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Devoir Politique : Miséricorde et Prévoyance du Roi dans le Livre des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, précis politique, bon gouvernement, roi, devoir politique, prévoyance, Aristote, Alexandre le Grand, miséricorde, morale politique.
Période : Moyen âge central (Xe au XVe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous explorons la littérature politique médiévale, avec un nouvel extrait du Secret des Secrets du Pseudo-Aristote. Dans l’Europe des XIIe au XVe siècles, ce best-seller médiéval connut un grand succès et de nombreuses traductions.

Naissance d’un best-seller médiéval

L’ouvrage a émergé au sein du monde arabe, dans le courant du Xe siècle. Il y est connu sous le titre de « Kitāb Sirr al-asrār » ou « Sirr al-Asrar », le Livre des Secrets. Il deviendra le Secret des Secrets ou Secretum Secretorum dans ses premières transcriptions latines.

Son contenu originel est présenté comme la traduction d’une correspondance entre le philosophe Aristote et l’Empereur Alexandre le Grand. N’ayant pu attester cette origine de manière documentaire, on attribua, plus tard, l’ouvrage à un auteur du nom Pseudo-Aristote. Du même coup, on supposa que le Livre des secrets avait été conçu dans le monde arabe qui l’avait vu apparaître.

Du point de vue du contenu, le Secret des Secrets ouvre sur une large partie qui adresse les devoirs des princes et les conditions d’un exercice moral et stratégique du pouvoir. « Aristote » y prodigue ses conseils à Alexandre, dans le style des miroirs des Princes bien connus du Moyen Âge. Dans les parties suivantes, le best-seller médiéval explore des thèmes plus variés et encyclopédiques : santé et médecine, astrologie, alchimie, etc…

« De la Miséricorde (ou Garnison) du Roy » dans le NA FR 18145

En version courte comme en version longue, les traductions du Livre des Secrets connurent une grande popularité. Cette propagation le fit commenter par de nombreux auteurs médiévaux (cf Lettre sur les prodiges de la nature et de l’art de Roger Bacon). D’autres s’en inspirèrent également pour leurs propres écrits.

Anticipation des temps difficiles et bienveillance du pouvoir

Le sujet de notre extrait du jour se situe pleinement dans le champ du devoir politique. Il porte sur l’importance de la prévoyance en matière de gestion alimentaire. Anticiper les futures disettes, savoir thésauriser le blé et les victuailles, le roi diligent voit loin. Il doit prévoir les temps difficiles et s’y préparer pour la sauvegarde de ses sujets. Dans le Livre des secrets, comme plus généralement dans les miroirs des princes, le gouvernant prévenant sera payé en retour de sa miséricorde et de sa bienveillance. Il y gagnera la reconnaissance de son peuple et le respect de son autorité.

Au passage, cette injonction faite au pouvoir dans le célèbre best-seller médiéval semble faire étrangement écho à certains événements d’actualité. On pense notamment aux questions de souveraineté alimentaire soulevées encore récemment par la gente paysanne en révolte et en détresse.

De la Garnison du Roi (1)

"De la Garnison du roi" Livre des Secrets avec Enluminure d'Aristote remettant une missive à un messager (tirée du Manuscrit Na fr 18145 de la BnF)

« Chier filz, je te prie et conseille que tu faces tousjours grant grenison (provision) de bléz et de potages et de toutes vitailles que ton paÿs en ait tousjours habondance afin que, quant il avendra comme aucunefoiz avient le temps de chierté (nécessité) et de famine que tu puisses souvenir par ta grant prudence a tes subgés ; et dois ouvrir tes greniers et publier par ton royaume et par tes citéz les grains et autres vitailles que tu as assemebléz et gardéz : et sera grant cautelle (habileté, ruse) et grant sagesse la garde de ton royaume et au sauvement de ton peuple.

Lors tes subgés feront de grant courage tes commandemens. Lors sera ton fait en grant prosperité et tous s’esjouiront et se merveilleront de ta grant sagesse. Lors congnoistront tous que tu regarderas de loing en tes besoingnes (affaires, tâchers) et te reputeront comme saint et par ce priseront et loueront moult ta vaillance et chacun se redoubtera de toy courroucier. »

Le Livre des Secrets : Chap XXIV (24), De la Miséricorde du roy

(1) Garnison : ici dans le sens de provision, approvisionnement. Ce chapitre apparaît également sous le titre De la Miséricorde du Roy dans certains manuscrits.


Découvrir d’autres extraits du Secret des Secrets :


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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NB : sur notre illustration, comme sur l’image d’en-tête, vous pourrez retrouver un extrait d’enluminure en provenance du manuscrit NA FR 18145 de la BnF (à consulter sur Gallica.fr)

« Sagesse et ordonnance du roi » dans le Secret des Secrets du Pseudo Aristote

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, précis politique, guide morale, bon gouvernement, roi, devoirs politiques, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale, action politique
Période : Moyen âge central (à partir du Xe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

u’est-ce qu’un bon roi ? Comment doit-il gouverner et s’occuper de son royaume et de ses sujets ? Qu’est-ce que le bon gouvernement ? Que sont en droit d’attendre des sujets de leur souverain ?

Au Moyen Âge central, les guides et manuels à l’attention de puissants et de leur éducation ont connu un succès certain. Soucieux du maintien de la paix sociale et de la bonne marche du royaume, ces « miroirs des princes », comme on les nomme alors, proposent des conseils et réflexions aussi morales que stratégiques sur la conduite de l’action politique.

Parmi les plus populaires, on retrouve en latin le secretum, secretorum, qui donnera, une fois traduit en langue d’oïl le Secret des Secrets. L’ouvrage est supposé rassembler une correspondance épistolaire qu’Aristote aurait eu, en son temps, avec Alexandre le grand, et dans laquelle le philosophe essayait d’éclairer l’empereur sur le meilleur exercice du pouvoir. L’ouvrage traduit de l’arabe, semblait trouver son berceau d’origine en orient, bien plus que dans la Grèce antique et l’on désigne désormais son auteur demeuré anonyme, du nom de « Pseudo-Aristote ». Voir aussi notre article détaillé sur le secret des secrets

Citation médiévale du Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote avec enluminure médiévale d'Aristote dans le Naf 18145 de la BnF

Concertation contre servitude ou sagesse contre folie, dans l’exercice du pouvoir

Aujourd’hui, nous vous partageons une nouvelle extrait de cet ouvrage médiéval en forme de citation. Comme on le verra, elle touche la capacité du bon souverain à se tenir proche de ses sujets et de tenir une gouvernance éclairée et concertée de son royaume :

« Il est chose juste et convenable que la bonne renommee du roy soit en la louable science et preudommie espandue par toutes les parties de son royaume et qu’il ait parlement et saige conseil souvent avec les siens. Et par ainsi, il sera loué, honnouré et doubté* (redoubté, craint) de ses subgiéz quant ilz le verront parler et faire ses besoingnes sagement. Et sachiez que legierement *(facilement) se puet congnoistre la sagesse ou la folie du roy. Car quant il se gouverne en preudommie vers Dieu, il est digne de regner et honnourablement seignourisier* (gouverner). Mais cil qui met son royaume en servitude et en mauvaises coustumes, il trespasse la voie et le chemin de vérité car il mesprise la bonne voie et la loy de Dieu et il sera en la fin mesprisié de tous. »

De la sagesse et ordonnance du roy, chap XII, le secret des secrets.

En montrant sa capacité à dispenser sa sagesse et sa bonté, autant qu’en sachant se concerter avec ses gens pour en obtenir de sages conseils, le roi gagnera le respect de ses sujets et sera loué et honoré par eux. En revanche, pour le roi qui se détourne du chemin de la sagesse et cherche à asservir son peuple, le mépris sera la seule récompense. Bien sûr, il est aussi question pour lui de suivre la loi de Dieu et les valeurs morales chrétiennes : comment pourrait-il en être autrement ? le Moyen Âge occidental en est pétri.

Fait intéressant qu’on relèvera également, ici : quand le prince cède aux vices, à l’avidité, à la tyrannie, non seulement sa perte le guette, mais l’ombre de la folie n’est jamais, non plus, très loin. Le roi est-il sage, est-il fou ou est-il mal conseillé ?

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
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NB : sur l’image d’en-tête, on peut voir un détail d’enluminure sur laquelle Alexandre Le Grand reçoit un messager porteur d’une missive d’Aristote. Sur l’illustration avec citation, la deuxième enluminure représente Aristote à son pupitre en train de rédiger une lettre à l’Empereur. Ces deux enluminures sont tirées du manuscrit médiéval Nouvelles Acquisitions française 18145 de la BnF. Ce codex du XVe siècle (consultable sur Gallica) contient une édition en vieux français du Secrets des Secrets, suivie du Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier.

Folle largesse & lois du bon gouvernement dans le Secret des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, précis politique, morale, bon gouvernement, roi, devoirs politique, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale
Période : Moyen âge central (à partir du Xe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

ans le Proche-Orient du Xème siècle, émerge un ouvrage qui prend la forme d’un échange épistolaire entre Aristote et Alexandre le Grand. Intitulé « Kitab Sirr Al-Asrar » ou livre des secrets, ce précis politique à l’attention des puissants se dit constitué directement de traductions en Arabe depuis la langue grec, de courriers du philosophe adressés au grand empereur. Toutefois, comme rien n’a vraiment permis d’en établir la véracité depuis, on s’est accordé à attribuer l’ouvrage à un « pseudo » Aristote et on pense même qu’il a pu être créé directement en langue Arabe.

Citation extraite du Secrets des Secrets, ouvrage politique du Moyen âge central.
un extrait du secret des secrets sur les abus et les travers du mauvais gouvernement

Le Secret des Secrets au Moyen Âge

Au cœur du Moyen Âge central, à partir des XIIe et XIIIe siècles, on retrouvera ce guide du bon gouvernement en Europe, sous divers noms : « secretum, secretorum« , « Epistula ad Alexandrum de dieta servanda« , … puis, un peu plus tardivement encore, sous d’autres appellations dont la plus commune Le secret des secrets.

D’abord traduit en latin puis en langue vernaculaire, ce miroir des princes connaîtra une popularité certaine dans le monde occidental, avec des adaptations en de nombreuses langues. Il y a quelque temps, nous en avions notamment croisé la référence chez Roger Bacon, dans un extrait de sa lettre sur les prodiges de la nature et de l’art et la nullité de la magie.

Plus près de nous, au début des années 2010, le spécialiste de littérature médiévale Denis Lorée conduisit un travail comparatif et analytique conséquent pour remettre au goût du jour cet ouvrage un peu oublié depuis le moyen âge tardif, même si quelques experts s’y étaient penchés dans le courant du XXe siècle. Sa thèse doctorale fut éditée en 2017 chez Honoré Champion, sous le titre Le secret des secrets, Aristote (auteur prétendu, 0099-0001 av. J.-C.). On peut encore la trouver à la vente en librairie ou même en ligne.

Le secret des secrets dans le Nouvelle Acquisition fr 18145 de la Bnf (sur Gallica.fr)

Sources manuscrites médiévales

Pour ce qui est des sources anciennes et médiévales, Le Secret des secrets est présent dans un certain nombre de manuscrits du XVe siècle. On pourra citer, par exemple, le ms Français 1087 sur lequel l’auteur ci-dessus s’est largement appuyé ou encore le Nouvelle Acquisition Français 18219 et le Nouvelle Acquisition Français 18145, tous trois conservés à la BnF et consultable sur gallica. C’est ce dernier, le na Fr 18145 qui nous a servi de guide pour la plupart des enluminures de cet article. Très bien conservé et joliment enluminé, cet ouvrage médiéval présente Le Secret des secrets suivi du Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier.

Vous retrouverez, notamment, en-tête de cet article, une miniature d’Aristote occupé à son étude. Plus bas, une autre miniature le montrera, donnant la lettre à un message à l’attention d’Alexandre le Grand, suivie d’une dernière miniature figurant la réception de la missive par ce dernier. Notez que pour l’image contenant l’extrait du Secret de secrets (du vol par un roi de ses propres sujets), nous avons préféré coller au fond du propos, en privilégiant une enluminure issue des Chroniques de Froissart et qui représente des paysans révoltés, s’en prenant à un noble dans le courant du XIVe siècle.

Folle largesse & gouvernement abusif
qui conduisent un roi à sa perte

Dans les pas de Denis Lorée, l’extrait ou la citation médiévale du Secret des Secrets que nous vous proposons, ici de découvrir est donc tirée d’une adaptation en moyen français, datée du XVe siècle. Il s’agit du chapitre VII de l’ouvrage. Les trop grandes largesses du souverain mais aussi son manque de respect et de considération envers son peuple y seront vertement adressées. Et notre pseudo-Aristote soulignera les grands dangers qui attendent le souverain follement dispendieux ou même encore celui tenté de confisquer les biens, les possessions et l’avenir de ses sujets pour financer ses propres écarts.

Pour l’auteur, l’histoire l’a déjà démontré et la conséquence sera sans appel, de tels mauvais gouvernants se verraient infliger le pire des châtiments.

« De largesse et avarice et de plus(i)eurs vertus« 

Enluminure d'Aristode dans le Secret des secrets
Aristote remettant sa lettre à un messager (na fr 18145)

« Toy Alixandre, je te dis certainement, treschier filz, se aucun roy vuelt faire plus grans despens que son royaume ne puet soustenir, lequel roy ne s’encline ne a folle largesse ne a avarice, tel roy sans nulle doubte sera destruit ; mais s’il s’encline a largesse, il aura gloire perpetuelle de son royaume : et cecy s’entend quant le roy se retrait et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses subgiéz. Et saches, treschier filz, que j’ay trouvé en escript au commandemens du tresgrant docteur Hermogenes, qui dit que la tresgrant et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement et plenté de loy et de science et signe de perfection de roy est quant il se retrait de prendre les biens et possessions de ses subgiéz.

Et ce fu la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car pluseurs roys d’Angleterre faisoient si oultrageux despens que les revenues du royaume n’y povoient souvenir ne souffire. Et pour iceulz oultrages soustenir, prindrent les biens et possessions de leurs subgiéz pour laquelle chose et injure le peuple cria a Dieu, lequel envoya sur iceulz roys sa vengence tellement que le peuple se rebella contre eulz et furent du tout destruis et leur nom mis au neant. Et, se ne fust la grace et misericorde du glorieux Dieu qui soustint le peuple, le royaulme eüst esté du tout destruit. Tu te dois donques garder de folz et oultrageux despens et de dons oultrageux et dois garder attrempance en largesse. Et ne vueilles enquerir les obscurs secréz ne reprouchier le don que tu aras fait car il n’affiert pas a homme d’onneur et de bonne voulenté. »

Le Secrets des secrets,
chapitre VIIe De largesse et avarice et de pluseurs vertus.

Traduction de cet extrait médiéval en français actuel

Enluminure d'Alexandre le Grand dans le Secret des secrets
Alexandre le Grand recevant la missive

« Toi Alexandre, je te dis, de manière certaine, très cher fils, que si quelque roi veut faire de plus grandes dépenses que son royaume ne peut supporter, bien qu’il ne s’abaisse, ni à folle largesse, ni à avarice, tel roi sera, sans aucun doute, détruit ; mais s’il penche vers la largesse raisonnable et bien ordonnée, il obtiendra gloire perpétuelle de son royaume : et ceci s’applique si le roi renonce et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses sujets. Et saches, très cher fils, que j’ai trouvé écrit dans les commandements du très savant Hermogène, que la très grande et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement, emplie de loi et de science et signe de perfection d’un roi apparaît quand il se retient de prendre les biens et possessions de ses sujets.

Et ce fut la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car plusieurs rois d’Angleterre faisaient de si outrageuses dépenses que les revenus du royaume n’y pouvaient subvenir, ni les supporter. Et pour soutenir ces outrages, ils prirent les biens et possessions de leurs sujets, chose et injure pour lesquelles le peuple implora l’aide de Dieu, lequel envoya sur ces rois sa vengeance, au point que le peuple se rebella contre eux et qu’ils furent tous détruits et leurs noms réduits à néant. Et, sans cette grâce et miséricorde du glorieux Dieu qui soutint le peuple, le royaume aurait été totalement détruit. Tu te dois donc garder de faire de folles et outrageuses dépenses et des dons excessifs et il te faut pratiquer la tempérance en matière de largesse. Et tu ne voudras non plus t’informer auprès d’obscurs conseillers, ni blâmer les autres pour un don que tu leur aurais fait car cela ne convient pas à un homme d’honneur et de bonne volonté. »


Je ne sais pas vous, mais à l’heure de payer les additions obscures d’un « quoi qu’il en coûte » politique qui, depuis des décennies et, plus encore, quelques années, n’a cessé de faire exploser la dette française, en hypothéquant l’avenir des futures générations, à l’heure encore où vient s’y ajouter un putsch orchestré de l’exécutif sur le système des retraites françaises, à coup de 49.3, contre la volonté manifeste du peuple et sous l’égide d’une Europe ultralibérale galvanisée par la perspective à peine voilée de juteuses privatisations, cette leçon venue du monde médiéval nous semble résonner de manière étrangement prémonitoire.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
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le comte lucanor et La parabole deS DEUX aveugleS

Sujet  : auteur médiéval, conte moral, Espagne Médiévale, littérature médiévale, sagesse, parabole des aveugles.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel  (1282-1348)
Titre : Exemple XXXIV de ce qu’il advint à un aveugle…
Ouvrage  :  Le comte Lucanor, traduit par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction de l’Espagne médiévale, celle de Don Juan Manuel, seigneur et chevalier des XIIIe et XIVe siècles. Et nous suivrons encore ses pas à la rencontre de son Comte Lucanor, accompagné comme il se doit de son célèbre serviteur, le sage Patronio. Un peu plus de deux siècles avant Cervantès et son Don Quichotte, ce petit ouvrage de contes moraux variés a marqué de son empreinte la littérature médiévale ibérique, et l’explorer est toujours un plaisir.

Cette fois-ci, le petit conte moral du Duc et Prince de Villena que nous avons choisi de vos présenter plaide en faveur de la prudence. Il prend un peu la forme d’un conseil en stratégie militaire et politique comme c’est souvent le cas dans l’ouvrage, mais on peut, sans problème, en élargir le champ. La morale en est simple : un aveugle n’est jamais le mieux indiqué pour en mener un autre. Et, s’il vous convie à le suivre sur un chemin hasardeux et périlleux, fût-t-il un ami de cœur ou de bonne volonté, la sagesse commanderait la défiance. Patronio ne manquera pas de nous le rappeler et on ne pourra évidemment s’empêcher de voir, dans ce conte médiéval, une référence biblique aux Evangiles.

Luc 6:39. Il leur dit aussi cette parabole : Un aveugle peut-il conduire un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous deux dans une fosse ?

Deux siècles plus tard et autour de 1568, cette antique parabole des aveugles inspirera, à son tour, une grande toile à Pieter Brueghel l’ancien. Nous n’avons su résister à la tentation de vous en mettre une reproduction en tête d’article. Pour le reste, et sur ses aveugles qui prétendent en guider d’autres, toute ressemblance avec des personnages de l’actualité ou toute allusion au contexte politique actuel ne serait pas nécessairement fortuite.


Le comte Lucanor – Exemple XXXIV

De ce qui advint a un aveugle qui se laissa guider par un autre aveugle

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, un de mes parents et amis, dans lequel j’ai une grande confiance, parce que je suis certain qu’il a pour moi un attachement véritable, m’engage à faire une expédition que je redoute beaucoup, et il m’assure qu’il n’y a rien à craindre, attendu qu’il périrait avant qu’il pût m’arriver le moindre mal. Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faut que je décide.« 

—  Seigneur comte Lucanor, répondit Patronio, je vous conseillerais plus facilement si vous saviez ce qui advint à un aveugle avec un autre aveugle.


—  Et qu’est-ce que c’est ? demanda le comte.


—  Seigneur comte Lucanor, reprit Patronio, un homme qui demeurait dans un village perdit peu à peu la vue et devint tout à fait aveugle ; cet homme était pauvre. Un autre aveugle qui habitait le même endroit, vint le trouver et lui proposa d’aller de compagnie dans un village voisin, où ils demanderaient l’aumône pour l’amour de Dieu, et où ils auraient de quoi vivre à leur aise. Celui-ci répondit que sur la route qu’ils avaient à parcourir il y avait de très mauvais pas, et que celui lui faisait grand peur. Sur quoi l’aveugle répliqua qu’il ne fallait pas qu’il eût la moindre crainte, parce qu’il serait avec lui et le guiderait sûrement. Il lui donna tant de belles paroles et lui monta si bien la tête que le départ fut résolu et que tous deux se mirent en route. Or, quand ils furent arrivés aux passages difficiles et aux fondrières, l’aveugle qui marchait le premier tomba dans un abîme et entraina avec lui l’aveugle qui avait hésité à le suivre.
Et vous, seigneur comte Lucanor, si vous avez des raisons de croire qu’il y a des chances périlleuses dans ce qu’on vous propose, ne vous aventurez pas sur la route du danger, par cela seul que votre parent ou ami vous assure qu’il perdra la vie avant que vous ayez le moindre mal ; car sa mort ne vous dédommagerait guère, si vous deviez recevoir quelque mauvais coup ou mourir aussi. »

Le comte approuva les conseil ; il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan Manuel, estimant que l’exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

« Sur la foi d’un ami qui s’expose à périr,
Ne cours pas au danger lorsque tu peux le fuir »


Sur la morale de ce conte et sa traduction

Si nous suivons fidèlement les pas de Adolphe Louis de Puibusque pour la retranscription de cet « Exemple » du comte Lucanor, nous nous permettrons, une nouvelle fois, de chercher quelques alternatives à la traduction très libre que l’auteur du XIXe siècle fait de sa morale. Avant d’avancer dans cette direction, empressons nous de dire que les tournures de AL Puibusque ne manquent pas d’humour et font aussi pleinement le charme de son ouvrage. Il s’agit donc plus d’un jeu, un exercice de style, que d’un élan critique. Ainsi, pour l’exemple du jour et dans l’ouvrage original, l’espagnol ancien nous donne :

« Nunca te metas o puedas aver mal andança
Aunque tu amigo te faga segurança »

Dans certaines versions plus récentes, en Espagnol moderne, du même ouvrage, on trouve cette morale ainsi traduite :

« Nunca te metas donde corras peligro
Aunque te asista un verdadero amigo »

Mal andança, mauvais pas, mauvaise marche, danger, péril : à quelques siècles d’intervalles, les deux versions espagnoles sont assez proches avec, en plus, dans la version moderne, l’idée d’un ami « véritable », sans doute là pour allonger un peu les pieds au risque de les faire déborder. Dans l’esprit de coller à la lettre, voici deux propositions en français moderne qui pourraient convenir. La première est sans doute une plus médiévale que l’autre par ses références.

« Ne t’aventure jamais sur la voie du danger
Même si un ami s’offre en bouclier. »

ou

« Ecarte-toi des lieux où tu risques le pire,
Quand bien même un ami offre de t’y conduire. »

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.