Au moyen-âge tardif, Eustache Deschamps, modeste officier de cour, s’adonne à une poésie critique, morale et descriptive sur ses contemporains et sur son temps. Il vivra tout : les grands voyages, la guerre de cent ans, les épidémies, les misères des campagnes…
A travers plus de 1000 ballades, il abordera tous les sujets : les valeurs et les injustices de son temps, ce qu’on y mange, comment on s’y bat ou comment l’on se soigne, les désillusions de la vie de cour, les déroutes de l’âge,… Dans cette rubrique, nous vous emmenons à sa découverte avec des textes commentés, traduits et détaillés.
Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, réaliste, littérature médiévale, ballade, français ancien, Vertus, guerre de cent ans. Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «J’aray desor a nom brûlé des champs » Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
élèbre ballade d’Eustache Deschamps, la poésie que nous publions aujourd’hui nous conte par la bouche de l’auteur médiéval des ravages de la guerre de cent ans dans la plaine de Champagne. Les batailles ont laissé derrière elles tant de misère et de ruine qu’il faudrait désormais appeler le poète « brûlé Des Champs ».
Nous y apprenons des choses sur les origines du poète et sur sa ville de coeur et de naissance: Vertus, dont il nous conte les douceurs d’avant-guerre. Mal en point financièrement pour avoir dû restaurer son domaine, il en appelle aussi aux soutiens des plus grands, princes et seigneurs, pour l’aider à rétablir sa « maison ».
Ballade du domaine d’Eustache
brûlé par les anglais
Ce titre est celui donné par G.A. Crapelet dans son ouvrage de 1832. Dans son édition des œuvres d’Eustache Deschamps, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire donnera quant à lui comme « titre » à cette ballade : « Il ne doit plus s’appeler Eustache, mais Brûlé des Champs ».
Je fu jadiz de terre vertueuse, Nez de Vertus, le paiz renommé Ou il avoit ville tresgracieuse Dont li bon vin sont en maint lieux nommé; Jusques a cy avoit mon nom nommé, Eustace fu appelle dès enfans; Or sui tous ars, s’est mon nom remué: (1) J’aray desor a nom Brûlé des Champs.
Dehors Vertus ay maison gracieuse Ou j’avoye par long temps demouré, Ou pluseurs ont mené vie joyeuse, Maison des champs l’ont pluseurs appelle ; Mais, Dieu merci (2), toute plaine de blé, Ont les Angles le feu bouté dedens ; Deux mille frans m’a leur gerre cousté: J’aray desor a nom Brûlé des Champs.
Las ! ma terre est destruitte et ruyneuse,’ Je suis désert, destruit et désolé; Fuir m’en fault, ma demeure est doubteuse, Se je ne sui d’aucun reconforté; , Ainsi seray de mon lieu rebouté, Comme essilliez, dolereux et meschans,(3) Se mes seigneurs n’ont de mon fait pitié : J’aray desor a nom Brûlé des Champs.
NOTES
(1)« Or sui tous ars, s’est mon nom remué » : il ne me reste plus rien ou je suis à nu et j’ai perdu jusqu’à mon nom. (2) « Dieu merci » : Dieu ait pitié de moi. (3) Comme essilliez, dolereux et meschans : comme exilé, ruiné, triste et malheureux.
Vertus en Champagne, la ville de Eustache Deschamps, gravure du XVIIe par Claude Chastillon
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, fables, valeurs humaines, métaphores animalières, Isopets, Ysopet, littérature médiévale, ballade, français ancien, Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Le chat et les souris » Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
illes d’Esope, écrivain grec des VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ, dont on a fait l’illustre père bien avant La Fontaine, les fables se sont perpétuées avec succès dans la France du moyen-âge central.
Les fables au moyen-âge
Recopiées tout d’abord en latin à partir des écrits de Phèdre, fabuliste du Ier siècle de notre ère, adaptateur d’Esope, mais aussi à partir des oeuvres du fabuliste romain de langue grecque Babrius (IIe siècle) ou encore du poète romain Avianus des IVe et Ve siècles, les fables gagneront leurs lettres de noblesse en anglo-normand et en français sous la plume de la célèbre poétesse Marie de France. Un peu avant la fin du XIIe, cette dernière en écrira, en effet, plus de 100.
Enluminure, Marie de France, Ms. 3142, BnF (retouche feuille d’or)
Sur l’ensemble, elle ne se contentera pas de retranscrire et de paraphraser l’héritage des auteurs latins et grecs des origines, elle créera aussi un bon nombre de fables inédites, consacrant là un véritable genre littéraire. Ses écrits seront, par la suite, largement repris contribuant à la diffusion du genre dans les siècles suivants. On les connaîtra alors sous le nom d’Isopets ou Ysopets, dérivés du nom de l’illustre Esope évoqué plus haut. C’est indéniable, la satire de la comédie humaine derrière l’écran de l’image animalière séduit et ce n’est pas le Roman de Renartet son succès, dès la fin du XIIe et les débuts du XIIIe siècle qui viendront le démentir.
Ballade & Fable : Le chat et les souris d’Eustache Deschamps
Comme nous l’avions déjà évoqué dans un portrait précédent, au XIVe siècle et un peu plus près déjà du moyen-âge tardif, Eustache Deschamps s’essayera lui aussi au genre de la fable et même à quelques autres dérivés autour de la métaphore animalière. La fable du jour est devenue, sans nul doute, la plus célèbre d’entre elles qui se trouve être aussi une ballade. Elle doit, entre autre, son succès à son refrain : « Qui pendra la sonnette au chat?« .
Autrement dit : Qui viendra pendre le grelot au cou du chat ? Au moment de conseiller ou d’argumenter, tout le monde est bien d’accord, mais au moment d’agir et d’en avoir le courage, il en reste peu pour prendre le risque d’entreprendre une affaire périlleuse pour le bien de tous ? La question reste posée et ouverte dans cette fable qui inspirera d’ailleurs, à son tour, Jean de La fontaine dans son Conseil tenu par les Rats, etlui tirera cette morale :
« Ne faut-il que délibérer, La cour en conseillers foisonne ; Est-il besoin d’exécuter, L’on ne rencontre plus personne. »
Je treuve qu’entre les souris Ot un merveilleux parlement Contre les chas leurs ennemis, A veoir manière comment Elles vesquissent* seurement (* vécurent) Sanz demourer en tel débat; L’une dist lors en arguant : Qui pendra la sonnette au chat?
Cilz consaulz fut conclus et prins ; Lors se partent communément. Une souris du plat pais Les encontre et va demandant Qu’om a fait: lors vont respondant Que leur ennemi seront mat : Sonnette aront ou coul pendant. Qui pendra la sonnette au chat?
« Cest le plus fort », dist un rat gris Elle demande saigement Par qui sera cilz fais fournis. Lors s’en va chascune excusant ; Il n’y ot point d’exécutant, S’en va leur besongne de plat; Bien fut dit, mais, au demeurant, Qui pandra la sonnette au chat?
L’envoy
Prince, on conseille bien souvent, Mais on puet dire, com le rat. Du conseil qui sa fin ne prant : Qui pendra la sonnette au chat?
Eustache Deschamps (1346-1406)
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, chevalerie, valeurs chevaleresques, chevaliers, bacheliers, tournois, littérature médiévale, ballade, français ancien, , moyen-âge chrétien, baccalauréat. Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Ballade du bachelier d’armes » Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ous publions aujourd’hui, une ballade médiévale d‘Eustache Deschamps à l’attention des jeunes ou futurs chevaliers de son époque. Le poète et Seigneur de Barbonval et bailly de Senlis connait bien lui-même les métiers d’armes, puisqu’il occupa, entre autres fonctions et à un point de sa longue carrière, celle d’écuyer du duc d’Orleans.
Là encore, l’œuvre prolifique d’Eustache Deschamps, tout autant la façon direct qu’il a d’aborder les sujets les plus divers, en font un témoin précieux du moyen-âge central à tardif.
Cette poésie nous permet notamment d’approcher, de manière très concrète les valeurs chevaleresques du XIVe et même, dans une certaine mesure, des deux siècles le précédent. Et comme l’auteur adresse très directement sa ballade aux jeunes bacheliers d’armes qui lui sont contemporains, les valeurs dont il nous parle s’en trouvent du même coup « actualisées » dans la réalité de son temps. Dit autrement, ces dernières ne sont plus seulement ici des valeurs lointaines, admirables et allégoriques dont l’on pourrait s’inspirer à la lecture d’un roman arthurien. Que leurs sources premières soient littéraires ou historiques, elles prennent, sous la plume du poète médiéval, force de loi et de conseils directs pour l’action.
Bachelier, aux origines du mot.
(NB : nous suivons ici le fil d’un article de Maurice Tournier, paru en 1991, dans la revue « Mots » et disponible sur Persée.)
Avant que d’œuvrer dans des salles d’examen, le stylo fébrile à la main et le souffle court pour obtenir le diplôme tant convoité qui leur offrira le ticket d’entrée pour les universités et autres hautes écoles, historiquement le nom de bachelier, a désigné des choses diverses. Au plus loin que l’on puisse remonter et notamment au latin baccalarius, il désignait des petits propriétaires de vignes (de Bacchus) ou même d’élevages bovins, soit des gardiens de vaches. Que les futurs titulaires du diplôme ou ceux qui le briguent se rassurent, même si le métier de gardien de vaches reste tout à fait noble, leur avenir ne sera pas nécessairement voué à cette fonction.
Plus tard, dans le courant du haut moyen-âge, le terme de bachelerou bachelier désignera encore un petit propriétaire terrien, mais aussi, par extension un noble n’ayant pas été « armé chevalier » ou adoubé, ou même aspirant à le devenir. Il s’appliquera aussi pour un gentilhomme qui n’a pas suffisamment de possession pour avoir sa propre « bannière », soit un banneret. Dans ce cadre, le terme s’appliquera donc plus favorablement au futur héritier d’un fief.
Tournois et chevalerie médiévale, Enluminure,
Code Manesse, (1310-1340)
Dans le courant du moyen-âge central, le mot évoluera pour désigner une classe d’armes entre les écuyers et les chevaliers, mais on le retrouvera encore usiter pour désigner de manière plus générale la classe des jeunes chevaliers. Il semble que l’usage qu’en fasse ici Eustache Deschamps se situe plutôt dans ce champ d’application puisqu’il leur donne une leçon sur les valeurs auxquelles ils devront se plier.
Dans une autre extension plus tardive du terme bachelier, on trouvera enfin la désignation de tout jeune homme libre et non encore engagé maritalement, d’où d’ailleurs également la variante Bachelette et même Bacelle qui, par le passé, fut en usage pour désigner une jeune fille à marier. Le nom du diplôme « Baccalauréat » est, quant à lui, le fait de François 1er qui créa un ordre de chevalerie nommé ainsi.
Ballade du Bachelier d’Armes.
Eustache Deschamps XIVe siècle
Vous qui voulez l’ordre de chevalier, Il vous convient mener nouvelle vie, Dévotement en oroison veillier, Péchié fuir, orgueil et villenie. L’Eglise devez deffendre , Le vefve aussi , l’orphenin entreprandre ; Estre hardis et le peuple garder, Prodoms, loyaux, sanz riens de l’autrui prandre Ainsi se doit chevalier gouverner.
Humble cuer ait, toudis doit traveillier Et poursuir faiz de chevalerie, Guerre loyal, estre grant voyagier; Tournoiz suir et jouster pour s’amie : Il doit à tout honnour tendre, Si c’om ne puist de lui blasme reprandre ; Ne lascheté en ses oeuvres trouver; Et entretouz se doit tenir le mendre* : (*moindre) Ainsi se doit gouverner chevalier.
Il doit amer son seigneur droiturier, Et dessus touz garder sa seignourie ; Largesce avoir, estre vray justicier, Des prodommes suir la compaignie, Leurs diz oïr et aprandre, Et des vaillans les prouesces comprendre , Afin qu’il puist les grans faiz achever Comme jadis fist le roy Alixandre : Ainsi se doit chevalier gouverner.
Eustache Deschamps
Au passage, souhaitons une bonne chance et une belle réussite à tous ceux qui passent leur baccalauréat cette année !
Sujet : poésie satirique, politique, morale, littérature médiévale, ballade, français ancien, égalité, moyen-âge chrétien. Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « tous d’une pel revestus » « ballade sur l’égalité des hommes » Ouvrage : Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, Prosper Tarbé (1849)
Bonjour à tous,
oici une ballade poétique et morale comme Eustache Deschamps en a le secret. Partant de la référence biblique à Adam et Eve, l’auteur médiéval réaffirme ici l’égalité des hommes entre eux. Sous couvert d’adresser cette poésie à tous, il faut bien sûr lire, entre ses lignes, l’insistance qu’il met à rappeler cette vérité morale et politique aux rois, aux seigneurs et aux nobles, afin qu’ils se gardent de la condescendance comme du mépris.
On sait que le thème lui est cher et qu’il ne se prive jamais, au risque de déplaire, de rappeler aux puissants autant que leurs obligations, la vacuité de la vanité devant les richesses, les possessions ou les ambitions de conquêtes, devant les hommes, devant la mort, et encore et par dessus tout devant Dieu. Vilains ou nobles, tous vêtus de la même peau, nous dit ainsi, avec sagesse, Eustache le moraliste. Cette affirmation de l’égalité des hommes au delà de leur condition sociale, sera reprise dans des termes plus séculiers et consignée en lettres d’or, bien longtemps après lui, dans une célèbre déclaration, mais on le voit ici, un certain moyen-âge chrétien pouvait aboutir, par d’autres voies, aux mêmes conclusions.
Ballade de l’égalité des hommes (1382)
d’Eustache DESCHAMPS
Du point de vue langagier, le français ancien d’Eustache Deschamps appartient au français moyenou moyen français. C’est une langue qui s’affirme au moyen-âge tardif comme la langue officielle en se différenciant des autres formes de la langue d’oil ou des autres idiomes parlés sur les terres de France.
Même s’il lui reste, au XIVe siècle, encore un peu de chemin à faire pour conquérir l’ensemble du territoire, autant que pour se formaliser et donner naissance au français classique, cette langue demeure toutefois bien plus compréhensible pour nous que le vieux français des XIIe et XIIIe siècles. De fait, pour vous permettre de comprendre cette ballade d’Eustache Deschamps nous ne vous donnons ici que quelques indications et quelques clés de vocabulaire.
Traduttore, Traditore…
Concernant la méthode permettant d’arriver à nos indications, nous croisons le sens des mots ou expressions présentant des difficultés, à l’aide de plusieurs dictionnaires anciens. Même ainsi, il reste parfois difficile de percevoir toutes les nuances et les subtilités de certains termes usités mais cela permet, tout de même, de s’en faire une idée relativement correcte. Au sujet des dictionnaires de vieux français ou de français ancien, il en existe de très nombreux et de toutes tailles qui couvrent des périodes variables (sans forcément qu’ils soient tous très précis ou spécifiques sur ce point).
Quant aux difficultés que peuvent présenter certains vocables en usage chez Eustache Morel Deschamps, je dois avouer qu’un petit dictionnaire particulièrement bien fait s’est avéré extrêmement utile dans bien des cas. A toutes fins utiles. Il s’agit du Petit Dictionnaire de l’Ancien Français deHilaire Van Daele (1901). On en trouve des versions digitalisées en ligne. Si vous préférez acquérir le format papier, souvent plus pratique et plus rapide à manipuler, vous pouvez cliquer sur la photo ci-dessus ou sur le lien suivant: Petit Dictionnaire de l’Ancien Français
Enfans, enfans, de moy Adam venuz, Qui après Dieu suis père primerain Crée de lui, tous estes descenduz Naturellement de ma coste et d’Evain : Vo mère fut. Comment est l’un villain Et l’autre prant le nom de gentelesce* ? , (noblesse) De vous frères, dont vient tele noblesceî Je ne le sçay ; si ce n’est des vertus, Et les villains de tout vice qui blesce : Vous estes tous d’une pel* revestus. (peau)
Quant Dieu me fist de la boe où je fus, (boue) Homme, mortel, foible, pesant et vain, Eve de moy, il nous créa tous nuz: Mais l’espérit nous inspira à plain Perpétuel; puis eusmes soif et faim, Labeur, dolour, et enfans. en tristesce Pour noz péchiez enfantent à destresce Toutes femmes: vilment* estez conçus ; (grossièrement) Dont vient ce nom villain, qui les cuers blesce. Vous estes tous d’une pel revestuz.
Les roys puissans, les contes et les dus, Le gouverneur du peuple et souverain, Quant ils n’àissent de quoy, sont ils vestus? D’une orde* pel.— sont ils d’autres plus sain? (impure) Certes nennil* : mais souffrent soir et main* (non point) (matin) Froidure et chault, mort, maladie, aspresce* (rudesse, âpreté) Et naissent tous par une seule adresce, Sans excepter grans, pelis ne menus. Se bien pensez à vo povre fortresce : Vous estes tous d’une pel revestus.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.