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François Villon, la mort, le temps, la vieillesse, fragments commentés du Grand Testament

poesie_medievale_epitaphe_villon_ballade_pendu_erik_satie_lecture_audioSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, auteur médiéval, littérature médiévale.
Auteur : François Villon (1431-?1463)
Titre : Le grand testament (extrait)
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages : diverses oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , JHR Prompsault (1832), Villon & Rabelais, Louis Thuasne (1911)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous vous proposons aujourd’hui un nouvel extrait commenté du Grand Testament de François Villon. A ce point de l’oeuvre, le brillant poète du XVe a loué les dames du temps jadis, mais encore ses Seigneurs  deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleet, suite à sa ballade qui scande « Autant en emporte ly vens« , il prolonge ses réflexions sur la mort et le temps qui passe.  Testament oblige, il nous régale ici de quelques strophes profondes sur ces mêmes thèmes qui offrent une belle ouverture à la ballade des regrets de la belle Heaulmière, qui suivra.

En virtuose accompli, Villon continue d’édifier  l’incomparable trésor qu’il légua à la poésie à travers les âges, en usant de son verbe unique et faisant resurgir devant nous les plus belles merveilles de la langue française du XVe siècle.

Avant d’avancer et du point de vue des méthodes, précisons que nous croisons ici des recherches de vocabulaire à l’aide de dictionnaires anciens (Godefroy et Hilaire  Van Daele notamment), avec plusieurs notes ou commentaires d’oeuvres diverses du grand maître de poésie médiévale (dont vous trouverez les références en tête d’article). Comme point de départ, je dois avouer que j’affectionne particulièrement la version très richement commentée de PL Jacob. Cet article lui doit beaucoup.

francois_villon_grand_testament_fragments_poesie_medievale_moyen-age_tardif


Fragments poétiques du grand testament
de Maistre François Villon

XLII

Puys que papes, roys, filz de roys,
Et conceuz en ventres de roynes,
Sont enseveliz, mortz et froidz,
En aultruy mains passent les resnes;
Moy, pauvre mercerot de Renes,
Mourray-je pas ? Ouy, se Dieu plaist :
Mais que j’aye faict mes estrenes (1)
Honneste mort ne me desplaist.

XLIII

Ce monde n’est perpétuel,
Quoy que pense riche pillart
Tous sommes soubz le coup mortel.
Ce confort prent pauvre vieillart,
Lequel d’estre plaisant raillart* (moqueur)
Eut le bruyt, lorsque jeune estoit;
Qu’on tiendroit à fol et paillart*(gueux, méprisable, coquin),
Se, vieil, à railler se mettoit.

XLIV

Or luy convient-il mendier,
Car à ce force le contraint.
Regrette huy sa mort, et hier
Tristesse son cueur si estrainct :
Souvent, se n’estoit Dieu, qu’il crainct ,
Il feroit un horrible faict.
Si advient qu’en ce Dieu enfrainct,
Et que luy-mesmes se deffaict.(2)

XLV

Car, s’en jeunesse il fut plaisant,
Ores plus rien ne dit qui plaise.
Tousjours vieil synge est desplaisant :
Moue ne faict qui ne desplaise
S’il se taist, afin qu’il complaise,
Il est tenu pour fol recreu* (fatigué, vaincu)
S’il parle, on luy dit qu’il se taise,
Et qu’en son prunier n’a pas creu.(3)

XLVI

Aussi, ces pauvres femmelettes,
Qui vieilles sont et n’ont de quoy
Quand voyent jeunes pucellettes
En admenez et en requoy, (4)
Lors demandent à Dieu pourquoy
Si tost nasquirent, n’a quel droit?
Nostre Seigneur s’en taist tout coy
Car, au tanser, il le perdroit. (5)

François Villon (1431-?1463)


Notes

(1) Il se compare ici à un pauvre marchand de Rennes. Il faut comprendre un miséreux, ou (dans le champ argotique) un « gueux ». Peut-être Dieu décidera-t-il de le faire mourir, mais il ne s’en plaint pas, pourvu qu’il ait pris un peu de bon temps. L’étrenne était l’aumône faite au pauvre mais aussi le premier achat fait à un marchand, soit la vente qui « sauvait » sa journée ou lui adoucissait pour le dire trivialement.

(2) Il commettrait un crime ou un délit pour ne plus avoir à mendier s’il ne craignait Dieu et si, en enfreignant les lois de ce dernier, il n’était conscient de se faire du tort à lui-même.

(3) « Et qu’en son prunier n’a pas creu » Dans ses oeuvres complètes de Villon P.L Jacob  propose  l’interprétation suivante : « Cette expression proverbiale nous paroît signifier qu’il ne parle pas de son crû, qu’il répète les paroles des autres ». Elle me semble plus évocatrice d’une métaphore autour de l’arbre, de sa croissance et peut-être même du deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclefruit. Ie : on explique au vieillard que ses paroles sont stériles et ne portent aucun fruit, autrement dit rien d’utile dont on puisse s’inspirer et qui puisse élever.

(4) En admenez et en requoy,  Ce ver semble avoir été sujet à des « traductions » ou « écritures » diverses en fonction des imprimeurs et des éditeurs de Villon.  D’un point de vue littéral.  on admet généralement que « Admenez » serait un erreur de copiste et doit être plutôt lu comme « Endemenez ». On trouve ce terme traduit dans le Dictionnaire de l’ancien français Godefroy (version courte) comme : « léger, écervelé qui ne peut pas tenir en place. » En Requoy (requoi ou recoi) signifie « en cachette, à part, en secret ». Concernant l’ensemble de cette expression « En admenez et en requoy », Prompsault (1832-35) lui donne comme sens : « prenant leur plaisir en cachette avec des jeunes garçons ». Il suit ainsi les pas de Marot qui a préféré noter ce ver : « Emprunter elles à Requoi », autrement dit « qui se donnent en cachette ».   Bref si nous ne passons pas à côté d’une expression d’époque ou d’une référence à tiroir  dont Villon a le secret, il s’agit sans doute là d’exprimer quelque chose qui a trait à des comportements ou des moeurs « légères » et cachottières, ou secrètes.

(5) Ces femmes devenues vieilles qui n’ont plus les attraits de la jeunesse et de la séduction, voyant les jeunes filles s’ébattre et s’adonner aux plaisirs de leur âge, les envient. Elles demandent alors à Dieu pourquoi elles naquirent avant elles et par quelle injustice (quel droit), mais lui se tient coi car il ne pourrait sortir victorieux d’un débat sur la question. On notera avec Louis Thuasne  (« Villon et Rabelais ») que cette interrogation renvoie à celle que posait déjà la vielle du roman de la rose :

« Dieu ! en quel soucy me mettoyent
Les beaulx dons que faillis m’estoyent!
Et ce que laissé leur estoit,
En quel torment me remettoit,
Lasse ! pourquoi si tost nasqui ?
A qui me dois-je plaindre ? A qui
Fors à vous, filz que j’ai tant chier »

 En vous souhaitant une très belle journée.
Fred

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Les leçons de « Fortune », une ballade de Michault Taillevent

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, ballade, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, poésie morale, fortune.
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : O folz des folz…

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici un nouvel extrait de la poésie de Michault Caron dit Taillevent. Loin du jeune auteur qui se faisait attaquer dans le bois de Saint-Maxence et contait dans La Détrousse, non sans un certain humour, sa malencontreuse aventure devant la cour du duc de Bourgogne, c’est un poète plus résolument moraliste que nous retrouvons ici. Tirée d’un traité de Sagesse appelé le régime de fortune et fait en référence à Horace, cette ballade est assurément plus une oeuvre de la maturité.

Les exigences et les caprices de Fortune

« Ce n’est que vent de la gloire du monde,
A ung hasart tout se change et se cesse. »
Michault Le Caron, dit Taillevent

Michault Taillevent nous rappellera ici cette notion de « Fortune » dont nous avons déjà parlé et qui se trouve être si importante au Moyen-âge. C’est ce sort, personnifié par sa roue qui tourne inexorablement. Symbole de l’impermanence et de l’arbitraire, elle vient sanctionner, de manière inéluctable l’impuissance des hommes à rien pouvoir saisir, ni tenir.

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La Roue de Fortune, miniature médiévale de Maître de Coëtivy (Colin d’Amiens 1400-1450) grand maître enlumineur du XVe siècle.

C’est un fait bien établi, dans la vision chrétienne médiévale comme actuelle d’ailleurs, notre passage en ce bas monde matériel n’est que transitoire et n’a de raison que préparer notre entrée dans l’immatériel, le royaume du divin. Ce devrait ou pourrait être, en soi, une raison suffisante pour ne point s’obséder d’y accumuler biens et richesses  puisque le chrétien ne pourra pas, quoiqu’il advienne, les emporter avec lui de l’autre côté de la rive et ils pourraient même l’alourdir au jour de sa mort et de son jugement, mais si cela ne suffisait pas à lui faire comprendre la vanité de l’entreprise, les exigences du sort et les caprices de Fortune viennent s’y ajouter. Dans les représentations médiévales, tous les hommes sans exception, du plus démuni au plus grand prince, y sont, en effet, soumis.

Présente dès l’antiquité, dans le monde médiéval chrétien, Fortune si elle prend, par instants, les traits d’une déesse ambivalente et capricieuse, puise sa raison d’être ou ses origines dans la bible et l’Ecclésiaste :

« Puis, j’ai considéré tous les ouvrages que mes mains avaient faits, et la peine que j’avais prise à les exécuter; et voici, tout est vanité et poursuite du vent, et il n’y a aucun avantage à tirer de ce qu’on fait sous le soleil. » 
Ecclésiaste, 2 – 11

C’est visiblement sous l’influence du philosophe Boèce (480-524) qu’elle sera, quelques siècles plus tard, représentée sous la forme d’une roue et connaîtra de belles heures dans l’iconographie et les miniatures du moyen-âge, à partir du XIe siècle.

  « Notre nature, la voici, le jeu interminable auquel nous jouons, le voici :
tourner la Roue inlassablement, prendre plaisir à faire descendre ce qui
est en haut et à faire monter ce qui est en bas
. »
Boèce  – Consolation de Philosophie

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« O folz des folz », ballade contre l’ambition
et les illusions de l’Avoir

Quoiqu’il en soit, se fier à la hauteur de son trône ou de sa position et s’en gargariser quand, d’aventure, Fortune vous a placé tout en haut, ne serait que pure déraison pour les auteurs du moyen-âge central. Le lendemain, elle peut tout aussi bien vous faire choir.

Se glorifier de ses possessions de ses richesses, les poursuivre, s’en croire même le juste détenteur ou, pire, l’artisan ?  Folie ! Pure Vanité !  Contre fortune, il faut garder raison. On peut conter sur l’auteur du moyen-âge tardif pour nous le rappeler. Nus comme au premier jour, nantis pour seuls habits de ceux que la nature nous a donnés et de ses dons, il nous enjoint à nous contenter de peu, en nous souvenant des leçons de fortune et en nous rappelant ses droits.

O folz des folz, et les folz mortelz hommes,
Qui vous fiez tant es biens de fortune
En celle terre et pays ou nous sommes,
Y avez vous de chose propre aucune ?
Vous n’y avez chose vostre nesune* (*aucune, pas même une)
Fors les beaulx dons de grace et de nature.
Se fortune donc, par cas d’aventure,
Vous toult* (*ôte)  les biens que vostres vous tenez,
Tort ne vous fait, ainçois vous fait droicture*, (*justice)
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Ne laissez plus le dormir a grans sommes
En vostre lict, par nuit obscure et brune,
Pour acquester richesses a grans sommes,
Ne convoitez chose dessoubz la lune,
Ne de Paris jusques a Pampelune,
Fors ce qu’il fault, sans plus, a creature
Pour recouvrer sa simple nourriture ;
Souffise vous d’estre bien renommez,
Et d’emporter bon loz en sepulture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Les joyeulx fruitz des arbres, et les pommes,
Au temps que fut toute chose commune,
Le beau miel, les glandes et les gommes
Souffisoient bien a chascun et chascune,
Et pour ce fut sans noise* (* bruit,querelle) et sans rancune.
Soyez contens des chaulx et des froidures,
Et me prenez Fortune doulce et seure.
Pour voz pertes, griefve dueil* n’en menez, (*deuil douloureux)
Fors a raison, a point, et a mesure,
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Se fortune vous fait aucune* (*quelque) injure,
C’est de son droit, ja ne l’en reprenez,
Et perdissiez jusques a la vesture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Michault Le Caron, dit Taillevent – Le régime de Fortune

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
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Jean Meschinot : devoir des princes et poésie médiévale morale et politique

manuscrit_24314_jean_Meschinot_poete_breton_medieval_poesie_politique_satirique_moyen-age_tardifSujet : poésie politique, morale, réaliste, poésie médiévale, biographie, portrait, poète breton.
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit ancien : MS français 24314 bnf
Ouvrage : Les lunettes des Princes (extrait).

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous suivons, aujourd’hui, le fil de la poésie médiévale du gentilhomme d’armes breton du XVe siècle, Jehan Meschinot pour partager quelques nouveaux extraits pris, ça et là, dans ses « lunettes des princes ».

« … Se tu vas à Saint-innocent
Où y a d’ossemens grans tas,
Jà ne congnoistras entre cent
Les os des gens de grans estas
D’avec ceulx qu’au monde notas
En leur vivant povres et nuds. »

Sur cette même idée d’égalité devant la mort, on trouvera encore en un autre endroit  :

« … Quant au corps, guere davantage
Ne vois d’un Prince aux plus petits
Les aulcuns s’en vont devant âge
A la mort pauvres et chétifs.
Autres suivent leurs appetis
Pour quelque temps, & puis ils meurent:
Leurs oeuvres sans plus leur demeurent. »

Les lunettes des princes, Jean Meschinot.

meschinot_jehan_poesie_medievale_morale_poltique_XVe_siecle_moyen-age_tardifA quelques éléments auto-biographiques près, les Lunettes des Princes de Meschinot, se situent à plein dans une poésie morale et politique, basée sur l’observation des temps, dans la veine d’un Eustache Deschamps et d’autres rhétoriqueurs d’alors qui, comme les décrivait l’historien et écrivain Edouard de kerdaniel dans son ouvrage  Un soldat-poète du 15e siècle, Jehan Meschinot (et sans  les réduire à cet aspect de fond puisqu’ils se caractérisent aussi par un usage particulier des formes) :   « considèrent la poésie, non comme l’expression de sentiment personnel, mais comme l’expression d’antiques vérités et mettent leur esprit, leur verve, les ressources de leur versification à exprimer les lieux communs de la morale et de la sagesse éternelle. »

Dans cet état d’esprit donc et toujours aussi prompt à défendre l’homme de pauvre condition, les gens du simple ou le vilain contre les abus des puissants ou des princes, Jean Meschinot fait ici appel à meschinot_jehan_poesie_medievale_morale_realiste_XVe_siecle_moyen-age_tardifla réalité ultime : la mort, pour rappeler à ces derniers la vanité et la vacuité du pouvoir, autant que l’importance de tenir leur devoir.

Quant à la camarde, comme d’autres de ses contemporains, le poète breton du moyen-âge tardif la connaît bien. Entre famine, misère et guerre, il en a été le témoin et elle lui a encore enlevé, en l’espace de quelques années, ses grands protecteurs, quatre ducs de Bretagne successifs,  le laissant dans le plus grand embarras et dans une détresse qu’il versifiera si bien et de manière si réaliste qu’on croirait presque, par instants au moins, lire du François Villon :

« Penser me tient, foiblesse me pourmène…
Je veille en pleurs, je dors en frénésie.
 N’est chose qui ma douleur supporte,
Pire est mon mal que n’est paralysie;
Ma jeunesse est de tout bien dessaisie…

…Tremblant je sue, et si ars en froidure,
En dueil passé ay mal qui sans fin dure
Et ma santé d’infection tachée,
l’ay corps entier dont la chair est hachée,
Et ma beauté toute paincte en laidure.,.
]e suis garny de santé langoureuse,
J’ay liesse pénible et doloreuse
Et doux repos plein de mélencolie ;
Je ne vis plus, fors en surté paoureuse,
La clarté m’est obscure et ténébreuse,
Mon sentiment est devenu folie. »

Les lunettes des princes (extraits) Jehan Meschinot.

Pourtant, même si la fatalité l’atteint au point qu’il n’hésite pas à nous faire partager ses infortunes, il n’aura de cesse dans ses lunettes des princes de dépasser son propos auto-biographique et ses propres misères dans un élan moral et politique qui reste au coeur de l’ouvrage. Morale et sagesse éternelle ou sermon politique pour une juste tenue du pouvoir, empreint  d’une saveur toute médiévale ? Chacun en jugera. Il demeure en tout cas évident que les maux qui frappent son monde seraient bien moindres s’ils n’étaient encore aggravés par les vices et les abus des princes, mais aussi, nous dira-t-il, en élargissant son propos, de certains autres lettrés, personnels de justice, avocats, greffiers ou nobles de son temps.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
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La Destrousse de Michault Taillevent ou les aventures infortunées d’un poète médiéval

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, auteur, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste.
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : La destrousse

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour faire suite au portrait du poète, valet de chambre et joueur de farces  Michault Le Caron dit Taillevent, nous publions ici la première poésie qui nous est connue de lui. Il l’a vraisemblablement écrite autour de 1430, peut-être même quelques années avant. A en juger par l’introduction, Il y conte ses déboires devant la cour de  Bourgogne. Après une nuit agitée à la belle étoile, sur des routes rien moins que sûres, le poète finira, en effet, détrousser de ses biens et même rossé et il demande ici audience à « l’excellent » duc  Philippe le bon afin d’en obtenir quelques réparations.

manuscrit_ancien_stockholm_poesie_medievale_michault_taillevent_la_destrousse_XVe_moyen-age_tardifAu milieu de ce récit tremblant, sans doute de nature à décourager les plus vaillants de contemporains du poète médiéval de passer la nuit, seuls, sous le ciel étoilé, on notera  tout de même la nature morale des réflexions du poète dans l’obscurité. Se voit-il déjà au seuil de la mort ? Il ne peut en tout cas s’empêcher de nous faire partager quelques jolis vers sur la vacuité des possessions et des biens « mondains », vains attachements que les suites de l’histoire, en forme de parabole, finiront par lui confirmer puisqu’il tardera un peu trop à se dé-saisir de ses possessions au goût des brigands, et prendra même  un coup sur le « groin ».

« Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre. »

Belle profondeur de jugement à la faveur des circonstances. Cela dit,  l’aventure de notre poète est donc bien triste, mais joliment contée, en vers, comme il plait à la cour, et dans un beau français du moyen-âge tardif, auquel Eustache Deschamps (1346-1406) nous a déjà habitué ici et qui nous est déjà bien plus compréhensible que celui des siècles antérieurs. En tout et pour tout, dans cette poésie, un seul paragraphe pose vraiment difficulté et quelques mots ici ou là, mais nous vous fournirons quelques clés de lectures pour  y surseoir.

La Destrousse, Michault Taillevent

A mon tresredoubté seigneur,
Le duc de Bourgongne excellent,
Et a tous chevaliers d’honneur
Et escuiers pareillement
Supplie Michault humblement
Qu’il ait ung petit d’audience :
Si racontera son tourment
Qu’il eut ou boys Sainte Maxence,

Comme nagaires sur le plain
Se mist au dehors de Paris
Et vint avec d’autres tout plain
Jusques a Louvre en Parisis
Ou grant chemin outre Senlis
Pource qu’a Pons logier cuidoit,
Mais par droit usage tousdis
Il avient ce qu’avenir doit.

Et pour ceste cause il avint,
Quand il fut du boys a l’entrée
Que jour faillit et la nuit vint,
Dont la convint, celle vespree
Couchier à la dure terree
Et son corps a Dieu commander
Mais s’il faisoit chiere effraee
Pas ne le convient demander.

Donc quant il vist que c’estoit forche
Et que la nuit venoit a fait
Et n’avoit ne chambre ne porche
Et qu’il falloit qu’il fust de fait
Comme homme de joye deffait
Par tristesse et par desplaisir
Il avisa son lit tout fait
En ung buisson pour soy gésir.

Ainsi comme povre esgaré
Estrené de dures estraines,
Regarda lors son lit paré
Duquel estoient les courtines
Toutes de chardons et d’espines
Et la couche de terre dure,
Le chevet de grosses racines
Et de ronces la couverture.

Et puis ou buisson se bouta
Et mist a son cheval la bride
Sur le col et l’abandonna
Tout tremblant de peur et de hide* (effroi)
Qu’on ne fist de lui homecide ;
Aprez s’assit en requerant
Nostre Dame et Dieu en aide
Qui lui fust espee et garant.

Et com cil qui tousjours a peur
En tel estat qu’on ne le tue
Et qui n’est onques bien asseur
Puis qu’il ot rien qui se remue
Se soubzlevoit a col de grue
Tout bellement sur ses genoulx
Et avoit l’oreille tendue
A tout lez* (de tous côtés) pour le peur des loupz.

Puis escoutoit se point sonner
Orroit a ses villes voisines
Ou s’il orroit le coq chanter
Environ l’eure des matines ;
Mais il n’oyoit coq ne gelines
Ne chien abaier la entour,
Neant plus, dont c’estoit mauvaiz sines,
Que s’il fust mussié* (caché, enfermé) en ung four.

Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre.

Se je pers, si dist il aprez,
On dira : « S’il eust bien gardé,
Espoir… Que faisoit il si prez ? »
Ou on pourra d’autre costé
Dire : « C’est cy cas de pitié
Et de fortune tout ensemble. »
S’en doit estre, pour verité,
Plus pardonnable ce me semble.

Ainsi eust la mainte pensee
Et mainte chose retourna
Tant que la nuit se fut passee
Et que ce vint qu’il adjourna,
Puis a son chemin retourna
Cuidans avoir tous griefz passez
Mais depuis gaires loingz n’ala
Qu’il fut de tous poins destroussez.

Car a l’issir* (sortie) de son buisson
S’acompaigna de charios
Et d’autres gens assez foison :
Marchans et chartiers grans et gros.
Mais quant vint a l’issir du bos
Et d’une place grande et belle,
Ilz furent aussi bien enclos
Que perdrix a une tonnelle.

Et la, a hacques et a maques, (haches et massues)
Vindrent gens atout grans paffus*, ( grandes épées)
Armez de fer et de viez jaques* (habillement court et serré),
Cum gladiis et fustibus, (avec glaives et bâtons)
(Se sembloit liloy tarrabus
Frere a tarrabin tarrabas, ) (1)
Abrigadez* (regroupés)  et fervestus
Pour combattre a blis et a blas. (à tord et à travers)

Et la tolli on et dona (Et là on ôta et on prit)
A Michault, je vous certifie ;
Tolli, comment ? On lui osta
Quanqu’il avoit pour ceste fie* ; (tout ce qu’il avait cette fois)
Donna, et quoi ? Une brongnie* (un coup)
Si grande que d’un cop de poing
Sur la machoire, lez l’oye,
On lui rompi prez tout le groing.

Et la cause pourquoy du rost* (de rosser)
Ot Michault lors, ne fut si non
Pour l’amour qu’il ne bailloit tost
Ses besongnes en habandon,
Combien qu’il leur baillast sans don
Chaperon, espee, bourse et gans ;
Et pui aprez, de grand randon* (confusion, violence),
Saillirent ou bos les brigans.

Or vous a compté s’aventure
Michault et son peril mortel,
Et comment cette nuit obscure
Il fist le guet a son cretel*  (créneau)
Et puis perdit tout son chatel.
Priez a l’umble Vierge franche
Et a son filz espirituel
Qu’il lui doint bonne recouvranche.

Hault Prince, je vous ay conté
Comment j’ay esté a destroit*, (embarras, détresse)
Mais se dy vous ay verité,
Si scay je assez bien que bon droit
A bien mestier en maint endroit
D’ayde par especial :
Siques aidiez moy, pour Dieu soit
Tant que je ressoye a cheval (2).

1. Jeux de mots sur Tarrabus de Lille ou Tarrabus le chef de guerre et  Tarrabin Tarrabas, onomatopée utilisée alors pour désigner le bruits des coups qui pleuvent.

2. Afin que  je puisse à nouveau aller à cheval, chevaucher. Comme le fait remarquer Pierre Champion dans son histoire poétique du XVe siècle, c’est peut-être à cette occasion que Michault reçut une prime dont on trouve la trace dans les archives, pour se procurer un cheval, même si l’histoire ne mentionne pas explicitement que le poète fut dessaisi de sa monture, à cette triste occasion.

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S_lettrine_moyen_age_passionans doute est-il encore un peu tôt pour que les malandrins ayant assailli le pauvre Michault Taillevent soient issus de la bande très organisée des coquillards que connaîtra bien François Villon, puisque ces derniers ne seront mentionnés que plus tardivement, en 1455, dans les minutes du procès de Dijon. Quelques années après que Michault le Caron eut écrit ces lignes, pourtant, avec les trêves de la guerre de cent ans et le traité d’Arras, le XVe connaîtra à nouveau une forte résurgence des grandes compagnies dont Eustache Deschamps nous parlait déjà. et la figure du brigand de grand chemin n’aura pas fini de hanter ce siècle. De fait, dans le contexte et avec cette agression, le poète médiéval pourrait presque faire figure de triste précurseur. Nous mesurons bien, en tout cas ici,  la violence et la sauvagerie de l’assaut, autant que, avant cela, l’émotion suscitée par l’arrivée impromptue de la nuit sur la voyageur médiéval solitaire et pour cause…

Son témoignage reste en tout cas précieux à plus d’un titre, autant qu’il nous permet d’apprécier la belle qualité de sa poésie. En nos temps orthographiques assassins où l’on semble aussi déprécier si fort l’art de rimer, cette jolie poésie reste tout de même plus gracieuse qu’un « j’m’est fait braquer mon zonblou« . Enfin, vous en jugerez.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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