Archives par mot-clé : vieux français

Saluts d’Amour, un peu de courtoisie médiévale dans un monde brutal

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, troubadours, langue d’oïl
Période : Moyen-âge central XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Salut d’amour, Douce Dame salut vous mande
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au XIIIe siècle et dans la France des trouvères pour y découvrir une rare pièce d’amour courtois. L’auteur nous est demeuré anonyme mais nous la disons rare parce qu’assez peu de traces écrites nous sont parvenues de ce genre poétique éphémère du Moyen Âge central appelé les « Saluts d’amour ».

Les saluts d’amour des troubadours aux trouvères

La pièce courtoise du jour accompagnée d'une enluminure du Codex Manesse (Manessische Handschrift, Große Heidelberger Liederhandschrift début XIVe siècle)

Les saluts d’amour forment un genre de pièces courtoises à part dans la littérature médiévale des XIIe au XIVe siècles. Le fine amant y salue généralement la dame de son cœur et loue ses qualités. Le plus souvent, ces pièces sont aussi tournées de façon à appeler une réponse de la dame en question.

On trouve l’origine de ces poésies courtoises dans la littérature provençale et chez les troubadours. Les plus anciennes qui nous soient parvenues sont, en effet, rédigées en langue d’Oc : Raimbaut III comte d’Orange et Arnaud de Mareuil ont inauguré le genre au XIIe siècle. Le XIIIe siècle assistera à l’émergence de saluts d’amour en langue d’oïl. Comme d’autres formes issues de l’art des troubadours du sud de France, les trouvères s’en sont donc vraisemblablement inspirés pour en composer à leur tour. C’est le cas de celui que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’il est en langue d’oïl.

Les saluts d’amour dans la poésie médiévale

Les Saluts d’Amour étaient-ils très répandus ? Peu de pièces de ce type nous sont parvenues (7 du côté des troubadours occitans et provençaux pour 12 en langue d’oïl en provenance des trouvères) mais il est possible qu’ils aient circulés oralement et que les traces écrites ne reflètent pas leur popularité d’alors. Ce fut, à tout le moins, l’avis du philologue Paul Meyer qui, dans le courant du XIXe siècle, mentionnait aussi la présence d’allusions à ces pièces amoureuses dans d’autres documents (1).

Si certaines de ces poésies courtoises médiévales se sont peut-être perdues en route, il faut constater que le salut d’amour est tombé assez vite en désuétude puisqu’on ne les retrouvent plus, dans leur forme originale, après le XIIIe et les débuts du XIVe siècle.

Le Salut d'amour dans le manuscrit ms Français 837 de la BnF
« Douce Dame Salut vous mande« , Salut d’amour dans le ms Français 837 (voir sur Gallica)

Des pièces trempées d’amour courtois

Déclarations amoureuses ou même encore quelquefois, évocations de la douleur de la séparation et de l’éloignement, les saluts d’amour restent trempés de lyrique courtoise. Dans la pièce du jour, datée du XIIIe siècle, on retrouvera d’ailleurs tous les codes habituels de l’amour courtois.

Le loyal amant y remet sa vie entre les mains de la dame convoitée. Il louera ses grandes qualités et sa beauté et la suppliera de céder à ses avances. Les médisants trouveront aussi bonne place dans ce salut d’amour. C’est un autre classique de la lyrique courtoise. Les méchants, les jaloux et les persifleurs œuvrent, sans relâche, dans l’ombre des amants pour contrecarrer leurs plans et mettre en péril leur idylle ; quand l’amour courtois est sur le point de naître ou de s’épanouir calomnies, médisances et complots ne sont jamais bien loin (voir, par exemple, cette chanson médiévale de Gace Brûlé) .

Aux sources médiévales de la poésie du jour

Pour ce qui est des sources médiévales de ce salut d’amour, nous vous renvoyons au manuscrit ms Français 837 conservé à la BnF. Ce riche recueil de textes du XIIIe siècle contient de nombreux fabliaux, dits, contes et poésies diverses.

Plus près de nous, on peut retrouver cette poésie médiévale en graphie moderne dans un ouvrage du médiéviste et chartiste Achille Jubinal : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  1835.


« Douce Dame Salut vous mande »,
un Salut d’Amours en langue d’oïl

NB : quelques clés de vocabulaire devraient vous aider à percer les mystères de cette poésie courtoise. Dans son ensemble, elle demeure, vous le verrez, relativement intelligible.

Douce dame, salut vous mande,
Cil qui riens née ne demande
Fors vostre amor s’il pooit estre.
Or proi à Dieu le roi célestre,
Que ma poiere soit oïe,
Et M’oroison sont essaucie.
Tout premier vous vueil-je géhir,
Les maus que m’i fetes sentir.
Je ne dormi bien a .j. mois,
Ne ne fui une seule fois
Qu’il ne me souvenist de vous.

Tant sui-je por vous angoissous,
Que vous m’estes adès
(sans cesse) devant,
Et en dormant et en veillant,
Et en quelque lieu que je soie
M’est-il avis que je vous voie ;
Quar quant je regard votre afaire
(votre personne, vos manières)
Vos biaus iex et vo cler viaire,
Vos cors qui si est avenanz,
Adonc me mue toz li sanz.

D’amors m’i point une estincele,
Au cuer par desouz la mamele,
S’il qu’il me covient tressuer
(je suis en nage),
Et mult sovent color muer.
C’est la fins, vous le di briefment ;
Et tel pain, n’en tel torment
Ne puis vivre se ne m’aidiez.
Por Dieu, aiez de moi pitiez,


Douce dame, je vous aim tant,
Vo douz regart, vo douz samblant,
Que se j’estoie rois de France,
Et s’éusse partout poissance,
Tant vous aim-je d’amor très fine,
Que je vous feroie roine,
Et seriez dam de la terre.
E Diex ! Ci a mult male guerre :
Je vous aim et vous me haez.
Com par sui ore home faez
(ensorcelé),
Quant j’aim cele qui ne m’adaingne
(qui me juge indigne d’elle) ;
Mès Sainte Escripture l’ensaingne
C’on doit rendre bien por le mal
Tout ainsinc sont li cuer loial.
Si vous pri, dame, par amors,
Que de vous me viengne secors.
Or n’i a plus fors vo voloir ;
Vous pri que me fetes savoir
Prochainement et en brief tans,


Tout coiement ; por mesdisans
Je redout trop l’apercevoir
Quar il ne sevent dire voir
Et si sont la gent en cest mont
Qui plus de mal aux amanz font.
On n’i a plus, ma douce amie :
Et vous gist ma mort et ma vie ;
Ce que miex vous plera ferai,
Ou je morrai ou je vivrai.
Li diex d’amors soit avoec vous,
Qui fet les besoingnes à tous,
Et si vous puist enluminer
(illuminer),
Que ne me puissiez oublier.
Explicit Salut d’Amours


(1) voir Le salut d’amour dans les littératures provençales et françaises. Paul Meyer, Bibliothèque de l’École des chartes, 1867.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez les premiers vers de notre poésie courtoise dans le Ms Français 837 de la BnF (XIIIe siècle). Quant à l’enluminure ayant servi à illustrer ce Salut d’Amour dans notre illustration, elle est extraite du très populaire Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand magnifiquement enluminé, daté des débuts du XIVe siècle est encore connu sous le nom de manuscrit de Paris. Il reste, à date, l’un des plus important témoignage de la poésie lyrique médiévale allemande.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

A la découverte d’une des Premières Révoltes Paysannes médiévales

Sujet : jacquerie, paysans, révolte paysanne, poésie médiévale, anglo-normand, vieux français, langue d’Oïl, littérature médiévale.
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, an mil
Auteur : Robert Wace
Ouvrage : Roman de Rou et des Ducs de Normandie par Robert Wace, publié pour la première fois par les Manuscrits de France et d’Angleterre. Frédéric Pluquet, 1827 (Edouard Frère Editeur, Rouen).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, pour faire écho à la révolte paysanne qui gronde en France et jusqu’aux portes de Bruxelles, nous vous proposons un texte médiéval. Daté de la dernière partie du XIIe siècle, il s’agit d’un extrait du Roman de Rou du poète anglo-normand Wace (ou Gace). Son auteur nous conte comment les serfs et les petites gens des campagnes d’alors se lièrent entre eux contre les seigneurs et les abus du pouvoir en place, dans une tentative d’affranchissement.

On découvrira, au passage, les contraintes que le poète porte aux crédits des travailleurs de la terre de l’an mil. Certes, les temps ont changé mais, à lire Wace, les paysans normands de cette période voyaient déjà peser sur leur dos normes, taxes, bureaucraties et contraintes variées qui résonnent, d’une manière particulière, dans le contexte actuel. Vous en jugerez.

Naissance d’une révolte paysanne en l’an mil

Rédigé par Wace autour de 1160-1170, le Roman de Rou et des ducs de Normandie est une chronique historique en vers qui reprend l’histoire et la génèse du duché de Normandie depuis Rollon et l’épopée viking. L’attribution de la totalité de cette œuvre à Wace a été contestée depuis par certains érudits.

On trouve notre extrait du jour souvent cité dans les manuels historiques et littéraires, sans doute parce qu’il est assez représentatif des premiers tentatives d’affranchissement des serfs. Les abus et les contraintes que leur faisaient peser le pouvoir des seigneurs et des nobles d’alors y sont aussi dépeints de manière assez explicite par Wace. C’est un détail linguistique mais il semble également que cette pièce voit la notion de « bocage » apparaître pour la première fois en littérature française médiévale.

Aux sources médiévales du Roman de Rou

La Révolte paysanne de l'an mil dans le manuscrit médiéval ms 375 : Roman de Rou et des ducs de Normandie

Vous pourrez retrouver le Roman de Rou de Wace dans un certain nombre de manuscrits médiévaux conservés à la BnF ou même encore à la British Library. Pour l’extrait du jour, nous avons choisi le manuscrit ms Français 375 de la BnF. Cet ouvrage consultable sur Gallica présente un ensemble de poésies, de pièces littéraires et de romans divers datés des XIIe au XIIIe siècles. Ce manuscrit ancien est lui-même daté de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle.

Pour situer historiquement cet extrait du Roman de Rou, nous sommes sous le règne naissant de Richard II de Normandie, entre la toute fin du Xe siècle et le début du XIe siècle. Wace nous la raconte donc un peu moins d’un siècle plus tard.


La Jacquerie des paysans normands

N’aveit encore guere regné
Ne guaires n’aveit duc esté
Quant el païs surst une guerre
Ki dut grand mal faire en la terre.

Li païsan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement
Ne ki les mut premierement
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenu plusurs parlemen
Tel parole vunt conseilant
S’il la poent metre en avant
Que il la puissent a chief traire.
Ki as plus hauz faire cuntraire
Privéement ont porparlè
E plusurs l’ont entre els juré
Ke jamez, par lur volonté,
N’arunt seingnur ne avoé.

Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poent aveir od els raisun,
Ne lur gaainz, ne lur laburs ;
Chescun jur vunt a grant dolurs.
En peine sunt e en hahan
Antan fu mal e pis awan
Tote jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises.

Tant i a plaints e quereles
E custummes viez e nuveles
Ne poent une hure aveir pais
Tut jur sunt sumuns as plais :
Plaiz de forez, plaiz de moneies
Plaiz de purprises, plaiz de veies,
Plaiz de biés fair, plaiz de moutes,
Plaiz de defautes, plaiz de toutes.
Plaiz d’aquaiz, plaiz de graveries,
Plaiz de medlées, plaiz d’aïes.

Tant i a prevoz e bedeaus
E tanz bailiz, vielz e nuvels,
No poent avier pais une hure :
Tantes choses lur mettent sure
Dunt ne se poent derainier !
Chascun vult aveir sun lueier
A force funt lur aveir prendre :
Tenir ne s’osent ne defendre.
No poent mie issi guarir :
Terre lur estuvra guerpir.
Ne puent aveil nul guarant
Ne vers seignur ne vers serjant :
Ne lur tiennent nu cuvenant.

« Fiz a putain, dient auquant.
Pur kei nus laissum damagier !
Metum nus fors de lor dangier ;
Nus sumes homes cum il sunt,
Tex membres avum cum il unt,
Et altresi grans cors avum,
Et altretant sofrir poum.
Ne nus faut fors cuer sulement ;
Alium nus par serement,
Nos aveir e nus defendum,
E tuit ensemble nus tenum.
Es nus voilent guerreier,
Bien avum, contre un chevalier,
Trente u quarante païsanz
Maniables e cumbatans. « 

Roman de Rou et des Ducs de Normandie, Wace
(chap 1, vers 815 à 880, op cité)

Traduction en français actuel

NB : l’anglo-normand reste une langue relativement difficile à percer avec un simple bagage en français moderne. Nous vous proposons donc une traduction de cet extrait. Pour la suite, vous pouvez vous reporter au Roman de Rou (opus cité) ou encore à l’article de Louis René et Michel de Boüard (1).

Il n’avait encore guère régné
Et n’était duc que depuis peu
Quand au pays survint une guerre
Qui fit grand mal à la terre.

Les paysans et les vilains
Ceux du bocage (des bois) comme ceux de plaines
Je ne sais sous quelle impulsion
Ni qui les y poussa en premier lieu
Par vingt, par trentaine et par cent
Ont tenu plusieurs assemblées
Ils y délibèrent d’un projet,
Qui, s’ils pouvaient le mener bien
Et le réaliser,
Pourrait contrarier de nombreuses personnes en haut lieu.
En privé, ils ont convenu
Et se sont jurés entre eux
Que jamais, de leur propre volonté,
Ils n’auraient seigneur, ni avoué (protecteur noble, représentant généralement les abbayes et églises).

Les seigneurs ne leur causent que du mal
Les paysans ne peuvent s’en sortir
Ni par leurs gains, ni par leur labeur.
A chaque jour, vient son lot de souffrances,
Ils triment et ahanent sans trêve
Si naguère fut mal, c’est pire à présent.
Chaque jour, ils voient leurs bêtes prises,
Pour des aides ou pour des services.


On les afflige de tant de plaintes et de querelles
de tant de coutumes vieilles et anciennes
Qu’ils ne connaissent jamais de trêve.
Chaque jour, on leur fait des procès :
Procès de forêts, procès de monnaies
Procès à propos des voies ou des chemins
Procès de biefs (usage des cours d’eau) ou de droit de mouture,
Procès pour défaut, procès de saisie
Procès pour service de guet, procès pour les corvées
Procès pour des altercations, procès pour des aides…

Il y a tant de prévôts et d’huissiers,
Tant de baillis, anciens et nouveaux
Qu’on ne leur laisse aucun répit.
On les charge de tant de griefs,
Qu’ils ne peuvent s’en disculper.
Chacun veut prélever son loyer sur leur dos,
On leur prend leurs avoirs de force
Et les paysans n’osent résister, ni se liguer contre cela,
De sorte qu’ils ne pourront jamais s’en sortir.
Il ne leur restera qu’à déserter le pays.
Impossible de trouver un protecteur
Ni du côté du seigneur, ni vers son sergent
qui ne respectent jamais leur parole.

« Fils de p…, disent certains,
Pourquoi nous laissons-nous malmener ?
Mettons nous hors de leur portée,
Nous sommes des hommes tout comme eux
Comme eux, nous avons des bras et des jambes
Comme les leurs, nos corps sont robustes
Et nous pouvons résister tout autant qu’eux.
Il ne nous manque que du cœur au ventre.
Faisons un serment d’alliance,
Défendons nous et nos avoirs,
Et tous ensemble soutenons-nous.
Et s’ils veulent nous faire la guerre
Nous avons bien, contre un chevalier
Trente ou quarante paysans,
vaillants, solides et combattants.


Une répression dans le sang et la violence

L’épisode de cette première jacquerie, comme beaucoup d’autres, fut réprimé dans la violence et par le fer, au détriment de toute justice. Les actions sanglantes furent menées de la main de Raoul comte d’Evreux, agissant pour le duc de Normandie alors tout jeune. Le nom de ce dernier ne fut pas entaché semble-t-il, de cette répression qui étouffa la révolte paysanne dans l’œuf. On le nomma, en effet, plus tard « Richard le bon ».

Au XIXe siècle, Eugène Bonnemère, historien et auteur de l’Histoire des paysans (1) parle de tortures effroyables, de mains tranchées et d’yeux arrachés, etc… (toutes proportions gardées, cela pourrait rappeler des souvenirs pas si lointains à certains gilets jaunes ). Selon l’auteur du XIXe siècle, le comte d’Evreux ne s’arrêta pas là. Plomb fondu et empalement vinrent se joindre à la répression mais il prit bien soin de renvoyer chez eux certains émissaires éborgnés et diminués afin qu’ils dissuadent les autres serfs de rêver de liberté.

Fort heureusement, la Ve république n’est pas encore allée jusque là avec nos agriculteurs même si le positionnement dissuasif et malencontreux de quelques engins blindés aux abords du marché de Rungis avait pu faire craindre la pire des escalades. De leur côté, les paysans sont restés pacifiques dans leurs manifestations. Ils ont aussi démontré qu’ils savaient jouer les blocus à distance, en évitant les affrontements directs trop près de la capitale.

Serfs sous la houlette d'un contremaître agriculteur, Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle
Enluminure : serfs sous la houlette d’un préfet (contremaître désigné par le Seigneur)
Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle.

Vers une asphyxie de la France rurale et agricole

Pour rester encore un peu sur l’actualité, le contexte n’est, bien sûr, pas le même que celui de notre extrait. Nous sommes à plus de huit siècles du roman de Wace. Pourtant, certains rapprochements ne peuvent s’empêcher de venir à l’esprit. Asphyxiés, nombre de nos paysans ne vivent plus qu’à grand peine de leur labeur. On ne compte plus le nombre d’exploitations qui se voient contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’agriculteurs qui mettent fin à leur jour.

Incohérences technocratiques, injonctions de productivité dans un océan de normes, politique de prix sans cesse révisée à la baisse et rentabilité nulle, les lois de la grande distribution comme la mondialisation font mal et la bureaucratie en rajoute. Dans ce contexte, le nombre d’heures de labeur abattues ne suffit pas à combler le fossé et dans le monde paysan, on s’use souvent sans trêve, pour bien peu.

Ajoutons à cela une politique européenne qui laisse entrer, par la grande porte, des marchandises à prix cassés, en provenance de pays non soumis aux règles drastiques imposées à nos agriculteurs. La logique d’un marché à 27 pays avec d’énormes disparités économiques entre eux battait déjà de l’aile mais l’ouverture à tous les vents fait craindre le pire. Tout cela commence à faire beaucoup et on comprend la réaction du monde agricole et de nos paysans d’autant qu’au delà de leur seule condition, la souveraineté alimentaire reste au centre du débat.


A propos des jacqueries et des révoltes paysannes, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Notes

(1) La Normandie Ducale dans l’œuvre de Wace, Supplément aux annales de Normandie, Louis René, de Boüard Michel. (1951).
(2) Histoire des paysans depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tome 1, Eugène Bonnemère, Edition F Chamerot, Paris (1856)

NB : Sur l’image d’entête vous retrouverez la page de garde du Roman de Rou dans la Ms Français 375 de la BnF


Au XIIIe siècle un rondeau amoureux du trouvère Adam de la Halle au moment du départ

Enluminure d'un musicien du Moyen Äge

Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie, musique ancienne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : « A Dieu commant amouretes« 
Interprète : Ensemble Sequentia
Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl (1987)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons pour le XIIIe siècle en musique et en chanson, avec Adam de la Halle. Nous retrouverons le trouvère d’Arras dans un rondeau courtois. Le poète y lamentera son départ et les amours qu’il s’apprête à laisser derrière lui.

A l’origine de ce rondeau courtois

Adam de la Halle a composé une variation plus longue de ce rondeau dans une chanson. Comme les deux pièces partagent de nombreuses similitudes, cela permet de cerner un peu mieux le contexte historique de la pièce du jour. Conformément à ce genre poétique, ce rondeau reste, en effet, assez court et ne donne guère de détails.

Dans cette chanson plus longue, donc, le trouvère nous expliquait qu’il devait quitter sa ville d’Arras pour des raisons économiques. Un changement de réglementation monétaire en était à l’origine qui portait sur les « gros tournois ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de tournois au sens habituel (chevalerie, lice, joutes, etc…) mais de monnaies d’argent en usage sous Saint Louis.

Un peu avant la composition de ce rondeau, il semble qu’une ordonnance prise par la couronne française à Chartes (1262-1264) en avait réglementé l’usage, refusant que soient acceptées certaines pièces frappées auparavant. Arras et sa province s’en sont trouvés directement affectés suivant les affirmations du trouvère :

A Dieu commant amouretes,
Car je m’en vois,
Dolans pour les douchetes
For dou douc païs d’Artois
Qui est si mus
(silencieux) et destrois (en détresse),
Pour che que li bourgeois
Ont esté si fourmené
Qu’il n’i queurt drois ne lois.
Gros tournois
(monnaie d’argent) ont anulé
Contes et rois,
Justiches et prélats tant de fois
Que mainte bele compaigne,
Dont Arras méhaigne
(souffre, pâtit)
Laissent amie et maisons et harnois
Et fuient, chà deux, chà trois,
Souspirant en terre estrange.

Ce texte médiéval auquel le rondeau du jour fait écho, daterait donc de 1263 ou de l’année suivante. Quelque temps plus tard, le trouvère reviendra dans sa ville natale pour y prendre épouse (1).

Si ce contexte n’est pas absolument indispensable à la compréhension de notre rondeau, il nous aide à mieux le cerner. Il pourrait, en effet, ressembler à une chanson de trouvère ou de troubadour comme il en existe beaucoup à cette période : le poète sur le départ, se lamente sur la douleur de la séparation, etc… à ceci près qu’ici, Adam de la Halle emploie le pluriel tout du long (reinettes, doucettes, amourettes,…). Parlent-ils uniquement de « ces amours » ? On semble un peu sortir du schéma classique du loyal amant courtois, triste de devoir laisser sa dame et peut-être sont-ce plutôt les belles d’Arras qu’il pleure ?

Source médiévales et plus récentes

Pour vous présenter ce rondeau d’Adam de la Halle, nous avons choisi les pages annotées musicalement du manuscrit médiéval ms Français 25566. Connu encore sous le nom de chansonnier W, cet ouvrage de 283 feuillets est daté de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle. Composé à Arras, il contient l’œuvre d’Adam de la Halle ainsi que de nombreuses autres textes et poésies d’époque. Il est actuellement conservé à la BnF et peut être consulté en ligne sur Gallica.fr.

Le rondeau d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval enluminé Ms Français 25566 de la BnF

Pour les partitions modernes de ce rondeau, ainsi que d’autres pièces du trouvère d’Arras, vous pouvez consulter valablement l’ouvrage « Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle » d’Edmond de Coussemaker. Ce livre daté de la fin du XIXe siècle (1872) a été réédité aux éditions Hachette Livre BnF.

Sequentia, une formation majeure
dans le monde des musiques médiévales

Pour découvrir ce rondeau courtois en musique, nous revenons à l’excellent album « Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl » de l’ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby. Formée à Paris au début des années 80, cette formation de grand talent s’est imposée, en près de 35 ans de carrière, comme une référence sur la scène des musiques médiévales et anciennes.

Avec un répertoire qui s’est largement focalisé sur l’Europe médiévale des XIIe siècle et suivants, les programmes de Sequentia couvrent tout autant les musiques sacrées et profanes de France, que celles d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie ou d’Angleterre. L’œuvre d’Hildegarde von Bingen tient également une belle place dans leur discographie. Nous vous invitons à les suivre sur leur site officiel très complet. Il est pour le moment en anglais mais la version Française est en préparation.

Trouvères, chansons d’amour courtois
du nord de France (1175 à 1300), l’album

Le double album "Trouvères" de l'ensemble de musique médiéval Sequentia

Adam de la Halle tient une belle place sur ce fabuleux double-album de l’ensemble Sequentia, et de nombreuses compositions du trouvère y sont présentes.

En approchant une période qui couvre le dernier quart du XIe siècle pour s’étaler jusqu’à la fin du XIIe siècle, Sequentia s’est vraiment montré à la hauteur de son ambition dans cette production qui, de notre point de vue, devrait avoir sa place dans la discothèque de tout bon amateur de musiques médiévales. On y retrouvera également de nombreuses pièces des premiers trouvères, entre Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle, mais également Jehan de Lescurel, et encore de nombreuses chansons anonymes ou compositions instrumentales françaises ce cette partie du Moyen Âge central.

Vous pourrez débusquer cet album au format CD chez votre meilleur disquaire ou même digitalisé sur les plateformes légales en ligne. Voici un lien utile à cet effet.


Le rondeau d’Adam de la Halle
dans son français d’Oïl d’origine

A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange
Dolans lairia les douchetes
Et mout destrois
A Dieu comant amouretes.

J’en feroie roïnetes,
S’estoie roys,
Comant que la chose empraigne
A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange.

Sa traduction en français actuel

A Dieu je confie mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.
Avec peine, je laisserais les tendres et douces
Et en grande détresse
A Dieu je remets mes amours.

J’en ferais des reines,
Si j’étais roi
Mais quoi qu’il puisse survenir
A Dieu je remets mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) Voir Li jus Adan et de la Feuillée, Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles Français 1829 (Imprimerie Firmin Diderot).

D’un coq découvrant une gemme, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale, oïl.
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’un coc qui truva une Gemme…
Auteur  : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous irons chercher notre inspiration médiévale du côté de la poésie de Marie de France. Cette première écrivaine en langue vernaculaire française et, plus précisément, en anglo-normand, nous a laissé une œuvre fournie, connue pour ses lais mais aussi ses fables inspirées des auteurs antiques.

De l’indifférence d’un coq face au diamant

Une fois de plus, c’est donc une fable qui nous donnera l’occasion de nous rapprocher de l’auteur(e) médiéval. Il y sera question d’un coq, d’une gemme et, en définitive, pour le dire de manière triviale, d’une morale assez voisine du dicton populaire qui parle de « confiture donnée aux cochons ».

Dans le récit, il ne s’agit pas, toutefois, de complète ignorance de la part du coq. Ayant débusqué une pierre précieuse dans un tas de fumier, il ne s’intéresse simplement pas à la valeur du trésor exhumé. Il sait qu’il s’agit d’une gemme. Il est même conscient qu’entre des mains plus expertes, la pierre précieuse se trouverait sublimée. Sertie d’or, elle brillerait alors de mille feux mais cela ne change rien pour lui. Il ne la trouve absolument d’aucune utilité et lui préférerait largement un peu de pitance.

Peu vif, l’animal passera donc à côté de la valeur réelle de sa trouvaille, ne daignant même pas la remuer, et la poétesse médiévale étendra la morale de sa fable à toute chose de valeur (bien, honneur) que, selon elle, nombre de ses contemporains dédaignent, pour leur préférer des choses plus triviales ou bien pires.

La fable du coq et de la perle de Marie de France, illustrée d'une enluminure.

D’un coc qui truva une Gemme sor un Fomeroi
dans la langue d’oïl de Marie de France

Du coc racunte ki munta
Sour un fémier, è si grata
Selunc nature purchaceit,
Sa viande cum il soleit:
Une chière jame truva,
Clère la vit, si l’esgarda;
Je cuidai, feit-il, purchacier,
Ma viande sor cest fémier,
Or ai ici jame travée,
Par moi ne serez remuée.
S’uns rices hum ci vus travast,
Bien sei ke d’or vus énurast;
Si en creust vustre clartei,
Pur l’or ki a mult grant biautei
Qant ma vulentei n’ai de tei
Jà nul hénor n’auraz par mei.

Autresi est de meinte gent,
Se tut ne vient à lur talent,
Cume dou Coc è de la Jame;
Véu l’avuns d’Ome è de Fame:
Bien, ne hénor, noient ne prisent,
Le pis prendent, le mielx despisent.

Une adaptation en français actuel

NB : cette fois-ci, nous avons choisi d’une adaptation plutôt qu’une traduction mot à mot. C’est un premier jet perfectible mais il a au moins le mérite d’être maison.

Juché sur un tas de fumier
Un coq s’affairait à gratter
Y cherchant, avec insistance,
Suivant son instinct, sa pitance.
Une belle gemme il exhuma,
De grand valeur et l’observa :
« Je pensais, fit-il, débusquer
De quoi manger dans ce fumier,
Et c’est toi, pierre, qui m’est échu,
Pas question que je te remue…
Qu’un riche homme t’ait découvert
Et d’or il t’aurait recouvert.
Ton éclat ressortirait mieux
Mis en valeur par l’or précieux.
Mais je ne veux rien de tout cela

Point d’honneur, tu n’auras de moi. »

Il en va ainsi de beaucoup
Si tout ne tombe à leur goût,
Comme du coq et son diamant,
Hommes et femmes sont ressemblant,
ni bien, ni honneur, ils ne prisent,
Le pire prennent, le meilleur méprisent.

Aux origines de cette fable médiévale


En remontant le fil de cette fable, on la retrouve chez les fabulistes antiques bien avant Marie de France, Esope d’abord puis Phèdre dans son sillage. Dans les deux cas, elle y avait déjà, un sens assez voisin que celui que lui donne Marie de France, même s’il faut reconnaître que le propos originel de cette fable est si général que le symbole de la perle peut recouvrir bien des choses suivant le sens qu’on veut bien lui donner : valeurs morales, science, savoir, éducation, etc…

Le Coq et le diamant d’Esope

Le coq sur un fumier grattoit , lorsqu’à ses yeux parut un diamant : « Hélas, dit-il ! Qu’en faire ? Moi qui ne suis point lapidaire (artisan joaillier) Un grain d’orge me convient mieux. »

Les Fables d’Esope mises en françois avec le sens moral
en quatre vers et des figures à chaque fable (1775).

On peut trouver un commentaire en vers de cette fable dans l’ouvrage en question :

Ce trésor qu’un coq mal habile
Rebute & vois ici d’un œil indifférent
C’est Homère ou Virgile
Entre les mains d’un ignorant.

Le contenu de la fable d’Esope est assez laconique et succinct mais comme on le voit, l’auteur du XVIIIe siècle penchait de son côté pour une valeur culturelle, philosophique et éducative du symbole quand Marie de France l’avait plus résolument tiré du côté des valeurs morales.

Le poulet à la perle de Phèdre

Au premier siècle de notre ère et près de six siècles après Esope, Phèdre a repris cette fable à son compte, en restant dans un esprit sensiblement identique à celui d’Esope.

Pullus ad margaritam : In sterquilino pullus gallinaceus dum quaerit escam, margaritam repperit. “Iaces indigno quanta res”, inquit, “loco! Hoc si quis pretii cupidus vidisset tui, olim redisses ad splendorem pristinum. Ego quod te inveni, potior cui multo est cibus, nec tibi prodesse nec mihi quicquam potest.” Hoc illis narro, qui me non intellegunt.

Un jeune Coq, en cherchant sa nourriture sur un tas de fumier, trouva une Perle.  » Précieux objet, dit-il, tu es là dans un lieu indigne de toi ! Si un avide connaisseur t’apercevait, il t’aurait bientôt rendu ton premier éclat. Pour moi qui t’ai trouvé, le moindre aliment me serait meilleur ; je ne puis t’être utile et tu ne peux rien pour moi. « 
J’adresse cette fable à tous ceux qui ne peuvent me comprendre.

Fables de Phèdre, traduction nouvelle
par Ernest Panckoucke (1839).

Le coq confesse encore ici son incapacité à exploiter le trésor et on y ressent presque une pointe de fatalisme. Pour le gallinacé, la pierre précieuse (devenue au passage une perle) n’est définitivement pas à sa place dans ce tas de fumier. Sa valeur ne sera pas honorée et le volatile restera frustré de ne pas trouver de nourriture. En guise de conclusion, Phèdre adresse plus spécifiquement sa morale à tous ses détracteurs ou ceux qui ne savent apprécier ses écrits. On est donc, une fois encore, dans la valeur littéraire et philosophique ou la connaissance, mais sur une morale un peu plus ciblée.

Le Coq et la perle de Lafontaine

En faisant un bond dans le temps par dessus le Moyen Âge, cinq siècles après Marie de France, on retrouvera encore ce coq et sa perle chez Jean de Lafontaine. Le fabuliste moderne procédera même à une mise en miroir pour être bien certain que ses lecteurs en comprennent le sens qui reste, là encore, littéraire, éducatif et culturel :

Un jour un Coq détourna
Une perle qu’il donna
Au beau premier Lapidaire :
« Je la crois fine, dit-il ;
Mais le moindre grain de mil
Serait bien mieux mon affaire. »


Un ignorant hérita
D’un manuscrit qu’il porta
Chez son voisin le Libraire.
« Je crois, dit-il, qu’il est bon ;
Mais le moindre ducaton
Serait bien mieux mon affaire. »


Pour finir, notons qu’en un temps contemporain de Lafontaine, se trouvait dans les jardins de Versailles, une fontaine du coq et du diamant, en hommage à cette fable antique d’Esope.

Daté de 1673, ce monument arborait un petit bassin au centre duquel figurait un coq tenant une pierre précieuse dans une de ses pattes et recrachant l’eau de la fontaine par son bec tourné vers le ciel. Cette fontaine était l’œuvre de Étienne Le Hongre (1628-1690). A ce jour, il ne nous en reste plus rien qu’une gravure présente dans un ouvrage daté la fin du XVIIe siècle (Labyrinthe de Versailles, Charles Perrault, 1677)


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : le coq utilisé en premier plan de nos illustrations provient du manuscrit médiéval côté BM ms 399, actuellement conservé à la Bibliothèque Municipale d’Amiens. Cet ouvrage ancien, daté de la dernière partie du XVe siècle, contient le Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais. Je vous propose de découvrir ce superbe livre ancien sur le catalogue de manuscrits illuminés Initiale. Quant au reste de notre enluminure du coq de Marie de France, il s’agit d’un montage original à partir d’extraits d’autres enluminures et illustrations.