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Au Moyen Âge, une poésie satirique de Jehan Meschinot sur l’indifférence envers la pauvreté

Sujet : poésie satirique, poète médiéval, poète breton, ballade satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale, pauvreté, Français 24314, ballade médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.

Bonjour à tous,

u XVe siècle, Jean Meschinot, seigneur breton de petite noblesse, officie comme écuyer au service du duché de Bretagne. Il servira militairement sous plusieurs ducs mais connaîtra, toutefois, quelques déboires et notamment, une période compliquée qui le laissera désemparé financièrement et en grand désarroi : sa charge d’écuyer ne lui sera, en effet, pas renouvelée au moment de l’accession de François II de Bretagne au duché, le 5eme duc qu’il sert.

Après cet épisode marquant, on retrouvera notre homme d’armes et poète médiéval, occupant différentes positions dans ce même duché ainsi qu’à la maison du comte de Laval : capitaine du château de Marcillé, maître des monnaies et en charge de grands ateliers monétaires bretons, il sera encore, vers la toute fin de sa vie, maître d’hôtel pour le compte d’Anne de Bretagne.

Une œuvre critique et satirique


En matière poétique, Jean Meschinot nous a légué des textes engagés sur la morale du pouvoir autant que sur les exactions et les abus de celui-ci. Son œuvre majeure Les lunettes des Princes sera imprimée post-mortem. Le poète breton y imposera un style incisif et l’ouvrage connaîtra un succès important, en son temps, avec près d’une trentaine d’éditions. Pour en mesurer l’impact, c’est plus que ce qui fut réservé au Testament de Villon.

Nous avons déjà eu l’occasion d’en étudier quelques-unes ici, mais, en autres productions, le poète breton léguera encore 25 ballades caustiques contre le pouvoir de Louis XI en s’appuyant pour leurs envois, sur Le Prince de Georges Chastelain, autre grand poète et chroniqueur du XVe siècle. Ces poésies satiriques suivent, assez souvent, les premières éditions des Lunettes des Princes.

Dans le courant du siècle suivant, Clément Marot rendra lui-même un hommage explicite à Jean Meschinot dans un épigramme en forme d’éloge aux plus grands poètes français. Le ver est demeuré célèbre : « Nantes la Brette en Meschinot se bagne. » Le Breton y trouvera bonne place, en compagnie de noms aussi prestigieux que Jean de Meung, Alain Chartier, Georges Chastelain, Octovien de Saint-Gelais, ou encore François Villon (1).

"Gens sans argent" la ballade satirique de Meschinot accompagnée d'une enluminure du poète Breton du XVe siècle,

« Gens sans argent… » : une poésie amère
sur l’indifférence envers les plus démunis

La ballade du jour est une autre belle pièce de poésie morale de Meschinot. Comme on le comprendra, sa propre détresse financière en est indubitablement la cause. Si le poète y fait un constat amer sur son temps, il ne s’agit donc pas d’une grande envolée sociale, comme on pourrait être tenté de l’interpréter, mais d’abord d’un témoignage sur sa propre condition et sur l’indifférence que ses propres difficultés suscitent aux yeux de la haute aristocratie bretonne.

Pour autant, comme d’autres auteurs avaient pu le faire dans le courant du Moyen Âge tardif (par exemple, Eustache Deschamps qui lui est antérieur ou Henri Baude qui lui est contemporain), Meschinot déplorera ici que l’avoir et les deniers en soient venus à supplanter les « mérites véritables » : ceux de classe, d’instruction ou encore ceux issus de valeurs et qualités morales.

Ainsi, il opposera les clercs instruits, les hommes bien nés, les humbles, les sages, les pauvres et les vertueux à tous ceux que la société et l’aristocratie de son siècle leur préfèrent, avec la complicité ouvertes des princes : autrement dit, les riches et les nantis, dussent-ils être renégats, voleurs, beaux parleurs ou même encore blasphémateurs. Meschinot ira même plus loin en déclarant que, depuis les temps bibliques, on ne connut de princes et de pouvoir plus permissifs envers les vices et les méfaits.

De ceux qui n’ont rien à « ceux qui ne sont rien »

« Dans la ploutocratie naissante du XVe siècle » comme la qualifiait, au fin du XIXe siècle, Arthur de la Borderie, historien français, biographe du poète breton (2), Mechinot relèvera donc, avec dépit, que celui qui n’a pas d’argent n’existe pas au regard du pouvoir et des jeux mondains : « Gens sans argent, ressemblent corps sans âme ». Totalement Invisibilisés, les miséreux sont condamnés à « n’être rien » aux yeux des princes que de pauvres enveloppes vides. Autrement dit, quand l’avoir se confond avec l’être, on finit par considérer, dans les hautes sphères, que « ceux qui n’ont rien, ne sont rien » : cela devrait rappeler quelques mauvais souvenirs à certains.

Pour conclure, dans sa grande détresse, Jean Meschinot en viendra même à souhaiter sa propre mort ce qui, en dehors des nombreuses allégories courtoises dont le Moyen âge est pavé (cf : je muir d’amourette) est assez peu commun dans la littérature médiévale et dans un tel contexte : Prince, ce mest a porter pesant fais, et desir estre plus que jamais, Avec les bons qui gisent soubz la lame, écrira-t-il. Autrement dit « Il me faut porter ce triste fardeau et je désire plus que jamais rejoindre les bons qui gisent sous la terre« .

Sources manuscrites médiévales

Jean Meschinot meurt à la toute fin du XVe siècle, moment où l’on entre à plein dans l’air de l’imprimerie. Pour les éditions « modernes », à partir de la première, datée de 1493, vous aurez donc l’embarras du choix. En cherchant un peu, vous en trouverez même un certain nombre en ligne datées de la fin du XVe et du XVIe siècles, que vous pourrez même vous amuser à déchiffrer.

Gens sans argent, la ballade de Jean Meschinot dans le Ms Français 24314 de la BnF.
La ballade satirique du jour dans le manuscrit ms Français 24314 de la BnF

En ce qui concerne des sources plus anciennes et manuscrites, vous pourrez vous reporter utilement au Manuscrit Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica). Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’oeuvre de l’auteur breton sur quelques 146 feuillets. De notre côté, pour la transcription complète de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’édition des œuvres de Meschinot par Nicole Vostre (1522) : « Jehan Meschinot, escuier, en son vivant grant maistre d’hostel de la royne de France« , ainsi que sur l’édition d’Étienne Larcher, « poésies de Jehan de Meschinot », Nantes (1493).

Une réédition récente des œuvres de Meschinot

Couverture d'un livre et d'une réédition récente des œuvres du poète médiéval Jean Meschinot

Si vous êtes intéressés par les œuvres de cet auteur médiéval, dans un format imprimé récent, il vous faudra être vigilant à ce que l’édition choisie contienne bien les additions originales des Lunettes des Princes de Meschinot et notamment les 25 ballades et autres textes de l’auteur.

En 2017, les éditions Len ont réédité un ouvrage qui semble correspondre à ces critères. Il se base sur une première édition de 1501 par le libraire Michel le Noir, ayant pour titre : « Les lunettes des princes avec aucunes balades et additions nouvellement composées par noble homme Jehan Meschinot et escuyer, en son vivant grant maistre dhostel de la Royne de France ». Vous devriez pouvoir commander ce livre broché chez votre libraire habituel. A défaut voici un lien utile pour le trouver en ligne.


Gens sans argent, ressemblent corps sans âme
dans le moyen français de Meschinot

Fy d’estre fils de prince ou de baron
Fy d’estre clerc ne d’avoir bonnes moeurs !
Ung renoyeurs
(renégat), ung baveux, ung larron,
Ung rapporteur ou bien grans blasphemeurs,
Plus sont prisez aujourd’hui, — dont je meurs,
Voyant ainsi les estats contrefaits
(3)
Qui a de quoy est en dicts et en faicts.
Sage nommé et sans aucun diffame ;
Mais les povres vertueux et parfaitz,
Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.

Depuis le temps que Moyse et Aaron
firent a dieu prieres et clameurs
Pour évader l’ire du roy pharaon
Et de ses gens de leur peuple opprimeurs
Ne furent moins les princes reprimeurs
Des grans vices regnans et des meffais
Tels qu’ils se font ne furent jamais fais.
Raison pourquoi on n’ayme honneur ne fame
Qui a le bruyt
(la réputation, renommée), les riches et reffais
Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.

Or conviendra qu’a la fin reparon
Les gras exces dont emplissons nos coeurs,
D’autant que brin vault mieulx que reparon
Et le bon fruict que les feuilles ou fleurs
Valent vertuz plus que ces vains honneurs,
Tresors mondains qui sont biens imparfaictz
Les princes dont deussent heyr torsfaicts
(haîr les meffaits, les forfaits)
Aymer bonté donner aux maulvais blasme
Mais tout ainsi qu’on bannist les infaitz
(corrompus)
Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.

Prince, ce mest a porter pesant fais
(triste fardeau),
Et desir estre plus que jamais,
Avec les bons qui gisent soubz la lame
(4),
Puisqu’aujourd’hui entre bons et maulvais,
Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


Notes

(1) Epigramme des poètes françois, à Salel
De Jean de Meun s’enfle le cours de Loire
En maistre Alain Normandie prend Gloire,
Et plaint encore mon arbre paternel :
Octavian rend Cognac éternel :
De Molinet, de Jan le Maire et Georges
Ceux de Haynault chantent à pleines gorges ;
Villon, Cretin ont Paris décoré,
Les deux Grebans ont le Mans honoré.
Nantes la brette en Meschinot se baigne ;
De Coquillard s’esjouyt la Champaigne ;
Quercy, Salel, de toi se vantera,
Et (comme croy) de moi ne se taira.

Clément Marot – Œuvres complètes

(2)« Un mal toutefois sur lequel sa satire (celle de Meschinot) est abondante, verveuse, empressée, c’est la ploutocratie, dont le règne commençait déjà. » Arthur de la Borderie, “Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI”. Arthur de la Borderie (1865).

(3) « Les estats contrefaits », la condition de chacun est jugée contre toute raison et à l’envers de toute bienséance (ou plutôt préséance).

(4) Avec ceux qui sont en terre, qui sont morts.

LA COMPLAINTE DU PAUVRE COMMUN ET DES PAUVRES LABOUREURS DE FRANCE (3)

Portrait Enguerrand de Monstrelet

Sujet : complainte, poésie médiévale, poésie satirique, guerre de cent ans,  moyen-Français, misère, laboureurs, écorcheurs, routiers.
Période : Moyen Âge tardif,  XVe siècle.
Titre : Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France
Auteur : anonyme – Les chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, (1400-1444)

Bonjour à tous,

Nous nous retrouvons, aujourd’hui, pour la troisième et dernière partie de la Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France. Dans ce texte anonyme du XVe siècle, le petit peuple et les paysans lassés des exactions à leur encontre et des disettes grondaient et imploraient de l’aide, tout en pointant du doigt les responsables et les causes de leur détresse.

Les campagnes et le petit peuple
au temps des exactions militaires

Durant la guerre de cent ans, les campagnes et les villes n’ont pas eu à souffrir seulement des armées anglaises et de leurs sièges ou de leurs pillages. Pendant les périodes de trêve ou entre deux batailles, les troupes royales de tout bord ont laissé plus d’une fois, à leur traîne, des soldats et mercenaires qu’elles se gardent de payer. Livrés à eux-mêmes, ces hommes peuvent s’organiser en hordes criminelles qui pillent et rançonnent les petites villes comme les campagnes. « Tard-venus », « grandes compagnies », « écorcheurs » : les mercenaires et fauteurs de trouble ne sont pas toujours en provenance du camp ennemi, ils ont pu être également du parti allié mais pour les paysans et les petites gens cela ne fait guère de différence. Le danger peut venir de tous côtés avec ses troupes errantes.

On connait plusieurs textes qui traduisent les infortunes et les abus connus par le peuple durant cette période. Nous avions eu l’occasion d’étudier, il y a quelque temps, un ballade d’Eustache Dechamps dans cet esprit (voir sa Ballade contre les exactions des routiers). Ce dernier auteur n’a pas manqué de témoigner des souffrances des campagnes au passage de la guerre et des soldats de tout bord sur leurs terres.

Un plaidoyer sur les misères et la condition sociale du petit peuple des campagnes

Nous avons déjà partagé, ici, les deux premières parties de cette complainte particulièrement poignante du Moyen Âge tardif. Ruinés, affamés, mis à mal, les pauvres laboureurs et gens des campagnes en appellent à tous les puissants de la société de leur temps pour en obtenir de l’aide et leur faire souvenance des infortunes qu’ils ont subies.

Dans ce texte, tout vient s’ajouter à l’addition et les écorcheurs à la traîne de l’Ost royal de Charles VII, sont loin d’être les seuls en cause. Une véritable avalanche de déboires y est évoquée ; certains structurels (réalité de classe), d’autres conjoncturels : froid, gel, perte des bovins, mais aussi abus seigneuriaux constants et même encore traitements faits aux paysans par les différentes classes sociales avec lesquels ils sont amenés à traiter.

Dans cette dernière partie tout particulièrement, la complainte s’élargira ici à de nombreuses catégories de la société civile ( bourgeois, avocats, marchands et même artisans) pour leur rappeler les abus subis, les services rendus avant que la misère ne frappe et les fustiger de leur actuelle ingratitude. Bien sûr, tout au long du texte, l’auteur, qui parle au nom de sa classe, s’exprime aussi sous l’œil d’un témoin suprême : Dieu. Le Tout Puissant décidera lui seul de l’issue de tout cela et sa miséricorde est aussi largement invoquée. En revanche, il jugera tout et tous en dernier ressort y compris l’indifférence de ceux à qui s’adressent la complainte.

Pour redire un mot de la datation de cette Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France, à la fin du XIXe siècle, le médiéviste, archéologue et chartiste Jules Quicherat a formé l’hypothèse d’une datation postérieure à 1432. Si l’on sent une colère évidente et beaucoup d’amertume dans ce texte qui avaient pu le faire rapprocher, par certains de ses premiers historiens découvreurs, des grandes jacqueries du XIVe siècle, on semble plus en face de l’impuissance et de l’abattement que d’une réelle volonté d’en découdre.

Voir la première partie de cette complainte Voir la deuxième partie


La complainte du pauvre commun
et des pauvres laboureurs de France (3)

Hélas ! advocats emparlez (emparler : plaider, emparlés : bavards, éloquents),
Maintesfois nous avez brouillez
Et maintenus en plaidoyer :
Dont bien garder vous nous poviez
Se la voulenté en eussiez,
Mais ce n’estoit que voz envies,
Tant qu’eussiez les bources garnies
De nous mettre à nul accord,
Ainçois
(plutôt) que vos voyes subtives (vous montriez ingénieux),
Par voz arts et par vos pratiques,
Nous faisiez du droict le tort :
Bien estes causes les plusieurs
(la plupart)
De partie de nos douleurs,
De noz pertes, et de noz gas
(dégâts, ravages).
Bien en pourriez crier hélas !

Hélas ! bourgeois, qui de nos rentes,
De noz labeurs et de noz plantes,
Avez vescu au temps passé :
Vous voyez nos chiéres dolentes
(nos mines affligées) ,
Et les poux qui nous cheent
(chäoir, chaier… : tomber) des temples (tempes)
De langueur et de povreté.
Maints jours nous avez abusé,
Et recueillis en vostre hostel,
Quand voz rentes vous doubloient :
Mais quand vous nous voyez en debte
Et que nous n’avons ne vin ne bled
(blé),
Plus ne faictes compte de nous :
Pour ce souvent nous faictes vous
Braire
(crier, hurler, se lamenter) et crier haut et bas,
Que ferons nous, chetif
(chétif, misérable : « pauvres de nous »), hélas !

Hélas ! marchans, vous nous avez
Par maintesfois revisitez,
Et voz denrées survendues ;
Mais quand de nous acheptiez
(achetiez)
Vous le nous mesprisiez
(estimer en dessous de sa valeur):
Fay estoit bien en vous perdue.
Vous avez loyauté déceue,
Et vous avez commis usure,
Larrecin et parjurement
(faux serments):
Mais celuy qui rendra droiture
(justice)
A toute humaine créature,
Vous rendra vostre payement
Par son droicturier jugement :
Et mauldirez tous ces amas
(les richesses que vous avez accumulées)
Quand crier vous faudra, hélas !

Hélas ! vous autres de mestiers,
Mareschaux
(officier/artisan en charge des chevaux) et cordouenniers,
Et les tanneaux de peaux velues,
Vous nous avez esté moult chiers
(1) :
Voz parolles nous ont deceues,
Pis nous avez fait que usuriers,
Car pour néant, par chacun jour,
Vous avez eu nostre labour :
Marchands, avant la cueillette
Bien en pourrez avoir mal tour,
Si n’en faictes aucun retour
(2),
Avant que jugement s’y mette ;
Alors saison
(contexte : le temps des semailles) ne sera pas
Que vous faulsist crier, hélas !

Hélas ! vous sçavez tous comment
Nous perdismes nostre froment,
Que entant nous semasme és terres
Pour la gelée dure et grand,
Qui les meit à confondement
(qui les détruisit) :
Et puis vous sçavez tous quels guerres,
Quels meschiefs
(dommage, calamité) et quelles rappines
Nous feirent toutes ses vermines,
Qui vindrent aux saisons nouvelles.
N’y demoura ne pois ne febves
Dont ne tatassent des premiers,
Rats et souris et verminiers
(tas de vermines),
Et les espis en emportoient
Des bleds qui demourez estoient :
Et par moult diverses maniéres
Ils les mettoient en leurs tesniéres,
Et en feirent de grans amas,
Dont maints en ont crié : hélas !

Hélas ! avons crié assez
Pour Dieu que vous nous pardonnez,
Et que vous pensez en vous-mesmes
Si nous vous disons vérité :
Tout notre fait veoir vous povez,
Ainsi que nous faisons nous mesmes.
Courroux, mal talent
(colère) et attaines (querelles, animosité, provocations)
Nous regardent tous chacun heure ;
Beuf ne pourceau ne nous demeure,
Ne brebis, ne noz pauvres vaches,
Dequoy faisions noz laitages,
Qui notre vie soubstenoit,
Et de la faim nous guarissoit :
Mais la mort et le divers temps
Les a fait demourer
(tarder, demeurer) ès champs,
Et morts les trouvons par les tets
(tetel, tette, mamelles ?):
C’est ce que bien souventesfois,
Quand voyons advenir tel cas,
Qui nous fait fort crier : hélas !

Hélas ! sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser créatures,
Qui bien advisent noz figures
(regardent nos visages en face),
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nuds par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre pauvre vie querant :
Car nous n’avons plus rien vaillant,
Comme aucuns vueillent langaigez
(3)
Ils s’en sont tres mal informez ;
Car s’ils pensoient bien en Todigues
(4)
Et Escoçois en leur complices,
Et és yvers qui sont passez,
Et autres voyes fort obliques,
Dont tous estats nous sont reliques
(témoin ?)
Comme chacun nous a plusmé :
Ils seroient bien hérétiques,
S’ils pensoient
(penser, croire) bien en leurs vices,
Qu’il nous fut rien demouré :
Tels langaiges
(belles paroles) ne sont que gas (vaines, négligentes),
Si nous taisons de dire : hélas !

O tres saincte mére l’église,
Et vous tres noble roy de France,
Conseilliers, qui à votre guise
Mettez tout le pays en ballance
(fig : péril),
Advocats de belle loquence,
Bourgeois, marchans, gens de mestiers,
Gens d’armes, qui tout exillés,
Pour Dieu et pour sa doulce mére,
A chacun de vous en droit soy .
Vous plaise penser aucun poy
(n’accorder aucune importance)
En ceste complaincte amére.
Et si vous bien y advisez
(si vous regardez bien les choses en face)
Nous cuidons
(croyons) que appercevrez,
Et que vous voirrez par voz yeux
Le feu bien prés de voz hosteux
(vos demeures),
Qui les vous pourrait bien brusler,
Si garde de prés n’y prenez.

Désormais si nous nous taillons,
Autres lettres vous envoyerons
Closes
(dans le sens de scellées, officielles ?). Dedans voir vous pourrez
Noz faits et noz conclusions,
Et les fins à quoy nous tendons.
S’il vous plaist vous les ouvrirez,
Noz requestes vous conclurez,
Et Dieu du tout ordonnera
A la fin ou quand luy plaira :
Mais Dieu vous y doint
(donner, accorder de, permettre de ) si bien faire,
Qu’acquérir vous puissez sa gloire,
Et qu’en ce ayez tels regards
(considération, attention),
Que plus ne vous crions : hélas !
Amen par sa grâce.


NOTES

(1) « Vous nous avez esté moult chiers« . Deux sens possibles : « cher », au sens propre : « vous ne nous avez pas fait de cadeaux au niveaux de prix ». Au sens figuré « cher au cœur » : « nous vous estimions beaucoup ». Je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse dans le contexte. La question du prix est abordé après : « Pis, nous avez fait que usuriers« 
(2) « Marchands, avant la cueillette, bien en pourrez avoir mal tour, si n’en faictes aucun retour« . En achetant sans contrepartie, cela pourrait bien vous jouer de mauvais tours, si vous ne vous acquittez pas de vos dus.
(3) « Comme aucuns vueillent langaigez » : contrairement à ce que certains beaux parleurs prétendent.
(4) Todigues : Rodrigue de Villandrando, seigneur espagnol à la tête de certaines compagnies de Charles VII et qui n’hésita pas à ravager et piller les campagnes quand il n’obtint pas satisfaction auprès de son contracteur . hypothése J Quicherat (voir l’article sur la deuxième partie de cette complainte). Pour les Escoçois qui suivent, les écossais donc, il peut être question de ceux qui s’étaient également engagés du côté de la couronne française contre les anglais et leurs alliés.


En vous souhaitant une très belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure de l’image d’entête et de l’illustration est tirée du manuscrit médiéval Français 2644 de la BnF et daté du XIVe siècle : les chroniques de Jehan Froissart (à consulter en ligne sur gallica) L’événement qu’elle relate est antérieur à celui qui nous intéresse puisqu’elle représente le pillage de la ville de Grantmont par les Gantois en 1381. Voici ce que nous en dit Froissart dans ses chroniques :  » Et furent les Gantois seigneurs de la ville, et non pas du châtel ; car le sire de Widescot le tint vaillamment avec ses compagnons contre eux. Et de là vinrent les Gantois devant Grantmont, qui s’étoit nouvellement tournée devers le comte, par l’effort et traité du seigneur d’Enghien ; et ne sais s’il y eut trahison ou autre chose, mais adonc les Gantois y entrèrent de force. Et en y eut de ceux de dedans moult de morts. Et quand ils eurent fait ces voyages, ils s’en retournèrent en Gand atout grand butinage et grand profit. »

EUSTACHE DESCHAMPS : une Ballade médiévale sur HEUR & Malheur

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, pauvreté.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Ja sur mon corps n’en cherroit une goute»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

u Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé plus d’un millier de poésies entre ballades, rondeaux, chants royaux,… mais aussi des écrits sur l’art de versifier. Fin observateur des mœurs de son temps, sa longue carrière et sa plume prolifique lui ont permis d’écrire sur pratiquement tous les sujets : voyages, vie militaire, mœurs de cour, arts de la table, médecine, courtoisie, valeurs éthiques et dévoiement,…

Tantôt légère ou grinçante, tantôt drôle, tantôt désespérée, souvent morale, sa poésie reste un legs important pour la connaissance de la deuxième moitié du XIVe siècle et les débuts du XVe siècle. Elle continue d’ailleurs d’être décortiquée ou utilisée par les médiévistes pour sa richesse descriptive et historique. D’un point de vue stylistique, si elle ne peut avoir, tout du long, les envolées ou l’intensité vibrante de celle d’un François Villon, on la découvre toujours avec plaisir. Eustache Deschamps a travaillé son art avec sérieux et il reste un maître de la ballade.

Eustache Deschamps : poésie médiéval illustrée avec enluminure

Etats d’âme, déconvenues et malchance

Dans l’ensemble des thèmes traités, ses propres déconvenues n’ont pas échappé à sa plume. Il les a même placées souvent au centre de sa poésie, en étalant des humeurs ou des griefs qui vont de l’agacement et la grogne jusqu’à la révolte ou au désarroi. Sans tomber dans l’exposé systématique de ses misères (un peu comme Rutebeuf avait pu le faire), il nous a, ainsi, légué un grand nombre de ballades sur sa propre condition : déboires et déceptions, ingratitude des puissants à son encontre, petits malheurs, pauvreté, santé déclinante, affres de l’âge. Sur les aspects les plus rudes, il faut dire que sa relative longévité l’a vu passer par bien des épreuves, des mises à l’écart du pouvoir aux vicissitudes de la vieillesse, en passant par les grands maux de son siècle (guerre de cent ans, épidémies de peste, etc…).

Aujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade dans cette veine ou plutôt même cette déveine. L’auteur médiéval y affirme qu’il est si déshérité que même si une pluie miraculeuse faisait tomber sur la terre, or fin, trésors, joyaux et florins, pas une seule goutte de tout cela ne choirait sur lui : Ja sur mon corps n’en cherroit une goute. De la même façon, bienfaits, bonheur, largesse à son égard ne sont pas au programme et le bon côté du destin ou de « fortune » semble avoir l’oublié en chemin. Tout au long de la ballade, le propos demeure générique ; Eustache se plaint mais il ne nous donne aucun fait à nous mettre sous la dent pour étayer son humeur, et encore moins pour la contextualiser historiquement.

Sources médiévales & historiques manuscrites

Manuscrit médiéval des œuvres d'Eustache Deschamps (MS Fr 840)
Cette Ballade d’Eustatche dans le MS Fr 840

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 de la BnF. Cet ouvrage du XVe siècle contient principalement l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit un total vertigineux de 1500 pièces. Ce manuscrit est même, sans doute, l’un des premiers à avoir consigné l’œuvre du poète médiéval de manière aussi complète. Chichement orné mais d’une écriture appliquée, il a été copié à plusieurs mains dont la principale est celle de Raoul Tainguy. (1)

Pour la transcription en graphie moderne de cette ballade, vous pouvez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps citées en tête d’article. C’est la version que nous avons utilisée.


Ja sur mon corps n’en cherroit une goute

Se tout li cielz estoit de fueilles d’or,
Et li airs fust estellez
(constellées, étoilées) d’argent fin,
Et tous les vens fussent plains de tresor,
Et les goutes fussent toutes flourin
D’eaue de mer, et pleust soir et matin
Richesces, biens, honeurs, joyauls, argent,
Tant que remplie en feust toute la gent,
La terre aussi en fust moilliée toute,
Et fusse nuz, de tel pluie et tel vent
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

Et qui pis est, vous puis bien dire encor
Que qui donrroit trestout l’avoir du Rin
(Rhin),
Et fusse la, vaillant un harenc sor
(hareng saur)
N’en venrroit pas vers moy vif un frelin
(menue monnaie);
Onques ne fuy de nul donneur a fin;
Biens me default, tout mal me vient souvent;
(a)
Se j’ay mestier de rien
(si j’ai besoin de quelque chose)
, on le me vent
Plus qu’il ne vault, de ce ne faictes doubte.
Se beneurté
(si le bonheur) plouvoit du firmament
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

Et se je pers
(quelque chose), ja n’en aray restor (réparation);
Quant rien requier, on chante de Basin;
(b)
Se je faiz bien, neant plus que d’un tor
N’est congneu
(c); tousjours sui je Martin (celui qu’on accable)
Qui coste avoit, chaperon et roucin,
Pain et paine, congnoissance ensement
(également),
Son temps usa, mais trop dolentement
(tristement),
Car plus povre n’ot de lui en sa route
(sa bande).
Je sui cellui que s’il plouvoit pyment
(vin épicé)
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

L’envoy

Princes, ii poins
(choses) font ou riche ou meschant (misérable):
Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte ;
(d)
Car s’il [povoit] plouvoir mondainement
(des biens en abondance),
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

(a) Biens me default, tout mal me vient souvent : les biens me manquent mais j’attire le malheur plus souvent qu’à mon tour.
(b) Quant rien requier, on chante de Basin : quand j’ai besoin de quelque chose, c‘est toujours la même rengaine.
(c) Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu : si je fais le bien, peu s’en faut qu’on n’en retienne que le pire ? Si je fais le bien on ne me traite pas mieux que si c’était un crime ?
(d Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte : heur (chance, ce qui rend heureux) et malheur, j’aime l’un et je crains l’autre.


Voir les articles suivants sur le sujet de fortune et sa roue.

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

(1) Pour plus de détail sur le MS Français 840, consulter l’article très complet de Clotilde Dauphant : L’organisation du manuscrit des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps par Raoul Tainguy

NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit simplement de la page de la ballade d’Eustache dans le Français 840 (consultable ici sur gallica). Quant à la roue de fortune de l’illustration, elle provient du Manuscrit MS Français 130 de la BnF : Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes (De casibus virorum illustrium).

Fable médiévale : le chien et la brebis de Marie de France

dragon-moyen-age-fable-ysopets-marie-de-franceSujet  : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval,   pauvreté, justice, poésie satirique
Période  : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre :  Dou chien et d’une berbis  
Auteur    :   Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage    :    Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820, 

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionutour du  premier siècle de l’ère chrétienne, Caius Iulius Phaedrus, plus connu sous le nom de Phèdre, lègue à la postérité un grand nombre de fables. Il crée ses propres récits, mais, pour une grande part d’entre eux, marche dans les pas du grec Esope qui l’avait précédé de cinq-cents ans.

Ce double-héritage traversera le temps jusqu’au Moyen Âge pour y être repris, en partie, sous le nom d’Ysopets ou Isopets.  Ces petits récits où les personnages sont plantés par des animaux inspireront ainsi quelques auteurs médiévaux. A la fin du XIIe siècle, Marie de France  est l’un des plus célèbres d’entre deux.  Deux siècles plus tard,  au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps  s’y frottera aussi bien que dans une moindre mesure. Plus tard encore, au XVIIe siècle, par son talent stylistique hors du commun, Jean de  Lafontaine, donnera, à son tour,  à   ses fables antiques de nouvelles lettres de noblesse. Aujourd’hui, nous étudions ensemble la fable médiévale de Marie de France intitulée : dou chien et d’une brebis.

Ou comment les puissants  utilisent
la justice pour dépouiller les faibles

deco_fable_medievale_marie_de_franceOn trouve la trace de cette fable du Chien et de la Brebis chez Phèdre. Elle est , toutefois, reprise    dans des formes un peu différentes chez Marie de France. Chez les deux auteurs, la justice est instrumentalisée de manière perfide par les puissants, au détriment des faibles. En effet, ces derniers  n’hésiteront pas à  produire de faux témoins pour dépouiller la brebis, éternel symbole de pauvreté, d’innocence et de faiblesse. Dans les complices de la malversation, la poètesse franco-normande a ajouté un rapace, qu’on ne trouve pas chez Phèdre et qui vient renforcer cette idée de collusion des prédateurs.

La fin de la fable de Phèdre est aussi  plus heureuse puisque la Brebis paye ce qu’on lui réclame injustement  mais ne périt pas.   Egalement, le loup s’y trouve punit de son mensonge et la notion d’une justice transcendantale est mise en avant : les dieux le font tomber dans une fosse pour son mensonge. Chez Marie  de France, la fin est sans appel. L es pauvres et les faibles  sont sacrifiés par les puissants et on se partage leurs avoirs (et, même leur chair) entre prédateurs.   Faut-il y voir le simple reflet du pessimisme  de la poétesse ? On serait plutôt tenté d’y  décrypter l’influence contextuelle de maux de son temps qu’elle entend dénoncer ainsi, ouvertement.

Le Brebis, le chien et le loup chez Phèdre

Les menteurs n’évitent guère la punition de leurs méfaits. Un Chien de mauvaise foi demandait à la Brebis un pain qu’il soutenait lui avoir laissé en dépôt. Le Loup, cité comme témoin, affirma qu’elle en devait non pas un, mais dix. La Brebis, condamnée sur ce faux témoignage, paya ce qu`elle ne devait pas. Peu de jours après elle vit le Loup pris dans une fosse : « Voilà, dit-elle, comme les dieux récompensent le mensonge! »

 Les Fables de Phèdre, traduites par  par M. E. Panckoucke   (éd de 1864) 

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Dou Chien et d’une berbis
dans l’oïl    franco-normand de Marie de France

Or cunte d’un Chien mentéour
De meintes guises trichéour,
Qui une Berbis emplèda
Devant Justise l’amena.
Se li ad un Pain démandei
K’il li aveit, ce dist, prestei;
La Berbiz tut le dénoia
E dit que nus ne li presta.
Li Juges au Kien demanda
Se il de ce nus tesmoins a
Il li respunt k’il en ad deus,
C’est li Escufles è li Leus.
Cist furent avant amenei,
Par sèrement unt afermei
Ke ce fu voirs que li Chiens dist:
Savez pur-coi chascuns le fist,
Que il en atendoient partie
Se la Berbis perdeit la vie.

Li Jugièrres dunc demanda
A la Berbis k’il apela,
Pur coi out le Pain renoié
Ke li Chienz li aveit baillié,
Menti aveit pur poi de pris
Or li rendist ainz qu’il fust pis.
La Chative n’en pot dune rendre
Se li convint sa leine vendre,
Ivers esteit, de froit fu morte,
Li Chiens vient, sa part enporte
È li Escoffles d’autre par;
E puis li Leus, cui trop fu tard
Ke la char entre aus detreite
Car de viande aveient sofreite.
È la Berbiz plus ne vesqui
E ses Sires le tout perdi.

Cest essample vus voil mustrer,
De meins Humes le puis pruver
Ki par mentir è par trichier,
Funt les Povres suvent plédier.
Faus tesmoignages avant traient,
De l’avoir as Povres les paient;
Ne leur chaut que li Las deviengne,
Mais que chascuns sa part en tiengne.

Du chien et de la brebis
Adaptation en français moderne

NB : nous avons fait le choix d’une adaptation libre et versifiée plutôt qu’une traduction littérale.

On conte d’un chien menteur
Aussi tricheur que trompeur,
Qui, au tribunal, attaqua
Une brebis pour qu’on la jugea.
Un pain elle devrait rembourser
Que, jadis, il lui a prêté.
La brebis nia sans délai :
« Jamais tel prêt ne lui fut fait !
Aussi, le juge requit du chien
Qu’il puisse produire un témoin.
 Le chien rétorqua, sentencieux :
« Milan et loup : ils  seront deux »
Ainsi, témoignèrent les compères 

Et, sous serment, ils affirmèrent
Qu’ils confirmaient du chien, les dires.
Savez-vous pourquoi ils le firent ? 
C’est qu’ils en tireraient partie
Si la brebis perdait la vie.

Lors, le juge demanda,
A la brebis qu’il convoqua
Pourquoi avoir nié qu’un pain
Lui fut bien prêté par le chien ?
C’était là piètre menterie
Qu’elle rende ce qu’elle avait pris !
La pauvrette qui n’avait rien
Dut vendre sa laine à bas prix.
C’était l’hiver elle en périt.
Le chien vint prélever sa part,
Puis le milan vint à son tour 
Et puis le loup, un peu plus tard,
Ainsi la chair fut partagée
Car de viande on avait manqué
Et c’en fut fait de la brebis
Que ces seigneurs avaient trahie. 

Moralité

Cet exemple nous montre bien
(et je pourrais en trouver maints)
Comment par ruse et perfidie
On traîne    les pauvres en plaidoirie
Leur opposant de faux témoins
Qui se payent sur leurs maigres biens.
Peu leur chaut de ce qu’il devienne,
Pourvu que chacun, sa part, prenne.


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.