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Marcabru, « Dirai vos senes duptansa» : la chanson médiévale désabusée d’un troubadour loin de la Fine amor

Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson,  musique médiévale,  poésie satirique, sirvantes, sirvantois, occitan
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  : Marcabru   (1110-1150)
Titre  :  « Dirai vos senes duptansa»
Interprètes :  Ensemble Tre Fontane
Album :   
Nuits Occitanes (2014)

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passiona chanson médiévale du jour nous ramène vers l’un des premiers troubadours qui se trouve être aussi , sans doute, l’un des plus fascinants d’entre eux pour sa poésie hermétique si difficilement saisissable et son style unique.

A des lieues de la lyrique courtoise

Contrairement à nombre d’artistes, musiciens et poètes occitans contemporains de  Marcabru et qui s’affairaient déjà à codifier la poésie en « l’enchâssant » dans la lyrique courtoise, au point quelquefois de l’y noyer entièrement, notre auteur médiéval du jour n’a pas chanté la fine amor (fin’amor). Il en a même plus volontiers  pris le total contre pied. Ecole idéaliste et courtoise contre école réaliste, dont Marcabru se serait fait un brillant chef de file (1) ? Les choses sont dans les faits un peu plus nuancés, mais en tout cas, sur bien des thèmes et le concernant, sa poésie se tient dans l’invective et la satire et l’amour n’y échappe pas (sauf à l’exception qu’il soit de nature divine). A ce sujet, les manuscrits anciens contenant les vidas des troubadours enfonceront d’ailleurs le clou :

« Trobaire fo dels premiers q’om se recort. De caitivetz vers e de
caitivetz sirventes fez ; e dis mal de las femnas e d’amor. »
Le Parnasse occitanien.   S.° Palaye. Manuscrit de Saibante. (1819)

« Il fut l’un des premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers misérables* et de misérables serventois : et il médit des femmes et de l’amour. »  (misérable  n’adresse sans doute pas tant ici le style que l’état  d’esprit ou la condition du poète).

« Dirai vos senes duptansa », de Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane

Le Marcabru  de l’Ensemble Tre Fontane

L’interprétation du jour nous offre le grand plaisir de recroiser la route de l’excellent Ensemble médiéval Tre Fontane dont nous avons parlé dans un article récent. Loin des rivages du chant lyrique qui couvre une partie importante du répertoire médiéval, cette version très « terrienne » et pleine d’une émotion bien plantée de Jean-Luc Madier, semble vraiment faire écho à celui qui disait dans ses vers et de sa propre voix qu’elle était « rude » ou rauque.

Les troubadours Aquitains
Le chant des Troubadours – Vol. 1

La chanson Dirai vos senes duptansa  est tirée d’un album de 1991 de la formation aquitaine et française. On y retrouve onze pièces occitanes issues du répertoire des tous premiers troubadours du moyen-âge central. Marcabru y côtoie Jaufrey Rudel mais aussi Guillaume de Poitiers,  IXe Duc d’Aquitaine (Guillaume le Troubadour).

chanson_medievale_poesie_marcabru_troubadour_occitan_moyen_age_album_ensemble_tre_FontaneCette production a le grand intérêt de rassembler la totalité des mélodies qui nous sont parvenues de ces trois auteurs. On pourra encore y trouver trois autres compositions de la même période : une de Guilhelm de Figueira, une autre de  Gausbert Amiel et enfin une dernière demeurée anonyme.  L’album ne semble pas réédité pour l’instant mais on en trouve encore quelques exemplaires d’occasion en ligne. Voici un lien utile (à date) pour les dénicher : Tre Fontane – Le chant des Troubadours Vol 1/ Les Troubadours Aquitains

Dirai vos senes duptansa

Comme nous le disions plus haut, il ne faut pas attendre de  Marcabru qu’il se coule dans la peau du fine amant fébrile qui se « muir d’amourette ». C’est bien plutôt dans celle du désabusé et de celui qui se défie d’aimer qu’il faut le chercher. Dans cette chanson qu’il entend nous livrer « sans hésitation », il vient même nous conter dans le détail, tout ce qu’il pense des tortueux sentiers et des pièges de l’Amour. Tout cela n’est, à l’évidence, pas pour lui et il se fait même un devoir d’interpeller son public dans chacune de ses strophes pour mieux l’éveiller et le mettre en garde:  « Ecoutez ! »

Comme pour les autres traductions que nous vous avons déjà proposées de cet auteur, nous nous appuyons largement ici sur celles du Docteur et écrivain Jean-Marie Lucien Dejeanne dans son ouvrage intitulé Poésies complètes du troubadour Marcabru  (1909). Mais comme on ne se refait pas, nous les combinons tout de même avec des sources supplémentaires (dictionnaires, autres traductions, etc…). Au final, elles n’ont pas la prétention d’être parfaites et pourraient même sans doute prêter le flanc à l’argumentation mais, encore une fois, le propos est d’approcher la poésie de cet auteur.

Dirai vos senes duptansa
les Paroles en occitan & leur traduction

I
Dirai vos senes duptansa
D’aquest vers la comensansa
Li mot fan de ver semblansa;
– Escoutatz ! –
Qui ves Proeza balansa
Semblansa fai de malvatz.

 Je vous dirai sans hésitation
de ce vers, le commencement
Les mots ont du vrai, la semblance (l’apparence de la vérité) !
Écoutez !
Celui qui, face  à l’excellence (bonne parole, prouesse, exploit), hésite
me fait l’effet  d’un méchant (un mauvais, un scélérat).

II
Jovens faill e fraing e brisa,
Et Amors es d’aital guisa
De totz cessais a ces prisa,
– Escoutatz ! –
Chascus en pren sa devisa,
Ja pois no’n sera cuitatz.

Jeunesse déchoit, tombe et se brise.
Et Amour est de telle sorte
Qu’à tous ceux qu’il soumet, il prélève le cens (une redevance, un tribut)
Écoutez !
Chacun en doit sa part (Que chacun se le tienne pour dit ? )
Jamais plus, après cela, il n’en sera quitte (dispensé).

III
Amors vai com la belluja
Que coa-l fuec en la suja
Art lo fust e la festuja,
– Escoutatz ! –
E non sap vas quai part fuja
Cel qui del fuec es gastatz.

L’Amour est comme l’étincelle
Qui couve le feu dans la suie,
puis brûle le bois et la paille,
Écoutez !
Et  il ne sait plus de quel côté fuir,
Celui qui est dévoré par le feu.

IV
Dirai vos d’Amor com signa;
De sai guarda, de lai guigna,
Sai baiza, de lai rechigna,
– Escoutatz ! –
Plus sera dreicha que ligna
Quand ieu serai sos privatz.

Je vous dirai comment  Amour s’y prend
D’un côté, il regarde, de l’autre il  fait des clins d’œil ;
D’un côté, il donne des baisers, de l’autre, il grimace. —
Écoutez !
Il sera plus droit qu’une  ligne
Quand je serai son familier.

V
Amors soli’ esser drecha,
Mas er’es torta e brecha
Et a coillida tal decha
– Escoutatz ! –
Lai ou non pot mordre, lecha
Plus aspramens no fai chatz.

Amour jadis avait coutume d’être droit,
mais aujourd’hui il est tordu et ébréché,
et il a pris cette habitude (ce défaut )
Écoutez !
Là où il ne peut mordre, il lèche,
Avec un langue plus âpre que celle du chat.

VI
Greu sera mais Amors vera
Pos del mel triet la céra
Anz sap si pelar la pera
– Escoutatz ! –
Doussa’us er com chans de lera
Si sol la coa-l troncatz.

Difficilement Amour sera désormais sincère
Depuis le jour il put séparer la cire du miel ;
C’est pour lui-même qu’il pèle la poire.
Écoutez !
Il sera doux pour vous  comme le chant de la lyre
Si seulement vous lui coupez la queue.

VII
Ab diables pren barata
Qui fals’ Amor acoata,
No·il cal c’autra verga·l bata ;
– Escoutatz ! –
Plus non sent que cel qui’s grata
Tro que s’es vius escorjatz.

Il passe un marché avec le diable, 
Celui qui s’unit à Fausse Amour;
Point n’est besoin qu’une autre verge le batte ;
Écoutez !
Il ne sent pas plus que celui qui se gratte
jusqu’à ce qu’il se soit écorché vif.

VIII
Amors es mout de mal avi
Mil homes a mortz ses glavi,
Dieus non fetz tant fort gramavi;
– Escoutatz ! –
Que tot nesci del plus savi
Non fassa, si’l ten al latz.

Amour est de très mauvais lignage ;
Mille hommes il a tué sans glaive .
Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur (savant, beau parleur),
Écoutez !
Qui, du plus sage, un sot (fou)
Ne fasse, s’il le tient  dans ses lacs.

IX
Amors a uzatge d’ega
Que tot jorn vol c’om la sega
E ditz que no’l dara trega
– Escoutatz ! –
Mas que puej de leg’en lega,
Sia dejus o disnatz.

Amour se conduit comme la jument
Qui, tout le jour, veut qu’on la suive
Et dit qu’elle n’accordera aucune trêve,
Écoutez !
Mais qui vous fait monter, lieue après lieue,
Que vous soyez à jeun ou repu.

X
Cujatz vos qu’ieu non conosca
D’Amor s’es orba o losca?
Sos digz aplan’et entosca,
– Escoutatz ! –
Plus suau poing qu’una mosca
Mas plus greu n’es hom sanatz.

Croyez-vous que je ne sache point
Si Amour est aveugle ou borgne ?
Ses paroles caressent et empoisonnent, 
Écoutez !
Sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille,
Mais on en guérit plus difficilement.

XI
Qui per sen de femna reigna
Dreitz es que mals li-n aveigna,
Si cum la letra·ns enseigna;
– Escoutatz ! –
Malaventura·us en veigna
Si tuich no vos en gardatz !

Celui qui se laisse conduire  par la raison d’une femme
Il est juste que le mal lui advienne, 
Comme  l’Écriture nous l’enseigne :
 Écoutez !
Malheur vous en viendra
Si vous ne vous en gardez !

XII
Marcabrus, fills Marcabruna,
Fo engenratz en tal luna
Qu’el sap d’Amor cum degruna,
– Escoutatz ! –
Quez anc non amet neguna,
Ni d’autra non fo amatz.

Marcabru, fils de Marcabrune,
Fut engendré sous telle étoile
Qu’il sait comment Amour s’égrène;
Écoutez !
Jamais il n’aima nulle femme,
Ni d’aucune ne fut aimé.

En vous souhaitant une agréable journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.

(1)  Voir la première génération des troubadours d’Alfred Jeanroy persée

« Lo vers comens », une chanson et poésie médiévale satirique de Marcabru, par l’ensemble Céladon

troubadour_moyen-age-central_musique_chanson_poesie_medieval_occitan_oc_occitanie_MarcabruSujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale,  lyrique courtoise. poésie satirique, sirvantes, occitan
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle
Auteur : Marcabru  (1110-1150)
Titre :  « Lo vers comens quan vei del fau»
Interprète : Ensemble Céledon
Album:  
Nuits Occitanes (2014)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson et poésie médiévale de Marcabru, troubadour et maître occitan du « trobar clus ».  Comme nous le disions dans l’article précédent, nous sommes, en effet, avec cet artiste médiéval face à une poésie hermétique faite d’allusions et de sous-entendus qui ne se livre pas toujours simplement. Avec la longueur de temps passé, la difficulté se corse d’autant et prétendre en détenir toutes les clés relève de la gageure. Tout cela étant dit, nous donnerons tout de même quelques éclairages sur la chanson du jour et nous en approcherons même la traduction.

Quant à  l’envoûtante version musicale et vocale de cette pièce médiévale occitane que nous vous  présentons ici, elle provient de l’Ensemble Céladon, une formation française pointue dans le domaine de la musique ancienne dont nous n’avions pas encore parlé jusque là. Cet article nous en fournira donc l’occasion.

Lo vers comens quan vei del fau, de Marcabru par l’Ensemble Céladon

Paulin Bündgen et l’Ensemble Céladon

Formé en 1999, l’Ensemble Céladon explore le répertoire des musiques anciennes, sur une période qui va du Moyen Âge à l’ère baroque. Sorti avec un premier prix de conservatoire quelques temps après la création de la formation, son directeur artistique, le contre-ténor Paulin Bündgen, n’avait que 22 ans au moment où il la fonda. Il a, depuis, fait un long chemin.

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Présent dans de nombreux festivals, très actif sur la scène artistique, des musiques anciennes au classique en passant par l’opéra et en allant même jusqu’à la musique contemporaine, ce talentueux artiste dirige aussi, chaque année,  Les Rendez-vous de Musique Ancienne de Lyon. Quand il ne se produit pas avec son propre ensemble, Il intervient, au niveau international, au sein de prestigieuses  formations et sa discographie comprend déjà près de 40 titres.

Vous pouvez retrouver toute son actualité sur son site web officiel .

Un répertoire original et varié

De son côté et depuis ses premiers pas, l’Ensemble Céladon a produit huit albums. Sur le plan médiéval, leurs productions  couvrent des thèmes aussi variés que l’art des troubadours, les chansons d’amour courtois de Jehannot de Lescurel, et encore les musiques autour de la guerre de cent ans ou les chants de quête et d’amour sur les chemins des croisades. Sur des périodes plus récentes, il faut encore ajouter à leur répertoire la musique européenne de la renaissance, les cantates sacrées de Maurizio Cazzati, compositeur italien du XVIIe mais  aussi  l’exploration de la musique contemporaine.

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En près de vingt ans, le parti-pris de l’Ensemble Céladon n’a pas dévié et reste l’exploration d’un répertoire « hors des sentiers battus » selon la définition même de ses artistes. Sans épuiser la richesse de leur travail artistique ni la résumer à cela, le timbre de voix autant que le talent de son fondateur et directeur a largement guidé leurs choix de répertoires et demeure une des signatures originales de l’ensemble. Du côté de l’Ethnomusicologie et de leur exigence de restitution, il faut encore ajouter qu’à l’occasion de chaque album, l’ensemble s’entoure de conseillers historiques et d’experts éclairés.

Toujours actifs sur la scène, ils se produisent notamment en France sur les mois à venir. Pour aller les entendre en direct et connaître leur agenda de concerts, voici deux liens indispensables :

Le site web de l’ensemble CéladonPage Facebook officiel

Nuits Occitanes (Troubadours’ Songs)

Leur belle interprétation de la chanson Lo vers comens  quan vei del fau de Marcabru est tirée d’un album enregistré en 2013 et sorti à la vente en 2014. A cette occasion, l’ensemble célébrait ses quinze ans de carrière.

L’album a pour titre Nuits Occitanes et il reçut 5 diapasons dès sa sortie. Comme son titre l’indique, l’ensemble partait ici en quête de l’art des premiers troubadours et de leur poésie. On peut ainsi y retrouver Marcabru en compagnie de huit autres compositeurs en musique_chanson_poesie_medievale_ensemble_celadon_album_troubadours_occitans_marcabru_sirvantes_moyen-agelangue occitane du Moyen Âge central et des  XIe et XIIe siècles : Raimon de Miraval, Bernart de Ventadorn, Bertran de Born, entre autres noms, et encore la trobaraitz Beatriz de Dia.

L’album est toujours disponible en ligne sous forme CD mais aussi sous forme dématérialisée (MP3). Pour plus d’informations, en voici les liens :

Lien vers l’Album CD ou MP3: Nuits Occitanes – Troubadours Songs
Lien vers le titre du jour :  Lo vers comens en version MP3

Les paroles de la chanson occitane de Marcabru & leur traduction en français

Pour revenir au contenu de la chanson du jour, si, dès le départ, et comme dans nombre de poésies courtoises, Marcabru nous transporte avec lui dans la nature, nous sommes, cette fois-ci, plongé dans un paysage désolé et entré en hibernation.

« E segon trobar naturau, Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, »

« Et suivant l’art naturel de trouver, je porte la pierre (silex), l’amorce et le briquet », le « trouveur », le troubadour est celui qui allume le feu de la création et qui en porte l’étincelle. Marcabru veut-il encore nous dire par là que c’est aussi celui qui révèle, qui fait la lumière ? De fait, il nous sert ici un Sirvantès (servantois); le ton sera donc satirique et le poète y adressera les moeurs de son temps, autant que ses détracteurs. Et peu lui importera ceux qui le moquent ou se rient de ses vers, il ne cédera pas devant leurs moqueries et il les défiera même de lui chercher des poux dans la tête.

deco_medievale_enluminures_trouvere_Au pied d’un arbre rendu sans feuille, le poète médiéval attend donc le renouveau mais il n’est pas vraiment question ici de conter fleurette. Les jeux de l’amour reviendront un peu avant la fin de la poésie. Est-ce simplement par convention ou règle-t-il ici tout en sous-entendu des comptes avec une maîtresse qui l’aurait éconduit? Difficile de l’affirmer. L’amour ne sera, en tout cas pas au centre des préoccupations du troubadour dans cette poésie et le thème restera traité dans un contexte satirique plus global. Au fond, si les jeux d’amour sont biaisés, ce n’est qu’une des conséquences de ce « siècle » aux usages corrompus.

Victoire de la cupidité sur la loyauté et la droiture, l’hiver dont Marcabru nous parle ici est indéniablement celui des valeurs. On se drape des meilleurs apparats pour commettre le pire, on se comporte comme des animaux en matière de pouvoir comme en matière d’amour. Bref tout va mal, comme si souvent d’ailleurs, dans les poésies morales. Le troubadour ira même jusqu’à faire une allusion aux prophéties bibliques annonciatrices de grands changements et de destruction (Jérémie). « Le seigneur devient le serf, le serf devient le seigneur ». Ce thème de l’inversion et du vilain qui se fait « courtois » se retrouvera dans d’autres de ses poésies.

Densité thématique et sujets imbriqués

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour conclure, comme nous le disions en introduction, même une fois traduite, la poésie de Marcabru peut s’avérer assez difficile à décrypter. Elle est faite assurément de son actualité immédiate mais elle est aussi codée pour s’adresser à un public d’initiés.

Comme c’est encore le cas ici, à l’intérieur d’une même poésie,  le troubadour semble souvent sauter d’un sujet à l’autre, d’une strophe à l’autre, avec une désinvolture qui pourrait presque paraître désarmante à nos yeux. Encore une fois tout ceci n’est peut-être qu’une impression (représentations modernes, hermétisme du code, …) mais d’une certaine manière, cet effet « d’empilement » ou de « sujets imbriqués » interpelle et questionne nos vues sur la notion de deco_medievale_enluminures_trouvere_« cohérence » thématique. Sans être totalement décousu non plus, loin s’en faut, le procédé pourrait presque, par moments, prendre des allures de soliloque ou de « causerie » à parenthèses. Quoiqu’il en soit, au final, on ne peut que constater le fait ce « vers comens » nous met face à une grande densité et variété thématique.

Pour le reste et sur le fond, si nous avons perdu en route quelques éléments de contexte (historique) ou si encore certains codes de la poésie de ce troubadour occitan nous demeurent inaccessibles, peut-être faut-il aussi savoir l’apprécier sans chercher à l’épuiser totalement rationnellement. C’est d’ailleurs l’éternel débat en poésie. Pour goûter l’oeuvre de Marcabru, il faut aussi savoir simplement se laisser aller à la beauté et à la musicalité de la langue occitane et de la composition et, plutôt que buter dessus, savoir apprécier l’aura de mystère qui continue d’entourer ses mots.

Notes sur l’adaptation /traduction

Concernant l’adaptation, si je me sers encore largement des oeuvres complètes de  Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909), je m’en éloigne toutefois à quelques reprises, sous le coup de recherches personnelles. Je ne reporte dans les notes que les écarts les plus significatifs. Je dois avouer et je le fais d’autant plus facilement que le bon docteur l’avait lui-même affirmé (voir article), que certaines de ses traductions ne me convainquent pas totalement. Pour être très honnête, j’aurai d’ailleurs, à mon tour, à coeur de revenir sur celles que je fais ici pour les retravailler, mais il faudra du temps. Qu’on les prenne donc pour ceux qu’elles sont, une première approche ou un premier jet, et pas d’avantage.

Lo vers comens quan vei del fau

Lo vers comens quan vei del fau
Ses foilla lo cim e·l branquill,
C’om d’auzel ni raina non au
Chan ni grondill,
Ni fara jusqu’al temps soau
Qu·el nais brondill.

Je commence mon vers (ma poésie) quand du hêtre
je vois la cime et les branches  effeuillés
Quand de l’oiseau ou de la grenouille,
On n’entend ni le chant ni le coassement
Et qu’il en sera ainsi jusqu’à la douce saison
où naîtront les nouveaux rameaux.

E segon trobar naturau
Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill,
Mas menut trobador bergau
Entrebesquill,
Mi tornon mon chant en badau
En fant gratill.

Et selon l’art naturel de trouver
Je porte la pierre, l’amorce et le briquet,
Mais d’insignifiants troubadours
frelons et brouillons* (embrouilleurs, entremis)
Tournent mon chant en niaiseries
Et s’en moquent  (1) 

Pretz es vengutz d’amont aval
E casegutz en l’escobill,
Puois avers fai Roma venau,
Ben cuig que cill
Non jauziran, qui·n son colpau
D’aquest perill.

Le(s) prix s’est venu du haut vers le bas
Et a chu dans les balayures* (immondices);
Puisque les possessions rendent Rome vénale
Je crois bien que ceux-là
Ne s’en réjouiront pas qui sont coupables
de ce danger* (de cette situation périlleuse).

Avoleza porta la clau
E geta Proez’ en issill!
Greu parejaran mais igau
Paire ni fill!
Que non aug dir, fors en Peitau,
C’om s’en atill.

La bassesse* (vileté, lâcheté) porte la clef* (est souveraine)
Et jette les prouesses en exil !
Il sera difficile désormais que paraissent égaux 
Les pères comme les fils !
Car je n’entends pas dire, sauf en Poitou,
Que l’on s’y attache. (que l’on s’en préoccupe)

Li plus d’aquest segle carnau
Ant tornat joven a nuill,
Qu’ieu non trob, de que molt m’es mau,
Qui maestrill
Cortesia ab cor leiau,
Que noi·s ranquill.

Les plus nombreux de ce siècle* (monde) charnel 
Ont changé la jeunesse en mépris, (ont dévoyé leur jeunesse ?)
Car je n’en trouve pas, ce qui m’émeut grandement,
Qui pratiquent avec maestria (avec art, habileté)
La courtoise et la loyauté de coeur
Et qui ne soient pas « boiteux ».

Passat ant lo saut vergondau
Ab semblan d’usatge captill!
Tot cant que donant fant sensau,
Plen de grondill,
E non prezon blasme ni lau
Un gran de mill.

Ils ont sauté le pas sans vergogne
Sous l’apparence des usages (habitudes) souverains !
Tout ce qu’ils donnent est contre rétribution (tribut, redevance) (2),
(et ils suscitent) plein de grondements (grognements) (3)
Et blâme ou louange leur importent aussi peu
qu’un 
grain de mil. 

Cel prophetizet ben e mau
Que ditz c’om iri’ en becill,
Seigner sers e sers seignorau,
E si fant ill,
Que·i ant fait li buzat d’Anjau,
Cal desmerill.

Celui-là prophétisa bien et mal
Et qui dit comment viendrait un « bouleversement »,
Le seigneur serf et le serf seigneur* (« seigneuriant »),
Et ils font déjà ainsi,
Comme ont fait les buses d’Anjou (4)
Quelle déchéance* (démérite) !

Si amars a amic corau,
Miga nonca m’en meravill
S’il se fai semblar bestiau
Al departill,
Greu veiretz ja joc comunau
Al pelacill.

Si Amour (une amante maîtresse) a  ami loyal
Je  ne m’étonne plus du tout
Qu’on se comporte comme des animaux
Au moment de la séparation
Car vous ne verrez jamais facilement
un jeu commun (égal. Dejeanne: « parité complète ») au jeu d’amour.

Marcabrus ditz que noil l’en cau,
Qui quer ben lo vers e·l foill
Que no·i pot hom trobar a frau
Mot de roill!
Intrar pot hom de lonc jornau
En breu doill.

Marcabru dit qu’il ne lui en chaut
Que l’on recherche bien dans son vers (sa poésie) et le fouille,
Car aucun homme n’y peut trouver en fraude
Un mot de rouille !
Un grand homme  (un ainé, homme d’expérience, ) peut passer
Par un petit trou. (5)


NOTES

(1) trad Docteur JML Dejeanneen font des gorges chaudes

(2) Donner à cens : louer contre rétribution en nature ou en espèces.

(3) « Plen de grondill », trad Docteur JML Dejeanne « ce qui fait gronder beaucoup ». Ce « plen de grondill » pourrait aussi s’appliquer dans le sens, il donnent à cens mais le font en plus de mauvaise grâce?

(4) Dans un article de Romania des débuts du XXe siècle (1922), l’historien Prosper Boissonnade fera un rapprochement de ce vers avec les débuts du rêgne de Geoffroy V d’Anjou, dit le Bel ou Plantagenêt  et l’anarchie féodale qui régnait alors du côté des angevins. Voir :
Les personnages et les événements de l’histoire d’Allemagne, de  France et d’Espagne dans l’oeuvre de Marcabru (1129-1150) ; essai sur la biographie du poète et la chronologie de ses poésies

(5) trad Docteur JML Dejeanne : « je consens qu’un homme grand passe par un petit trou (?) ».Il me semble plutôt que Marcabru  parle de lui ici et explique qu’étant plus âgé et expérimenté  il est habile et ne prête pas le flan à la critique.

En vous souhaitant une belle journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Une chanson médiévale de Pistoleta, troubadour provençal du XIIIe siècle

troubadour_provence_chanson_poesie_medievale_moyen-ageSujet : musique, chanson et poésie médiévale, troubadours, servantois, sirventes. chanson de voeux, portrait, éléments biographiques, vidas.
Titre : « Ar’ agues eu mil marcs de fin argen »,  « Puisse-je avoir mil marcs d’argent fin »
Auteur  : Pistoleta, troubadour  provençal, Aquitaine et Languedoc
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionu troubadour Pistoleta, les vidas ou le parnasse occitan nous apprennent qu’il fut lui-même le chanteur du troubadour et conteur Arnaud de Mareuil. Clerc d’assez pauvre condition, ce dernier colporta son art dans l’entourage de Raymond V de Toulouse et notamment de la soeur de ce dernier la contesse de Burlats. Il est d’ailleurs entré plus largement dans la postérité que l’artiste qui nous intéresse aujourd’hui mais il faut dire qu’à la période contemporaine de Pistoleta et au vue de leur nombre, les troubadours qui se tenaient en Provence, en Aquitaine et au delà se trouvaient exposés à une sérieuse concurrence.

Vida de Pistoleta et parnasse occitanien

« Pistoleta si fo cantaire d’en Arnaut de Maruoill e fo de Proensa; e pois venc trobaire e fez cansos con avinens sons. E fo ben grazitz entre la bona gen ; mais hom fo de pauc solatz, e de paubra enduta, e de pauc vaillimen. E tolc moiller à Marseilla ; e fes se mercadier e venc rics ; e laisset d’anar per cortz. » Le parnasse occitanien. Edtion de 1819.

Le peu d’informations biographiques que l’on trouve concernant  Pistoleta puise, de manière plus ou moins explicite, à la même source : les Vidas. Nous l’avons déjà dit par ailleurs mais il est sans doute bon de le répéter ici : issues vraisemblablement de la tradition orale provençale colportée sur les troubadours, ces « biographies »  furent rédigées près d’un siècle plus tard et se présentent toutes sous une forme plus ou moins anecdotique et romancée. Leur nature littéraire a été largement soulignée par Michel Zink qui recommande de prendre, à leur égard, un certain recul critique, en privilégiant plutôt l’analyse littéraire justement, la véritable valeur historique des faits rapportés ne pouvant, dans bien des cas, pas être corroborée par d’autres sources. Nous mettons donc quelques guillemets à ces éléments biographiques mais comme ils sont à peu près les seuls en notre possession, il nous faut bien au moins les citer ici.

Ci-contre représentation de Pistoleta, Chansonnier provençal dit chansonnier K,   manuscrit ancien, ms 12473 Bnf, milieu du XIIIe siècle)

En activité de la fin du XIIe siècle au début du XIIIe (1230), il semble donc qu’à force de colporter et de chanter les oeuvres d’Arnaud de Mareuil, Pistoleta fut lui-même tenté de s’essayer à la composition et à la rédaction de ses propres chansons. Homme de pauvre apparence et peu de moyens (toujours d’après les vidas), il se serait fait plus tard marchand en la ville de Marseille ce qui lui aurait réussi plutôt bien . Il aurait alors laisser de côté l’art de trobar et ses errances de cour en cour pour se consacrer entièrement à cette nouvelle activité.

Histoire générale de Provence

En fouillant un peu plus loin dans les sources, nous trouvons encore les lignes suivantes (plutôt lapidaires) concernant notre troubadour. L’ouvrage est une Histoire générale de Provence, rédigée vers la fin du XVIIIe siècle :

« Pistoleta, après avoir longtems chanté les chansons des autres, voulut en faire ; mais il n’eut point de succès : on n’en aima que les airs qui furent trouvé agréables. Il nous reste de lui cinq chansons triviales, sur l’amour qu’il avoît pour une dame d*un haut rang, qui ne pouvoit le souffrir. C’est lui-même qui nous apprend cette circonstance dans une pièce, où il dit, que le tems qu’il passe avec elle, « lui paroit si court y que l’adieu touche presqu’au bon jour ». La dame ne devoit pas le trouver de même, s’il est vrai, comme le dit l’historien provençal, qu’il fut peu amusant, qu’il eût peu de mérite et peu d’usage du monde.

Dans ce cas-là, il fit très-bien de renoncer à la poésie, & de se faire marchand à Marseille, où il s’enrichit ; ce qu’il n’auroit pas fait dans la carrière du bel esprit, ingrate même pour les talens & où l’on se couvre de ridicules, quand on n’y porte que des prétentions. Pistoleta avoit été dans plusieurs cours : nous avons de lui une chanson dont l’envoi est au comte de Savoie, ( probablement Amédée IV), prince sage, dit-il, doué de toutes les belles qualités, aimant le mérite et se faisant aimer. »
Histoire générale de Provence T2, page 414. (1778)

Pistoleta connut-il un succès relatif ou pas du tout ? Suivant qu’ils se fient ou non aux Vidas, Les auteurs semblent plutôt mitigés sur cette question même si le changement d’orientation dans la carrière de l’infortuné troubadour semble plutôt plaider en défaveur de son art. Quoiqu’il en soit, la chanson que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui est joliment tournée et on devine bien, à travers ses lignes, la vie de misère et les difficultés que l’artiste dut traverser, du temps où il s’exerçait à la poésie et au chant.  Sans être très caustique, ni d’une satire manifeste, elle est sans doute à ranger dans les « sirventes » pour sa dimension sociale puisqu’elle compte les misères du poète et ce même si elle comprend aussi des éléments courtois.

Servantès ou chanson de vœux adaptée
Ar agues eu mil marcs de fin argen

Contre l’Histoire générale de Provence citée plus haut, dans un ouvrage de 1893, intitulé La poésie lyrique et satirique au moyen-âge, le philologue et chartiste lyonnais Léon Clédat se rangeait lui-même, implicitement (et même mot pour mot, mais sans les citer), du côté des Vidas pour nous parler de Pistoleta :  « Il se fit troubadour à son tour, et il eut beaucoup de succès parmi les bonnes gens ». ( « E fo ben grazitz entre la bona gen ») . 

Dans la foulée, il faisait encore remarquer que la chanson du troubadour que nous vous présentons aujourd’hui avait due connaître un succès suffisamment  important pour se voir traduite en français et nous fournissait même l’adaptation de deux de ses paragraphes (hélas sans en citer la source, ni l’auteur précis).De son titre  provençal qui est, en général, la reprise de la première ligne de la chanson « Ar agues eu mil marcs de fin argen », le titre de la version française était alors devenu  « Chanson  de Voeux ».  

Pistoleta dans le Chansonnier Cangé, XIIIe siècle, Bnf.

Pour le reste de la traduction, hormis ses deux paragraphes livrés « clefs en main » par Leon Clédat (voir image en tête d’article) nous nous sommes basés pour « adapter » le reste de la chanson sur une traduction de Cyril Heshon, paru en 2003, dans la revue des langues romanes (la partition moderne que nous livrons plus haut provient du même article).  Pour être honnête,  nous n’avons pas cherché la rime et cette adaptation mériterait franchement que l’on y revienne à un moment ou à un autre. Pour le moment, elle aura au moins le mérite de rendre un peu plus intelligible l’Oc original de Pistoleta.

Ar agues eu mil marcs de fin argen
et atrestan de bon aur e de ros,
et agues pro civada e formen,
bos e vacas e fedas e moutos,
e cascun jorn .c. liuras per despendre,
e fort chastel en que·m pogues defendre,
tal que nuls hom no m’en pogues forsar,
et agues port d’aiga dousa e de mar.

Puissé-je avoir mil marcs de fin argent
Et tout autant de bon or et de roux,
Et quantité d’avoine et de froment.
Boeufs et vaches et brebis et moutons,
Et chaque jour cent livres à répandre,
Et fort château où me pusse défendre,
Tel que nul homme y forcer ne me pût ;
Puissé-je avoir port d’eau douce et de mer !…

Et eu agues atrestan de bon sen
et de mesura com ac Salamos,
e no·m pogues far ni dir faillimen,
e·m trobes hom leial totas sasos,
larc e meten, prometen ab atendre,
gent acesmat d’esmendar e de rendre,
et que de mi no·s poguesson blasmar
e ma colpa cavallier ni joglar.

Et si j’avais suffisamment  de  sens
Et de mesure comme en eut Salomon,
Ne me trompant jamais, ni en faits, ni en dits,
Et si j’étais loyal en toutes circonstances,
Large et généreux, fidèle à mes promesses,
bien prompt à m’amender et à payer mes dettes,
Et que de moi jamais on ne puisse blâmer
Ni critiquer mes faits, jongleurs ou chevaliers.

Et eu agues bella domna plazen,
coinda e gaia ab avinens faissos,
e cascun jorn .c. cavallier valen
que·m seguisson on qu’eu anes ni fos
ben arnescat, si com eu sai entendre;
e trobes hom a comprar et a vendre,
e grans avers no me pogues sobrar
ni res faillir qu’om saubes atriar.

Et si j’avais aussi une dame plaisante
aimable, belle et gaie, aux manières avenantes,
Et chacun jour pour moi des chevaliers vaillants
qui me suivent où que j’aille et où que je me tienne
Bien harnaché, comme je sais m’y entendre;
Et si j’avais assez pour acheter et vendre,
Et que grands avoirs ne me manquent jamais
Ni ne me manque rien que l’on puisse acquérir.

Car enueis es qui tot an vai queren
menutz percatz, paubres ni vergoinos,
perqu’eu volgra estar suau e gen
dinz mon ostal et acuillir los pros
et albergar cui que volgues deissendre,
e volgra lor donar senes car vendre.
Aissi fera eu, si pogues, mon afar,
e car non pois no m’en deu hom blasmar.

Car dur il est tout l’an d’aller chercher
Menus profits comme un pauvre honteux.
Aussi voudrais être heureux et tranquille
Dans mon hôtel et accueillir les preux.
Et héberger qui voudrait y descendre,
Et je voudrais leur donner sans rien vendre.
Si je pouvais, mènerais telle vie :
Quand ne le puis, ne m’en doit-on blâmer.

Domna, mon cor e mon castel vos ren
e tot quant ai, car etz bella e pros;
e s’agues mais de que·us fezes presen,
de tot lo mon o fera, si mieus fos,
qu’en totas cortz pois gabar ses contendre
qu’il genser etz en qu’eu pogues entendre.
Aissi·us fes Dieus avinent e ses par
que res no·us faill que·us deia ben estar.

Mon cœur  et mon château, Dame,  je vous remets
Et tous les biens que j’ai, car êtes noble et belle;
Si j’avais plus encore, présent je vous ferais,
pour peu qu’il soit mien du monde en son entier
Car en toutes les cours je vante sans ambages 
que plus belle que vous, on ne puisse trouver.
Ainsi comme Dieu vous fit, charmante et sans  égale
que jamais rien ne manque qui puisse vous contenter.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

L’ensemble médiéval Flor Enversa à la rencontre des troubadours et de Marcabru

troubadour_moyen-age-central_musique_chanson_poesie_medieval_occitan_oc_occitanie_MarcabruSujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson et musique médiévale,  fine amour, amour courtois. ethnomusicologie.
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Marcabru  (1110-1150)
Titre :  « Bel m’es quan son li fruich madur »
Interprète : Ensemble  FLOR ENVERSA

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons aujourd’hui sur la poésie médiévale et bucolique du Troubadour Marcabru (Marcabrun) avec une très belle interprétation de sa chanson  « Bel m’es quan son li fruich madur », (J’aime quand les fruits sont mûrs) par l’ensemble médiéval FLOR ENVERSA que cet article va nous donner également la joie de vous présenter.

Trobar clus : la poésie hermétique et allégorique de Marcabru

marcabru_troiubadours_poesie_chanson_medievale_enluminure_miniature_retouchee_manuscrit_ancienMarcabru fait partie des trobar clus, autrement dit de ces troubadours qui pratiquent une poésie « fermée », soit relativement hermétique. On lui prête d’ailleurs souvent d’en être le chef de file. En opposition aux trobar leu ou au trobar ric qui sont dans une recherche stylistique mais dont les textes demeurent plus accessibles, Marcabru fait naître des images poétiques et allégoriques, use encore d’allusions qui ne se  livrent pas toujours facilement à la compréhension. Avec le recul du temps et la barrière de la langue, les choses se compliquent encore un peu plus, mais il n’est pas question pour autant de se priver d’approcher ce grand artiste et auteur du XIIe siècle.

Dans la poésie du jour, le troubadour nous parle de Fine Amor, autrement dit du bel amour courtois qui anoblit et élève et qu’il oppose aux pratiques des « amants perfides » et « trompeurs », qui l’avilissent et l’abaissent, même s’il en faudrait bien plus pour ternir  l’Amour véritable dont la valeur est si grande qu’il n’a ni fin, ni commencement et ne se laisse entâcher. Et comme dans de nombreux autres de ses textes, la nature vient servir de support à notre poète médiéval pour conter à la fois ses états d’âme mais aussi pour lui permettre d’illustrer son propos de manière allégorique. C’est un procédé que l’on rencontrera souvent, après lui, dans la poésie médiévale.

« Bel m’es quan son li fruich madur » par l’Ensemble Flor Enversa

FLOR ENVERSA, une formation médiévale
à la découverte de l’art des Troubadours

Fondé dans le courant de l’année 2006  par le chanteur, conteur et musicien Thierry Cornillon et la chanteuse, vieilliste, violoniste, flûtiste, Domitille Vigneron, l’ensemble FLOR ENVERSA  s’est donné pour vocation de faire revivre et redécouvrir le répertoire des troubadours occitans poesie_musique_medievale_troubadour_occitan_ensemble_Flor_enversa_Domitille_Vignerondes XIIe et XIIIe siècles.

La démarche artistique de la formation est soutenue par un sérieux travail de recherche en amont, dans les sources manuscrites, documentaires et graphiques en provenance du moyen-âge central, et l’ambition avouée des deux artistes est de se situer au plus près de cette tradition et cet art musical et poétique médiéval. Dans le même ordre d’idée, ils se sont penchés sur les instruments anciens et font même des recherches en archéo-lutherie pour les recréer. Inutile, bien entendu, d’ajouter que la langue chantée est aussi au plus près des manuscrits, mais faisons le tout de même. En un mot, nous sommes là face à un travail exigent de restitution qui se situe autant du côté artistique que du côté de l’ethnomusicologie.

A ce jour, FLOR ENVERSA a produit 4 albums sur leur thème de prédilection en s’entourant de collaborations diverses. En l’occurrence sur le morceau présenté aujourd’hui, les deux fondateurs de l’ensemble sont accompagnés d’Olivier Féraud. Pour dire un mot de cet autre Artiste, il est musicien et luthier spécialiste de la période médiévale, mais pas seulement, il est aussi docteur en anthropologie sociale et ethnologie, et membre de la Société poesie_musique_medievale_troubadour_occitan_ensemble_Flor_enversa_olivier_feraud_ethnomusicologieFrançaise d’Ethnomusicologie (voir profil détaillé d’Olivier Féraud). Outre nous fournir le plaisir de le mentionner ici, tout cela démontre, encore une fois, de tout le sérieux et de la rigueur que cet ensemble peut investir dans son approche de l’art des troubadours.

Fondateurs d’un festival sur ce même thème, le festival TROBAREA qui se donne en août, en Provence et à Vence et qui présentait cette année sa 3e édition, les deux artistes ont aussi eu l’occasion d’intervenir, à plusieurs reprises, dans des colloques pointus sur ce sujet qu’ils maîtrisent bien. Ils organisent d’ailleurs des stages sur la question faisant intervenir des contenus aussi divers que les sources manuscrites, l’archéo-lutherie, la découverte des modes de jeux et l’improvisation, mais aussi et bien sûr la langue d’Oc.

Notons encore que ces artistes passionnés qui ont à coeur la culture, la langue, la tradition orale, la musique, et, au sens large, les arts de leur belle Provence à travers le temps, ne se limitent pas au monde médiéval. Ils ont, en effet, crée  également BLANCAFLOR un ensemble dédié aux musiques de la renaissance en langue d’oc, et  SIRIGAUDA, une  troisième formation qui se propose de faire découvrir les chants et les poesie_musique_medievale_troubadour_occitan_ensemble_Flor_enversa_Thierry-Cornillondanses traditionnels de la Provence alpine.

Quoiqu’il en soit et pour en revenir au sujet du jour, si vous aimez l’art médiéval unique des troubadours des XIIe et XIIe siècles et leur langue d’Oc aux accents chantants, ou si vous êtes même simplement curieux de les découvrir, vous apprécierez, sans nul doute, le travail artistique de Thierry Cornillon, Domitille Vigneron et de leur formation  FLOR ENVERSA.

Pour plus d’informations les concernant, ainsi que sur leur actualité, n’hésitez pas à consulter leur site web très complet : flor-enversa.com 

Bel m’es quan son li fruich madur
Paroles et approche de traduction

La traduction que nous vous livrons ici est tirée des oeuvres complètes de  Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909) qui écrivit aussi sous le pseudonyme de Nabaillet. Historien local, romaniste et spécialiste de littérature gasconne, l’homme était également médecin et maire de la commune de Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées).

L’ouvrage fut publié, en 1909, à titre posthume et l’auteur lui-même ne considérait pas l’édition comme définitive. Il l’avait, en effet, engagé avec l’intention de proposer une première classification de la poésie marcabru_poesie_chanson_troubadour_gascon_medieval_occitan_traductionsdu troubadour médiéval  et concernant la traduction qu’il en fit, il entendait ouvrir des pistes pour la compréhension, « aiguillonner » même pourra-t-on lire en préface de son livre, plus qu’il ne prétendait l’épuiser totalement. De son propre avis, cette dernière n’a donc pas la prétention de la perfection.

Pour en dire encore un mot, elle est littérale, parfois intuitive, souvent assurée (peut-être trop de l’avis même encore du bon docteur lui-même). Elle ne cherche en tout cas pas l’adaptation en vers. Bien évidemment, dans le texte français, la poésie de Marcabru se dilue totalement, mais il y a toujours trois choix face à une poésie et quelque soit sa langue : la traduire et tenter d’en approcher le sens, ne pas la traduire et simplement laisser les lecteurs goûter à sa musicalité, en espérant qu’elle leur suffise et enfin l’adapter en vers et se distancier définitivement de la langue originale. Quand on aime la poésie autant que les langues, une traduction littérale même imparfaite, même si, encore une fois, elle ne peut rendre totalement justice à la beauté poétique du texte originel, demeure tout de même utile à plus d’un égard; elle n’empêche pas, par ailleurs et après coup de revenir vers le texte source pour mieux l’apprécier. Nous faisons donc le choix volontaire et assumée de la publier ici, dusse-t-elle laisser en suspens quelques interrogations.


I
Bel m’es quan son li fruich madur

E reverdejon li gaïm,
E l’auzeill, per lo temps escur,
Baisson de lor votz lo refrim,
Tant redopton la tenebror;
E mos coratges s’enansa,
Qu’ieu chant per joi de fin’ Amor
E vei ma bon’ esperansa.

J’aime quand les fruits sont mûrs
et que reverdissent les regains,
et quand les oiseaux, par le temps obscur,
baissent le ramage de leur voix,
tant ils redoutent les ténèbres;
Et mon coeur est transporté,
Car je chante par joie le fine Amour
et je vois ma bonne espérance.

II
Fais amie, amador tafur,

Baisson Amor e levo·l crim,
E no·us cuidetz c’Amors pejur,
G’atrestant val cum fetz al prim
Totz temps fon de fina color,
Et ancse d’una semblansa;
Nuills hom non sap de sa valor
La fin ni la comensansa.

Faux amis, amants perfides
rabaissent Amour et relèvent le crime;
et ne vous imaginez pas qu’Amour soit devenu pire (en soit entaché),
car il vaut autant qu’aux premiers jours
toujours il fut de pure couleur
et d’une même apparence;
nul homme ne sait de sa valeur [de son pouvoir]
la fin ni le commencement.

III
Qui·s vol si creza fol agur,

Sol Dieus mi gart de revolim
Qu’en aital Amor m’aventur
On non a engan ni refrim
Qu estiu et invern e pascor
Estau en grand alegransa,
Et estaria en major
Ab un pauc de seguransa.

Croira qui voudra les folles augures
Dieu seul me garde de changer
car je m’aventure en un Amour
sans trouble, ni tromperie
En été comme hiver et pâques [printemps],
je suis en grande allégresse
et je l’aurais encore plus grande
avec un peu plus de certitude (sécurité).

IV
Ja non creirai, qui que m’o jur,

Que vins non iesca de razim,
Et hom per Amor no meillur
C’anc un pejurar non auzim,
Qu’ieu vaill lo mais per la meillor,
Empero sivm n’ai doptansa,
Qu’ieu no’m n’aus vanar, de paor
De so don ai m’esperansa.

Jamais je ne croirai, quiconque me le jure,
que le vin ne sorte pas du raisin
Et que l’homme par Amour ne soit pas rendu meilleur,
car jamais nous n’avons appris
qu’un seul en soit devenu pire,
cependant j’ai de l’incertitude,
Au point que je n’ose  m’en vanter, par peur
de ce qui est l’objet de mon espérance. (de perdre)

V
Greu er ja que fols desnatur,

Et a follejar non recim
E folla que no’is desmesur;
E mais albres de mal noirim,
De mala brancha mala flor
E fruitz de mala pesansa
Revert al mal outra’l pejor,
Lai on Jois non a sobransa.

Il sera certes difficile que le fou se dénature
et ne recommence pas à faire des folies,
et que folle (folie?) soit sans démesure
mauvais arbre vient de mauvaise nourriture,
de mauvaise branche, mauvaise fleur,
et fruit de mauvaise pensée
retourne au mal, sinon au pire,
là où Joie n’est pas souveraine.

VI
Que l’Amistat[s] d’estraing atur

Falsa del lignage Caïm
Que met los sieus a mal ahur,
Car non tem anta ni blastim,
Los trai d’amar ab sa doussor,
Met lo fol en tal erransa
Qu’el non remanria ab lor
Qui·l donava[n] tota Fransa.

L’amitié perverse aux étranges attachements
des descendants de Caïn
les entraîne dans le malheur,
car elle ne craint honte ni blâme,
les empêche d’aimer par sa douceur ( les éloigne de l’Amour vrai);
elle met le:fou en telle erreur (errance ? perplexité)
qu’il ne resterait plus avec ceux  (qu’ils ne s’y résigneraient même pas)
même si on leur donnait la France entière (?)


En vous souhaitant une merveilleuse journée.
Frédéric EFFE.

Pour moyenagepassion.com
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