, même ses nombreux détracteurs n’ont  eu d’autres choix que de s’incliner sur  ces aspects.  De fait, qui est sensible à la langue française et aux qualités de plume ne pourra que tomber sous le charme. Nous sommes face à un grand auteur. On a même souligné ce talent chez lui au risque d’éclipser, parfois son érudition au sujet de l’Histoire elle-même. « L’auteur de l’Histoire de France écrirait-il trop bien pour être honnête ? » se demandait le journaliste Jérôme Gautheret dans un article du   Monde de 2008, en saluant au passage la réédition de cette oeuvre de Michelet (l’Histoire de France de Michelet enfin réédité). La formule est triviale, mais elle résume assez bien l’idée.

 Un Roman national :
l’Histoire à l’aulne de Michelet

michelet-histoire-de-france-livre-historien-auteurSur le fond,   c’est un fait,  Jules Michelet est un homme de conviction. Il porte des valeurs fortes et entend les transmettre.  Certaines demeurent de son temps, d’autres nous semblent, aujourd’hui,   venir au secours de notre modernité et vouloir l’éclairer. Par dessus tout, notre homme aime la république, comme il aime la nation  et ce qui l’a forgée. Il sait aussi la France cimentée par sa langue sous les apports des peuples multiples qui l’ont formée. Sa continuité est ailleurs.

Plus qu’avoir simplement écrit une histoire de France, Michelet l’a forgé  sur son enclume comme un artisan. Avec son cœur, sa fougue et le feu de ses convictions, il y a fait entrer ses vérités,  La patine qui en résulte n’a pas été et n’est toujours pas du goût de tous. Elle a toujours fait polémique. Revisitée à la lumière de l’histoire actuelle, elle emporte aussi quelques inexactitudes. Bien sûr, son objectivité et ses prises de positions fortes ont été largement questionnées. On ira même jusqu’à le traiter d’imposteur. Entre toutes les critiques qui suivront,  on finira par lui reprocher, de manière presque consensuelle, d’avoir été à l’origine d’une Histoire de la France romancée et même romanesque et idéalisée : un « roman national » que les temps suivants se chargeraient bientôt de mettre copieusement à bas.


« Cette œuvre  mémorable, d’environ quarante ans, fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France. »

Jules Michelet  –   Histoire de France – préface de 1869


Le souffle lyrique de Michelet

Quoiqu’il en soit,  si l’idéologie n’est évidemment pas absente  des ouvrages de Michelet et si son roman national  a essuyé, depuis, de sérieux contre pieds,  il demeure évident que personne ne pourra priver l’homme de son talent.  A  près de 200 ans des  premiers tomes  de son Histoire de France,  un puissant souffle lyrique traverse encore  cette oeuvre de part en part. Toute proportion gardée, c’est un peu comme si une certaine culture antique et médiévale de la chronique historique venait prendre le pas, par endroits, sur un style plus neutre et encyclopédique qu’on pourrait attendre, de nos jours, d’un projet de cette ambition. Nous sommes face, ici, à une Histoire qui se raconte avec élan et qui résonne comme autant d’histoires imbriquées. L’historien y assume pleinement la place de  véritable auteur et, se faisant, il se double aussi d’un « (hi)story teller »,   un conteur.

Une tradition lyrique en histoire

Nous ne ferons pas ici l’historiographie d’une certaine tradition lyrique et littéraire  en Histoire. Elle ne débute pas avec Michelet.  Elle ne s’arrêtera pas avec lui. Une fois les éléments bien posés d’une méthodologie historique, elle se poursuivra même, jusqu’à nous, dans une proportion  variable (et un attachement inégal), en fonction de la sensibilité de chaque historien. Sous le poids de l’académie ou d’une certaine épistémologie, s’il fallait poser la question : « l’Histoire devrait-elle ennuyeuse pour être sérieuse ? » La réponse serait, à coup sûr, non. Au risque de quelquefois diluer la vérité dans ses effets (à quoi vigilance commande) la discipline subit aussi les exigences (pédagogiques  ou passionnées) de sa propre transmission.

Entre passion et transmission

michelet-histoire-de-france-livre-historien-auteur_002Qu’on nous passe le jeux de mots, mais si l’histoire est faite de la chair de ses chercheurs et de ses hommes, elle a aussi  ses chaires, ses têtes blondes et ses auditoires. Certes, elle est liée inextricablement et historiquement à la littérature, mais elle est aussi entrée dans le monde de l’éducation par la grande porte. Nous l’avons déjà dit, c’est à la fois un science de l’homme et une matière scolaire. A ce  titre, elle reste une discipline de la passation et il faut bien qu’elle en assume pleinement les contingences :  intelligibilité, nécessité et volonté de partage, mais encore passion de ses hommes et conscience aigüe, pour la plupart d’entre eux, de l’importance de la perpétuation d’une conscience historique pour une juste  compréhension du présent et une meilleure préparation de l’avenir.  Bien des historiens modernes pourraient tomber d’accord sur cette dernière dimension. Au milieu du XXe, souvenons-nous d’un  Lucien Febvre  qui s’enflammait tout entier pour un combat pour l’Histoire. Il aurait, lui aussi, de nombreux héritiers.

Pour apporter de l’eau au moulin de cette histoire attachée au style  qui entend  s’ouvrir à l’autre, en soignant sa plume et ses effets, on pourra encore évoquer, plus proche de nous,  certaines pages de  Georges Duby  ou  de manière plus parlante encore, certains extraits de son « Temps des Cathédrales » (papier ou télévisuel). Chez lui comme chez Michelet ou bien d’autres, on retrouvera,  dans  ce souffle lyrique d’une histoire qui s’enflamme, une volonté d’entraîner dans ses plus belles envolées, l’intérêt pour le passé autant que la passion pour l’histoire.  De son côté, le lecteur ou l’auditeur ne pourra que s’en délecter, même s’il ne devra pas, pour autant, désarmer son sens critique. Peut-être même devra-t-il,  l’exercer plus encore  ; la beauté d’un effet de style ou la plus belle des anecdotes ne devraient jamais faire perdre de vue totalement la complexité des faits et toutes  leurs nuances.   

En vous souhaitant une belle journée.
Fred

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« Pardonnez moy car je m’en vois en blobes »; une ballade d’Eustache Deschamps sur la vieillesse

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  ballade médiévale,  moyen-français, poésie, satire, vie, vieillesse.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :   «Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.»
Ouvrage :    Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome  II,   Marquis de Queux Saint-Hilaire (1893)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaoila longtemps que nous n’avions publié une poésie de notre bon vieil Eustache Deschamps.  Ce n’est pourtant pas faute d’avoir l’embarras du choix dans son généreux legs.  Dans ses innombrables ballades sur tout sujet (plus de 1000), il en a laissé   deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageun certain nombre sur l’âge, la vie et le passage du temps. C’est sur ce  thème  que porte notre poésie du jour.

Tôt instruit et amoureux de lettres et de science,  devenu bientôt officier à la garde du roi, messager, huissier et puis Bailli, le vieux poète  médiéval a aussi essuyé  les plâtres sous plusieurs règnes. Le temps a passé. Il a connu plusieurs couronnes et il n’a pas tiré  de  grande reconnaissance pour son service ni de grandes attentions. D’un autre côté, sa petite noblesse ne l’a guère laissé ni fortuné ni héritier et le voilà vieilli. Il continue de se faire le chroniqueur de son siècle,  des événements qu’il y croise, et d’une morale qu’il aimerait ne pas voir en perdition mais tenue haute et tirant le portrait d’une vie  déjà longue et bien remplie,  le voilà déjà qui s’excuse d’aller, et peut-être même de prendre congé,    en guenilles.

Sources historiques  de cette ballade

On pourra retrouver cette ballade, aux côtés des œuvres d’Eustache Deschamps  dans le  manuscrit médiéval français  840 de la BnF,  daté du XVe siècle.

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Dans sa retranscription en graphie moderne, elle est notamment présente dans les Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps de Georges Adrien Crapelet (1832). Plus tardivement, on’ la retrouvera dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps,  par le   Marquis de Queux Saint-Hilaire (Tome II, 1893).

C’est à ce dernier ouvrage que nous empruntons la majeure partie des clefs de vocabulaire que nous vous donnons ici.  Comme souvent pour les poésies d’Eustache, nous ne l’avons pas traduit entièrement. Nous vous laissons découvrir,  par vous-même, le  sens de ses vers, sous son    moyen-français des XIVe, XVe siècles.


Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

J’oy a  XII ans grant ymaginative; (imagination)
Jusqu’a XXX ans je ne cessay d’aprandre,
Tous les VII ars oy en ma retentive; (en ma mémoire)
Je pratiqué tant que je sceus comprandre
Le ciel et les elemens,
Des estoilles les propres mouvemens;
Lors me donnoit chascun gaiges et robes;
Or diminue par viellesce mes sens;
Pardonnez moy car je m’en vois (du verbe aller) en blobes (en loques).

Ou moien temps oy la prerogative,
Je sceu les loys et les decrez entendre
Et soutilment (habilement, ingénieusement) arguer  par logique
Et justement tous vrais jugemens rendre ;
J’estoie adonc (alors) révérens  (respecté) ;
L’en m’asseoit le premier sur les rens (rangs, bancs),
Mais l’en me fait par derrière les bobes (la moue) ;
Je moquay tel qui m’est ores moquans ( se moque de moi désormais);
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Saiges est donc qui en son temps pratique
Que povreté ne le puisse sousprandre,
Car qui vieulx est chascun lui fait la nique;
Chascun le veult arguer et reprandre;
II est a chascun chargens (à charge,  un poids pour tous);
Or se gart lors qu’il ne soit indigens
Qu’adonc seroit rupieus (Rubye : larmoyant,  la goutte  au nez*) non pas gobes (coquet, fringant);
Je suis moqué ainsi sont vielle gens;
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Dictionnaire historique de l’ancien langage françois par la  Curne de Sainte Palaye


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
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