Archives de catégorie : Auteur anonyme

La littérature médiévale est abondante et quantité de textes nous sont parvenus. Pourtant, dans les manuscrits anciens et les sources de cette période, de nombreux auteurs sont aussi demeurés anonymes. Cette rubrique leur est consacrée.

Vous pourrez y découvrir des textes, poésies, fabliaux médiévaux (en vieux français, en occitan, ou dans d’autres langues anciennes), commentés, traduits et sourcés.

Bryd one brere, lyrisme courtois pour une belle chanson médiévale anglaise du XIIIe

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique, poésie médiévale, Angleterre, chanson médiévale, lyrique courtoise, amour courtois.
Période : XIIIe, moyen-âge central
Source :  MS Muniment Roll 2, King’s College, Cambridge.
Titre: Bird on a Briar, Bryd one brere (breere),  Auteur :  anonyme
Interprète :   Ensemble Belladonna
Album: Melodious Melancholye(2005) The sweet sounds of medieval England

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui,  pour faire écho à la chanson de Colin Muset, « En may quand le Rossignols« , nous passons de l’autre côté de la manche, en Angleterre, pour une chanson médiévale du même siècle. Nous sommes donc au moyen-âge central et vers la fin du XIIIe.

Conservé au  King’s College de Cambridge, sur un rouleau de parchemin référencé MS Muniment Roll 2,  cette pièce, demeurée anonyme, conte parmi les plus anciennes chansons qui nous soient parvenues de l’Angleterre médiévale. Elle a été retrouvée, copiée au dos d’une bulle papale datant de 1199 mais elle lui est postérieure et on la date usuellement au XIIIe siècle. Etranges méandres suivis par les sources historiques pour traverser le temps, il est assez cocasse de penser que cette chanson profane ait pu être retranscrite au dos d’un document religieux officiel qui datait déjà alors de près de cent ans. On s’imagine mal aujourd’hui griffonner les paroles d’une chanson ou d’une poésie, si jolie soit-elle, sur un manuscrit daté.

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Amour, espoir, douleur et renouveau :
une jolie pièce de Lyrique courtoise

Oiseau sur une branche de bruyère ou de rosier églantier : Bryd one brere en anglais ancien ou  Bird on a Briar en anglais moderne, cette chanson   nous conte l’histoire d’un poète épris d’une servante. Inspiré lui aussi par un oiseau, comme beaucoup de ses contemporains chanteurs et artistes de l’Europe médiévale, le chanteur lui demandera d’intercéder en sa faveur pour lui attirer l’amour de la belle convoitée.  Si elle lui offrait son coeur, il serait enfin libéré de sa douleur et même « renouvelé »: loye and blisse were were me newe; la joie et le bonheur le vêtiraient d’habits neufs, autrement dit, ferait de lui un homme neuf. Pour nous situer dans l’Angleterre médiévale, nous sommes bien ici dans la lyrique courtoise chère à nos trouvères et troubadours des XIIe et XIIIe siècle.

Au passage, on notera que la variante de Bird, « Bryd », associé au « Brere », « Briar » de la fin du vers évoque indéniablement avec ses R roulés, le roucoulement de l’oiseau ou peut-être encore le bruissement de ses ailes. Sur le plan métaphorique, il incarne ici pour le poète la belle désirée ou même ou peut-être même encore amour lui-même.

Bird on a Briar, Bryd one brere par lEnsemble Belladonna

Les doux sons de l’Angleterre médiévale
par l’ensemble Belladonna

On peut trouver, en ligne, de nombreuses versions et reprises de cette chanson qui avec Miri(e) it is while sumer ilast fait partie des pièces les plus célèbres du répertoire médiéval ancien anglais.

Aujourd’hui, c’est l’interprétation de l’Ensemble Belladonna que nous avons choisi pour vous la présenter. C’est la deuxième pièce que nous partageons ici de leur album Melodious Melancholye,  les musique_chanson_angleterre_medievale_moyen-age_ensemble_belladonna_Melodious_Melancholyedoux sons de l’Angleterre médiévale, daté de 2005, mais il faut avouer que, par bien des aspects, cette production du trio de musiciennes venues d’horizons  et de pays divers, est une véritable merveille de justesse et de sensibilité.

Bird on a Briar, une chanson du XIIIe siècle en anglais ancien et sa traduction en Français

S_lettrine_moyen_age_passionur le plan métaphorique,  on peut se demander à  quel point cette poésie fait aussi référence au registre religieux ou même au culte marial : lumière, salut, renouveau, blancheur, fleur des fleurs etc… C’est une hypothèse que l’on trouve notamment creuser dans un article du Guardian. Vue sous cet angle, la chanson prendrait bien évidemment un tout autre tour et hériterait d’un double-sens assez subtil. Cela reste plausible même s’il nous semble tout de même qu’elle appartienne au fond plus clairement au registre courtois et profane.

Bryd one brere, brid, brid one brere,
Kynd is come of love, love to crave
Blythful biryd, on me thu rewe
Or greyth, lef, greith thu me my grave.

Oiseau sur la bruyère, Oiseau, Oiseau sur la bruyère (1)
L’homme ( mankind, l’humanité,) est né de l’amour, ainsi l’amour nous assoiffe (nous en avons soif)
Oiseau joyeux, aie pitié de moi
Ou creuse, amour, creuse pour moi ma tombe.

Hic am so blithe, so bryhit, brid on brere,
Quan I se that hende in halle:
Yhe is whit of lime, loveli, trewe
Yhe is fayr and flur of alle.

Je suis si joyeux, si inondé de lumière, oiseau sur la bruyère
Quand je vois cette servante dans la salle
A la peau si blanche, si charmante et pure* (true : vraie, authentique)
Elle est si juste, fleur de toutes les fleurs.

Mikte ic hire at wille haven,
Stedefast of love, loveli, trewe,
Of mi sorwe yhe may me saven
Ioye and blisse were were me newe.

La pourrais-je jamais conquérir
Ferme en son amour, charmante et sincère,
Pour qu’elle puisse me sauver de ma douleur,
Et me revêtir d’une joie et d’une félicité nouvelles (la joie et le bonheur ferait de moi un homme neuf)

(1) Nous traduisons ici Brere, en anglais moderne « Briar » par Bruyère. Le mot désigne aussi le rosier églantier.  La tentation est bien sûr grande de changer l’oiseau en rossignol. S’il s’agissait d’une adaptation, nous n’aurions pas hésité une seconde. 

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Les vilains des fabliaux et un fabliau médiéval : des chevaliers, des clercs et des vilains

fabliau_vilain_litterature_medievale_moyen-ageSujet : humour médiéval, littérature médiévale, fabliaux, chevalier, clercs, vilains, paysans, satire, conte satirique, poésie satirique.
Période : moyen-âge central
Titre : des chevaliers, des clercs et des vilains
Auteur : anonyme
Ouvrage : « Les Fabliaux, T3″, Etienne Barbazan

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionur les quelques cent cinquante fabliaux qui nous sont parvenus du moyen-âge celui dont nous vous parlons aujourd’hui est sans doute un des plus courts, à défaut d’être celui dont l’humour est le plus « élevé ». Comme on le verra, il s’épanche, en effet, du côté des rives les plus graveleuses de l’humour médiéval.

Avec les habituelles réserves qu’il faut mettre entre la réalité sociale et la littérature, c’est un conte satirique que l’on trouve  souvent cité par des auteurs ou historiens soucieux d’approcher les représentations que le monde médiéval pouvait se faire des différentes classes sociales, en l’occurrence celles des chevaliers, des clercs et des vilains. Comme dans tous les contes satiriques, les traits sont bien évidemment forcés et nous sommes ici dans une caricature, assez grossière, mais elle nous fournit tout de même l’occasion d’aborde la question du statut du « vilain » dans les fabliaux.


Etymologie : le mot vilain vient de « Villa », la ferme. Dans son sens premier c’est donc l’homme de la ferme.


Le « Vilain » des fabliaux
et de la littérature médiévale

Le terme « vilain »  dans les fabliaux et la littérature médiévale recouvre plusieurs usages. Dans le premier cas, qui est son origine étymologique, il désigne une fonction : celle de paysan, de travailleur agricole. Dans le deuxième, c’est un terme péjoratif qui désigne des hommes de basse classe sociale, mais surtout, parmi eux, les « rustres », autrement dit ceux qui sont sans éducation, sans litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-agebonnes manières et, quelquefois même, corollaire de tout cela, sans grande hauteur morale.

En réalité, le deuxième sens semble s’être rapidement  attaché au premier, et bien des fois, les deux se confondent. Le vilain désigne alors  un paysan de métier, mais aussi et presque par voie de conséquence, un être rustre, naïf, et sans manière.  Les choses n’étant fort heureusement jamais aussi simples, le blason du vilain sera quelque peu redoré dans d’autres fabliaux ou textes médiévaux et les deux sens se trouveront même dissociés.

Pour prendre les choses dans l’ordre, nous allons d’abord parlé du vilain « ostracisé » socialement et nous aborderons ensuite les variantes appliquées à ce personnage finalement assez polymorphe des fabliaux.

Le vilain  « ostracisé » et bouc-émissaire

Dans le premier cas donc, même si, encore une fois, cela se joue dans le cadre de la littérature, il semble qu’il y ait clairement une forme d’ostracisme social.  Ce vilain là n’a pas d’éducation. Grossier, malotru, il souille tout ce qu’il touche et comme il est la « lie » de ce que la société peut produire de pire, il faut encore qu’il soit sale, puant et laid. Moralement, ce n’est guère mieux. Que l’on ne se fie jamais  à lui, ni ne lui fasse  de faveurs, il ne les rendra jamais car il est encore ingrat, peu charitable et ne tient pas ses engagements,

Monstre d’égoïsme, il ne pense qu’à lui même ou, au mieux, aux siens et ne fait jamais non plus la charité. Poursuivi jusqu’après sa mort pour ses travers, pour peu, on lui dénigre même l’entrée au paradis ce qui, litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohan_moyen-agedans le contexte du moyen-âge chrétien, est le pire des châtiments qu’on puisse imaginer, a fortiori quand ce dernier s’applique à  l’intégralité d’une classe sociale.

Malgré tous ses travers, le vilain est rarement présenté comme doté d’une grande intelligence, et même encore moins machiavélique. Gouailleur et moqueur, méfiant envers les autres, il demeure souvent un « sot » qui se fait facilement berner; c’est alors  le dindon de la farce, l’idiot ou l’abruti dont on se rit. On se souvient ici du vilain de la vache du prêtre de Jean Bodel, tant crédule et sa femme avec, qu’ils boiront tous deux les paroles du curé cupide qui leur promettait de recevoir du tout puissant le double de ce qu’ils lui céderaient. Pour avoir remis tout entier leur salut, comme leur profit,  dans les mains de l’ecclésiastique, le couple de paysans naïfs (bon chrétiens mais quelque peu limités dans la compréhension des valeurs concernées) était ici l’instrument d’une satire qui, au demeurant, visait tout autant, sinon plus le prêtre. Vénal, crédule, on trouve des peintures largement plus cruelles que celle que nous faisait là Bodel du vilain, même si ce dernier ne s’y trouvait pas totalement  à l’honneur.

Quoiqu’il en soit, si les fabliaux n’épargnent pas grand monde et encore moins le personnel de l’église, il demeure difficile d’imaginer un personnage plus stigmatisé socialement que le vilain tel qu’il nous y est présenté parfois. A quelques nuances près, les normes de la bonne éducation et de la société semblent sans aucune prise sur lui. Au passage, cela n’a rien à voir avec son degré de richesse ou de pauvreté  car toutes les possessions et tous les trésors du monde ne sauraient le laver de la fange dans laquelle il patauge et qui décidément lui colle à la peau :

« Quand tout l’avoir et tout l’or de ce monde seraient siens, le vilain encore ne serait que vilain.  »
Le Despit au Vilain (l’Outrage au Vilain)

Les raisons de la stigmatisation

Même si d’autres fabliaux, comme nous le verrons plus loin, viendront nuancer ce tableau, il demeure difficile de mesurer la réalité sociale derrière ce rôle de bouc émissaire social que l’on faisait alors tenir au vilain. Certains auteurs parlent même de véritable « racisme » et, de fait, on parle même de « race des vilains » dans certains textes. Faut-il le prendre tout à fait au sérieux ? N’est-il qu’un instrument au service de la satire, pour faire valoir les autres classes, ou quelquefois pour moquer leurs traits ?

On pourrait ici recroiser avec l’analyse étymologique que fait Didier Panfili dans sa conférence sur « le travail de la terre au moyen-âge » et se souvenir avec lui de ce « Labor » bibliquement attaché à la pénitence et à ce péché originel dont il faut se laver, même si paradoxalement la terre produit le blé et le vin qui sont des litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohanaccessoires sacrés indispensables des rites chrétiens. S’ils alimentent et nourrissent la société médiévale, il est vrai que les paysans, classe la plus importante en nombre, restent tout de même les plus brimés : travaillant lourdement, fortement taxés quelque soit l’issu des récoltes, quand en plus, ils ne se retrouvent pas sans protection et pillés de leurs biens par quelques mercenaires en maraude ou même quelques seigneurs abusifs.

Dans le même ordre d’idées, peut-être y-a-t’il encore, à travers ces satires, une forme de mépris culturel transposé pour les paysans d’alors par les « oisifs », les clercs, la petite noblesse et jusqu’aux poètes itinérants qui s’adonnent aux opus et aux oeuvres de lettres ? Travailleurs de l’esprit, contre travailleurs de la terre, l’opposition est-elle si éculée ?

Face à cette condition paysanne qui s’extrait peu à peu du servage du XIIe au XIIIe siècle, y-a-t-il encore pu y avoir des formes de dépréciation sociale, nées d’un peu d’envie ? C’est encore possible. Certains paysans mangent, dit-on, à leur faim, quand ils n’ont pas en plus  l’outrecuidance de  tirer leur épingle du jeu et de s’enrichir.

A cette figure caricaturale du vilain, travailleur de la terre attaché à une personnalité détestable à bien des points de vue, quelques auteurs de fabliaux viendront tout de même opposer un contre-pied. Et là où Rutebeuf dans son pet du vilain, moquait le vilain, lui refusant l’entrée de l’Enfer comme du Paradis et ne sachant décidément pas quoi faire de son âme, ces derniers concéderont, quant à eux, le paradis au vilain, dusse-t-il lui même l’arracher par sa hardiesse (cf le vilain qui conquit le paradis en plaidant).

Le paysan réhabilité et porteur d’une certaine sagesse populaire, contre le vilain sans manière

Il semble que ce soit plutôt dans le courant du  XIIIe siècle que la figure de ce « vilain » qui avait tendance à hériter des deux sens, « travailleur de la terre » et « être sans manière », commence à se fragmenter pour le présenter de manière moins tranchée.  Le « vilain » médiéval peut même alors se mettre à incarner une certaine figure de la sagesse populaire: celui qui a la tête sur les épaules, qui ne s’en laisse pas si facilement conter, celui qui, à l’opposé du précédent, se distingue par un vrai sens de la charité ou de l’hospitalité. Dans d’autres cas, il sera même celui dont la franchise et le talent désarme jusqu’aux Saints eux-même. Bref, le « vilain », compris comme litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohan_enluminurestravailleur de la terre mais dissocié du sens péjoratif qu’on lui avait accolé en d’autres endroits, trouvera ici une belle revanche.

D’un autre côté, pour ce qui est de la nature péjorative du mot « vilain », cette fois dissocié de la fonction ou de la condition sociale, on le retrouvera  également dans la littérature satirique du moyen-âge central. C’est le cas du fabliau que nous présentons plus bas. Il met en scène des vilains dans la plus basse des positions pour mieux conclure que c’est la façon de se comporter socialement qui définit le vilain et pas sa fonction. Qu’il s’agisse ou non d’une pirouette du conteur pour adoucir un peu la violence de son propos, il y affirme tout de même qu’on peut être « vilain » sans être paysan.

D’où vient ce vilain différent de l’autre? En réalité, les deux facettes du personnage continuent de coexister et on ne peut que faire le constat que le « vilain » échappe aux catégories figées. Malotru et naïf ou plus sage, son personnage reste finalement au service de la satire.

En s’affranchissant, le paysan a sans doute  gagné quelques « lettres de noblesse ». Nous le disions plus haut, le servage n’est plus de mise et les évolutions contractuelles ont joué sans doute en sa faveur. Le paysan des fabliaux est présenté comme le seul maître chez lui et il n’est jamais miséreux.

Sur le plan littéraire, la multiplication des universités a attiré vers elles des étudiants issus de milieux plus modestes, dans lesquels on finira par compter aussi des fils de paysans. Rutebeuf nous en touchera d’ailleurs un mot dans son dit de l’université.

« …Li filz d’un povre païsant 
Vanrra a Paris por apanre;
Quanque ces peres porra panrre
En un arpant ou .II. de terre
Por pris et por honeur conquerre
Baillera trestout a son fil, »
Ci encoumence li diz de l’Universitei de Paris – Rutebeuf

Peut-être ont-ils fini par infléchir à leur manière le cours de la littérature. Au passage, on aura noté que, cette fois, le trouvère utilise le mot « païsant », montrant bien le changement de registre entre cette poésie « sérieuse » et le ton léger, humoristique et satirique du fabliau. Le genre a indéniablement ses codes et pose un cadre dans lequel les guillemets sont partout présents. C’est un deuxième degré qui n’a peut-être pas traversé le temps mais qu’il ne faut pas sous-estimer au moment de tirer des conclusions sur le vilain défini dans le fabliau et celui de la réalité médiévale.

Pour le reste et comme on le voit ici, le terme de « paysan » existait déjà au moyen-âge. et désignait alors le métier sans connotation péjorative. Comme « vilain » avant lui, ou comme « manant », le vocable a, semble-t-il, à son tour, subi un glissement sémantique dans le temps. Serait-ce une fatalité ? De nos jours et au figuré, le mot « paysan » partage quelques double-sens communs avec le « Vilain » médiéval. ie : « ignorant, rustre, sans éducation ».

Au delà d’une lecture de classe, peut-être que la division monde rural/monde urbain qui ne fait que s’affirmer au fur et à mesure des développements des villes du moyen-âge central pourrait encore litterature_medievale_fabliaux_contes_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-agefournir une grille de lecture intéressante pour comprendre cette opposition entre « l’homme de la terre » – resté proche de la nature et, de ce fait, supposé sans éducation car éloigné d’une ville qui se définit de plus en plus comme le « centre de la civilisation » – et l’homme urbain donc « nécessairement » civilisé, lettré, bien éduqué… Magie des archétypes…

A l’opposition seigneurs ou églises (propriétaires terriens) d’un côté et serfs et paysans de l’autre, serait alors venu se greffer une opposition ville/campagne. Ce n’est pas qu’une opposition simple cela dit et l’attraction n’en est pas exempte.  L’urbanisation galopante des moyen-âge central et tardif, qui s’est confirmée depuis, a sans doute fait aussi de la vie campagnarde une sorte d’ailleurs perdu pour certains citadins. On en lit d’ailleurs déjà les signes, dès le début du XVe siècle, puisqu’on assiste à un mouvement littéraire qui s’épanche du côté d’un retour à une vie bucolique et champêtre (cf le dit de franc Gontier). Chez nombre d’auteurs qui suivront, l’artifice sophistiqué de la vie curiale ne fera plus recette et les paysans ou les bergers enjoués des pastourelles, loin des attraits du pouvoir et vivant dans la simplicité ne seront déjà plus moqués autant que les vilains asservis et corvéables à merci des siècles précédents.

Quoiqu’il en soit, tantôt rustre et sans manière, tantôt doté de qualités et d’une forme de sagesse populaire, le vilain des fabliaux aura  su échapper aux formes fixes et il est d’ailleurs à peu près le seul dans ce cas. Faire la nique aux archétypes pourrait bien avoir été en soi sa véritable victoire et sa plus grande consolation.

Le Fabliau du  jour : des chevaliers, des clercs et des vilains

Dans le fabliau du jour, nous nous retrouvons dans un joli petit coin de nature, visité successivement par des chevaliers, des clercs et enfin par des vilains. Les premiers y verront un endroit charmant pour y faire ripailles, les seconds le lieu parfait pour conter fleurette à une damoiselle et plus si affinités. Il en sera autrement de deux vilains qui, passant par là et ayant découvert l’endroit, le trouveront parfait pour s’y soulager les intestins et s’emploieront donc hardiment à le souiller.

litterature_poesie_medievale_fabliaux_contes_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-ageLa scatologie, thème que l’on retrouve dans quelques autres fabliaux, est comme on s’en doute, souvent associée au vilain.  On se souviendra encore ici de cet autre fabliau d’un paysan qui, arrivé dans un quartier urbain de parfumeurs, tourna de l’oeil après avoir été assailli par toutes ses fragrances inconnues qui auraient ravi les narines de plus d’un être civilisé. Il fut heureusement sauvé et recouvra tous ses esprits quand on eut la bonne idée de lui mettre du fumier sous le nez en guise de sels.

Du point de vue d’une lecture de classe, le fabliau d’aujourd’hui est assez claire et sa vision relativement caricaturale:  les chevaliers ne pensent qu’à festoyer et faire ripailles, les clercs à faire la cour et s’adonner aux plaisirs charnelles. Quant aux vilains, ma foi, ils ne s’embarrassent ni de l’un ni de l’autre, et comme ils n’ont aucune sensibilité esthétique, ils finissent par souiller même les plus belles choses. Pour peu, ils ne mériteraient presque pas la nature au milieu de laquelle ils vivent. La conclusion rattrape toutefois le tableau, en finissant par définir le vilain par ses actes et pas par sa condition : Vilains est qui fet vilonie

Des chevaliers, des clercs et des vilains

Dui Chevalier vont chevauchant,
Li uns vairon, l’autre bauçant,
Et truevent un lieu descombré,
D’arbres açaint, de feuille aombré,
D’erbes, de floretes vestu,
Un petit i sont arestu.
Dist l’uns à l’autre, Dieu merci,
Com fet ore biau mangier ci !
Qui averoit vin en bareil
Bons pastez et autre appareil,
Il i feroit plus delitable,
Qu’en une sale à haute table
Puis il s’en départent atant.

Dui Cler s’aloient esbatant,
Quant li biau lieu ont avisé,
Si ont come Cler devisé,
Et dist li uns, qui averoit
Ici fame qu’il ameroit,
Moult feroit biau jouer à li;
Bien averoit le cuer failli,
Fet li autres et recréant,
S’il n’en prendoit bien son créant.
Iluec ne sont plus arrestu.

Dui vilain s’i sont embatu
Qui reperoient d’un marchié.
De vans et de pelés carchié.
Quant où biau lieu assis se furent,
Si ont parlé si come il durent,
Et dist li uns, sire Fouchier,
Com vez ci biau lieu pour chier !
Or i chions, or, biaus compère ;
Soit, fet-il, par l’ame mon père :
Lors du chier chascuns s’efforce.
De cest example en est la force,
Qu’il n’est nus déduis entresait.
Fors de chier que vilains ait.
Et pour ce que vilain cunchient
Toz les biaus lieus, et qu’il y chient.

Par déduit et par esbanoi
Si voudroie, foi que je doi
Et aus parrins et aus marines,
Que vilains chiast des narines.
Qoique je die ne qoi non,
Nus n’est vilains, se de cuer non.
Vilains est qui fet vilonie,
Jà tant n’iert de haute lingnie,
Diex vos destort de vilonie,
Et gart toute la compaignie.

Explicit des Chevaliers, des Clercs et des Vilaîns,

 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.


Sources & Articles utiles.

– Fabliaux et contes, 4 tomes, par Etienne Barbasan (1808)
– De la condition des vilains au moyen-âge d’après les fabliaux par Aristide Joly (1882)
– Du vilain au paysan sur la scène littéraire du xiiie siècle, Marie-Thérèse Lorcin (2011)
–  Travailler la terre au moyen-âgeDidier Panfili, conférence au Musée de Cluny (nov 2017)
– Enluminures : les illustrations de cet article proviennent du manuscrit du XVe siècle « les grandes heures de Rohan »,  sources Bnf, département des manuscrits

Danse médiévale : une Ductia anonyme du XIIIe siècle avec The Dufay Collective

danse_musique_medievale_estampie_royale_manuscrit_du_roy_roi_XIIIe_moyen-age_centralSujet : musique médiévale, danse médiévale, Ductia, chanson de l’Angleterre Médiévale
Période :  moyen-âge central, XIIIe siècle,
Titre : Ductia
Auteur : anonyme
Interprète : The Dufay Collective
Album :  Miri it is. Songs And Instrumental Music From Medieval England (1995)
Editeur : Chandos

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un peu de danse médiévale légère avec une Ductia en provenance de l’Angleterre du XIIIe siècle. Nous devons son interprétation à l’ensemble  The Dufay Collective et elle est issue de leur troisième album,  sorti en 1995, et ayant pour titre « Miri it is. Songs And Instrumental Music From Medieval England« .

Estampie, Ductia et Nota, on se souvient que ces danses du moyen-âge central, nées autour des XIIIe, XIVe siècles, peut-être en France, ont trouvé rapidement un terrain d’élection sur le sol de l’Italie et de l’Angleterre médiévales.

 Danse médiévale : un Ductia du XIIIe siècle par le Dufay Collective

Miri it is. Songs And Instrumental Music From Medieval England

C_lettrine_moyen_age_passionomme son titre l’indique, on retrouvait dans cet album du Dufay Collective,  la chanson « Miri it is while sumer ilast » (dont nous vous avons déjà parlé ici), mais encore dix-neuf autres titres, entre chansons et danses, pris dans un répertoire à la fois profane et religieux.

john_potter_tenor_artiste_anglais_chanson_angleterre_medievale_moyen-ageA l’occasion de cette production, le jeune et talentueux ensemble anglais invitait le ténor John Potter (portrait ci-contre) à se joindre à lui sur l’ensemble des pièces vocales. En plus d’être une voix célèbre  en Angleterre et même au delà pour avoir participé à de nombreux ensembles médiévaux et classiques, ce dernier est également un auteur et un universitaire  reconnu pour sa grande expertise en musicologie, sur un répertoire qui va des musiques médiévales et anciennes, au classique et même à des pièces plus modernes. Sur le terrain vocal, cet artiste dont la carrière impressionnante a débuté dans les années 70, a déjà plus de cent albums à son actif. On y trouve même du Led Zeppelin ! La pièce du jour étant instrumentale, nous aurons très certainement l’occasion de revenir sur son travail artistique dans le futur.

Dans l’attente, cet album du Dufay Collective est toujours disponible à la vente en ligne. On le trouve au format CD mais aussi dématérialisé (MP3) ce qui offre l’avantage de pouvoir écouter un échantillon de toutes les pièces et éventuellement de les acquérir séparément. Si vous êtes intéressés ou pour en savoir plus, vous pourrez toutes les trouverer sur ce lien (ou en cliquant sur l’image de l’album):  « Songs And Instrumental Music From Medieval England, format CD ou dématérialisé ».

En vous souhaitant une belle  journée et une bonne écoute.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Quand je bois du vin Clairet, chanson à boire et danse du XVIe siècle

basse_danse_renaissance_chanson_danse_ancienne_XVIe_moyen-age_tardifSujet : musique, danse ancienne, tourdion, chanson à boire, chanson ancienne, vin clairet, fêtes.
Période : moyen-âge tardif, renaissance, XVIe siècle.
Titre : Quand je bois du vin Clairet
Auteur : Anonyme
Editeur : Pierre Attaingnant (1485(?)-1558(?)),
Interprète : Short Tailed Snails

Bonjour,

A_lettrine_moyen_age_passionla faveur des fêtes, nous demeurons encore un peu dans les débuts du XVIe, siècle de transition qu’en fonction des chronologies on pourrait tantôt placer dans la renaissance, tantôt dans un moyen-âge finissant, quand ce n’est pas encore dans un long moyen-âge qui le déborderait largement.

Quoiqu’il en soit, nous vous parlons aujourd’hui d’un éditeur musical célèbre d’alors, du nom de Pierre Attaingnant (ou Attaignant), L’homme fut également, durant un temps, imprimeur du roi et, à partir des années 1530, on lui doit plus de cent cinquante publications (chansons et musiques) dont on dit qu’elles connurent, en leur temps, un succès considérable dans toute l’Europe. Elles se présentaient, la plupart du temps, sous forme de livrets et l’imprimeur/éditeur tira notamment avantage du fait qu’il avait mis au point un procédé qui lui facilita grandement la tâche pour l’impression des partitions.

pierre_attaingnant_publication_edition_musicale_imprimeur_chanson_musique_ancienne_renaissance_moyen-age_tardif

Chanson festive et basse danse à la fois

La chanson festive que nous vous proposons aujourd’hui compte donc au nombre des publications de Pierre Attaignant.  Du point de vue musical, c’est un tourdion, autrement dit une basse danse qui ne connaîtra d’ailleurs de succès  véritable qu’au cours du XVIe. On la trouve détaillée ainsi dans l »ouvrage  Orchésographie de Thoinot Arbeau de ce même siècle :

bruegel_1566_la_danse_de_mariage_musique_chanson_festive_ancienne_moyen-age_tardif_renaissance« L’air du tourdion & l’air d’une gaillarde sont de mesmes, & ny a difference sinon que le tourdion se dance bas & par terre d’une mesure legiere & concitee: Et la gaillarde se dance hault d’une mesure plus lente & pesante: Tandiz vous faictes bien de demander l’air d’un tourdion: Car quand les airs sont cogneuz par le danceur, & qu’il les chante en son cœur avec le joueur d’instrument, il ne peult faillir à les bien dancer »  
Orchésographie, Thoinot Arbeau (1520-1595).

Si la chanson  du jour a largement traversé le temps et survécu à la danse, son auteur est demeuré anonyme. D’un point de vue musical, elle fut rendu célèbre par Pierre Attaingnant qui la publia autour des années 1528/1530, mais il ne l’a pas lui-même composée. On la trouve quelquefois associée au compositeur Pierre Certon et les noms de Guillaume Heurteur et Jean (Jhan ) Gero reviennent encore pour des variantes à trois et à deux voix. Tous sont contemporains du XVIe mais on ne peut avec certitude en attribuer la paternité à aucun d’eux, ni la dater précisément. 

« Quand je bois du vin clairet » par les Short Tailed Snails

short_snailed_tails_musique_folk_chanson_ancienne_folk_europeOn trouve de nombreuses versions de cette pièce en ligne et nous avons choisi aujourd’hui pour vous la présenter de vous proposer celle d’un groupe d’origine allemande du nom de  Short Tailed Snails,  fondé  en 2010. Depuis leur création, les quatre joyeux artistes des « Escargots à queue courte » explorent le folk europeen d’hier à aujourd’hui, en allant jusqu’aux musiques médiévales. On trouve, dans leur répertoire, de nombreuses pièces en allemand ou en anglais, mais aussi des chansons anciennes espagnoles ou galaïco-portugaises, et encore quelques autres pièces en français, comme c’est le cas de celle du jour, plutôt convaincante et réussie. Pour en savoir plus, voici le lien vers leur chaîne Youtube officielle. Ils y partagent largement leur travail artistique.

Le vin Clairet

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour le cas où vous vous posiez la question, le vin Clairet est un vin un peu plus tanique que le rosé, mais pas tout à fait autant qu’un rouge ; la peau des fruits étant laissée à fermenter pour une durée plus courte que pour le vin rouge traditionnel, il est de fait plus léger. Produit principalement en Aquitaine (dans le bordelais d’aujourd’hui), il fut longtemps apprécié des anglais qui l’exportaient largement vers leurs îles quand ils avaient encore la main sur la région. Historiquement, il semble que ce vin clairet soit également l’ancêtre commun des vins de bordeaux qui en suivaient traditionnellement le procédé de fabrication, avant que l’on n’y produise aussi des rouges plus charpentées. L’appellation d’origine contrôlée Clairet est d’ailleurs aujourd’hui exclusivement réservée à des vins produits en bordelais.

Ce vin clairet reviendra dans d’autres chansons festives ou poésies récréatives, au fil du temps. En plus d’être prisé pour son goût et son ivresse, on se souviendra encore que, durant ce même XVIe siècle,  autour de l’année 1531, Clément Marot nous contait dans une épigramme, qu’à condition qu’il soit de qualité, il était aussi censé être bon contre la peste !

bruegel_1566_la_danse_de_mariage_musique_chanson_ancienne_vin_clairet« Récipé, assis sus un banc,
De Méance (Mayence) le bon jambon,
Avec la pinte de vin blanc,
Ou de clairet, mais qu’il soit bon :
Boire souvent de grand randon,
Le dos au feu, le ventre à table,
Avant partir de la maison,
C’est opiate prouffitable. »

Epigrammes CCLXXI. Remede contre la peste. Extrait Oeuvres complètes de Clément Marot, P Jannet T3

Deux ans après qu’une autre épidémie de cette terrible pandémie ait frappé la France et dans l’ignorance qu’on était de ses causes et ses remèdes, ce texte n’avait sans doute pas alors,  la résonance cocasse qu’on pourrait peut-être lui trouver de nos jours, avec le recul de la médecine moderne sur ces questions. Durant la période médiévale, Marot ne fut d’ailleurs pas le seul à associer les recommandations de diète ou de régime pour tenter de repousser le spectre de cette peste dévastatrice et les craintes justifiées qu’elle inspirait mais c’est sujet aussi triste que vaste que nous n’aborderons pas aujourd’hui, d’autant qu’il est temps de festoyer, en accord avec le calendrier !

« Quand je bois du vin clairet »
ou  « Quand j’ay beu du vin claret »

Quand je bois du vin clairet,
Ami tout tourne, tourne, tourne, tourne,
Aussi désormais je bois Anjou ou Arbois, :
Chantons et buvons, à ce flacon faisons la guerre,

Chantons et buvons, les amis, buvons donc !

Quand je bois du vin clairet,
Ami tout tourne, tourne, tourne, tourne,
Aussi désormais je bois Anjou ou Arbois.
Buvons bien, là buvons donc
A ce flacon faisons la guerre.

Buvons bien, là buvons donc

Ami, trinquons, gaiement chantons.
En mangeant d’un gras jambon,
À ce flacon faisons la guerre !

Buvons bien, buvons mes amis,
Trinquons, buvons, vidons nos verres.
Buvons bien, buvons mes amis,
Trinquons, buvons, gaiement chantons.
En mangeant d’un gras jambon,
À ce flacon faisons la guerre !

Chantons et buvons, à ce flacon faisons la guerre,
Chantons et buvons, les amis, buvons donc !

Le bon vin nous a rendus gais, chantons,
Oublions nos peines, chantons.

En vous souhaitant une belle journée et, encore une fois, un joyeux Noël.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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