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Fable médiévale : Le Paon mécontent son Chant, Marie de France

Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, franco-normand, auteur médiéval, poésie satirique, langue d’oïl, vanité, envie, contentement, bestiaire médiéval.
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : Dou Poon qi pria qu’il chantast miex
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge central à la découverte d’une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au XIIe siècle, celle qu’on considère comme une des premiers écrivains en langue vernaculaire s’adonne à l’écriture de lais, de récits religieux. mais aussi à l’adaptation de fables antiques en franco-normand. Son isopet fut même le premier recueil de fables connu en langue française.

Dans la fable du jour, la poétesse nous invite à suivre un paon mécontent de son sort et surtout de son chant. A l’habitude, nous remonterons aux origines historiques de ce récit. Nous vous en proposerons également un commentaire et une traduction en français actuel. Avant cela, disons un mot du paon et de quelques symboles qui lui sont attachés dans les bestiaires médiévaux.

Le paon des bestiaires médiévaux

Enluminure d'un paon faisant la roue dans le Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764 daté du XIIIe et conservé à la la Bibliothèque Bodléienne d'Orford (Bodleian Library).
Enluminure d’un paon faisant la roue, Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764 (XIIIe s)

Au Moyen Âge central, on retrouve souvent le Paon et sa roue associés au symbole de la vanité. Dans Li livres dou tresor (1260-1267), Brunetto Latini reconnaît à l’oiseau des qualités esthétiques : « une poitrine de couleur saphir et une riche queue de diverses couleurs dont il se réjouit incroyablement« .

L’auteur décrit aussi le paon comme ayant une tête de serpent, une voix de diable et il lui prête une vanité qui confine à la vulgarité. Quant à sa chair elle est, toujours selon Latini, dure et nauséabonde.

En fait de chant, il est vrai que le cri du volatile s’approche plus du  braillement que du gazouillis de certains de ses congénères à plumes. Sur l’idée de vanité, on peut lire encore que si ce cri est effroyable c’est qu’à son réveil l’oiseau panique et s’étrangle de peur d’avoir perdu sa beauté.

Chez Hildegarde de Bingen on trouve une description qui décrit le paon comme une créature assez ambivalente et vicieuse. Brisant les œufs de sa propre engeance, il n’hésite pas non plus, selon elle, à verser dans des habitudes déviantes et des accouplements contre-nature avec d’autres animaux 1.

Dans d’autres bestiaires, on trouvera encore le paon lié à la renaissance ou la résurrection. Sa symbolique est donc assez ambivalente et complexe.

Du Paon qui implorait un meilleur chant

Enluminure d'un Rossignol  dans le Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764
Enluminure de Rossignol, MS Bodley 764

Pour revenir à cette fable médiévale de Marie de France, un paon furieux s’y plaint auprès de Junon de posséder un chant exécrable.

La déesse a beau lui faire remarquer qu’il a reçu, d’entres tous les oiseaux, le plus beau des plumages, le volatile reste inconsolable. Il continue de loucher vers le Rossignol qui, bien que plus petit que lui et bien moins remarquable en apparence, possède un chant plus enviable.

Au sortir, Junon restera sourde aux jérémiades du paon et s’en irritera même. Elle finira par lui enjoindre de se contenter de ce que la nature et les dieux lui ont déjà donné. Vanité et envie contre importance du contentement 2 sont donc au programme de cette fable mais d’où vient cette référence à Junon, la déesse de déesse ?

Argos, Junon et les paons

Nul n’ignore la beauté du paon et de sa roue. Selon les mythologies grecque et romaine, il aurait justement hérité de cet apparat par la déesse Junon (Héra en grec), épouse de Jupiter (Zeus) et reine des dieux auquel cet oiseau est attaché depuis l’antiquité.

Junon et ses paons, enluminure du MS Français 9197, Libvre des eschés amoureux, ou des eschés d'amours (XVe s), BnF département des manuscrits.
Junon & ses paons, enluminure du Français 9197

La Mythologie nous conte que Jupiter s’était entiché de la belle Io, fille du dieu fleuve Inachos. Afin de la soustraire à la terrible jalousie de Junon, le Dieu des dieux décida de changer sa maîtresse en génisse.

Il en fallait toutefois plus pour calmer la méfiance de Junon. Voulant s’assurer que sa rivale soit totalement neutralisée, la déesse la fit garder par Argus, le géant aux cent yeux. Ayant appris cela, Jupiter décida de libérer Io. Il manda son fils Mercure (Hermès) endormir le colosse à l’aide d’une flute de pan. Une fois dans les bras de Morphée, la tête du gardien fut tranchée.

Découvrant Argus mort, Junon fort attristée décida de le récompenser en parant les plumes de son oiseau favori, le paon, des cent yeux du géant.


"Du poon qi pria qu'il chantast miex", texte de la fable du jour en franco-normand avec enluminure d'un paon tirée du manuscrit BM 14 de la Bibliothèque de Chalons (fin XIIIe siècle)

Dou Poon qi pria qu’il chantast miex
dans la langue de Marie de France


Uns Poons fu furment iriez
Vers sei-méisme cureciez
Pur ce que tele voiz n’aveit,
[a]Cum à sa biautei aveneit.
A la Diesse le mustra
E la Dame li demanda
S’il n’ot assez en la biauté
Dunt el l’aveit si aorné ;
De pennes l’aveit fait si bel
Qe n’aveit fait nul autre oisel.

Le Poons dist qu’il se cremeit
Q’à tuz oisiauz plus vilx esteit
Pur ce que ne sot bel chanter.
Ele respunt lesse m’ester,
Bien te deit ta biauté soufire ;
Nenil, fet-il, bien le puis dire
Qant li Rossegnex q’est petiz
A meillur voiz, j’en sui honniz.

MORALITÉ.

Qui plus cuvoite que ne deit
Sa cuvoitise le deçeit ;
Pur cet Fable puvez savoer
Que nuz Hum ne puit avoer
Chant è biauté tute valor.
Pregne ce qu’a pur le meilor.

Du paon qui voulait mieux chanter
(adaptation en français actuel)

Un paon était fort irrité
Et courroucé envers lui-même
Pour ne posséder un chant tel
Qui convienne à sa beauté.
Il s’en plaignit à la Déesse
Qui, à son tour, lui demanda
S’il n’avait assez de la beauté
Dont elle l’avait si bien parée ;
Son plumage était le plus beau
Supérieur à bien des oiseaux.

Le paon dit qu’il se trouvait, lui,
Le plus vil d’entre les oiseaux
Car il ne savait bien chanter.
Elle répondit, « laisse moi en paix
Contente-toi de ta beauté » ;
« – Nenni, fit-il, et je l’affirme,
Quand le rossignol si petit,

Chante bien mieux, j’en suis honni (honteux, bafoué)« .

Moralité

Qui plus convoite qu’il ne doit
Sa convoitise le déçoit.
Cette fable nous fait savoir
Que nul homme ne peut avoir
Chant et beauté tout à la fois (de même valeur)
Qu’il prenne ce qu’il a de meilleur
3.


De Phèdre à Marie de France

Douze siècles avant Marie de France, on trouvait déjà la fable du paon et de Junon chez Phèdre (10 av J-C. -50) . La version de la poétesse française en est assez semblable. Seule différence, le fabuliste illustrait son propos à l’aide d’autres exemples pris dans le règne aviaire.

Voici cette fable de Phèdre dans sa version latine, suivie de sa traduction en français.

Pavo ad Junonem
Phèdre, livre III, fable XVIII

Tuis conteus no concupiscas aliena

Pavo ad Junonem venit, indigne ferens
Cantus luscinii quod sibi no tribuerit;
Illum esse cunctis auribus mirabilem,
Se derideri simul ac vocem miserit.
Tunc consolandi gratia dixit dea:
Sed forma vincis, vincis magnitudine;
Nitor smaragdi collo præfulget tuo,
Pictisque plumis gemmeam caudam explicas.

Quo mi inquit mutam speciem si vincor sono?
Fatorum arbitrio partes sunt vobis datæ;
Tibi forma, vires aquilæ, luscinio melos,
Augurium coruo, læva cornici omina;
Omnesque propriis sunt contentæ dotibus.
Noli adfectare quod tibi non est datum,
Delusa ne spes ad querelam reccidat.


Le paon se plaint à Junon
traduit du latin de Phèdre

Content du tien, n’envie point celui des autres

Le paon vint trouver Junon, piqué de ce qu’elle ne lui avait point donné le chant du rossignol, qui faisait l’admiration de tous, tandis qu’on se moquait de lui dès qu’il montrait son chant.

La déesse, pour le consoler, lui répondit alors : « aussi l’emportez-vous par votre beauté, par votre grandeur. L’éclat de l’émeraude brille sur votre cou, et avec vos plumes bien colorées, vous déployez une queue semée de pierreries: « A quoi me sert tant de beauté, dit le paon, si je suis vaincu du côté de la voix. »

Junon lui rétorqua : « l’ordre des destins vous a donné à chacun votre part ; à vous la beauté, la force à l’Aigle, la voix mélodieuse au Rossignol, l’augure au Corbeau, les mauvais présages à la Corneille, et tous sont contents des avantages qui leur sont propres. Ne désirez pas ce que vous est étranger, de peur que vos espérances ne s’évanouissent en regrets superflus. »

Phèdre affranchi d’Auguste, en latin et en françois
ed Nicolas et Richard Lallemant (1758) .


Le Paon se plaignant à Junon de La fontaine

Plus de 400 ans après Marie de France, Jean de La Fontaine s’est, lui aussi, penché sur cette fable de Phèdre pour en proposer sa version. En suivant le récit du fabuliste latin du premier siècle, le talentueux auteur français du XVIIe siècle reprenait la liste des qualités données à chaque oiseau.

Après bien des déboires et à travers l’histoire, le paon vaniteux de la fable apprit donc une leçon d’importance de la bouche même de Junon. Il lui faudrait se contenter des avantages que la nature lui a donnés.

Une belle journée, en vous remerciant de votre lecture.

Frédéric Effe.
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Monde Médiéval sous toutes ses formes.


Notes

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure d’un paon aux couleurs très vives tirée du BM 14 de la Bibliothèque de Chalons. Ce manuscrit médiéval daté de la fin du XIIIe siècle peut être consulté en ligne ici. Sur notre illustration, nous l’avons installé sur un joli fond de verger médiéval. Cette autre enluminure est tirée du Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais ou ms Français 136 de la BnF. Ce codex est un peu plus tardif puisqu’il date du XVe siècle.

  1. Hildegard von Bingen’s Physica: The Complete English Translation of Her Classic Work on Health and Healing, Pricscilla Throop, Healing Arts Press, 1998 ↩︎
  2. On trouvera souvent cette idée de contentement au Moyen Âge. Voir par exemple cet extrait du Roman de la Rose ↩︎
  3. Qu’il se contente de ce qu’il a de mieux. ↩︎

Rondeau : « De triste cœur chanter joyeusement », Christine de Pizan

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Sujet  : rondeau, poésie courte, poésie médiévale,  auteur(e) médiéval(e), deuil, oxymore, tristesse.
Auteur  :  Christine de Pizan (Pisan) (1364-1430)
Période : Moyen Âge central à tardif
Ouvrage :   Œuvres poétiques de Christine de Pisan, publiées par Maurice Roy, Tome 1 (1896)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge tardif à la découverte d’un joli rondeau de Christine de Pizan. Si la grande auteur(e) du XIVe siècle nous a légué un héritage riche et varié, loin de s’y réduire, la tristesse et le deuil ne manquent pas de traverser son œuvre. La poésie courte du jour nous en fournira un nouvel échantillon.

Le choix de l’écriture

Le deuil frappa Christine de Pizan assez jeune puisqu’elle devint veuve à l’âge de 25 ans. Son mari Étienne de Castel, secrétaire du roi, fut alors emporté par une des funestes épidémies de peste qui sévissaient en cette fin de XIVe siècle.

Fille de Tommaso di Benvenuto da Pizzano, médecin, astrologue et savant à la cour de Charles V, Christine avait hérité du gout des lettres et d’une éducation qui lui avait permis de se faire quelques premières armes. Mère de trois enfants au moment de son veuvage, elle fit le choix de rester seule et de s’adonner pleinement à l’écriture pour pouvoir subsister.

L’affaire lui réussit. Son talent aidant, elle compta même parmi les premières auteures du Moyen Âge à vivre de sa plume. Plus de deux siècles après Marie de France, elle s’inscrivit donc, à son tour, au panthéon des premières femmes écrivains de langue française.

Une œuvre variée et prolifique

Christine de Pizan nous a laissé une œuvre prolifique dans laquelle elle aborde les sujets les plus divers : traités politiques et de bon gouvernement, éducation et morale, poésies courtoises, rôle de la femme dans la société de son temps, … Ces derniers écrits en ont même fait une des égéries du féminisme. Elle est souvent considérée comme une pionnière en la matière, au risque quelquefois de s’y trouver un peu réduite.

Froissard, Deschamps, Petrarque, Boccace, …, les auteurs talentueux ne manquent pas au temps de Christine de Pizan. Si elle eut d’abord quelques difficultés à être distinguée par les érudits de littérature médiévale, la postérité lui a depuis rendu justice 1. Aujourd’hui, on continue de l’étudier abondamment et de découvrir ses écrits.

Christine de Pisan, rondeau et enluminure médiévale de la poétesse et philosophe

Un rondeau doux-amer sur la réalité du deuil

Comment allier tristesse et joie ? Comment cacher son deuil en se montrant sous un jour plus joyeux ? Quand on connait la vie du Christine de Pizan, la poésie du jour ne peut qu’avoir des résonnances autobiographiques. Le poids du deuil et les difficultés qui s’ensuivirent ont, en effet, pesé lourdement sur sa situation.

Sur la forme, ce rondeau joue un peu sur le tableau des oxymores et des contradictions chères à un François Villon ou un Charles d’Orléans. Signe précurseur d’une époque ? On se souvient d’un concours de poésie à Blois, un peu plus tard dans le temps. Entourés de quelques autres poètes, le duc d’Orléans et l’enfant terrible de la poésie « mourraient alors de soif auprès de la fontaine ».

Cette contradiction du « triste cœur » de Christine de Pizan qui déploie tous les efforts pour « chanter joyeusement » ne peut manquer d’évoquer un certain goût de cette période pour ces belles figures de style.

De triste cuer chanter joyeusement
un rondeau de Christine de Pizan

De triste cuer chanter joyeusement
Et rire en dueil c’est chose fort a faire,
De son penser monstrer tout le contraire,
N’yssir doulz ris de doulent sentement.

Aini me fault faire communement,
Et me convient, pour celer mon affaire,
De triste cuer chanter joyeusement.

Car en mon cuer porte couvertement
Le dueil qui soit qui plus me puet desplaire,
Et si me fault, pour les gens faire taire;
Rire en plorant et très amerement
De triste cuer chanter joyeusement.


NB : l’enluminure utilisée pour l’en-tête de cet article et pour notre illustration est tirée du Harley MS 4431 ou Book of the Queen. Ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé à la British Library. Depuis le hack des collections de la BL il y a quelque temps ce manuscrit n’a pas encore été remis en ligne. Vous pouvez cependant trouver un article à son sujet sur le blog de la prestigieuse bibliothèque anglaise.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred

Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


Notes

  1. Voir Christine de Pizan : du bon usage du deuil , Yvan G Lepage, revue @nalyses, hiver 2008 (télecharger le pdflien alternatir) ↩︎

Best-Seller médiéval : le Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Sujet : contes orientaux, fable médiévale, contes, auteur médiéval, Espagne médiévale, poésie morale, contes moraux.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe siècle
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Petrus Alfonsus, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Disciplina Clericalis, Discipline du Clergie, Le Castoiement d’un père à son fils.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour les débuts du XIIe siècle à la découverte d’un nouveau best-seller médiéval : le Disciplina Clericalis et son adaptation en vers et en vieux-français, Le castoiement d’un père à son fils.

Pour débusquer les origines de cet ouvrage à succès du Moyen Âge central, il nous faudra passer les Pyrénées françaises à l’ouest d’Andorre avant d’entrer dans l’Aragonais. C’est là, à Huesca, dans la Province de Saragosse et au cœur de l’Espagne médiévale que l’auteur de notre best seller s’est tenu, entre la fin du XIe siècle et les débuts du XIIe siècle. Il a pour nom Pierre Alphonse (Petrus Alfonsi ou Alfonsus, ou encore Pietro Alfonso) et il se rendit célèbre au moins autant pour son œuvre que pour sa conversion tardive au catholicisme.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi

D’origine Juive, Pierre Alphonse embrassa la religion catholique à un âge relativement avancé. Il était alors dans sa quarantième année et plutôt bien implanté et reconnu dans sa communauté locale. Médecin, peut-être même rabbin, cette conversion volontaire ne manqua pas de susciter la désapprobation des siens. Quelques années plus tard, il expliqua et argumenta cette décision dans le Liber adversus Judeos ou Dialogus contra Judaeos connu en français sous le nom de « Dialogue contre les juifs ».

L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Moïse (l’homme d’avant la conversion) et Petrus, son nouveau moi converti et ayant endossé le prénom de Pierre l’apôtre. Cet essai connut un succès certain au Moyen Âge et alimenta les conversations théologiques opposant le christianisme au judaïsme.

Aujourd’hui, ce n’est pas cet ouvrage de Pierre Alphonse que nous souhaitons aborder mais le Disciplina Clericalis ou l’enseignement des clercs. Moins polémique que le Liber adversus Judeos, il s’agit d’une collection de contes et de récits d’inspiration orientale mais qui eut un grand retentissement dans la littérature médiévale occidentale. De fait, le Disciplina Clericalis est encore considéré, à ce jour, comme une la plus ancienne compilation de contes d’origine orientale en Occident.

Le Disciplina Clericalis et Le Castoiement d’un père à son fils.

L'enluminure de Petrus Alfonsi, Pierre Alphonse dans le manuscrit médiéval 11043-11044 du KBR de Bruxelles.

Pour comprendre l’émergence de ce célèbre ouvrage médiéval au cœur de l’Aragonais et de l’Espagne des débuts du XIIe siècle, il faut avoir en tête deux ou trois éléments de contexte. Petrus Alfonsi est d’origine séfardi mais il nait et grandit aussi dans une province aux mains d’Al Andalous. Cette dernière ne sera reprise complétement par la reconquista qu’autour de 1118.

Dans la Huesca des débuts du XIIe siècle, les intellectuels espagnols, arabes et juifs se côtoient (voir notre biographie détaillée de Petrus Alfonsi ). La cour d’Aragon est elle-même ouverte à ces influences culturelles même si les échauffourées ne manquent pas entre les provinces aux mains du Califat de Cordoue.

Ce bain multiculturel trempé de littérature orale et écrite orientale a certainement influencé Pierre Alphonse. On sait par ailleurs qu’il a grandi avec les arabes et parle leur langue. Doté d’un bon niveau en latin et d’un excellent bagage en culture orientale, notre auteur était tout indiqué pour adapter cette tradition orientale dans une forme qui puisse séduire les lecteurs et clercs occidentaux d’alors.

Un manuel de savoir-vivre accessible et léger

Le monde arabe et perse, comme l’Europe médiévale du Moyen-Âge central furent particulièrement friands de manuels d’éducation à l’usage des jeunes princes ou nobles appelés à régner. Le Disciplina Clericalis échappe pourtant à ce genre de « Miroir des princes » et ne se réserve pas aux puissants.

L’ouvrage est, certes, rédigé par un savant. Pierre Alphonse est médecin et instruit. On le sait très proche du puissant d’Alphonse Ier d’Aragon dont il fut le médecin. Le souverain parraina aussi la conversion religieuse de notre auteur et, à cette occasion, ce dernier adopta même comme patronyme le prénom de ce dernier (le Alfonsi vient de là). Il a également pu accompagner le roi d’Aragon et de Pampelune dans certains de ses voyages ou de ses campagnes militaires 1.

Au cours de sa vie, on retrouve également Pierre Alphonse médecin à la cour du roi d’Angleterre, c’est dire qu’il côtoie les puissants. Plutôt que de prétendre les éduquer ou les édifier, il fera le choix de destiner son Disciplina Clericalis à l’éducation générale des clercs et des lettrés. Dans ses récits courts, notre auteur se montrera léger, soulignant les aspects moraux sans lourdeur et sans s’appesantir. Ses choix de vocabulaire et le ton choisi permettront aussi de mettre ses contes à la portée de tous ceux en situation de pouvoir les lire.

Au delà du style, la fraîcheur thématique de l’ouvrage a sans doute contribué aussi à son succès. La bonne connaissance des cultures séfardis, perses, arabes, et latines de Pierre Alphonse ont indéniablement contribué à faire de son Disciplina Clericalis un ouvrage novateur original en son temps. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’œuvre se propage et devienne une importante référence littéraire médiévale.

Le Castoiement d'un père à son fils, conte du Demi-ami avec un portrait de Pierre Alphonse tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)
Le portrait de Pierre Alphonse sur cette image est tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)

Du latin au vieux-français vernaculaire

Le Disciplina Clericalis propose trente-trois contes ou « exempla » issus de la tradition orientale. L’ouvrage est rédigé en prose dans la langue universelle de l’Europe du Moyen Âge central, le latin. Il sera traduit en vieux français dans le courant du XIII siècle sous son titre original « La Discipline de Clergie« .

Des adaptations en vers seront vouées à un beau succès. Elles apparaîtront à la même période sous le titre « Le Castoiement d’un père à son fils » ou « Chastoiement d’un père à son fils soit « L’instruction d’un père à son fils » ( et non le châtiment que le mot « castoiement » pourrait suggérer). Dans les manuscrits d’époque, on trouvera encore le titre « Les fables Pierre Aufors » pour désigner certaines de ses adaptations versifiées.

Au passage, dans ces versions rimées, la cible s’élargit encore un peu plus de l’instruction du clerc et du lettré, vers l’éducation du père vers son fils. Le manuel de savoir-vivre supplante encore d’autant les miroirs des Princes 2 même s’il en restait éloigné dès le départ.

Influences littéraires médiévales

« Disciplina est un petit livre et pourtant l’influence de ce texte fut considérable en Occident, aussi bien en littérature que dans le domaine pratique du didactisme religieux. »
Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, le Clerc au Moyen Âge (op cité).

Dans le courant du Moyen Âge et des siècles suivants, on retrouvera des influences directes de l’ouvrage de Pierre Alphonse chez de nombreux auteurs. Jacques de Vitry reprendra un certain nombre de ces contes. On pourra trouver encore des traces de la Disciplina Clericalis dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacobus de Voragine), dans le célèbre roman de Renard, chez Boccace ou encore chez Don Juan Manuel et son comte Lucanor pour ne citer que ces sources.

Du Moyen Âge central au Moyen Âge tardif, les contes de Pierre Alphonse seront aussi repris dans un nombre important de compilations monastiques de fables et contes.

Aux sources manuscrites du Disciplina Clericalis

Les fables Pierre Aufors, Enluminure du Père enseignant son fils sur le feuillets du Castoiement d'un père, Ms Français 12581 de la BnF
Les Fables Pierre Aufors dans le MS 12581 de la BnF (à découvrir sur Gallica)

On peut retrouver l’adaptation française en prose ou en vers du Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi dans un nombre important de manuscrits médiévaux des XIIIe au XVe siècles.

Pour notre article du jour, nous avons choisi le français Français 12581 de la BnF. Sur plus de 429 folios, cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle présente des pièces très variées. Des chansons de Thibaut de Champagne au Trésor de Brunetto Latini, en passant par des poésies, des fabliaux, le Discipline de clergie de Pierre Alphonse et même encore un traité de fauconnerie.

De son côté, le KBR Museum conserve également le Ms 11043-11044 qui présente une copie de la discipline de clergie de Pierre Alfonse.


Exemple 1, un demi ami dans le Castoiement du père à son fils

Pour présenter le premier conte du Disciplina Clericalis, nous avons choisi l’adaptation en vers tirée du Manuscrit de Augsbourg, le Ms M (cote I. 4. 2° 1, anciennement Maihingen 730). On peut la trouver retranscrite en graphie moderne dans l’ouvrage « Le Castoiement d’un père à son fils, traduction en vers de la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsus » par Michael Roesle (Librairie de la Cour royale de Munich, 1899).

Pierre Alfonse oppose dans ce conte un père et son « demi-ami » aux cent amis de son fils. Ces derniers le sont-ils vraiment ? Pour le savoir, il faudra d’abord les mettre au Pied du mur. La sagesse consiste ici à savoir mettre à l’épreuve ces relations avant de pouvoir les placer sur l’échelle réelle de l’amitié.


Conte 1, Du Preudom qui avoit demi ami
(Probatio amicitie)

NB : ce conte nous met face à du vieux-français avec quelques tournures assez particulières. Afin de vous aider à mieux percer cette langue d’oïl du XIIIe siècle, nous avons prévu quelques clefs de vocabulaire.


Uns sages hons (homme) jadis estoit,
Quant il sot que fenir devoit,
Un sien fil a soi apela,
Puis li enquist et demanda:
– Fiex, dist il, di moy, quans
(combien) amis
Tu as en ta vie conquis ?
Et chil respont: Mien escient
En ai je conquis plus de cent.
– Mult l’as, dist li pères, bien fait,
Mais je cuit que autrement vait.
Ja mar ton ami loeras
Devant que esprové l’aras.
Mult sui ore anchois
(avant) de toi nés,
Et si me sui toudis penés
(tourmenter)
D’amis aquerre et pourcachier
(porchacier, rechercher),
Nonques
(jamais) tant ne peu esploitier (accomplir)
Pour rien que je faire peüsse
Que un ami entier eüsse.
Nonques ne peu tant esploitier
Que le peüsse avoir entier.

Et tu, biax fiex, comfaitement (comment en fait)
En aves si tost conquis cent?
Considera verum amicum!
Or fai che que je te dirai,
Esprueve, se il sont verai.
Pren un veel
(veau) ou autre beste,
Puis li caupe orendreit
(lui coupe aussitôt) le teste,
Puis aies un sac apresté
Qui soit de sanc ensanglenté
De le beste qui ert ens mise,
Et appareillie en tele guise
Com se che fust uns hons ocis
(un homme mort)
Que on eüst par dedens mis.
A tes amis le porteras
Et a cascun par soi diras
Que un homme as en murdre
(meutre) occis,
Dont tu es mult fort entrepris,
Car tu nel ses ou enfoïr,
Ne tu ne l’oses regehir
(avouer, confesser)
A nul homme qui soit en terre,
Fors lui
(à part lui), n’en oses conseil querre,
Et il t’ en puet mult bien aidier.
Sans che que l’en viegne encombriez
(l’en empêcher)
Car plus tost ne sera enquis
Ne se maisons ne ses pourpris
(enceinte).
Et se aucuns t’en velt oïr,
Et toi et ton mort requeillir,
En chelui dois avoir fianche
(confiance)
Que ch’est tes amis sans doutanche;
Tu ne dois ami apeler
Qui ne te voira escouter.


Li fiex ensi s’ apareilla
Com li pères li enseigna.
Le sac a tout le beste prist,
Ses amis un et un requist.
Li premiers qui parler l’oï,
Li dist, tantost fuies de chi
(fuyez d’ici instamment);
Bien est li sas sor vostre col;
Pour bricon
(coquin, écervelé) vous tieng et pour fol
Qui de tel cose m’aparles.
Ne veil estre desiretés,
Pris ne raiens pour vostre atrait;
Si com vous aves le mal fait,
Si soit le paine toute vostre.
Par saint Andrieu, le boin apostre,
Ja en me maison n’ entreres,
Ne vostre mort n’ i enfourres.

N’ i ot onques un seul des cent
Qui ne li desist ensement
(qui ne lui dit pareillement).
Quant il les ot tous ensaiés
(essayés, éprouvés),
Si est arrière repairiés,
(il est donc reparti chez lui)
A son père dist que fali
Li estoient tout si ami.
Dist li pères: Or as apris
Che que tu as oï toudis.
Que au besoing veïr puet on
Qui ses amis est, et qui non.
Or va a mon demi ami,
Puis le respreuve tout ausi
(éprouve-le à son tour):
Si sarons que il redira
Et combien il nous amera.
Et chil si fist tout maintenant.

Tout autresi comme devant.
Ot as autres l’ uevre contée
L’a a chestui
(cestui, l’a à celui-ci) dit et contée;
Et chil respont: Biax dous amis,
N’ a lieu en trestout mon pourpris
Ou vostre mors ne soit celée
3,
Ne je n’ai maison si privée;
Ne pourquant je vous aiderai
Au miex que aidier vous porrai.
Dont est en le maison entrés,
Tous les autres en a getés
(congédiés);
Bien a fermée le maison
Sor lui et sor son compaignon;
Puis prist un picois pour foïr
(creuser)
Et le mort voloit enfoïr.

Quant chil vit que tant l’en estoit
Que le mort enfoïr voloit.
Del tout li dist le vérité,
Confaitement avoit ovré;
Puis prist congié, si s’ en ala
Et a son père le conta.
– Fiex, dist li père, amis n’est mie
Qui a ton besoing ne t’aïe.
– Peres, dist li fîex, saves vous
Homme el siècle si éurous (
eüré, heureux)
Qui eüst conquis vraiement
Un ami enterinement
(entiérement)?
Chertes, fait il, ainc
(jamais) ne le vi:
Mais d’un seul parler en oï
Qui a mort se voloit livrer
Pour un sien ami delivrer.
Pères, dont me dites comment
Mult volentiers or i entent.


Voilà pour notre conte du jour, les amis. Il s’agit du premier du Disciplina Clericalis et, ici, du Castoiement d’un Père à son fils. La leçon n’est pas anodine et le prélude en dit toute l’importance. C’est la dernière leçon d’un père sur le déclin à son fils.

Comme toute bonne fable ou poésie morale, le conte de Pierre Alphonse n’a pas pris une ride. Elle pourrait même avoir été rédigée hier. A l’ère du digital, des « bros », des « frérots » et des milliers « d’amis » en ligne, le récit n’en raisonne que plus fort.

Dans le conte suivant, on verra plus encore le degré d’abnégation et d’exigence que sous-tend l’amitié véritable selon Petrus Alfonsi mais ce sera pour une autre fois. Nous avons déjà assez pris de votre attention. 😉

Merci de votre lecture.

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En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Notes

  1. Voir l’excellente conférence de Juan Bolea à propos de Petrus Alfonsi, Las 1001 noches en Aragón (2024) ↩︎
  2. Voir Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, Le Clerc au Moyen Âge Presses universitaires de Provence (1995) ↩︎
  3. N’ a lieu en trestout mon pourpris Ou vostre mors ne soit celée : il n’est nul leiu en mon enceinte ou votre mort puisse être caché. ↩︎

« On ne doit pas croire a tout homme », Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, défiance, beaux-parleurs, poésie morale.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre d’Eustache Deschamps avec une jolie ballade. Dans le pur style de ses poésies morales ou ses ballades de moralités, le poète champenois nous donnera ici une leçon de défiance.

L’Œuvre d’Eustache en quelques mots

Nous sommes au Moyen Âge tardif et Eustache Deschamps a largement servi la cour de princes et des rois. Il a connu la guerre, les voyages, la peste, la vie de cour, durant ses soixante ans de vie. En plus de ses fonctions successives d’écuyer, d’huissier d’armes pour le compte de Charles V et Charles VI, ou encore ses titres de bailli de Senlis et de châtelain de  Fismes, l’officier de cour a aussi composé des poésies.

Elève de Machaut dont il se réclame, sa plume est même intarissable et il écrit littéralement sur tous les thèmes qui passent à sa portée. Rondeaux, chants royaux, lais et ballades, traités de poésies, l’œuvre d’Eustache est monumentale et n’a guère d’équivalent en son temps (peut-être des auteurs un peu plus tardifs comme Alain Chartier ou Georges Chastelain). Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour commencer vraiment à la redécouvrir.

Mise à plat de l’œuvre et manuscrit Français 840

Les ballades de moralité d’Eustache sélectionnées par Georges-Adrien Crapelet ouvriront le bal et attireront l’attention en 1832. Des ajouts et publications de poésie inédites suivront en 1850, à l’initiative de Prosper Tarbé. Dans la foulée, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attellera à la retranscription de l’ensemble de l’oeuvre d’Eustache Deschamps, bientôt relayé en cela par Gaston Paris.

La ballade médiévale du jour dans le manuscrit Français 840 de la BnF
La Ballade du jour dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF (à consulter sur Gallica)

Au cœur de ce travail, le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF, un ouvrage contemporain d’Eustache où est venu s’empiler son legs impressionnant sur pas moins de 593 feuillets. Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l’œuvre complète d’Eustache Deschamps sera ainsi consignée dans onze volumes signés de la main de Queux de Saint Hilaire et de Gaston Paris.

Actualité de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Depuis sa remise à plat, de nombreux médiévistes férus de cette partie du Moyen Âge se sont penchés sur le legs d’Eustache. Les approches sont nombreuses, les angles souvent thématiques. L’œuvre du champenois s’y prête particulièrement : épidémies, tournois, duels, gastronomie, mœurs de cour, politique, guerre de cent ans, …. Les écrits du prolifique champenois font encore des historiens en quête d’une meilleure compréhension des mœurs du XIVe siècle.

D’un point de vue stylistique et poétique, si tout n’est pas égal, il reste encore de belles perles à dénicher dans le large travail d’Eustache. Sa franchise peut quelquefois surprendre ou amuser. Sa morale vise souvent juste et nous permet, en tout cas, de nous replonger au cœur du Moyen Âge chrétien et ses valeurs. Des traits d’humour émergent ça et là et la courtoisie est aussi présente dans son œuvre même si, de notre point de vue, ce n’est pas là que son talent s’exprime le mieux.

Dans tous les cas et indépendamment de l’approche privilégiée ou même des réserves que l’on peut émettre sur l’ensemble du legs d’Eustache d’un point de vue stylistique, on ne peut enlever à l’auteur champenois son opiniâtreté et sa persévérance à tout vouloir mettre en vers et consigner.

Une ballade contre les beaux-parleurs

« On ne doit pas croire à tout homme », le refrain ne peut être plus clair. Avis aux apparences et aux beaux-parleurs ! Le thème de la défiance est au cœur de la ballade médiévale du jour. Et pour mieux appuyer la trahison, le serpent venimeux et perfide (forcément toujours un peu biblique et, déjà présent dans une fable d’Eustache), est appelé à la rescousse.

La Ballade du jou illustrée avec une enluminure de Serpent tirée du Manuscrit Français 1537 de la BnF

Jeux de cours, trahisons, fausses promesses, on pourrait être tenté de remettre cette poésie en contexte, à la lumière des longues années de services d’Eustache auprès de la cour et des puissants. Durant sa longue carrière, la franchise et certaines de ses poésies critiques lui ont inévitablement valu des ennemis. Les vers du jour pourraient en être un autre signe. Dans le même temps, cette ballade a la qualité de tout texte, fable et toutes bonnes poésies morales : une certaine intemporalité. Aujourd’hui encore, la verve d’Eustache nous reste accessible et sa ballade a plutôt bien traversé le temps.


« On ne doit pas croire a tout homme, »
dans le français ancien d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache peut présenter quelques difficultés sur certains textes. Cela nous semble moins le cas de celui-ci. Pour vous aider dans sa compréhension, nous vous proposons tout de même quelques clés de vocabulaire.

Gar toy de l’oiseleur qui prant
Les oiseaulx pour chant contrefait,
A sa roix soutive
(dans l’ingénieux filet) qu’il tent,
Par soutil langaige deffait.
Gar toy de femme qui te fait
Doulz semblant, et ami te nomme
C’est pour toy jouer d’un faulx trait
(d’un mauvais trait, coup) :
On ne doit pas croire a tout homme.

Avise au venimeux serpent
Qui en la douce herbe se trait
Et s’i caiche soutivement
(habilement),
Si que quant aucuns s’i retrait
L’erbe cueillant, lors mort de fait
(il les mort ensuite);
De son venin point et assomme
Le cueillant, qui lors crie et brait ;
On ne doit pas croire a tout homme.

Ne le parler d’aucune gent
Qui semble doulz com miel ou lait,
Ou l’en treuve venin souvent
Quant aucun ont a eulx attrait.
Ainsi doulz parler se deffait
En fiel mortel soubz douce pomme;
Donc pour eschiver ce meffait,
On ne doit pas croire a tout homme.

L’ENVOY

Princes, saiges est qui aprant,
Qui parle pou et qui entent,
Qui se taist et qui en soy somme
(mesure, pèse)
Le parler d’autruy saigement ;
Pour eschiver paine et tourment,
On ne doit pas croire a tout homme.


NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez la ballade d’Eustache dans le français 840 de la BnF. Pour l’illustration, nous avons opté pour une magnifique enluminure du serpent biblique. Elle est tirée du manuscrit Français 1537 intitulé « Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528. » Ce manuscrit daté du XVI e siècle est lui aussi conservé au département des manuscrits de la BnF.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
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