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Ballade satirique : larmes & plaintes contre les abus d’un Prince

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages : Œuvres et poésies variés de Jean MESCHINOT , édition 1493, édition 1522 et biographie de Arthur de La Borderie, 1896.

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à la poésie satirique de Jean Meschinot. Au Moyen Âge tardif, ce poète breton a critiqué vertement les abus du pouvoir dans ses Lunettes des princes. Poussant plus loin son engagement moral et politique, il a également prolongé cette œuvre par 25 ballades corrosives contre Louis XI.

Pour rédiger ces 25 poésies satiriques, brutales et sans concession, Jean Meschinot avait alors emprunté ces envois à un auteur célèbre de son temps : Georges Chastellain (Chastelain). Chroniqueur et poète médiéval d’origine flamande installé à la cour de Bourgogne, ce dernier ne s’était pas privé, lui-même, quelque temps auparavant, d’écorcher copieusement le roi français dans une longue diatribe intitulée « Le Prince« .

Ballade sur la souffrance du peuple
sous le joug du pouvoir central

La poésie du jour est la dix-huitième de la série des 25 ballades de Meschinot. L’auteur breton y met l’accent sur la grande misère et la pauvreté dans lesquelles sont rendus les sujets du royaume de France et les petites gens. La prédation des puissants et, plus particulièrement, du pouvoir central y est mis directement en cause ; on retrouvera même l’image familière des loups cruels et sans pitié, gouvernant les ouailles en leur infligeant le pire.

Ce thème de la souffrance du peuple sous le joug du pouvoir est récurrent dans l’œuvre de Jean Meschinot ; il traverse ses 25 ballades comme ses Lunettes des princes. Ici, il invoquera Dieu en témoin des exactions d’un prince qui n’inspire aux hommes que « haine et froidure » et qu’il n’hésitera pas à qualifier de « pillard« .

La poésie de Meschinot accompagnée d'une enluminure du poète breton

Contexte historique de cette poésie

Pour replacer cette poésie médiévale dans son contexte, nous sommes non loin du temps de la ligue du bien public et des révoltes qui verront se soulever de nombreux nobles et leurs provinces contre Louis XI : Bourgogne, Bretagne, Lorraine, Berry, Armagnac, Bourbonnais, …

Autour de cette période et même après, Meschinot et Chastellain sont loin d’être les seuls à blâmer la gestion de Louis XI, comme nous le rappelle l’auteur Jean-François Lassalmonie dans un ouvrage de 2002 sur la politique financière de Louis XI :

« Les commentaires des chroniqueurs s’accordent pour blâmer sa libéralité excessive (celle de louis XI). Sa prodigalité leur apparaît d’autant plus condamnable qu’elle accablait inutilement ses sujets pour enrichir des hommes qui, par leur condition surtout, n’étaient pas fondés à leurs yeux à profiter des deniers publics : la redistribution qui s’opérait ainsi était jugée injuste. (…)  Cette extorsion, vitupérait Basin (Thomas Basin – 1412-1491, évêque & chroniqueur français), était d’autant plus scandaleuse que le sang des pauvres ne servait qu’à engraisser des pensionnaires sans mérite et de vile condition, tant les distributions du souverain étaient inconsidérées »
La boîte à l’enchanteur, Jean-François Lassalmonie (1)

Aux sources médiévales de cette ballade

Du côté des manuscrits anciens, vous pourrez retrouver cette ballade de Meschinot au cœur du ms Français 24314. Cet ouvrage daté du XVe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable sur Gallica.fr.

Pour sa transcription en graphie moderne, nous nous sommes, quant à nous, appuyés sur deux éditions différentes des œuvres de Meschinot : « Jehan Meschinot, escuier, en son vivant grant maistre d’hostel de la royne de France« , Nicole Vostre (1522), et « poésies de Jehan de Meschinot », Étienne Larcher, Nantes (1493). A noter que l’historien breton Arthur de La Borderie la mentionne également dans sa biographie de Meschinot datée de 1896 : Jean Meschinot, sa vie, ses œuvres, ses satires contre Louis VI ».

La ballade politique et satirique de Meschinot dans le ms 24314 de la BnF
La ballade de Meschinot dans le manuscrit Ms Français 24314 de la BnF

Et contre luy former larmes et plaintes.
dans le français de Jean de Meschinot

O vous qui yeux avez sains et oreilles,
Voyez, oyez, entendez les merveilles ;
Considérez le temps qui présent court.
Les loups sont mis gouverneurs des oueilles ;
Fut-il jamais nenny choses pareilles ?
Plus on ne voit que traisons à la court.
Je croy que Dieu paiera en bref ses debtes,
Et que l’aise qu’avons sur molles couettes
Se tournera en pouretez
(pauvretés) contraintes.
Puisque le chef qui deust garder droicture
Fait aux poures
(pauvres) souffrir angoisse dure
Et contre luy former larmes et plaintes.

Les bestes sont aux corbins et corneilles,
Mortes de faim, dont peines nonpareilles
(sans égales)
Ont poures
(pauvres) gens. qui ne l’entend est sourd.
Las ! Ilz n’ont plus ne pipes ne bouteilles,
Cidre ne vin pour boire soubz leurs treilles,
Et brief je voy que tout meschief
(malheur, infortune) leur sourt (advient),
Les bons sages et anciens poetes
N’enseignent pas a faire telz molestes
(tourment, ennuis)
(2)
Come a present se font, ne telles faintes.
C’est ung abus qui trop longuement dure
Qui cause en est, fait envers dieu injure
Et contre luy former larmes et plaintes.

Seigneur puissant, saison n’est que sommeilles,
Car tes subjectz prient que tu t’esveilles.
Ou aultrement leur temps de vivre est court.
Que feront-ils si tu ne les conseilles ?
Or n’ont-ilz plus bledz
(blé), avoines ne seigles,
De toutes pars misère leur acourt.
A grant peine demeurent les houettes
(3).
Abillement des charues et brouettes,
Qu’ilz ne perdent et aultres choses maintes,
Par le pillart qui telz maulz leur procure :
Auquel il faut de tout faire ouverture.
Et contre luy former larmes et plaintes.

Envoi (Georges Chastellain)

Prince qui sourt nouvellettez estroictes (4)
Et retrecist les amples voyes et droittes
Celles que honneur doit maintenir non fraintes
(entières, non brisées)
Celluy esmeut cueurs d’hommes en murmure
Les fait tourner a hayne et a froidure
Et contre luy former larmes et plaintes.


Notes

(1)La boîte à l’enchanteur, Politique financière de Louis XI, Jean-François Lassalmonie (2002)
(2) ms 1493 « a faire telz moettes » : moue, grimace.
(3) petite houe, outil utiliser pour bécher la terre.
(4) Prince qui sourt nouvellettez estroictes : qui répand des nouveautés étriquées

NB : l’image de l’image d’en-tête provient du ms 24314. Elle représente un portrait de Jean Meschinot face aux travers et vices qui le visitent.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Au Moyen-Âge, une ballade vitriolée de Jean Meschinot contre le pouvoir en place

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvre de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

u XVe siècle, la Bretagne du soldat et poète Jean Meschinot s’alliait à la Bourgogne de l’auteur Georges Chastelain le temps d’une croisade poétique et politique. Pour les deux auteurs, l’ennemi tout désigné était alors le même : Louis XI.

Dans le puissant duché de Bourgogne, de cette partie du Moyen Âge tardif (autour de 1460-1465), Chastelain (Chastellain) était alors un maître de poésie reconnu et prisé à la cour de Philippe le Bon. Connu aujourd’hui surtout pour ses chroniques et son histoire de la Bourgogne, il y a même tenu des rôles politiques de premier plan. Quant à son engagement contre Louis XI, l’auteur d’origine flamand avait déjà couché sur le papier, quelque temps avant la ballade satirique de Meschinot que nous étudions aujourd’hui, la poésie « Le Prince « , une longue satire, à peine déguisée, contre le souverain français.

25 ballades politiques de Meschinot
contre les abus de la couronne

Si les médiévistes des XIXe et XXe siècles se posèrent, quelquefois, des questions sur le destinataire du « Prince » de Chastelain (voir article), en Bretagne, Meschinot ne s’y était pas trompé. Dans le prolongement de son homologue bourguignon, il reprit même certaines strophes de la poésie de ce dernier et s’en servit comme envoi pour composer, à son tour, 25 ballades vitriolées.

On trouve ces dernières dans la grande majorité des éditions des « Lunettes des Princes » de Meschinot. Cette dernière œuvre (la plus connue du poète breton) est un précis moral à l’attention des seigneurs et puissants. Son auteur y versait déjà largement dans la diatribe politique et la satire à l’encontre des abus généraux de pouvoir. Avec ses 25 ballades, Meschinot s’inscrivait encore plus directement dans la continuité du Prince de Chastelain. Il finissait même d’écharper, sans aucun ménagement, Louis XI, sa conduite du pouvoir comme sa personne.

Un appel à tous les français contre un pouvoir
trop autoritaire et arbitraire

Dans son ouvrage de 1895, Jean Meschinot sa vie et ses œuvres, ses satires contre Louis XI, Arthur de La Borderie, célèbre biographe du poète Breton n’hésite pas à voir dans ses 25 ballades un appel du breton à tous les français pour lutter contre l’ennemi commun. Autrement dit un appel a joindre la Ligue du Bien Public qui s’était formée contre le souverain français.

Cette satire fut elle concertée et conjointe entre les deux poètes ? On ne peut l’affirmer même si on sait qu’ils ont échangé et même si la Bretagne et la Bourgogne qu’ils représentent sont alors deux grandes provinces encore indépendantes et puissantes, qui n’ont, par ailleurs, jamais caché leur hostilité à l’encontre de Louis XI et son exercice du pouvoir. Dans sa biographie de Meschinot, La Borderie s’attachait aussi à démontrer à quel point Louis XI ne peut qu’être la cible des ballades du poète breton. A vrai dire, personne n’en doute plus et la chose est reconnue depuis longtemps déjà, de la même façon que l’on ne doute plus, à présent, que Le prince de Chastelain visait directement Louis XI :

« Le portrait de Louis XI est complet, tellement fidèle en ce qui touche les défauts, les vices, les méfaits du personnage, qu’un enfant de ce temps l’aurait nommé. Dans les ballades elles-mêmes, c’est bien pis. Il n’y en a pas une où Meschinot n’attaque violemment un prince contre lequel il s’évertue — parfois avec éloquence — à exciter la colère et l’indignation des honnêtes gens : prince dont les traits, dessinés par ces virulentes satires, sont exactement tous ceux dont les contemporains de Louis XI — et surtout ses ennemis — peignaient ce roi.« 

Arthur de La Borderie (opus cité)

Au sources médiévales des 25 ballades de Meschinot

Du point de vue des sources manuscrites, on retrouve ces ballades de Meschinot dans un certain nombre de manuscrits dont le ms Français 24314 (voir image ci-dessous mais aussi image d’entête). Ce manuscrit du XVe siècle entièrement consacré à l’œuvre de Meschinot est conservé actuellement au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur gallica). Les éditions plus tardives des Lunettes des Princes intègrent, en principe, ces ballades à leur suite.

La ballade que nous vous proposons aujourd’hui est la dixième de la série des 25 de Jehan de Meschinot. On trouve cette poésie largement raccourcie dans la biographie de Meschinot déjà cité. Nous concernant, nous l’avons retranscrite en graphie moderne, en nous appuyant sur deux éditions des Lunettes des princes : une de 1493 et une de 1522.


Un prince maudit de tous pour sa vie mauvaise
dans le moyen-français de Jean Meschinot

On ne peut mieulx perdre le nom d’honneur
Que soy montrer desloyal et menteur,
Lasche en armes, cruel à ses amys,
A meschans gens estre large donneur.
Sans congnoistre ceulx en qui est valeur,
Mais acquérir en tout temps ennemys,
Tel homme doilt avoir mendicité
Gaster son temps en infelicité
Sans faire riens qu’à Dieu n’aux hommes plaise.
Il sera plein d’opprobres et diffames
(1)
C’est cil que tous les vertueux sans blasme
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Le peu sçavant abondant sermoneur,
Du nom de Dieu horrible blasphémeur
Sans riens tenir de ce qu’il a promis,
Qui n’escoute des poures
(les pauvres) la clameur,
Mais les contraint par moleste
(tourments, vexation) et rigueur.
Combien qu’il soit pour leur pasteur commis
(désigné, chargé).
Se verra cheoir en grand perplexité
Par son deffault et imbécilité
Se lire dieu de brief il ne rapaise
(
rapaisser, repaître, rassasier)
Nommé sera du nombre des infâmes.
Le malheureux, que tous seigneurs et dames
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Il n’affîert
pas
(ne convient pas) a ung prince et seigneur,
Qui de vertus doibt paroistre en seigneur,
Estre inconstant ne aux vices submis.
Pour ce qu’il est des aultres gouverneur,
C’est bien raison qu’il soit sage et meilleur
Que ceulx a qui tel estat n’est permis.
Pour eschever
(éviter, esquiver) toute prolixité (verbiage)
Comme devant a este récité
Je diray vroy
(vrai), ou il faut que me taise :
Il n’est mestier
(besoin, nécessaire) que pour sage te clames !
Si, celluy es que raisonnables âmes
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Prince ennemy d’aultruy félicité,
De propre sang, de propre affinité,
De propre paix qui le tient à son aise,
Qu’est-il, celluy fors haineux à soy-mesmes
Et que la voix de tous, hommes et femmes,
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise ?


(1) version de 1522 : Tel homme, plein d’opprobre et de diffame.


De tout cela, il reste sans doute quelques leçons à tirer sur l’expression politique dans la poésie du Moyen Âge tardif et peut-être encore sur une certaine forme de liberté d’expression que l’on l’imagine quelquefois plus muselée et contrainte qu’elle ne l’était.

En faisant abstraction du contexte historique, la figure du tyran moderne, comme les abus de pouvoir toujours fréquents (sinon de plus en plus) pourraient eux-aussi être mis en perspective. Quant au prince de cette poésie, toute transposition ou ressemblance avec des personnes existantes relèverait de votre seule responsabilité. L’auteur de cet article n’en pipera mot ; d’ailleurs il est déjà loin.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Un rondeau satirique de Meschinot dans la Bretagne agitée de la fin du XVe

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage : “Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI”. Arthur de la Borderie (1865).

Bonjour à tous,

ans la Bretagne du Moyen Âge tardif, Jean Meschinot pratique, avec style, une poésie incisive et engagée. On connaît ses Lunettes des Princes, ses ballades à l’encontre de Louis XI avec leurs envois inspirés du Prince de Georges Chastellain. Aujourd’hui, nous retrouvons notre poète breton dans un rondeau satirique qui dépeint bien le contexte agité de cette la fin de XVe siècle en terre bretonne.

Source et contexte historiques

On peut trouver cette pièce de Meschinot à la toute fin du MS français 24314. Ce manuscrit de 146 feuillets, daté du siècle de l’auteur, est actuellement conservé à la BnF. Son contenu est entièrement consacré à l’œuvre du poète breton.

Dans Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI (1865). Arthur de la Borderie situera cette poésie courte et caustique durant la crise qui opposa Pierre Landais à Guillaume Chauvin. Pour dire un mot du contexte, Chauvin fut un noble et haut fonctionnaire marquant de son temps. Chancelier de Bretagne, il fut notamment celui qui représenta, en 1468, le duc de Bretagne François II, à la signature du Traité d’Ancenis. Suite aux soulèvements de La Ligue du Bien public, ce pacte devait entériner l’allégeance de la Bretagne face à Louis XI et la cessation de ses alliances d’avec la couronne d’Angleterre et Charles le Téméraire. Ce traité ne fut que temporaire et n’empêcha pas le duc de Bretagne de se soulever, à nouveau, quelques années plus tard.

Landais contre la France et les barons

Pierre landais, fut, quant à lui, un personnage tout puissant de la fin du XVe siècle. Conseiller du duc de Bretagne dont il semblait avoir toute la confiance, il finit même par hériter, pendant un temps, des pleins pouvoirs sur le duché. À l’aube des années 1480, Landais eut à manœuvrer dans un contexte tendu ; il fut pris entre les actions de la couronne de France pour s’assurer du ralliement de la Bretagne (ce dont il entendait bien préserver le duché) et, de l’autre côté, les luttes intestines et les pressions de certains nobles locaux acquis à la cause de Louis XI et qui voyaient ce rattachement d’un bon œil. Ce différent opposa notamment Landais à Chauvin qu’il fit jeter en prison en 1481. Trois ans plus tard, ce dernier mourut dans son cachot. Ce fut la goutte de trop. Les nobles se soulevèrent contre Landais qui fut lâché de toute part, condamné et pendu. Si le duc fut, lui-même, impuissant à sauver son protégé, il semble que la mort de ce dernier apaisa les querelles qui opposaient les nobles bretons entre eux.

Landais, symbole pour certains, intrigant ambitieux pour d’autres. La lutte des deux hommes continua d’évoquer les tiraillements entre une Bretagne, de la fin du XVe siècle, prompte à se rallier et une autre continuant de se rêver plus indépendante. Quant à notre poète du jour, s’il a été un ardent défenseur du duché quand les assauts venaient de la couronne de France, Borderie ajoute qu’en dehors de ce rondeau, Meschinot se montrait, en général, plutôt distant à l’encontre des jeux de cour bretons, et même assez défiant au moment de prendre parti dans ce genre de luttes internes.


« Ceux qui dussent parler sont muts« 
un rondeau satirique de Jean Meschinot

Ceux qui dussent parler sont muts ;
Les loyaux sont pour sots tenus…
Vertus vont jus
(*), péché hault monte,
Ce vous est honte,
Seigneurs grans, moyens et menus,
Flatteurs sont grans gens devenus
Et à hault estais parvenus,
Entretenus,
Tant que rien n’est qui les surmonte…
Tout se mécompte,
Quant les bons ne sont soustenus.
Ceux qui dussent parler sont muts.

(*) Les vertus touchent terre, disparaissent


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : pour l’image d’en-tête nous avons assemblé le rondeau de Meschinot issu du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF avec une gravure du XIXe siècle. Cette dernière représente Pierre Landais conduit à sa pendaison, à Nantes, sur la carrée de Blesse,  gibet qu’il avait lui même fait édifier quelque temps avant. Elle est tirée de La Bretagne (1864) de Jules Janin ; illustrée par MM. Hte Bellangé, Gigoux, Gudin, Isabey, Morel-Fatio, J. Noel, A. Rouargue, Saint-Germain, Fortin et Daubigny (consulter sur Gallica).

Un texte médiéval sans concession sur Les devoirs politiques & la corruption des puissants

Sujet : poésie satirique, morale, poésie médiévale, poète breton, devoirs des princes, miroirs des princes, poésie politique, auteur médiéval.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit ancien : MS français 24314 BnF
Ouvrage : Les lunettes des Princes par Olivier de Gourcuff, Société des Bibliophiles bretons (1891).

Bonjour à tous,

ous avons déjà partagé ici quelques extraits des Lunettes des Princes de Jehan Meschinot. Au XVe siècle, cet ouvrage versifié du poète breton se présente comme un véritable miroir des princes, soit un manuel sur les devoirs politiques des puissants et à leur usage.

Aujourd’hui, nous avons décidé de vous faire découvrir un nouvel extrait de ce texte médiéval. Il est un peu plus long que le précédent mais il est si riche que nous ne nous sommes pas résolus à le couper. Loin de la vision d’un pouvoir inconditionnel et arbitraire souvent mise en avant au sujet de l’exercice politique au Moyen Âge, on découvrira, sous la plume de l’auteur médiéval, une conception bien plus exigeante et équilibrée .

Principe d’égalité et obligations politiques

Dans cet extrait, qu’on pourrait juger d’une grande modernité, on verra à quel point Meschinot adresse, sans ménagement, les obligations du pouvoir central envers son peuple et la nécessité impérieuse de les respecter. Sans concession, ni condescendance, il se dressera aussi à la hauteur des princes et des rois, en jetant clairement les bases d’une égalité entre gens du simple et puissants.

Cette revendication prendra appui sur plusieurs constats : égalité dans la matière dont nous sommes tous faits, égalité devant la nature temporelle et évanescente de nos existences, égalité encore devant la vacuité du superflu et de l’avoir. La quantité de biens et de possessions ne modifient pas la donne ; la prévalence du spirituel et la nécessité d’un certain détachement du monde matériel sont en filigrane. Dans la même continuité, la voie moyenne ou la « médiocrité dorée » chère à Eustache Deschamps, ne sont pas très loin. Elles résonnent entre les vers de l’auteur breton : « Ung cheval suffist à la fois au roy, une robe, ung hostel ».

Mauvais conseillers, princes abusifs,
une condamnation sans appel des corrompus

Sans surprise, chez Meschinot, le fond de cette égalité entre les hommes (que nous crions encore si fort aujourd’hui et qui est inscrite dans nos Droits fondamentaux) est, bien sûr, résolument chrétien. C’est dans ces valeurs qu’elle s’enracine. Plus loin, il l’énoncera d’ailleurs clairement : si Dieu a voulu séparer les petits des grands ce n’est pas pour conférer quelque supériorité à ces derniers et encore moins pour leurs profits, mais plutôt pour leur confier l’immense responsabilité de maintenir justice et raison. On trouvera encore cette idée que ce sont l’action, la morale et la capacité à faire le bien qui définissent la « valeur » humaine, pas le statut.

Hélas, contre la volonté divine et par la nature des hommes : « Bien souvent tout ne va pas droit ». Conseillers abusifs, princes complaisants ou complices, aux dérives du pouvoir trop fréquemment constatées, notre poète opposera la condamnation sans appel de toutes formes de corruption. Point de salut pour les contrevenants, ils seront voués à la honte et la damnation. On le voit, l’attente d’un pouvoir politique probe, juste et qui soit un véritable modèle d’exemplarité, si souvent désespérément ressassée, elle aussi, dans notre modernité, ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’exprimera pleinement ici, chez l’auteur médiéval.

« Aymer sa nation » pour gouverner

Au passage, nous sommes au Moyen Âge mais on retrouvera également, dans ces vers, l’idée de « nation » qui n’est pas née, elle non plus, au XIXe siècle (voir à ce sujet la conférence sur la France et les Français de Philippe Contamine). Le poète médiéval nous expliquera même que pour exercer correctement son devoir politique et ne pas se laisser aller aux vents de toutes les corruptions : « On doyt aymer sa nation ». Là encore, c’est une idée qu’on a vu souvent remise au centre des débats dans les commentaires d’actualité récents sur l’action politique et, dans un contexte croissant d’opposition entre souverainistes d’un côté, et européistes, progressistes ou mondialistes de l’autre.

Pour conclure cette courte analyse, on ne manquera pas de noter la grande richesse stylistique de Meschinot. On retrouve chez lui cette façon de jouer savamment avec les mots et les rimes, propre aux rhétoriciens dont il était particulièrement virtuose.


Les lunettes de Princes (extrait)
Dans le moyen-français de Jehan Meschinot

Or visons l’entrée et la fin
De l’empereur et d’ung porchier.
L’ung n’est pas composé d’or fin,
L’autre de ce qu’a le porc chier.
Tous deux sont, pour au vray toucher,
D’une mes me matiere faictz.

On congnoist les bons aux biens faitz.
Se j’ay maison pour ma demeure,
Bon lict, cheval, vivre, vesture,
Le roy n’a vaillant une mure
Enplus que moy selon nature.
On luy faict honneur, c’est droicture ;
Mais il meurt sans emporter rien.
Peu vault le tresor terrien.

Ung cheval suffist à la fois
Au roy, une robe, ung hostel;
S’il menge et s’il boyt, je le fais
Aussi bien que luy, j’ay los tel.
La mort me prent, il est mortel.
Je vais devant, il vient aprés.
Nous sommes egaulx à peu près.

A cent ans d’icy je m’attens
Estre aussi riche que le roy.
J’attendray, ce n’est pas long temps :
Lors serons de pareil arroy.
Se je seuffre quelque desroy,
Entre deulx il fault endurer.
Malheur ne peut tousjours durer.

Quant au corps, gueres d’avantage
Ne voy d’ung prince aux plus petis.
Des aulcuns s’en vont devant aage
A la mort, povres et chetifz;
Aultres suyvent leurs apetis
Pour aucun temps, et puis se meurent.
Nos oeuvres sans plus nous demeurent.

Au milieu gist la difference,
Car ès deux boutz n’y en a point.
Le gran du petit differe en ce,
Car Dieu l’a voulu en ce point
Ordonner, pour tenir en point
Justice, paix, equité, droit.
Bien souvent tout ne va pas droit.

S’ung prince a conseil qui l’abuse,
Et ne scet ou veult y pourveoir,
C’est ung poulcin prins à la buse
Qu’on ne peut secourir, pourveoir.
L’entendement est faict pour veoir
Et discerner vertus de vice.
Profès ne doit sembler novisse.

Conseiller qu’on nomme preudhome
Se trop à soy enrichir tend,
Tost est corrompu, car prou done,
Et peu au bien publicque entend.
Mais sçavez vous qu’il en attend
Enfin honte et dampnation?
On doyt aymer sa nation.

Le prince est gouverneur et chief
Des membres de corps pollitique;
Ce seroit bien dolent meschief
S’il devenoit paraliticque,
Ou voulsist tenir voye oblicque
A l’estat pourquoy il est faict.
Tout se pert, fors que le bien faict.

Seigneurs, pas n’estes d’autre aloy
Que le povre peuple commun.
Faictes vous subjectz à la loy,
Car certes vous mourrez comme ung
Des plus petis, ne bien aulcun
Pour vray ne vous en gardera.
Chascun son ame à garder a.

Mais quant ung prince fait devoir
D’ouvrer en sa vacauation,
Selon sa puissance et sçavoir,
Laissant toute vacauation
Et mauvaise appliccation,
On ne le peult trop konnorer.
Le prince est fait pour labourer

Nompas du labour corporel,
Ainsi que les gens de villaige,
Mais gouvernant son temporel
Loyaulment, sans aulcun pillaige.
Avoir ne doibt le cueur vollaige,
Soit attrempé, nect, chaste et sobre.
La fin des pecheurs est opprobre.

Se pape, empereur, roys et ducz
Aymoient bonté en tous endroitz,
Telz ont esté et sont perdus
Par non tenir les chemins drois
Qui congnoistroient vertus et drois
En prenant à eulx exemplaire.
Plus doit que folie sens plaire.


NB : sur l’image d’en-tête, vous trouverez à gauche le feuillet du manuscrit 24314 où commence cet extrait (datation de l’ouvrage, courant XVe siècle). Sur la droite, il s’agit de la même page, sur une édition de 1527 des Lunettes des Princes par Nicole Vostre. Les deux manuscrits sont en ligne sur Gallica.fr

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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