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« Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit », Colin Muset fine amant au renouveau saisonnier

trouvere_poesie_medievale_chansons_lyrique-courtoise_moyen-ageSujet : chanson médiévale, poésie médiévale, trouvère, auteur médiéval, vieux-français,  fine amant, lyrique courtoise, amour courtois.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur ; Colin Muset (1210-?)
Titre : « Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit.»
Ouvrage : Les chansons de Colin Muset, par Joseph Bédier, avec la transcription des mélodies par Jean Beck. Paris, Champion, 1938.

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion-copiaour avancer dans notre exploration du répertoire des trouvères du moyen-âge central, nous vous présentons, aujourd’hui, une nouvelle pièce de Colin Muset.

Si ce poète médiéval a mis dans nombre de ses chansons, une touche personnelle d’humour et même de truculence rafraîchissantes, il épouse, ici, de manière plus sage, les formes « classiques » de la lyrique courtoise : les saisons y reflètent les états émotionnels du poète et, contre l’hiver, l’arrivée du beau temps et du rossignol l’inspireront et le mettront en joie. Ce sera le moment idéal pour louer la dame chère à son cœur et qui n’a que des qualités, dont la moindre n’est pas de lui avoir cédé. Enfin, dans un « siècle » qui compte bien peu de courtoisie, nous dit-il, il est bien décidé à demeurer, de son côté, contre les fous, les vilains et autres rustres, un fine amant parfait.

Sources manuscrites

On ne retrouve cette pièce que dans un seul manuscrit d’époque : le Chansonnier français C, encore référencé Cod 389. Daté de la fin du XIIIe siècle, ce codex est conservé à la Burgerbibliothek de Berne et vous pouvez le consulter au lien suivant.

La notation musicale de cette chanson ne nous est, hélas, pas parvenue et il faut encore noter, à son sujet, que sa versification assez inusuelle la démarque clairement du reste de l’oeuvre de Colin Muset. De fait, contre le copiste du manuscrit de Berne, Gaston Paris avait émis quelques doutes sur son attribution. Dans son édition de 1938 (op cité), Joseph Bédier a, quant à lui, fait le choix de se fier au manuscrit et de la maintenir dans les compositions du trouvère. C’est un débat qui reste ouvert entre médiévistes et on en trouvera quelques subsides, notamment chez le spécialiste de littérature médiévale Alain Corbellari, dans son ouvrage Joseph Bédier: écrivain et philologue, paru chez Droz, en 1997.

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Colin Muset, dans le Chansonnier Trouvère C de la Burgerbibliothek de Berne

Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit
en vieux français avec clefs de vocabulaire

I
Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit
Ke je ne voi rossignor en bruel ramei* (sur un buisson feuillu),
Et, dès ke je voi lou tens renoveleit,
Si me covient ke je soie en cest esteit
Plux mignos* (gracieux) et envoixiez *(enjoué) ke n’aie esteit.

Il
Bone dame belle et blonde l’a loweit* (loué, approuvé),
S’est bien drois* (juste) ke j’en faice sa volenteit,
Ke j’avoie tout le cuer desespereit.
Par son doulz comandement l’ay recovreit ;
Or ait mis en moult grant joie mon penseir.

III
Jai* (jamais) de joie faire ne serai eschis* (rétif, exempté),
Pues ke ma dame le veult, a simple vis,
Et g’i ai si por s’amor mon penseir mis
Ke ne poroie troveir, ce m’est avis,
Dame de si grant valor ne de tel prix.

IV
Medixant* (les médisants) ont tout le mont en mal poent mis,
Ke li siècles n’est maix cortois ne jolis,
Et nonporcant* (cependant) ki seroit loiauls amis,
K’il ne fust fols ne vilains ne mal apris,
Cil poroit avoir grant joie a son devis. (à sa disposition, à discrétion)

V
Sa biaulteis et sui vair ueil (yeux bleus) et ces doulz ris* (rires)
Me tiennent mignot et gai ; plux seus jolis
Ke je n’avoie ains esteit, ce vos plevis* (je vous le certifie).

*
*     *

C’est por la millor ki soit jusc’a Paris.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

« Li nouviaus tens que je voi repairier », un serventois du trouvère Jacques de Cysoing sur son temps

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : poésie médiévale, chanson médiévale, sirvantois, servantois, sirventès, poésie satirique,  trouvère, vieux-français, langue d’oïl,
Période :   XIIIe siècle, moyen-âge central
Titre:
Li nouviaus tens que je voi repairier
Auteur :  
Jacques (Jaque) de Cysoing (vers 1250)

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite au portrait que nous avions fait de Jacques de Cysoing et de son legs (voir article), nous vous proposons, aujourd’hui, de découvrir l’une de ses rares poésies satiriques. Ce trouvère du XIIIe siècle ayant, en effet, chanté principalement l’amour courtois, ce serventois, calqué sur le modèle des Sirventès provençaux, fait donc exception à la règle.

Datations, sources anciennes et manuscrits

Manuscrit-ancien_Francais_844_chanson-medievale_sirvantois_jacque-de-cysoing_moyen-age_XIIIe-siecle_s
Au vu de son contenu, cette chanson a été écrite un peu après la Bataille du Caire (1249-1250) qui, durant la 7e croisade, assista à la défaite des armées de Louis IX. Comme nous l’avions déjà mentionné, ce repère donné par le trouvère, permet encore de supposer raisonnablement que le comte de Flandres auquel il adresse ici est certainement Guy de Dampierre, contemporain lui aussi de l’événement.

On peut trouver cette chanson dans le très précieux Chansonnier du Roy (MS Français 844) (photo ci-dessus), dans lequel elle est incomplète, mais aussi dans le Manuscrit du Vatican 1490 (début du XIVe). Connu encore sous le nom de Chansonnier français A, ce dernier manuscrit a également copié par JB de La Curne de Sainte-Palaye, dans le courant du XVIIIe siècle, pour donner lieu au Manuscrit 3101 de la Bibliothèque de l’Arsenal (Anciennes chansons françoises avant 1300).

Quand les pingres  Seigneurs
ne savaient s’entourer

Jacques de Cysoing nous conte ici les misères politiques de son temps sous l’angle des cours et des nobles. Il y critique le  manque de largesse, tout autant que la cupidité des seigneurs et barons. Selon le trouvère, ces derniers n’ont d’oreilles que pour les chevaliers de peu de valeur et les moins dignes de confiance ;  l’ombre des mauvais conseillers et des alliances passées pour de mauvaises raisons planent ainsi sur l’ensemble de cette chanson satirique.  C’est même pour lui une des raisons de l’issue défavorable de la Bataille du Caire. C’est un hypothèse mais entre ses lignes, on peut se demander s’il n’exprime pas également quelques difficultés personnelles à trouver un Seigneur qui le prenne à son service.

Ajoutons enfin que dans sa dernière strophe, il prend soin d’abstraire de sa diatribe, le comte de Flandres, en signifiant bien à ce dernier qu’il n’est pas visé par ses vers.

NB : dans un premier temps et pour varier un peu l’exercice, nous avons fait le choix, ici, de l’annotation et des clefs de vocabulaire du vieux-français vers le français moderne, plutôt que de l’adaptation littérale.


Li nouveaus tans que je voi repairier

Li nouviaus tans que je voi repairier* (revenir)
M’eust douné voloir de cançon faire,
Mais jou voi si tout le mont  enpirier
Qu’a chascun doit anuier* (chagriner) et desplaire;
Car courtois cuer joli et deboinaire
Ne veut nus ber* (baron) a li servir huchier* (mander),
Par les mauvais ki des bons n’ont mestier* (n’ont d’utilité)
Car a son per* (semblable, égal) chascun oisiaus s’aaire* (faire son nid).

Nus n’est sages, se il ne set plaidier
Ou s’il ne set barons le lor fortraire (leur soustraire leurs biens).
Celui tienent li fol bon conseillier
Qui son segneur dist ce qui li puet plaire
Las! au besoing nes priseroit on gaire.
Mais preudome ne doit nus blastengier* (blâmer, calomnier).
Non fais je, voir!* (vrai!) ja mot soner n’en quier,
Ne de mauvais ne puet nus bien retraire* (en dire, en raconter).

Une merveille oï dire l’autrier
Dont tuit li preu doivent crier et braire,
Que no jöene baron font espiier
les chevaliers mainz coustans* (honéreux), maiz qu’il paire* (être égal, semblable, s’associer):
Teus les vuelent a lor service atraire.
Maiz ce lor font li malvaiz fauconnier
Qui si durs ges  lor metent au loirrier* (dressé au leurre)
Qu’il lor en font ongles es piés retraire.

Il n’i a roi ne prince si gruier* (expert),
S’il veut parler d’aucun bien grant afaire
Ançoiz n’en croie un vilain pautonier* (scélérat),
Por tant qu’il ait tresor en son aumaire* (coffre),
Que le meillor qu’il soit trusqu’a Cesaire* (Césarée),
Tant la sache preu et bon chevalier.
Mais en la fin s’en set Deus bien vengier:
Encor parut l’autre foiz au Cahaire* (la bataille du Caire).

Princes avers* (avares) ne se puet avancier,
Car bien doners toute valor esclaire.
Ne lor valt rienz samblanz de tornoier* (de tournoi),
S’il n’a en eus de largece essamplaire*(le modèle de la libéralité).
Mais qant amors en loial cuer repaire* (habite),
Tel l’atire qu’il n’i a qu’enseignier* (qui ait toutes les qualités).
Por ce la fait bon servir sanz trichier,
Car on puet de toz biens a chief traire.

Quens* (Comte) de Flandres, por qu’il vos doive plaire,
Mon serventois vueill a vous envoier,
Maiz n’en tenez nul mot en reprovier* (reproche),
Car vos feriez a vostre honor contraire.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Quand la saison est passée : Jacques de Cysoing et l’Amour courtois à l’automne des trouvères

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, fine amor,  trouvère, vieux-français, langue d’oïl, fin’amor, biographie, portrait, manuscrit ancien.
Période :   XIIIe siècle, moyen-âge central
Titre:
Quant la sesons est passée
Auteur :  
Jacques de Cysoing (autour de 1250)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaers le milieu du XIIIe siècle, à quelques lieues de la légendaire Bataille de Bouvines qui avait vu l’Ost de Philippe-Auguste défaire les vassaux et rivaux  de la couronne moins d’un demi-siècle auparavant, vivait et chantait un trouvère du nom de Jacques de Cysoing. Connu également sous les noms de Jacquemont (Jakemont) de Chison, Jaque, Jaikes, Jakemès de Kison, ou encore Messire de Chison, et même de Cison, ce poète, qui s’inscrit (presque sans surprise) dans la veine de la lyrique courtoise, compte dans la génération des derniers trouvères.

Eléments de biographie

Jacques de Cysoing serait issu d’un village, non loin de Lille et d’un lignage noble qui lui ont donné son patronyme. Il serait le troisième fils de Jean IV ou de Jean III de Cysoing (les sources généalogiques diffèrent sur cette question). Si l’on en croit ces mêmes sources généalogiques et s’il s’agit bien de lui, en plus de s’exercer à l’art des trouvères et de composer des chansons, Messire de Chison aurait été chevalier, ainsi que seigneur de Templemars et d’Angreau.

jacques_de_cysoing_trouvere_moyen-age_central_XIIIe-siecle

Entre les lignes

On peut déduire un certain nombre de choses entre les lignes des  poésies et chansons de ce trouvère. Il a été contemporain de la 7e croisade et notamment de la grande bataille qui eut lieu au Caire et à Mansourah. Il y fait une allusion dans un Sirvantois, rédigé à l’attention du comte de Flandres (sans-doute Guy de Dampierre, si l’on se fie aux dates). Nous sommes donc bien autour de 1250 ou un peu après.

Dans une autre poésie, Jacques de Cysoing nous apprend également qu’il a été marié et il se défend même de l’idée (dont on semble l’accabler) que cette union aurait un peu tiédi ses envolées courtoises et ses ardeurs de fine amant.

« Cil qui dient que mes chans est rimés
Par mauvaistié et par faintis corage,
Et que perdue est ma joliveté*
Par ma langor et par mon mariage »

joliveté  : joie, gaieté, coquetterie plaisir de l’amour). petit dictionnaire de l’ancien français Hilaire Van Daele

Au passage, on note bien ici le « grand écart » que semble imposer, au moins d’un point de vue moderne, la fine amor aux poètes du moyen-âge central quand, pouvant être eux-mêmes engagés dans le mariage, jacques-de-cysoing_trouvere_manuscrit_chansonnier-du-roy_francais-844_moyen-age-central_chanson-medievale_sils jouent ouvertement du luth (pour le dire trivialement) sous les fenêtres de dames qui ne sont pas les mêmes que celles qu’ils ont épousaillées. S’il faut se garder de transposer trop directement ce fait aux valeurs de notre temps (et voir d’ici, voler quelques assiettes), on mesure tout de même, à quel point, en dehors de ses aspects sociaux quelquefois doublement transgressifs (l’engagement fréquent de la dame convoitée s’ajoutant à celui, potentiel, du poète) la fine amor se présente aussi véritablement comme un exercice littéraire conventionnel aux formes fixes auquel on s’adonne. D’une certaine façon, la question de la relation complexe et de la frontière entre réalité historique et réalité littéraire se trouvent ici, une nouvelle fois posée.

Œuvre et legs

On attribue à Jacques de Cysoing autour d’une dizaine de chansons. Elles gravitent toute  autour du thème de l’amour courtois et du fine amant, mais on y trouve encore un sirvantois dans lequel le poète médiéval dénonce les misères de son temps. Toutes ses compositions nous sont parvenues avec leurs mélodies.

On peut les retrouver dans divers manuscrits anciens dont le Manuscrit français 844 dit chansonnier du roi (voir photo plus haut dans cet article) ou encore dans le Ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal;  très beau recueil de chansons notées du XIIIe,  daté du début du XIVe, on le connait encore sous le nom de Chansonnier de Navarre (photo ci-contre). Il contient quatre chansons du trouvère (Quant la sesons est passéeNouvele amour qui m’est el cuer entréeQuant l’aube espine florist et Contre la froidor) et vous pouvez le consulter en ligne sur Gallica.

Quant la sesons est passée
dans le vieux français de Jacques Cysoing

Quant la sesons est passee
D’esté, que yvers revient,
Pour la meilleur qui soit née
Chanson fere mi convient,
Qu’a li servir mi retient
Amors et loial pensee
Si qu’adés m’en resouvient* (sans cesse je pense à elle)
Sans voloir que j’en recroie(de recroire : renoncer, se lasser)
De li ou mes cuers se tient* (mon coeur est lié)
Me vient ma joie

Joie ne riens ne m’agree* (ne me satisfait)
Fors tant qu’amors mi soustient.
J’ai ma volonté doublee
A faire quanqu’il convient
Au cuer qui d’amors mantient
Loial amour bien gardee.
Mais li miens pas ne se crient* (n’a de craintes)
Qu’il ne la serve toz jorz.
Cil doit bien merci* (grâce) trouver 
Qui loiaument sert amors.

Amors et bone esperance
Me fet a cele penser
Ou je n’ai pas de fiance* (confiance, garantie)
Que merci puisse trouver.
En son douz viere* (visage) cler
Ne truis nule aseürance,
S’aim melz* (mieux) tout a endurer
Qu’a perdre ma paine.
D’amors vient li maus
Qui ensi mos maine.

Maine tout a sa voillance
Car moult bien mi set mener
En tel lieu avoir baance
Qui mon cuer fet souspirer
Amors m’a fet assener* (m’a mené, m’a destiné)
A la plis bele de France
Si l’en doi bien mercier,
Et di sanz favele* (sans mensonge)
Se j’ai amé, j’ai choisi
Du mont* (monde) la plus belle.

Bele et blonde et savoree* (exquise, agréable)
Cortoise et de biau maintien,
De tout bien enluminee*(dotées de toutes les qualités),
En li ne faut nule rien (rien ne lui manque, ne lui fait défaut)
Amors m’a fet mult de bien,
Quant en li mist ma pensee.
Bien me puet tenir pour sien
A fere sa volonté.
J’ai a ma dame doné
Cuer et cors et quanque j’é* (tout ce que j’ai)

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
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« Parti de mal e a bien aturné », chanson de croisade anonyme du XIIe siècle

Sujet : trouvères, poète anglo-normand,  chanson,  musique médiévale,  chant de Croisades, 3e croisade, vieux français
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Anonyme
Titre :  « Parti de mal e a bien aturné»
Interprète : Early Music Consort of London
Album :
  Music of the Crusades (1971)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn partance pour le moyen-âge central et plus précisément le XIIe siècle, nous vous parlons, aujourd’hui, d’une chanson médiévale assez rare et en tout cas peu connue du grand public. Demeurée anonyme, elle a été rédigée en vieux-français mais avec quelques tours linguistiques qui démontrent clairement que son compositeur était Anglo-normand.

Sources historiques & manuscrit ancien

Une chanson en exemplaire unique.

Du point de vue thématique, c’est un chant de croisade. Il ne nous en est parvenu qu’un seul exemplaire, recopié, avec sa partition, sur le chanson_medievale_croisade_manuscrit_ancien_MS_1717_harley_moyen-Age_vieux_francaisdernier feuillet d’un manuscrit du XIIIe siècle : Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure.

Connu sous le nom de MS Harley 1717, ce manuscrit ancien est conservé au British Museum et la British Library a eu l’excellente idée de mettre quelques uns de ses feuillets en ligne dont celui qui nous intéresse aujourd’hui ( photo ci-contre. voir également le site de la British Library ici )

Origine, période et autres hypothèses

Dans son ouvrage les chansons de  croisade par Joseph Bédier avec leurs mélodies par Pierre Aubry  (1909), le romaniste et spécialiste de littérature médiévale Joseph Bédier nous apprend que cette chanson ancienne porte sans doute sur la 3e croisade. Il formera encore, non sans quelque précaution, l’hypothèse que les seigneurs auquel le trouvère fait référence, à la fin de cette chanson, et dont il espère que Dieu leur accordera ses grâces, pourraient être Richard Coeur de Lion, ses frères et son père Henri II d’Angleterre. Il s’agirait alors d’une allusion aux querelles incessantes de ces derniers.

chanson_musique_medievale_moyen-age_XIIe_siecle_chant_croisade_parti-de-mal

Concernant l’auteur de cette poésie, en 1834, dans son Essai sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands (T2), l’Abbé de la Rue émettait, de son côté, l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Benoit de Saint-Maure, l’auteur même de la Chronique des Ducs de Normandie ; cette hypothèse ne semble pas avoir connu un grand succès à date.

Ajoutons que du point de vue de l’inspiration, cette composition est calquée sur le modèle d’une chanson attribuée à Gace Brûlé : Quant fine Amours me proie que je chant (voir article suivant sur le site de l’Université de Warwick pour la référence).

« Parti de mal e a bien aturné », par Le Early Music Consort de Londres

Au début des 70’s, le  Early Music Consort
of London et les musiques de croisade

C’est donc à l’Ensemble anglais Early Music Consort of London que nous devons ce chant de Croisades servi par l’interprétation vocale du célèbre contre-ténor James Bowman.

musique_danse_medievale_croisades_estampie_Early_Music_Consort_London_David_Munrow_moyen-age_centralNous avions déjà touché un mot ici de cette excellente formation et de son fondateur David Munrow, ainsi que de cet album de 1971, riche de 19 pièces sur ce même thème, aussi nous vous invitons à vous y reporter (voir article ici).

Pour acquérir cet album ou pour plus d’informations le concernant, vous pouvez  cliquer sur la pochette ci-contre.


« Parti de mal e a bien aturné », la chanson
et sa traduction en français moderne

Concernant notre traduction du vieux français teinté d’Anglo-Normand du poète médiéval vers le Français moderne, elle procède à la fois de recoupements (voir notes en bas de page) mais aussi de recherches et de choix personnels. Pour ce qui est des tournures, nous les avons, autant que faire se peut, tenues proches de la langue originelle pour leur conserver une note d’archaïsme. Les comptages de pieds n’étant pas toujours respectés il ne s’agit pas d’une adaptation.

Parti de mal e a bien aturné
Voil ma chançun a la gent fere oïr,
K’a sun besuing nus ad Deus apelé
Si ne li deit nul prosdome faillir,
Kar en la cruiz deignat pur nus murir.
Mult li doit bien estre gueredoné
Kar par sa mort sumes tuz rachaté.

Séparé du mal et tourné vers le bien
Veux ma chanson à tous faire oïr
Puisqu’à son aide, Dieu nous a appelé
Certainement, Nul prud’homme ne lui doit faillir,
Puisqu’en la croix il a daigné pour nous mourir
Fort doit-il en être récompensé
Car par sa mort, nous sommes
tous rachetés.

II

Cunte, ne duc, ne li roi coruné
Ne se pöent de la mort destolir,
Kar quant il unt grant tresor amassé
Plus lur covient a grant dolur guerpir.
Mielz lur venist en bon jus departir,
Kar quant il sunt en la terre buté
Ne lur valt puis ne chastel ne cité.

Comtes, ni ducs, ni les rois couronnés
Ne se peuvent à la mort soustraire
Car quand ils ont grand trésor amassé
Mieux leur convient à grand douleur s’en défaire
Mieux leur vaudrait s’en séparer justement (1)
Car quand ils sont en la terre boutés,
A plus rien ne leur sert, ni château, ni cité.

III

Allas, chettif! Tant nus sumes pené
Pur les deliz de nos cors acumplir,
Ki mult sunt tost failli e trespassé
Kar adés voi le plus joefne enviellir!
Pur ço fet bon paraïs deservir
Kar la sunt tuit li gueredon dublé.
Mult en fet mal estre desherité!

Hélas, Malheureux !, nous nous sommes donnés tant de peine
Pour satisfaire les plaisirs de nos corps,
Qui faillissent si vite et qui si tôt trépassent (2)
Que déjà, je vois le plus jeune vieillir !

Pour cela, il est bon de mériter le paradis
Car les mérites (bonnes actions, services) y sont doublement rétribués.
Et c’est un grand malheur d’en être déshérité.

IV

Mult ad le quoer de bien enluminé
Ki la cruiz prent pur aler Deu servir,
K’al jugement ki tant iert reduté
U Deus vendrat les bons des mals partir
Dunt tut le mund ‹deit› trembler e fremir –
Mult iert huni, kei serat rebuté
K’il ne verad Deu en sa maësté.

Il a vraiment le cœur illuminé par le bien
Celui qui la croix prend pour aller Dieu servir,
Car au jour du jugement qui tant sera redouté
Où Dieu viendra les bons, des méchants séparer
Et dont le monde entier doit trembler et frémir,
Il connaîtra grand honte, qui sera repoussé,
Car il ne verra Dieu dans sa majesté.

V

Si m’aït Deus, trop avons demuré
D’aler a Deu pur sa terre seisir
Dunt li Turc l’unt eisseillié e geté
Pur noz pechiez ke trop devons haïr.
La doit chascun aveir tut sun desir,
Kar ki pur Lui lerad sa richeté
Pur voir avrad paraïs conquesté.

Dieu vienne à mon secours, nous avons trop tardé
D’aller jusqu’à Dieu pour sa terre saisir
Dont les Turcs l’ont exilé et chassé
A cause de nos pêchés qu’il nous faut tant haïr.
En cela, doit chacun mettre tout son désir
Car celui qui pour lui (Dieu) laissera ses richesses
Aura, pure vérité, conquis le paradis.

VI
Mult iert celui en cest siecle honuré
ki Deus donrat ke il puisse revenir.
Ki bien avrad en sun païs amé
Par tut l’en deit menbrer e suvenir.
E Deus me doinst de la meillur joïr,
Que jo la truisse en vie e en santé
Quant Deus avrad sun afaire achevé !

E il otroit a sa merci venir
Mes bons seignurs, que jo tant ai amé
k’a bien petit n’en oi Deu oblié!

Il sera grandement, en ce monde, honoré
Celui à qui Dieu donnera de revenir.
Qui aura bien servi et son pays aimé
Partout, on devra le garder en mémoire et souvenir
Et Dieu me donne de la meilleure (des dames) jouir (disposer),
Que je la trouve aussi en vie et en santé,
Quand Dieu aura ses affaires achevées.

Et qu’il octroit de venir en sa merci (en ses grâces)
A mes bons seigneurs que j’ai tant aimé
Que pour un peu, j’en ai Dieu oublié.


(1) Sur ce vers J Bédier hésite et le laisse ainsi : « Mieux leur vaudrait… »  Mais dans une traduction anglaise de Anna Radaelli, 2014 (voir lien sur le site de l’Université de Warwick), on trouve : « It would be better for them to divide it up by good agreement » : Il serait meilleur pour eux de le diviser de manière accorde. soit de partager leur richesse équitablement avant que de partir en croisade.

(2) Ici nous suivons l’idée de Bédier. Ce sont les corps qui trépassent. A noter toutefois que la traduction anglaise (op. cit.) opte pour la présence d’un autre sujet sous-entendu dans ce « mult » et qui se rapporterait à certains disparus, en particulier: « many [of us] have prematurely faded and passed away, » : Nombre d’entre-nous ont failli prématurément et trépassé.  De fait, on trouvera, chez la même traductrice, l’hypothèse que le poète pourrait faire ici allusion aux deux fils d’Henri II d’Angleterre décédés prématurément, et le vers suivant pourrait alors s’adresser au plus jeune des fils de ce dernier encore vivant.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.