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La Bible satirique de Guiot de Provins : des princes, de Rome et du clergé (1)

black_monkSujet : poésie médiévale, satirique,  morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, moyen-âge chrétien, satire religieuse.
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf
Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

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Du siècle puant et orible
m’estuet commencier une bible,
por poindre, et por argoilloneir*(*aiguillonner),
et por grant exemple doner.
Se n’iert pas bible losangiere* (*enjoleuse, trompeuse)
mais fine et voire* (vraie) et droituriere.

Mireors iere* a toutes gens (*qu’elle soit un modèle)
ceste bible : ors ne argens
de nus esloignier ne la puet,
que de Deu et de raison muet
ce que je vuel mostrer et dire.
Et sens feloignie et sens ire
vodrai molt lou siècle reprendre,
et assallir, et raison rendre,
et dis et exemples mostrer

ou tuit sil se doient mirer
qui pacience et créance ont.
Et toutes les ordres qui sont
se poront mirer es biau dis
et es biaus mos que j’ai escris :
se mirent sil qui bien entendent
et li saige molt s’i amandent !

Guiot de Provins – La Bible

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Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à l’article sur le trouvère et moine Guiot de Provins, nous donnons aujourd’hui ici quelques extraits de sa bible satirique du début du XIIIe siècle.  Bible pourquoi ? Non pas pour la moquer, il ne s’agit pas d’une satire de la bible, mais bien, pour le poète, de dresser le portrait de son temps et d’en faire le relevé critique. Et ce siècle « puant et horrible » comme il l’annonce dans ses premières lignes, il l’examine à la lumière de la bible et des lois chrétiennes justement et c’est aussi une bible parce que l’ouvrage se veut un guide moral et chrétien édifiant, sans complaisance mais encore « sans colère et sans félonie ».

« En la bible covient a dire
parolles dures et cuissans
et qui plairont a mainte gens,
mais ja mençonge n’i iert dite,
que j’ai si la matière escrite
dedens mon cuer et la vertei.
Ne me serait ja reprovei
qu’en la bible mente ne faille;
sens cuidier et sens devinaille
je dirai raison tout de bout,
et droite veritei per tout. »

Il prendra encore des précautions en disant ne pas citer de noms et faire sa bible sans haine et sans blâmer personne en particulier, en demandant que nul ne se sente viser ou blâmer au risque de montrer sa folie.

Avant de poursuivre, je précise ici me baser sur les extraits de l’oeuvre de Guiot de Provins, présent dans l’ouvrage de John Orr (opus cité), en prenant le texte au pied de la lettre de l’universitaire anglais et sans entrer dans les débats d’experts sur les manuscrits et les variations de l’un à l’autre.

De la folie du siècle

Dès l’introduction de sa bible, Guiot de Provins va puiser dans l’antiquité les sources de la sagesse pour mieux passer au crible son temps. On a perdu le contact avec les classiques, on a oublié les philosophes et les sages de l’antiquité. Bref, le siècle est devenu fou ou plutôt il est « retourné en enfance » et les premiers signes de cet anéantissement et de ce recul, peuvent être lu du côté des seigneurs, mais surtout des princes :

« Mais tout est torneiz a anfance
li siècles et anoiantis.
Des princes sui plus abahis,
qu’il ne conoissent ne entendent.
Sil n’empirent ne sil n’amandent :
empirieir ne poroient il,
et comment amanderont sil
qui ne puent estre poiour ?
Il n’ont ne doute ne paour
de Deu, ne dou siècle vergoigne. »

Des princes, des vassaux et de l’usure

P_lettrine_moyen_age_passion copialus de faste et plus de joie dans les cours des seigneurs. Nombre d’entre eux ne sont plus, mais une certaine féodalité est aussi en recul et il s’en plaint.

Guiot fait alors la très longue liste de ceux qu’il est supposé avoir servi, qui l’ont reçu dans leurs cours dignement et lui ont donné de quoi vivre et parmi lesquels il contait des amis, disparus depuis.

« La mort nos coite et esperonne ;
trop m’ait tolut* de mes amis. (*enlevé)
….
Tuit li vallant me sont emblei* : (enlevé, dérobé)
molt voi lou siècle nice* et fol. » (ignorant, sot, niais)

 Les grands vassaux n’ont plus la confiance des princes félons, durs et vilains qui sont ici les premiers en cause. En arrière plan, c’est aussi un monde seigneurial en déséquilibre et ses vassaux appauvris mais encore dépossédés ou amoindris par les couronnes, dont il nous fait le portrait. Le siècle est à Philippe Auguste.

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« Les boins vavessours* voi je mors : (*vassaux)
les grans orguels et les grans tors
lor fait on et les grans outraiges.
Ja en ont trop cruels damaiges,
qu’il estoient herbegeor* (*hospitaliers)
et libéral et doneor,
et li prince lor redonoient
Les biaus dons, et les honoraient

or lor tôt on ains c’on lor dogne,
on les escorche on les reoigne.
Sil prince nos ont fait la figue ;
en herpe en vïele et en gigue
en devrait on rire et chanteir;
om nés doit covrir ne seler,
trop nos ont lou siècle honi.

Des barons et des chastelains
cuit je moût bien estre certains
que des vallans en i avroit ;
mais li prince sont si destroit*, (*sévères)
et dur, et vilain, et fellon
por ceu se doutent li baron.
De teius i ait qui prou seroient*, (*il pourrait y en avoir de très preux)
mais nostre prince ne vorroient
que nus feïst honor ne bien. »

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Arthur (de Bretagne), Alexandre et même Frédéric 1er, ne cherchez plus les grands seigneurs d’antan, superbes et généreux :

« Que sont li prince devenu ?
Deus ! que vi je, et que voi gié !
Moût mallement somes changié :
li siècles fu ja biaus et grans
or est de garçons et d’enfans. »

Les princes s’amenuisent jusqu’à « rapetisser ». Ils ne veulent plus qu’amasser sans rien dépenser. ils deviennent usuriers et n’utilisent plus leur argent pour faire le bien. Plus ils ont et plus ils convoitent.

Guiot nous brosse le portrait d’un recul à la fois économique et moral. C’est peut-être le trouvère déçu qui parle ici, la perte de son pain et la nostalgie d’un monde qui n’est plus, de ses joies et de ses fastes, mais c’est aussi et sans doute, déjà le moine qu’il est devenu et qui déplore à travers tout cela le manque de charité chrétienne.

Du clergé et de Rome

A_lettrine_moyen_age_passionprès les princes, ce sera au tour du clergé et au personnel de l’épiscopat romain d’en prendre pour son grade et à tous les étages. Dés le début de cette partie, Guiot de Provins, annonce clairement son « ambitieux » plan de « travail : qu’on ne s’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde.

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« Sor les romans vodrons parleir,
ja de ce ne me quier saler :
sor les plus haus comencerai
et des autres hontes dirai.
De cui ? per foi ! des archesvesques,
et des ligals* (*légats) et des evesques.
Des clers dirai et des chanoines,
et des abbeis et des nors moinnes.

De Citeaus redirai je mont
et de Chartresce* (*Chartreux) et de Grant mont (*Grandmont);
après, de ceaus de Prei mostrei* (*ceux de l’ordre de Premoustré)
comment il se resont provei ;
et des noirs chanoines rigleiz,
de ceaus redirons nos asseiz.

Et dou Temple et de l’Opitaul
redirons nos, et bien et mal ;
et des convers de Saint Antoinne
parlerons, certes, jusque a none :
n’ait gent qui tant saichent de guille*, (*ruse, fraude)
bien lou voit on en mainte vile.

Et des nonains et des converses
oreiz con elles sont diverses.
Des faus devins i parlerons
qui amonestent, et dirons
des logistres; ce n’est pas biens
que j’obli les fisicïens.
Li siècles per trestout enpire. »

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Convoitise, mauvaise vie, pas de foi, pas de religion. Le pauvre pape, à qui l’on fait porter une couronne de plume de paon, n’y voit goutte, abusé par ses mauvais conseillers.

« mais sil li ont les euls creveiz
qui les autres ont avugleiz. »

Rome, le foyer de la malice et de la déchéance est en cause. Aprés tout, nous dit-il c’est sur cette même terre que Romulus avait occis son frère et qu’on tua aussi Jules César.

« Des Romains n’est il pas mervoille* (*il ne faut pas s’étonner)
s’il sont faus et malicious; »

Au passage et toujours à se fier à ses écrits puisque nous n’avons que cela de lui, il semble que Guiot de Provins passa un temps notable en Languedoc et en Provence et reçut notamment des enseignements à Arles. Même s’il est vraisemblablement déjà à Cluny quand il rédige ses lignes, en voyant cette diatribe contre l’église romaine, on ne peut s’empêcher de rapprocher cela avec les remarques de certains historiens qui virent aussi dans les croisades albigeoises un moyen additionnel pour Rome de remettre au pli les églises de Provence qui demeuraient inféodées et un peu trop indépendante en esprit. En réalité, nous en sommes pratiquement aux portes, à dix ans près, du côté chronologique.

S’il serait tout de même enlevé d’affirmer que c’est aussi une certaine Provence qui parle par la bouche de Guiot, a travers la violence, mais aussi la liberté de ses propos, on mesure tout de même bien la distance immense de cette France monastique là à l’église romaine. A titre d’anecdote mais qui tombe tout de même à point pour servir ce propos, durant la croisade albigeoise, on retrouvera chez un « hérétique » du nom de Bernard Baragnon, à Toulouse, un exemplaire de la Bible de Guiot et le tribunal inquisitorial jugera suffisamment pertinent d’en faire mention dans ses procès verbaux et lors de son instruction (voir Charles Victor Langlois,  La vie en France au moyen  âge : de la fin du XIIe au milieu  du XIVe, d’après des moralistes du temps,  page 92).

Sur Rome encore :

Rome nos assote* (*suce) et transglout* (*engloutit),
Rome trait et destruit tout,
Rome c’est les doiz de malice
dont sordent tuit li malvais vice.
C’est uns viviers plains de vermine.
Contre l’escriture devine
et contre Deu sont tuit lor fait.

On le voit, les mots de Guiot sont durs et sans appel. Le poison vient de Rome. Convoitise, simonie, mauvaise vie,… On « vend Dieu et sa mère », l’argent disparaît dans le clergé romain tel en un gouffre, et le moine dénoncera encore le fait que ses richesses ne reviennent jamais en aide concrète ou en infrastructure: « ni chaussés, hôpitaux, ni ponts ». La critique ici devient de religieuse politique et sociale. Difficile de dissocier les trois aspects, dans un moyen-âge chrétien où le clergé est une force et un pouvoir économique et politique bien réel.

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Quant li peire ocist ses enfans
grant pechié fait. Ha Rome, Rome,
encor orcirrais tu maint home :
vos nos ocïez chescun jor,
crestïentei ait pris son tor.
Tout est alei tout est perdu
quant li chardenal sont venu,
qui vienent sai tuit alumei
de covoitise, et enbrasé.

Sa viennent plain de simonie
et comble de malvaise vie,
sa viennent sens nulle raison,
sans foi, et sens religion,
car il vendent Deu et sa meire
et traïssent nos et lor peire.

Tout defollent et tout dévorent ;
sertes, li signe nos demorent
cui nostre sires doit mostreir
quant li siècles dovrait finer;
trop voi desapertir* (*désespérer) la gent.
Que font de l’or et de l’argent
qu’il enportent outre les mons ?
Chauciees, hospitals ne pons
n’an font il pas, ce m’est a vis.

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Q_lettrine_moyen_age_passionuant aux bons pasteurs ou aux bons évêques qui donneraient l’exemple et guideraient leurs ouailles sur la bonne voie, celle de dieu s’entend, ne les cherchez pas non plus, même si le moine admet qu’il en subsiste tout de même quelques uns :

« Mais covoitise ait tout vancu ;
trop per ait vencu lou clergié
qui sont si pris et si lie,
il n’ont vergoigne ne doutance,
ne de Deu nulle remembrance.* (*souvenir)« 

On croirait presque, dans certaines de ses descriptions, voir déjà défiler les religieux des fabliaux, comme ceux, par exemple, du Testament de l’Asne de Rutebeuf.

« Provendes (1), églises achatent,
en mainte manière baratent*. (*fraudent, trompent)
Achater sevent et revendre,
et les termes molt bien atendre,
et la bone vante de bleif; »

(1) Avec le bénéfice qu’elles retirent de leurs charges ecclésiastiques (la prébende), les églises investissent.

Spéculateurs, rapaces, affairistes, ils vont même d’ailleurs jusqu’à s’adonner eux-aussi à l’usure dont Guiot a fait, dans sa bible, un de ses grands ennemis, en suivant très logiquement les pas du nouveau testament sur la question, puisqu’il est moine chrétien.

Je ne di pas qu’il soient tut
de teil manière con je di.
Ja Deus n’arait de ceaus merci
qui font teil oevre et teille ordure,
que c’est fine puant usure.
….
Per foi lou seculeir clergié
voi je malement engignié :
il font lou siècle a mescroire.
Se font li clerc et li prevoire
et li chanoinne séculier ;
sil font la gent desespereir.

Là encore, peu de concession et une satire qui ne prend pas de gant. Pas de colère, certes, mais aucun faux semblant ni détours non plus.  Il faut sans doute se souvenir que pour être moine lui-même Guiot de Provins, pris en étau, mangera aussi son pain noir, de la bouche même du peuple, face auquel il devra répondre des abus réputés du clergé ou des abbés.

Par la suite, tous les ordres monastiques y passeront, à peu de choses près, chacun avec leurs propres travers et ils les connait bien. Et il s’en prendra, encore plus loin, aux théologiens, aux légistes.aux médecins mais nous garderons cela pour un deuxième article.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Guiot de Provins, trouvère et moine du XIIe: sa vie, son oeuvre et sa « bible » satirique

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet : poésie médiévale, satirique,  morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, troisième croisade.
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (ou Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf
Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous allons parler, à nouveau, de poésie satirique et, pour ce faire, embarquer pour les rivages des XIIe et  XIIIe siècles avec le trouvère et puis moine, Guiot de Provins.

Aventures et voyages de cour en cour

Il serait né autour de 1150. En Champagne et à Provins comme son nom semble l’indiquer ? Sans doute. Aucun document ne permet véritablement de l’attester, mais un certain nombre d’auteurs semble s’accorder sur ce point, en recoupant la liste des seigneurs qu’il dit avoir servi et qui sont champenois. Dans la courte « biographie » qu’il en faisait dans son ouvrage « Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique », John Orr n’était, de son côté, pas si affirmatif, en suivant le poète qui paraissait plutôt indiquer, dans certains des vers, être né en Île de France et donc être plus « français » que « champenois ».

deco_medievale_enluminures_trouvere_Trouvère et poète de cour itinérant, à se fier à ses écrits, Guiot de Provins voyagea beaucoup, de cour en cour, en France (Champagne, Languedoc, Bourgogne, … ) et même au delà jusqu’à Jérusalem. Il se retrouva même à Mayence, en 1184, à la faste cour de l’empereur romain germanique  Frédéric 1er Barberousse.

Dans cette première partie de sa vie, le poète fut, de ses propres dires toujours, extrêmement actif dans ses périples, au point même de pouvoir citer près d’une centaine de seigneurs qu’il dit avoir vu lors de ses pérégrinations et qui l’auraient honoré pour ses dons de trouvère, en deniers trébuchants.

« Je ne vous ai baron nommé
Qui ne m’ait veü et donné;
Por ce sont en mon livre escrit »

Il déplorera même, en parlant de certains de ces hommes de pouvoir défunts, la perte « d’amis », laissant entendre une certaine proximité avec eux, même s’il demeure difficile d’en évaluer le degré. Il reste que la liste qu’il en fournit entre ses « amis » et les autres demeure impressionnante.

De la vie de trouvère à l’ordre monastique

Durant la deuxième partie de son existence, le trouvère embrassera la carrière monastique. Contemporain de la troisième croisade, qui, à la fin du XIIe siècle, avait appauvri les seigneurs, leurs richesses et quelquefois même décimés certains d’entre eux, est-il revenu de ses aventures en terres lointaines pour retrouver une France seigneuriale asséchée par l’effort qu’avaient supposé les expéditions guerrières en terre sainte, affaiblie encore par les manœuvres royales de Philippe-Auguste rentré tôt des croisades pour ébranler la féodalité ? Certains de ses bienfaiteurs avaient-il été également emportés dans les flots meurtriers des batailles croisées, à l’image de Frédéric Barberousse ?

Peut-être, l’histoire ne le dit pas très clairement, mais c’est, en tout cas, l’hypothèse que forme John Orr, l’un de ses biographes, éminent professeur de l’Université du Manchester au début du XXe siècle. Pour lui, Guiot de Provins se serait trouvé, à son retour, face à une période charnière et à la naissance d’une poésie des trouvères qui glissait vers le public bourgeois et citadin, au détriment des cours des seigneurs exsangues. Certains poètes surent en tirer leur partie deco_medievale_enluminures_trouvere_et s’en accommoder, mais toujours selon l’universitaire anglais, Guiot de Provins n’aurait pas alors trouvé les clés pour y entrer. Voilà ce qu’il nous en dit :

« …Tout autre, nous l’avons vu, avait été l’existence de notre poète, qui lui n’eut aucune attache avec les villes, et qui dut se trouver, de retour dans cette France nouvelle, vieilli et singulièrement égaré. Il ne se consola point de l’appauvrissement, du dépérissement des cours seigneuriales. Il ne comprit rien ni à la cause ni à la portée de changements qui ne lui apportaient que d’amers déboires. C’est alors qu’il s’en prend aux seigneurs eux-mêmes, et, les traitant d’avares et de dégénérés, devient, de poète courtois et courtisan,  poète satirique »
Les Oeuvres de Guiot de Provins,  John Orr

De fait, sans le sou et ne trouvant plus les moyens de subsister de son art auprès de cours qui festoyaient largement moins, sinon plus  ( il s’en plaindra explicitement dans ses rimes) Guiot de Provins se fera moine, chez les cisterciens de Clairvaux d’abord, mais il n’y restera pas. Les causes de son départ ne sont pas très précises, mais il fera, plus tard, de l’ordre blanc un portrait caustique et sans appel qui fournit quelques éléments d’explication. Se plaignant de la dureté du travail, il fustigera aussi le manque de fraternité et de compassion des moines blancs entre eux, mais de manière plus acerbe encore il nous dira qu’ils sont passés maîtres « dans l’art de trafiquer et de marchander«  et qu’ils orientent tous leurs efforts  « à agrandir leurs possessions, et à voler les terres des pauvres gens, les obligeant ainsi à mendier leur pain. »

Après seulement quatre mois, le nouvellement moine et ancien trouvère quittera donc l’abbaye de Clairvaux et se fera « moine noir », autrement dit bénédictin, pour finalement se retrouver à Cluny où il passera vraisemblablement tout le reste de son existence. Après une vie d’errance et un premier « métier » tout entier tourné vers le beau verbe, l’éloquence et le faste (même relatif pour un trouvère) des cours, la vie monastique, ses contraintes, ses privations autant que deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageson vœu de silence lui pèseront pourtant et même s’il donnera le change à l’extérieur quand on l’haranguera sur la mauvaise tenue des abbés et de certains membres du clergé (mal du siècle ?), son indiscipline intra-muros et sa nature restée revêche lui vaudront, semble-t-il, quelques pénitences.

Pour tout dire, à lire certaines de ses lignes et mesurer son inconfort dans cette vie d’ascèse, on en vient même à se demander comment l’homme a fait pour tenir aussi longtemps chez les bénédictins en étant presque si viscéralement opposé, ou du moins si retors à certains aspects de la règle de Saint-Benoit, qui était aux sources même de la vie communautaire à Cluny. Fallait-il qu’il soit laissé à ce point sans choix ? Peut-être le temps passant et l’âge expliquent encore qu’il y soit resté.

L’oeuvre de Guiot de Provins

Que nous reste-t-il de son legs et de ses oeuvres? On les retrouve principalement dans deux manuscrits anciens : le MS français 25405 de la BnF et le Manuscrit 389 de la bibliothèque de Berne.

Lyrisme et amour courtois

Quelques chansons et poésies  lyriques, cinq pour être précis, lui ont été attribuées. Elles se situent dans le registre de l’amour courtois. C’est assez  conventionnel et sans grande surprise pour un trouvère de l’époque,

La Bible Guiot, satire de son temps :
du monde « civil » aux ordres monastiques

P_lettrine_moyen_age_passion copialus intéressant sans doute pour nous ici que ses poésies courtoises et, en tout cas, plus favorablement retenu par l’Histoire, on lui doit un ouvrage qu’il appela « la bible » et qui est une satire de son temps. Il l’aurait achevé entre 1204 et 1206 si nous nous fions à Charles Victor Langlois qui donne de nombreux arguments dans ce sens, dans son ouvrage La vie en France au moyen  âge : de la fin du XIIe au milieu  du XIVe, d’après des moralistes du temps, suivi d’ailleurs dans son raisonnement par John Orr (opus cité)

L’ouvrage ouvre sur une satire du monde « laïque » ou plutôt civil et se poursuit sur une satire du clergé, des prélats aux évêques, jusqu’aux ordres monastiques. Les deux parties ne sont liées que par le style et pourraient même avoir été écrites à deux époques différentes mais il demeure que cette satire de l’église et  des ordres monastiques  (de l’intérieur de surcroît) compte certainement parmi les premiers écrits de ce type en vieux français ou, si l’on préfère, en langue vulgaire.

En langue latine, il y a eu d’autres auteurs avant Guiot de Provins pour le faire et pour critiquer le clergé et ses prélats de ce moyen-âge central, si vite noyés dans les affres de l’opulence,  la convoitise, et encore l’apparat et/ou la vie curiale et mondaine. Du XIIe au XIIIe siècle, ce personnel ecclésiastique qui « s’embourgeoise » ou s’empâte n’en finira pas d’ailleurs d’être montré du doigt par les poètes du temps, à travers les fabliaux entre autres textes. Et si on en trouve de nombreux signes dans la littérature satirique, on se souvient deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageencore que ce qui était en germe dans cette critique sociale, finira par se concrétiser au XIIIe siècle par l’émergence de divers mouvements religieux d’obédience chrétienne, désireux, au moins dans leur préceptes, de revenir à des sources plus proches du christianisme des origines. L’affaire prendra d’ailleurs des tours dramatiques, donnant lieu à de véritables croisades de l’église, sur les terres même de l’Europe occidentale chrétienne (les albigeois, les vaudois, etc…), fait nouveau, et avec elles, naissance de nouvelles définitions de « l’hérésie » et création de l’inquisition.

L’empâtement du clergé et son enrichissement n’expliquent peut-être pas tout, et sans doute y avait-il encore là le contrecoup  d’une réforme grégorienne qui, par son centralisme, avait confisqué une certaine forme de relation directe de l’homme à Dieu. Les intermédiaires, leur probité autant que leur légitimité se retrouvaient d’autant plus en question.

Le succès des ordres mendiants suivrait, intégré cette fois par l’Eglise, et même si ce succès allait être aussi dû à une plus large ouverture de la carrière monastique aux classes bourgeoises et urbaines, ce même constat critique d’un éloignement des sources chrétiennes se trouvait déjà sans doute en germe à  l’intérieur même des ordres monastiques et chez certains de ses moines. En son temps, Guiot de Provins n’était certainement pas le seul d’entre eux à regarder autour de lui avec une certain recul satirique, moral et  critique. Du reste, sa « Bible »  satirique  semble avoir été relativement populaire et lue durant le XIIIe siècle. Les références qu’en donnent d’autres auteurs qui l’ont succédé l’attestent, autant que le nombre relatif de manuscrits dont beaucoup se sont perdus ou égarés depuis.

A titre anecdotique, mentionnons encore que l’ouvrage est un des tout premiers à mentionner la boussole et son principe.

Le reste de l’oeuvre

deco_medievale_enluminures_trouvere_Pour clore sur ses œuvres, une autre poésie morale est généralement attribuée à Guiot de Provins. Elle fut publiée  pour la première fois en 1915 et par John Orr sous le nom de « l’armeüre de chevalier ». Nous aurons l’occasion d’y revenir également.

Enfin, il existe un débat du coté des spécialistes de littérature médiévale allemande qui n’est toujours pas tranché et qui tendrait à assimiler Guiot de Provins à un autre poète de langue française connu sous le nom de Kyot, Kyot Frage ou encore « le provençal« , auteur d’un Perceval postérieur à celui de Chrétien de Troyes et qui aurait inspiré à son tour, le Parzival du poète Wolfram Von Eschenbach (1170-1220). Ce dernier lança d’ailleurs le débat en clamant ouvertement cette référence, mais l’ouvrage auquel il faisait allusion s’étant perdu depuis, sauf à en trouver une autre copie quelque part, la question est demeurée ouverte.

Un moine rieur et bon vivant, franc parleur, fin observateur et critique

« …ennemi du charlatanisme de toute espèce, aimant la bonne chère et riant gros; jouissant de son franc-parler mais sans méchanceté ; juste, bon et sensé.  »
Les Oeuvres de Guiot de Provins,  John Orr

Quoiqu’il en soit, pour en revenir à ce trouvère et moine du moyen-âge central atypique que fut Guiot de Provins, nous aurons dans de prochains articles l’occasion de savourer quelques extraits de sa poésie, empruntés, notamment, à sa bible satirique. A cette occasion, nous goûterons au passage son style direct autant que la distance et le sens de l’auto-dérision dont il a su aussi faire montre.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Amour courtois et « fine amor », un point sur la question avec trois experts

poesie_medievale_fine_amor_amour_courtois_origine_definition_conference_moyen-age_centralSujet  :  littérature, poésie médiévale, fine amor, amour courtois, histoire, définition, contexte d’émergence, hypothèses.
Période : moyen-âge central (XIIe et XIIIe  siècles)
Média :  émission de radio,  France Culture
Titre :   la fabrique de l’Histoire, l’amour courtois (2016) par  Emmanuel Laurentin
Intervenants : Michel Zink,  Didier Lett,  Damien Boquet.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passion‘où vient la notion d’Amour Courtois ? En dehors de son « invention » au XIXe siècle par Gaston Paris, que recouvre-t-elle de réalités médiévales et quelles furent les conditions de son émergence ? Voilà autant de questions que France Culture se proposait d’adresser en mars 2016 dans le cadre de son programme la Fabrique de l’Histoire, en invitant à sa table trois éminents universitaires et spécialistes d’histoire et de littérature médiévale :  Michel Zink, professeur au Collège de France (Chaire de Littératures de la France médiévale), Didier Lett (professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris 7) et Damien Boquet (maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille I).

NB  ; ce n’est pas à proprement parler une conférence mais comme il s’agit d’un échange assez ouvert et informatif sur la question, nous indexons aussi cet article sous cette catégorie.

L’amour courtois, invention originale
du monde médiéval et occidental chrétien

Né dans le contexte d’une réforme grégorienne qui affirme plus que jamais le mariage comme institution et définit aussi clairement les lignes entre prêtres et laïques en faisant injonction formelle à ses derniers de demeurer célibataires, faut-il y voir là une relation de poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centralcause à effet ou constater plus prudemment avec Michel Zink que cette poésie qui met au centre cette fin amor ou cet amour courtois n’émergera, en effet, qu’au sein du moyen-âge occidental chrétien et lui sera propre.

Au vue du contexte dogmatique et clérical des XIIe et XIIIe siècles, on pourra alors sans doute mieux comprendre ce sentiment amoureux ou cette définition d’une « nouvelle forme » d’amour (littéraire), qui se cherche entre l’interdiction du passage à l’acte (hors mariage pour l’homme, adultérin pour la femme) et l’assouvissement symbolique d’un désir interdit, condamné d’avance à ne jamais se poser sur son objet :

« … C’est une poésie (celle de l’amour courtois)  qui essaye d’intégrer à la vision chrétienne de l’amour cet amour relevant de l’Eros, mais qui dépasse largement le simple désir charnel et qui essaye de le récupérer… »
Michel Zink  – Extrait La Fabrique de l’Histoire

Lien vers le podcast original sur le site de France Culture

Ce serait donc aussi ce même « Amour » avec un grand A qui se tient au centre du christianisme, celui de Dieu, celui des uns et des autres qu’on cherche aussi à décliner, dusse-t-on le tirer du côté charnel et émotionnel, tout en ménageant les conditions pour transcender ces deux dimensions matérielles et le rendre, finalement, spirituel ?

En dehors de cette idée de l’exaltation, cette Delectatio Morosa qui lui sert de pendant ou d’argument (ce plaisir venu de l’attente et de la non satisfaction du désir qui excite et agite l’imagination), cette fine amor (fin’amor) et son désir jamais assouvi (quand la dame est sage ou que l’on respecte les interdits,) se transforme si souvent en souffrance et en complainte – celle de l’attente, celle de la distance infranchissable physique ou symbolique, celle du rejet, celle de la frustration pesante du non passage à l’acte, cet état où l’on n’en finit pas de se mourir d’amour – qu’on pourrait se demander s’il ne ménage  pas encore une forme de « pénitence » qui ne serait, après tout, pas totalement étrangère au christianisme.

poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_fine_amor_moyen-age_central_XIIe_XIIIePourtant, s’il est si chrétien, dans son essence, cet amour courtois, pourquoi se pose-t-il si souvent sur la dame du seigneur et de l’homme de pouvoir, et de fait aussi la femme déjà  mariée ?

Faut-il voir là une forme de valorisation symbolique   de l’adultère, et une sorte de « poésie résistante »  ou plutôt ne pas perdre de vue que cet amour courtois naît aussi, au sein des méandres et des jeux de pouvoir de la féodalité. N’y aurait-il pas, encore ici, une forme de report ou d’extension symbolique de la relation de soumission, forte et codée du seigneur à ses vassaux ou ses sujets, vers ses proches ? En d’autres termes, faut-il aimer ou louer la dame de son maître comme on est supposé l’aimer et le louer lui et lui être fidèle ? Peut-être, à condition de ne pas déraper trop loin sur le terrain glissant des analyses de genre et de la théorie des « affects », en invoquant un peu hâtivement la grille commode de la psychanalyse moderne pour la calquer sur l’époque.

Et puisque nous n’en sommes plus à une question près, si je voulais ici semer une autre hypothèse, sans doute plus terre à terre et en tout cas plus micro-sociologique, au risque de me faire tirer l’oreille pour son manque cuisant de romantisme. Sans prétendre épuiser le sujet mais pour offrir un autre angle : au delà du simple attrait et de la séduction qu’inspire la femme du seigneur, et par contagion quelquefois sa sœur, sa cousine, bref encore la gente féminine alliée au pouvoir et souvent de condition supérieure à celui qui la convoite, pourrait-il y avoir, là aussi, quelques niches secondaires, pour paraphraser Erving Goffman dans Asiles, ou, pour le dire plus trivialement, quelques avantages indirects à retirer (économiques, politiques, jeux d’influences ou supplément de soupe, poesie_litterature_monde_medieval_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centraletc…) quand on est poète ou petit noble,  en cherchant à devenir, à tout prix, le favori de la dame,  au risque de se perdre dans ce jeu littéraire d’un désir à jamais inassouvi, ou même de se faire chasser de la cour par le seigneur en cas de dépassement des bornes  ?

Bref, pour en revenir à l’émission du jour, si elle ne répond pas à toutes les questions, elle a le mérite d’en soulever un certain nombre en donnant trois approches assez différentes de cet amour courtois, qui peuvent se rejoindre par endroits (quoique) : une qui se centre sur l’analyse des genres et les lignes de démarcation entre les sexes, l’autre un peu plus axée sur la fine amor comme une forme de réponse littéraire, « anticléricale » ou « résistante » dans le cadre de la réforme grégorienne, et la troisième, sans doute un peu moins sociale ou psychologique et, de fait, plus prudente et moins spéculative aussi, basée sur une analyse qui se situe plus au niveau littéraire et au cœur des textes.

En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes  ses formes.

PS ; vous aurez certainement reconnu, tout au long de cet article, des miniatures  (quelque peu retouchées par nos soins) du Codex Manesse, célèbre manuscrit ancien allemand, contenant près de 700 chansons d’amour courtois. 

Hildegarde de Bingen et le rire de la rate, par Frédéric Rantières

hildegarde_de_bingen_sainte_visions_mystique_chretienne_moyen-age_central_enluminureSujet : musique médiévale, chants, visions, mystique chrétienne, moyen-âge chrétien. rire, médecine médiévale, conférence.
Période : 
moyen-âge central, XIIe 
Auteur : 
Hildegarde de Bingen (1098-1179)
Ensemble: Vox in rama
Evénement : Vox Sanguinis
, mystère médiéval sur la vie, les visions & les chants d’Hildegarde, conférences et ateliers

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passion la faveur du spectacle musical ou plus exactement du Mystère Vox Sanguinis de l’ensemble Vox In Rama autour d’Hildegarde de Bingen qui sera donné plusieurs fois ce mois de novembre, nous avons le grand plaisir de publier, aujourd’hui, un article de la main même de son directeur artistique, Frédéric Rantières, qui se trouve être, en plus d’un artiste et chanteur accompli, docteur en anthropologie religieuse et histoire des religions, mais encore versé (tout autant que passionné) dans le domaine de la musicologie médiévale.

En relation avec le spectacle autour d’Hildegarde, mais aussi des conférences ou ateliers qu’il donnera sur le sujet,  il nous invite  ici à considérer le « rire » dans une perspective historique, médiévale et médicale, à la lumière de différents auteurs mais également des conceptions de l’abbesse et sainte rhénane du XIIe siècle. Nous lui cédons donc la place, non sans vous rappeler avant cela, les dates des différents événements proposés dans le courant du mois de novembre par l’Ensemble Vox in Rama et son directeur autour des visions et des chants d’Hildegarde de Bingen.

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VOX IN RAMA – SPECTACLES, CONFERENCES & ATELIERS
autour d’Hildegarde de Bingen

Lundi 6 novembre à 20h,
Espace le Moulin, Paris 5e

Conférence didactique de F. Rantières sur le chant de l’abbesse
Présentation et réflexion sur le thème – écoute commentée de chants d’Hildegarde de Bingen  Renseignements & réservations

Vendredi 17 et samedi 18 novembre à 20h,
Paris 5e – église évangélique Saint-Marcel

Nouvelles représentations du Mystère Vox Sanguinis sur les chants et les Visions d’Hildegarde de Bingen
Version augmentée du spectacle du mois de mai avec atelier de chant à 18h (sur réservation)  Renseignements & réservations

Dimanche 19 novembre à 15h30
Basilique de Longpont-sur-Orge

Représentation du Mystère Vox Sanguinis sur les chants et les Visions d’Hildegarde de Bingen
Version augmentée du spectacle du mois de mai Renseignements & réservations

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Hildegarde de Bingen et le rire de la rate
Par Frédéric Rantières

Redécouvrir les dimensions spirituelles et thérapeutiques du rire au Moyen Âge

L’époque contemporaine assimile un peu trop systématiquement le rire au divertissement et, à son corollaire, la dérision, ce qui est dommageable pour nous au moins en deux points : comme tout amalgame, la confusion établie entre deux termes distincts entraîne inévitablement une réduction du sens de la langue, et qui plus est, pour les acceptions de ce mot très ancien, en déforme notre appréhension. Plus grave, la conséquence de ce processus affecte notre sens de la psychologie qui se trouve alors amoindri, perdant ainsi la capacité naturelle de voir, à travers cette manifestation par trop banalisée aujourd’hui, ses aspects sainte_hildegarde_de_bingen_mystere_medecine_mystique_medievale_moyen-age_chretienrévélateurs d’une personnalité, d’un caractère et d’un tempérament, comme a su si bien nous le transmettre une Hildegarde de Bingen (1098-1179) et d’autres « sachants » des temps anciens.

Le rire est en effet un symptôme pour l’abbesse, ce qui n’est pas nouveau, car il est considéré depuis la fin de l’Antiquité au même titre que la toux, les larmes, les diverses sortes de douleurs, d’exsudations, de sécrétions, etc., entrant dans la complexion d’un être en révélant l’équilibre subtil de ses humeurs. La prise « au sérieux » du rire est à ce point essentielle qu’elle permet de rentrer de manière plus organique dans « le terrain » d’un déséquilibre causant une maladie. Au lieu de l’ignorer, le thérapeute, pour une approche plus complète de l’homme, devrait alors, à en croire les sources anciennes, prêter attention à la manière dont ce dernier rit, pour en tirer des signes qui pourraient l’aiguiller vers l’origine de sa pathologie. Pour ce faire, il doit être guidé par une connaissance non seulement médicale mais aussi spirituelle des organes.

Le siège du rire est la rate

En Occident, l’idée selon quoi le rire est un symptôme est avérée par le savant Quintus Serenus Sammonicus (fin du IIe-début du IVe siècle ?), qui dans son Liber medicinalis le relie au gonflement de la rate :

« La tuméfaction de la rate est dangereuse et pourtant elle provoque un rire absurde qui me semble voisin de celui qu’engendre la plante de Sardaigne [il s’agit de la sardonie, une variété vénéneuse de renoncule qui provoque un contraction des muscles du visage] qui mêle des rires sans raison [le fameux rire sardonique] à de malheureuses destinées. On dit que son ablation supprime le penchant à l’hilarité et impose un front sévère pour le reste de la vie » (Quintus Serenus, Liber medicinalis, Dr Roger Pépin, Presses universitaires de France, 1950, XXII, Pour guérir la rate, 25-30, p. 25)

rire_sardonique_moyen-age_medecine_medievale_hildegarde_de_bingen( renoncule scélérate, la Sardonia des Romains qui donna son origine à l’expression rire sardonique)

La relation que le médecin peut établir entre la tuméfaction de la rate et le rire qu’elle provoque fait de ce dernier un symptôme à même de lui indiquer un disfonctionnement de l’organe.  Cette croyance remonte en vérité à Pline l’Ancien (23-79 ap. JC), qui, dans son Histoire naturelle, rapporte entre autres qu’un rire immodéré est fonction de la taille de la rate (chap. XI, lxxx), ce passage étant mieux connu pour la mention de la rate que l’on brûlait chez les coureurs afin d’améliorer leur endurance, d’où viendrait l’expression « courir comme un dératé ». Quant à sa fonction, Platon (428-347 av. JC), dans son célèbre Timée, écrit bien connu au Moyen Âge, l’assigne à celle de nettoyer le foie de ses impuretés :

« Par ailleurs, la constitution du viscère voisin [la rate] et sa situation sur sa gauche [par rapport au foie qui est à droite] trouvent dans le foie leur explication, car ce viscère sert à garder le foie toujours brillant et net, comme un instrument fait exprès pour essuyer un miroir et toujours prêt à ses côtés à être utilisé. Voilà justement pourquoi, chaque fois que des impuretés apparaissent sur le foie, impuretés produites par des maladies qui frappent le corps, la rate les nettoie toutes ; elles sont absorbées par les trous qui parsèment la texture de ce viscère, qui est creuse et exsangue. Par suite, lorsqu’elle se remplit des impuretés qu’elle enlève, son volume augmente, la rate devient grosse et malsaine. Et, à rebours, quand le corps est purgé, elle rapetisse et revient à son volume primitif » (Platon, Timée, traduction de Luc Brisson, 2001, 72c-d, p. 187).

Hildegarde savait tout cela. Dans son traité de médecine, elle évoque au sujet de l’Adam un lien entre la rate et les rires qu’il émet depuis la transgression du précepte divin dans le jardin d’Éden, les deco_medievale_enluminures_sainte_hildegarde_ricanements discordants remplaçant désormais la faculté harmonique innée qui lui permettait, avant sa déchéance, de chanter avec les anges :

« Adam, avant la faute, connaissait le chant des anges et toute sorte de musique, et il avait une voix harmonieuse, comme celle d’un monocorde. À cause de sa faute, causée par la tromperie du serpent, s’est introduit dans sa moelle et sa cuisse une sorte de vent qui se trouve maintenant en tout homme. Sous l’effet de ce vent, la rate de l’homme se dilate, et, dans une manifestation de joie inepte, des ricanements et des éclats de rire en jaillissent » (Hildegarde de Bingen, Pierre Monat, Les causes et les remèdes, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, La prudence d’Adam, p. 179).

Notre botaniste, comme tout médiéval, n’ignorait pas non plus le quadruple adage du compilateur Isidore de Séville (560 ?-636), qui dans ses Étymologies affirmait que « c’est avec la rate que nous rions, avec la bile (ou la vésicule biliaire) que nous nous mettons en colère, avec le cœur que nous comprenons et avec le foie que nous aimons » (Étymologies livre XI, i, 127). Au XVIe, le médecin de la Renaissance Laurent Joubert (1529-1582) repartira de ce savoir dans son traité sur le rire à propos des tempéraments mélancoliques :

« Or il etoit bien seant à l’homme, de s’ajouyr & rire : et pource il ha eu la rate fort convoiteuse et rapineuse de cette lie […] Car ayant grand force d’attirer l’humeur melancholique [qui provient de la bile noire], qui d’alheurs et copieus en l’homme, elle ne peut fahlir d’etre bien noire. Donqs tandis que celà se pratique bien, l’homme et plus joyeus : mais si la rate n’attire autant de melancholie […] ou à cause de sa foiblesse […] le sang demeure noir (comme aussi sera la rate) & l’esprit en devient triste. Il echait quelquefois, que à cause des opilacions, la lie qui et attiree & anclose dans la rate, ne se peut libremant vuider. Dontil s’y fait une tumeur dure ; que nous appelons Schyrrhe, menassant d’hydropisie […] Mais que dirons-nous au poëte Quint Serain, qui attribuë à la rate grosse et anflee, la cause de certain Ris ? […] Ha-il point voulu sinifier la manie ou folie, qui procede souvant de la rate mal disposee ? dont grand humeur melancholique monte au cerveau ? Mais celà ne seroit pas le Ris Sardonien […] » (Laurent Joubert, Traité du ris (facsimilé), Paris, Nicolas Chesneau, 1579, Maxtor, novembre 2014, « pourquoy dit-on que la rate fait rire ? », p. 286-288).

deco_medievale_enluminures_sainte_hildegarde_L’auteur, partant de la même source qu’Hildegarde, distingue cependant le rire mortel, le fameux rire sardonique que provoque la plante de Sardaigne, du rire maniaque causé par une rate mal disposée, symptôme très proche de ce dont nous avait parlé Hildegarde. Ce texte ajoute à la vision platonicienne le fait que la rate, lorsqu’elle est en bonne santé, aspire à elle l’humeur noire, ladite mélancolie, qui, telle une lie, encrasse le sang au point de le noircir, assombrissant en conséquence le tempérament tout entier de l’homme. Elle est donc l’organe qui assure bonne humeur, joie et gaité en clarifiant le sang du voile de la bile noire. Sans son aide, l’homme sombrerait assurément dans la mélancolie… C’est d’ailleurs de cette science de la rate que vient le terme « désopilant », tiré de l’expression médicale « désopiler la rate », signifiant littéralement « dégorger la rate » pour mieux libérer le corps de l’humeur noire (Grand dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse, 2005, à « désopiler »). On comprend mieux ainsi que l’homme, pour pouvoir rire sainement, doit avoir une rate désobstruée. Mais s’il advient que celle-ci ne soit plus en mesure d’éliminer la bile, alors ce dernier ne sera plus enclin à se réjouir et encore moins à rire…

Le vent du péché envahit aussi la rate

Pour en revenir à notre abbesse, qui ne manque jamais de ressort, on peut constater, après ce petit périple autour de la rate, qu’elle va beaucoup plus loin que ses propres sources, en ancrant cette connaissance médicale dans l’épisode du dialogue de la Genèse entre Ève et le serpent, comme nous l’avons vu plus haut. Notre médecin médiéval va de surcroît rentrer dans une minutieuse description sur la manière dont le souffle maléfique du serpent parcourt désormais le corps de l’Adam :

« […] Et lorsque l’homme se réjouit des bonnes choses, ou des mauvaises qui lui plaisent, le souffle dont j’ai parlé, sortant de sa moelle, touche d’abord sa cuisse, occupe sa rate, emplit les veines de sa rate, s’étend jusqu’au cœur, emplit le foie, et ainsi pousse l’homme à rire et fait sortir sa voix sous la forme d’un ricanement semblable aux cris des animaux. »

Elle ajoutera même, au sujet de la rate et de sa relation avec le rire :

« L’homme qui, sous l’effet de ses pensées, est emporté ici et là, facilement, comme le vent, a une rate un peu épaisse, et, pour cette raison, il est facilement dans la joie et rit facilement. Et, de même que la tristesse et la colère affaiblissent l’homme et le dessèchent, de même un rire sans mesure blesse la rate, fatigue l’estomac, et, par le mouvement qu’il crée, disperse les humeurs de façon anormale, dans toutes les directions. » (Hildegarde de Bingen, Pierre Monat, Les causes et les remèdes, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, la joie et le rire, p. 180).

deco_medievale_enluminures_sainte_hildegarde_Le souffle pervers qui s’est introduit dans Ève durant son entretien avec l’homme-serpent aurait pris racine dans la moelle de l’Adam, s’immisçant dans les organes du corps humain, dès que l’homme tente de se réjouir. Il va alors infester la rate, le cœur et le foie. Le malheureux Adam, pour s’en libérer, n’aurait alors d’autre choix que de ricaner à l’instar d’un animal qui crierait! Mais ensuite, on découvre que le rire peut à son tour blesser la rate. On ne sait plus alors vraiment si c’est la poule qui fait l’œuf, à savoir si c’est la rate tuméfiée qui provoquerait un rire incohérent, ou si c’est plutôt l’œuf qui fait la poule, autrement dit si c’est le rire lui-même qui endommagerait la rate causant alors des ricanements ineptes ? Mais pour comprendre Hildegarde, mieux vaut ne pas trop se cramponner à une logique cartésienne, ce qui serait anachronique, mais plutôt prendre une hauteur de vue qui permette de dégager des axes de réflexion plus élargis. L’idée en effet que le rire puisse être à la fois le symptôme d’un désordre organique de l’Adam, et en particulier de sa rate, ne s’oppose guère pour notre visionnaire au fait qu’il puisse également être la cause de la souffrance de la rate, puisque un rire démesuré peut avoir un effet pervers qui altère la qualité des organes, en dispersant leur énergie, jusqu’à les blesser.

Le rire, s’il est le signe d’une bonne santé de la rate lorsqu’il est modéré, peut donc indiquer dans la médecine ancienne un disfonctionnement de l’organe lorsqu’il devient incontrôlé et, par retour, blesser celle que l’on désignait communément comme étant le siège du rire.

conference_sainte_hildegarde_de_bingen_chant_moyen-age_central_chretien_XIIe_siecleCe sont de telles dimensions de connaissance, où création, âme et corps sont observés dans leurs interactions, qui m’ont poussé à mettre en scène avec l’ensemble médiéval Vox in Rama et la comédienne Marie-Laure Saint-Bonnet le Mystère Vox Sanguinis sur la vie et les visions d’Hildegarde de Bingen. Les textes que je viens de citer dans cet article font notamment l’objet de l’une des dernières scènes du spectacle consacrée à « la voix du premier Adam », afin de redonner aux textes de notre auteure toute leur puissance et d’en partager la saveur avec le public. Cette formidable réflexion de la visionnaire a provoqué chez moi un tel engouement que je lui consacre depuis plus d’un an une conférence sur sa conception de la voix et du chant en lien avec le rire, que je referai encore trois fois entre les mois de novembre et de décembre 2017 sur Paris (renseignements sur www.fredericrantieres.com, à la rubrique « agenda des concerts et conférences ; ou sur www.voxinrama.com pour la conférence du 6 novembre 2017 »).

Je suis heureux de pouvoir à nouveau représenter trois fois sur Paris ce mystère, qui d’ailleurs a connu un franc succès au mois de mai, les vendredi 17 et samedi 18 novembre 2017 à 20h à l’église évangélique Saint-Marcel (Paris 5e) et le dimanche 19 novembre 2017 à 15h30 à la basilique de Longpont-sur-Orge (91) avec une conférence introductive à 14h. Avant les spectacles des 17 et 18 novembre sera proposé au public sur réservation un atelier de chant entre 18h et 19h sur « le rire au moyen âge », en repartant des textes anciens sur le rire.

Lundi 6 novembre 2017 à 20h, j’introduirai les textes du spectacle ainsi que des chants d’Hildegarde de Bingen dans une conférence qui se déroulera à l’Espace le Moulin, Paris 5e.

Frédéric Rantières.
Directeur Artistique de Vox in Rama


Comme indiqué plus haut, pour tout renseignement ou réservation sur l’ensemble de ces événements, n’hésitez pas à consulter le site de l‘ensemble vocal médiéval Vox In rama ou celui de Frédéric Rantières.