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« Nécessité fait gens méprendre »: aux sources d’une citation de François Villon

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet: citation, poésie médiévale, poésie réaliste, maître de poésie, auteur, poète médiéval, citations expliquées, adaptation.
Période: moyen-âge tardif,
Auteur: François Villon (1431-1463)
Titre: Le testament (extrait)


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« Nécessité faict gens mesprendre Et faim saillir le loup des boys. »
François Villon –  maître de poésie médiévale.   Extrait du Testament.


Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une « citation » extraite du testament de Villon. Pour la remettre dans son contexte, elle fait suite à un passage où François Villon cite l’anecdote du corsaire Diomedés qu’Alexandre le Grand avait décidé d’interroger avant de le faire condamner. Sommer de répondre de ses crimes face à l’empereur, le pirate répondit, en substance,  que s’il en avait eu les moyens, il aurait été lui-même empereur. Au fond, tout n’était peut-être qu’une question d’échelle.  Devant sa répartie, non seulement Alexandre le Grand gracia le corsaire mais décida encore de faire sa fortune.  Dans sa poésie, Villon fera ajouter au corsaire que son infortune et sa misère seules expliquaient ou justifiaient ses actes :

« Et saichiez qu’en grant poverté,
Ce mot se dit communement,
Ne gist pas grande loyaulté. « 

L’Histoire de  l’anecdote sur Alexandre le Grand et le pirate Diomedés

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L’histoire d’Alexandre le Grand et du corsaire à la source d’inspiration de François Villon, Manuscrit “Schachzabelbuch”, Konrad von Ammenhausen, Stuttgart, 1467

Cette anecdote, connue surtout par Saint-Augustin qui la mentionne dans la Cité de Dieu pour illustrer le fait que les empires sans justice ne sont que des entreprises de brigandage, est tirée originellement de la République de Cicéron :

« Alexandre demandait à un pirate par quel attentat il osait infester la mer avec un misérable brigantin. Par le même droit, dit-il, qui vous fait ravager le monde »    Cicéron – La république – Livre III.

Voici l’extrait de Saint-Augustin :

« Que sont les empires sans la justice, sinon de grandes bandes de brigands ? De même, une bande de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant citation_poesie_medievale_francois_villon_saint_augustin_alexandre_le_grand_ciceron_moyen-age_tardifcertaines règles convenues? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination, qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité. C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant ».
Saint Augustin – La cité de Dieu

poesie_medievale_epitaphe_villon_ballade_pendu_erik_satie_lecture_audioUtilisant l’anecdote dans le testament pour plaider en faveur de ses propres déboires et de ses inconduites, voilà ce que Villon conclut :

« Se Dieu m’eust donné rencontrer
Ung autre pitieux Alixandre
Qui m’eust fait en bon coeur entrer,
Et lors qui m’eust veu condescendre
A mal, estre ars et mis en cendre
Jugié me feusse de ma voys.
Necessité fait gens mesprendre
Et fain saillir le loup du boys. »
Francois Villon – Le testament

Ce qui très librement adapté en français moderne donne :

Si Dieu m’eut donné de rencontrer
Un être aussi compréhensif que le fut Alexandre
Qui m’eut  permis de vivre en honnête homme
Et que l’on m’eut alors surpris à m’abaisser à faire le mal
Je me serai jugé moi-même
Bon à être brûlé et mis en cendres
Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.


L’extrait complet de la poésie
dans la langue de maître  François Villon 

Après l’explication et la synthèse et pour varier un peu, voilà l’extrait complet de Villon dont est tirée cette citation :

Au temps qu’Alixandre regna,
Ungs homs nommé Dïomedés
Devant lui on lui admena,
Engrillonnné pousses et detz
Comme larron, car il fut des
Escumeurs que voyons courir;
S y fut mis devant ce cadés
Pour estre jugiez a mourir.

L’empereur si l’araisonna:
 » Pourquoy es tu laron en mer? »
L’autre responce lui donna:
 » Pourquoy laron me faiz clamer?
Pour ce qu’on me voit escumer
En une petïote fuste?
Se comme toy me peusse armer,
Comme toy empereur je feusse.

Mais que veulx tu! de ma fortune,
Contre qui ne puis bonnement,
Qui si faulcement me fortune,
Me vient tout ce gouvernement.
Excusez moy aucunement
Et saichiez qu’en grant poverté,
Ce mot se dit communement,
Ne gist pas grande loyaulté. « 

Quant l’empereur ot remiré
De Dïomedés tout le dit:
 » Ta fortune je te mueray
Mauvaise en bonne « , ce lui dist.
Si fist il; onc puis ne mesdit
A personne, mais fut vray homme;
Valere pour vray le bauldit
Qui fut nommé le Grant a Romme

Se Dieu m’eust donné rencontrer
Ung autre pitieux Alixandre
Qui m’eust fait en bon eur entrer,
Et lors qui m’eust veu condescendre
A mal, estre ars et mis en cendre
Jugié me feusse de ma voys.
Necessité fait gens mesprendre
Et fain saillir le loup du boys.

Voir tous les autres articles sur la poésie de François Villon.

Une belle journée à tous!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Quand la belle langue occitane des troubadours rend hommage à Léo Ferré et à Rutebeuf

pauvre_rutebeuf_poesie_medievale_occitan_joan_pau_verdierSujet : musique, poésie médiévale, poésie réaliste, troubadours, trouvères, langue d’oc,  Rutebeuf en occitanie.
Auteur : Léo Ferré
Titre : Pauvre Rutebeuf (en Occitan)
Interprètes : Joan Pau Verdier
Album : Léo en òc (2006)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaous le savez sur moyenagepassion, nous aimons la langue française autant que les langues qui l’ont faite. Nous avons déjà parlé de l’importance de la langue occitane ici et de son histoire. Pour ceux qui ne vivent pas dans le pays d’oc et même d’ailleurs pour une partie de ceux qui y vivent, nous n’avons plus tellement l’occasion d’entendre cette belle langue et pourtant. Quand la France était encore divisée en plusieurs berceaux linguistiques, dont deux particulièrement grands: oil et troubadours_provençaux_poesie_chanson_medievaleoc, ce fut elle, la belle occitane, que chantèrent les troubadours du sud de la France. Elle fut la première langue de l’Amour courtois chanté, de la satire aussi, et ses jongleurs, chanteurs et artistes du XIIe siècle l’emportèrent à leur traîne dans leurs voyages de la autour de la méditerranée, jusque dans Italie ou l’Espagne médiévale, et parfois même encore plus loin. Leur art influença encore jusqu’à la cour de Paris y faisant naître des vocations et des trouvères qui leur emboîteraient bientôt le pas. Et si c’est un véritable plaisir que de pouvoir encore dédier un article à la belle occitane, c’en est un encore plus grand que de l’entendre chanter par un véritable artiste engagé pour sa défense et pour ses idées aussi d’ailleurs, depuis près de 40 ans: l’artiste occitan Joan Pau Verdier.

Pauvre Rutebeuf en langue d’oc extrait

Extrait 1  – Extrait 2

Joan Pau Verdier.
« Léo en òc » et avec lui Rutebeuf

poesie_medievale_joan_pau_verdier_rutebeuf_en_occitan_hommage_leo_ferre

N_lettrine_moyen_age_passioné en 1947, ce musicien, guitariste, chanteur, auteur, compositeur a déjà derrière lui une longue carrière qu’il débutera dans les années 70. Il alternera, dès lors, les albums sur fond de musiques folk ou plus rock sans s’interdire aucun genre. Du côté des paroles, il  passera du français à l’occitan au gré de ses inspirations, chantant tantôt ses propres textes, tantôt ceux de poesie_medievale_leo_ferre_pauvre_rutebeuf_en_langue_ocpoètes ou auteurs qui le touchent.

Dans un album datant de 2006, intitulé Léo en òc, il rendait hommage à Léo Ferré en traduisant en occitan des pièces choisies du poète anarchiste parisien et ô belle surprise!, dans le lot, il eut l’excellente idée de nous gratifier d’une reprise du célèbre « Pauvre Rutebeuf » auquel nous avons déjà consacré ici plusieurs articles. C’est donc une interprétation toute nouvelle de ce morceau qu’il nous propose dans cet album puisque, pour notre plus grand plaisir, elle est en occitan et dans la langue des troubadours.

poesie_medievale_joan_pau_verdier_pauvre_rutebeuf_un_trouvere_chante_en_occitan_par_un_troubadour

D_lettrine_moyen_age_passiones dizaines d’interprètes ont repris ce titre de Léo Ferré depuis sa création, et il semble bien qu’il ait fait le tour du monde, mais cette version de Joan Pau Verdier est particulière et unique à plus d’un titre. D’abord, chanter un trouvère dans la belle langue d’oc des troubadours est suffisamment rare pour ressembler à une première. Ensuite, bien au delà d’être un simple admirateur de Léo Ferré qu’il a rencontré à de nombreuses reprises dans le courant des années 70, Joan Pau Verdier est aussi, depuis bien longtemps, un héritier spirituel de l’esprit libre et libertaire du grand Léo. En 75, il reprenait déjà en occitan la mythique chanson « Ni Dieu, ni Maître » de ce dernier, véritable hymne qui résume presque à elle seule l’esprit de libre pensée et d’anarchisme que portait en lui le poète à vif et indompté qu’était Léo Ferré. Outre le répertoire de ce dernier, on doit également à Joan Pau Verdier, des traductions et adaptations en langue d’Oc d’un autre grand poète et esprit insoumis du XXe siècle, digne héritier de Villon, le maître de poésie Georges Brassens. Enfin, s’il fallait encore une raison de plus, cette version occitane du Pauvre Rutebeuf a du coeur, et d’un point de vue vocal et musical en supère bien d’autres que vous pourrez trouver à la ronde.

Pour parenthèse et pour revenir à Rutebeuf, nous publierons bientôt ici la complainte qu’il fit sur son oeil et qui inspira à Léo Ferré cette belle chanson en forme de collage, faite d’extraits pris à la source de la poésie de Rutebeuf et d’inspirations plus libres. Pour retrouver les paroles originales de la chanson de Léo Ferré suivez le lien.

En vous souhaitant une bonne écoute!

Fred
Pour moyenagepassion.com
« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C.

Convoitise et cupidité des temps, une ballade grinçante et réaliste d’Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, poésies morales et satiriques, poésie réaliste, ballade, vieux français
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : Nul ne tent (fort) qu’a emplir son sac
Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionpoesie_medieval_auteur_satirique_morale_politique_eustache_morel_deschampsomme la vague revient sans se lasser vers la jetée, et même si les plages estivales semblent déjà loin, nous revenons sans cesse, ici, sur les ballades de ce grand poète satirique, politique et moral du moyen-âge que fut Eustache Deschamps.

Employé de cour de petite noblesse, alternativement chevaucheur, messager, huissier d’armes, maître des eaux et forêts, et encore baillis de Senlis – soit chargé d’administrer la ville et d’y faire appliquer la justice pour le compte du roi -,  tout au long de sa vie, cet auteur et poète médiéval aura côtoyé et servi les rois et les puissants. Pourtant, pour autant qu’il s’est trouvé indubitablement lié au pouvoir et au risque de nous répéter, cet auteur prolifique du XIVe siècle et du moyen-âge finissant ne cesse de surprendre par le courage de sa plume et son  engagement.

De la forme vers le fond, un homme debout

« Car il n’est rien qui vaille franche vie »   Eustache Deschamps

Bien sûr, on s’est arrêté souvent à son Art de Dictier la prose (1392), à ses apports remarquables en stylistique et en rhétorique, à son attachement à créer ou à formaliser l’exercice d’une poésie qu’il défend comme un art à part entière ayant sa propre musicalité et se suffisant à lui-même.  Il y aura bien, c’est indéniable, un avant et un après Eustache Deschamps dans l’Art poétique français du moyen-âge tardif. Sur le style toujours, on a pu encore souligner, à raison, son talent unique à manier courtoisie et satire, mais au delà des formes et à la lecture de ses belles ballades poétiques empreintes de causticité,  nous ne pouvons nous estache_deschamps_auteur_medieval_poesie_politique_satirique_morale_moyen-ageempêcher de nous arrêter sur le fond et de voir derrière ses textes, rien un homme alerte, face à son temps.

Et quand on le décrit, ici ou là, comme un vieil homme auquel la fortune et la gloire ont échappé et qui s’est aigri avec l’âge, en invoquant, un peu facilement sans doute, ses rancoeurs personnelles pour expliquer certaines de ses diatribes ou sa nature caustique, nous refusons, quant à nous, de nous y laisser aller; ce genre de considérations n’enlève rien au fond, ni au sens de ses textes et loin de toutes explications « psychologisantes » (détestablement) à la mode, son sens critique continue de nous paraître admirable autant que son courage, son amour de l’honneur et sa droiture. Et s’il faut parler du passage du temps, puisque Eustache Dechamps a vécu longtemps, il nous semble plus juste qu’il y ait acquis une forme de sagesse, née de l’observation et de l’expérience. Indéniablement, Eustache Deschamps reste et restera un poète éveillé et critique de son temps, un des grands témoins de la société, des guerres et des misères du XIVe siècle et une voix qui s’élève avec liberté et franchise: un homme debout.

Se dresser ou se taire

"pauvreté et patience" manuscrit traité théologique, manuel de XIVe, bnF,
« pauvreté et patience » manuscrit traité théologique, manuel de XIVe, bnF,

A-t’il gardé de sa formation de clerc et de ses connaissances juridiques, une forme de droiture dans la posture d’esprit? C’est bien possible. Le christianisme est-il encore à l’inspiration de certaines des valeurs qu’il défend dans ses ballades satiriques? Sans aucun doute. Justice, équité, empathie et égards pour les petites gens – leur sagesse, leur honneur, leur sens du travail – autant que valeurs chrétiennes sont certainement des piliers sur lesquels sa  morale repose, mais au delà, sa nature d’homme y est encore sûrement pour quelque chose.  Face à l’iniquité et pour réussir à la cour, hier comme aujourd’hui, le silence, l’hypocrisie et la soumission restent toujours des valeurs payantes. Et si ce n’était de poesie_satirique_morale_politique_moyen-age_eustache_deschampssa nature même, n’aurait-il pas été plus simple et plus confortable pour lui, étant si proche du pouvoir et de la cour de verser dans les ronds de jambes et de se soustraire aux règles des jeux de cour?

Qu’est-ce qui fait qu’un homme issu de petite noblesse, s’intéresse aux petites gens et aux hommes du peuple au point, parfois, de s’en faire la voix, au détriment de sa propre réussite sociale et de ses propres intérêts? Plus loin encore, qu’est-ce qui fait que certains hommes se dressent quand d’autres se taisent ou se couchent? Le courage? Ou peut-être même simplement l’impossibilité dans laquelle leur nature les met de pouvoir faire autrement.

La ballade du jour

Nous l’avons déjà évoqué ici, on retrouve Eustache Deschamps  sur des thèmes moraux, sur des grandes valeurs d’honneur, de loyauté, de justice sociale. Dans un élan qui pourrait avoir les accents d’un étonnant manifeste antimilitariste médiéval, il est aussi ce poète désabusé qui critique les vaines et futiles guerres de pouvoir : elles ne servent que les caprices ou les intérêts de ceux qui les déclenchent, au détriment des peuples mis à sac et à sang.  Il est encore à la satire acerbe des habitudes de cour, fustigeant l’hypocrisie qui y règne du côté des courtisés comme des courtisans.

Dans cette ballade que nous vous proposons aujourd’hui, il s’attaque à nouveau à la classe des puissants dans une diatribe qui, venant s’ajouter à d’autres, a peut-être contribué à lui attirer quelques inimitiés supplémentaires à la cour.  Il y oppose encore le petit peuple, (cette fois-ci celui de la terre) aux seigneurs et finalement le travail  véritable contre la cupidité ou l’appât de l’or.


Nulz ne tent  qu’a emplir son sac.
Une ballade d’Eustache Deschamps

Je doubte trop qu’il ne viengne chier temps (1),
Et qu’il ne soit une mauvaise année,
Quant amasser voy grain a pluseurs gens
Et mettre a part; faillir voy la donnée (2),
L’air corrumpu, terre mal ordonnée,
Mauvais labour et semence pourrie,
Foibles chevaulx, et le laboureur crie,
Contre lequel le riche dit : eschac ! (3)
Par ce convient que le peuple mendie,
Car nulz ne tent  qu’a emplir son sac.

Particulier est chascun en son sens.
Et convoiteus, vie est desordonnée,
Tout est ravi par force des puissans.
Au bien commun n’est créature née.
Est la terre des hommes gouvernée
Selon raison? Non pas; Loy est perie,
Vérité fault, régner voy Menterie,
Et les plus grans se noient en ce lac;
Par convoitier est la terre perie,
Car nulz ne tent qu’a emplir son sac.

Si fault de faim perir les innocens
Dont les grans loups font chacun jour ventrée,
Qui amassent a milliers et a cens
Les faulx trésors; c’est le grain, c’est la blée.
Le sang, les os qui ont la terre arée (4)
Des povres gens, dont leur esperit crie
Vengence a Dieu, vé a la seignourie.
Aux conseilliers et aux menants ce bac.
Et a tous ceuls qui tiennent leur partie.
Car nulz ne tent qu’a emplir son sac.

ENVOY

Princes, le temps est brief de ceste vie,
Aussi tost muert homs qu’on puet dire : clac.
Que devendra la povre ame esbahie? (5)
Car nulz ne tent  qu’a emplir son sac.


(1)  chier temps : des temps « chers », difficiles au niveau subsistance
(2) 
faillir voy la donnée*: je vois que les semis ne prennent pas.
(3)
eschac: traduction littérale : « Echec! ». Autrement dit, « je ne veux rien savoir » ou « Suffit, pas d’excuses »
(4)
 Arée : labourée

(5) esbahie : étonnée, tremblante, effrayée

Pour information, le marquis de Saint-Hilaire dans sa publication des oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, ajoute « fors » dans le vers « Car nulz ne tent qu’a emplir son sac » en spécifiant qu’il manque dans la version de Crapelet des mêmes œuvres, ce qui donnerait : « Car nulz ne tent fors qu’a emplir son sac ». Comme cela fait dépasser un peu les pieds du vers, sans ajouter poesie_medieval_cupidite_ballade_moyen-age_eustache_deschampsgrand chose au sens, j’ai préféré m’en tenir ici à la version de Crapelet. Je vous laisse choisir la vôtre.

Quoiqu’il en soit, pour conclure sur cette ballade médiévale grinçante  d’Eustache  Deschamps, il est heureux que les temps aient changé. Elle est bien loin cette époque barbare lointaine dans laquelle les puissants et les gens de pouvoir ne pensaient qu’à leur sac, au mépris des petites gens et de leur labeur. Qu’il suffise de regarder la fonte des classes moyennes dans les pays dits développés ou l’extrême pauvreté qui perdure dans les pays pauvres, pourtant souvent gorgés de ressources, pour s’en convaincre. Non décidément, je ne sais pas ce que vous en pensez vous, mais à n’en pas douter, nos temps modernes sont largement moins individualistes ou empreints de  cupidité que ne l’était le monde médiéval et le XIVe siècle d’Eustache Deschamps.

Une très belle journée à tous!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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François Villon rencontre Erik Satie : l’épitaphe, lecture audio

epitaphe_villon_francois_poésie_medieval_lecture_audioSujet : poésie réaliste, poésie satirique, auteur, poète médiéval. lecture audio
Période : moyen-âge tardif
Auteur : François VILLON
Musique : Erik SATIE, Gymnopédies lent et douloureux 01, interpréte Daniel VARSANO (distributeur sony classical),
Titre : l’épitaphe de VILLON, la ballade des pendus, la prière.

Lecture audio La rencontre de François VILLON et de Erik SATIE

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour être honnête, j’avais dans l’idée de faire quelques lectures de François VILLON et j’y travaille depuis quelque temps  mais  je m’étais dit que, dans ce cadre, j’irais explorer un peu d’autres textes que la traditionnelle épitaphe ou la ballade des pendus. Même si c’est un texte sublime, il a été,  en effet, tellement repris qu’il vaut la peine de faire découvrir un peu poesie_medievale_epitaphe_villon_ballade_pendu_erik_satie_lecture_audioautre chose du grand maître de poésie médiévale. Pourtant, en écoutant cette pièce d’Erik SATIE, cette première composition des Gymnopédies « lent et douloureux 01 » du grand compositeur français de la fin du XIXe, XXe siècle, je n’ai pas résisté à oser la rencontre à travers le temps de ces deux maîtres du génie poétique et musical français.

D’un côté, VILLON, seul dans sa cellule, convaincu qu’il n’échappera pas à la corde, cette fois, comme le reste de ses compères ou de sa confrérie. Il ne lui reste, une fois de plus, que sa plume et son immense talent quand il adresse aux hommes et au fils de Dieu, cette dernière prière; c’est celle d’un condamné, une prière solitaire, un legs à travers le temps pour tous les hommes. Et sans doute que cette résignation sublime de VILLON, à ce moment là, donne à ce texte toute sa beauté et cette force incomparable. Dans ces pendus qui se balancent au gibet, il ne s’agit pas seulement ici du point culminant de sa poésie réaliste, il y a aussi ce VILLON qui devient l’un d’eux pour nous adresser en leur nom ce message post-mortem, pour le salut de l’âme, les leurs, les nôtres aussi. Même s’il échappera à la sentence, ce texte de la solitude du condamné, quelque part déjà mort, où françois_villon_erik_satie_poesie_medievaletranspire aussi toute l’humanité de VILLON restera l’un des mieux connus parce que l’un de ceux qui a le plus marqué les consciences.

De l’autre côté, un Erik SATIE qui fait encore presque ses premières armes à la composition. Nous sommes à la fin du XIXe (1888), plus de cinq cent ans plus tard, Audacieux, connu pour son humour, celui que Debussy qualifia de « musicien médiéval et doux » (1) fut souvent raillé, incompris, et en tout cas pas toujours pris au sérieux de son temps mais son oeuvre demeure, autant que son génie.

Qu’ont-ils en commun? Du facétieux François VILLON et de sa vie de drame, de ses frasques et de sa vie en marge sur le fil des lois, à un Erik SATIE, libre et intransigeant, tout entier dédié à sa musique, mais qui mène une vie discrète et sage et pratique son Art dans l’ascèse et sur une voie que l’on peut presque qualifier de mystique. Une vie dans la marge cela est certain mais encore peut-être le génie et la solitude qui, dit-on, si souvent l’accompagne. Quoiqu’il en soit, cette lecture audio est publiée et je vous laisse juger de leur rencontre.

Une très belle journée à tous! Longue vie!

Fred
Pour moyenagepassion.com
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(1) Pour plus d’informations sur l’oeuvre d’Erik SATIE voir l’article de Michel PHILIPPOT (compositeur français (1925-1996)