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La lettre de Kubilai Khan à Saint Louis ou méfions-nous des citations!

kubalai_khan_roi_tartare_lettre_roi_saint_louis_moyen-age_passion«C’est une bonne chose que la paix ; car en terre de paix ceux qui vont à quatre pieds mangent l’herbe paisiblement ; et ceux qui vont à deux, labourent la terre [dont les biens viennent] paisiblement.»
Kubilai Khan (1215-1294), roi des Tartares, Grand Khan des Mongols, Lettre à Louis IX (vers 1260)

Attention citation médiévale piégée!

Bonjour à tous!

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoilà encore un petit article léger pour se détendre et appeler au sens critique; une autre façon de dire, finalement, méfions-nous des citations et de l’information toute mâchée.

Il y a quelque temps, au hasard de mes errances sur le web, je trouvais, en effet, cette citation que je reprends volontairement, en tête d’article. Je me disais: quel beau témoignage de paix fait par ce roi tartare et mongol, petit-fils de Ghengis Khan, dans cette missive à Saint Louis, en plein coeur du moyen-âge. La phrase était tirée de l’ouvrage « Œuvre de Jean, sire de Joinville » de 1867 de Natalis dejehan_de_joinville_chroniqueur_poete_ecrivain_historien_moyen-age_passion Wailly, traduction de textes du XIIIe siècle du célèbre chroniqueur, historien, poète, écrivain et Sénéchal de Champagne, Jehan de Joinville (1225-1317). Le journaliste ou l’historien qui la mentionnait ajoutait: « Les deux rois s’entendent pour manifester le même amour de la paix. Et c’est chose rare, à l’époque. » Bref, tout cela valait bien une recherche un peu plus poussée, en vue, peut-être, d’un article. (peinture ci-contre, Jehan de Joinville par  Blondel  Merry Joseph, XIXe siècle, salle des croisades, château de Versailles).

Insatiable curieux de nature, je décidais, avant toute chose, d’en savoir un peu plus et me mettais donc en quête d’information sur la question. Qui était ce roi mongol si pacifique? Quelle était donc cette lettre? La lecture de Joinville pouvait certainement m’en apprendre plus. Je finis ainsi par trouver le texte original de l’ouvrage cité et, pour être honnête, à l’heure où j’écris ces lignes, je suis encore en train d’en rire.

En effet, en fait de missive de paix, la belle citation de Kubilai Khan ressemble plutôt à une belle introduction avant racket, façon Soprano ou Corleone. Je vous laisse en juger par vous-même en découvrant ce que nous apprend la lecture complète de cette missive du roi tartare (mongol) au roi de France, Saint Louis, en réponse aux présents et messages que ce dernier lui avaient adressés. L’ombre du Attila de Kaamelott n’est pas très loin.

Traduction de Jean de Joinville par Natalis de Wailly (1867)

natalis_de_Wailly_jean_de_joinville_historien_medieval_moyen-age_passion« Avec les meffagers vinrent les leurs; & ils apportèrent au roi de France des lettres de leur grand roi* (*le roi tartare donc) qui étaient ainfi conçues : « 
C’eft une bonne chofe que la paix ; car en terre de paix, ceux qui vont à quatre pieds mangent l’herbe paifiblement; et ceux qui vont à deux labourent la terre (dont les biens viennent) paifiblement. Et nous te mandons cette chofe pour t’avertir : car tu ne peux avoir la paix fi tu ne l’as avec nous. Ca prêtre Jean fe leva contre nous, & tel roi & tel (& ils en nommaient beaucoup), & tous nous les avons paffés au fil de l’épée. Ainsi, nous te mandons que chaque année tu nous envoies affez de ton or & de ton argent pour que tu nous retiennes comme ami. & fi tu ne le fais, nous te détruirons toi & tes gens, ainfi que nous avons fait de ceux que nous avons ci-devant nommé. »
Et fachez que le faint roi fe repentirt fort d’y avoir envoyé. »

Source historique de la lettre de Saint Louis

jean_joinville_chronique_lettres_roi_saint_louis_kubilai_khan_moyen-age_passion

L’original de Jean de Joinville pour le plaisir de la langue

jehan_de_joinville_chroniqueur_poete_ecrivain_historien_medievale« Avec les meffages, le roy vindrent li leur & aportèrent lettres de leur grant roy* (*le roi tartare donc) au roy de France qui difoient ainfi : « Bonne chofe eft de pez, quar en terre de pez manguent cil vont à quatre piez, l’erbe pefiblement. Cil qui vont à deus labourent la terre dont les biens viennent paifiblement. Et cefte chofe te mandons-nous pour toy avifer; car tu ne peus avoir pez fe tu ne l’as à nous. Car preftre Jehan fe leva encontre nous, & tel roy & tel (& moult en nommoient), & tous les avons mis à l’efpée. Si te mandons que tu nous envoies tant de ton or et de ton argent chafcun an, que tu nous retieignes à amis. & fe tu ne le fais, nous deftruirons toy & ta gens auffi comme nous avons fait ceulz que nous avons devant nommez. » Et fachiez qu’il fe repenti fort quand yl y envoia. »

Toute la Vérité Historique en Images

Du coup, rétablir l’Histoire véritable de la lettre du grand roi tartare Kubilai Khan à Saint Louis valait bien une illustration et nous nous en sommes fendus sans plus attendre.

moyen-age_passion_histoire_medievale_lettres_saint_louis_de_joinville_kubilai_khanCliquez sur l’image pour l’ouvrir

Aller du coeur des textes vers les citations

En quelques lignes pour conclure, il semble bien que le monde lise de moins en moins et cite de plus en plus. De mon côté, je me méfie toujours des citations, même si je m’y adonne, parce qu’on peut faire dire tout et n’importe quoi, à n’importe qui, quand on saucissonne un texte.

En général, en sciences humaines, qu’il s’agisse d’Histoire, d’Anthropologie ou de Sociologie, comme on devrait le faire aussi en journalisme, on lit d’abord l’ouvrage entier avant de lui faire référence et, quand on le cite, on extrait des passages significatifs de la pensée de l’auteur et qui abondent dans son sens. Il y a, bien sûr, toujours des historiens porteurs d’idéologies fortes qui vous feraient entrer n’importe quel auteur dans n’importe quel concept à coup de copier-coller douteux, mais c’est un procédé réputé malhonnête et qui ne tient jamais la distance. Je parle donc ici du chercheur honnête ou même de l’amateur éclairé qui conduit sa recherche de la vérité avec une certaine honnêteté.

Dans le cas présent et pour la source que nous aurons l’élégance de ne pas citer, je pense qu’il s’agissait surement plus d’une petite négligence à creuser, mais il faut avouer que le commentaire n’en est que plus désopilant, une fois qu’on connait l’ensemble de cette lettre à Saint Louis. A l’ère d’une certaine superficialité, on trouve aussi dans le genre, de nombreux repiquages faciles de contenus non vérifiés sur le web par des webmasters en mal de contenus ou d’imagination et qui ne cherchent que l’audience. Dans un autre registre, enfin, depuis que les réseaux sociaux existent, on n’a jamais autant prêté à des personnages célèbres comme Albert Einstein ou Bouddha des tas de choses qu’ils n’ont, en réalité, jamais dites ou écrites. 

D’une certaine manière, tombé, par hasard, sur cette citation, il y a quelques temps, aura été une illustration éclatante de ce propos. Il n’y a pas à en douter, c’est toujours un saint réflexe que d’aller chercher l’information au coeur des textes avant d’en utiliser des parties extraites sans les connaître.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com

A la découverte du moyen-âge et du monde médiéval sous toutes ses formes, et toujours avec passion.

Avicenne, brillant esprit, savant, philosophe et médecin du XIe siècle

avicenne_medecine_moyen-age_mystique_medievalSujet : médecine médiévale, philosophie, science médiévale. savan, médecin, biographie, portrait.
Période :
moyen-âge central 11e siècle,
Auteur :
Avicenne, Ibn Sina,    Abou Ali Al Housayin  Ibn Abdoullah Ibn Sina (980-1037)


Avicenne : philosophe, médecin, mystique
et savant
iranien du XIe siècle


«Marche avec des sandales jusqu’à ce que la sagesse te procure des souliers.»

S_lettrine_moyen_age_passioni l’exercice de la citation est toujours commode en cela qu’il pointe une pensée précise, il emporte souvent avec lui son lot de frustrations et ce, particulièrement, quand leurs auteurs sont des êtres brillants et complexes dont l’héritage a influencé, pour des siècles, des disciplines aussi importantes que la science, la médecine, la philosophie ou encore la mystique. C’est le cas d’Avicenne, de son vrai nom Abou Ali Ibn Abdillah Ibn Sina (980-1037), brillant philosophe, savant et médecin, né aux portes de l’Iran, à Boukhara en Perse (aujourd’hui en Ouzbékistan), autour de l’an mil.  Bien des siècles après que cet homme hors du commun ait arpenté notre monde, il est  encore considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’Islam et son héritage aura pesé fortement sur la médecine orientale comme sur la médecine chrétienne du moyen-âge et même sur la pensée occidentale durant des  siècles.

Ibn Sina : un être hors du commun,
éléments de biographie

medecine_moyen_age_avicenne_savant_philosophe_medievalEn vérité, et sans risquer de tomber dans les superlatifs outranciers, nous sommes avec Avicenne en présence d’un véritable génie. Très tôt et dès l’âge de 11 ans, il se passionnera, seul, de sciences naturelles et de médecine. Quelques années après, on le retrouvera, à l’âge de 16 ans, étudiant avec les plus grands médecins. D’aucuns disent même qu’il les dirigeait déjà. Réputé posséder toutes les sciences connues à l’âge de 18 ans, il rédigera à 21 ans son premier traité de philosophie en vingt volumes! Et même si la nécessité de survivre le poussera à occuper d’autres emplois prestigieux dans l’administration, il y excellera aussi. Il brillera notamment dans des fonctions de ministre qui lui vaudront de tomber  dans les jeux de pouvoir, attisant les jalousies et s’attirant les foudres  de certains de ses contemporains,  au risque d’y laisser sa vie et de devoir fuir. Poursuivi, puis gracié, il sera même emprisonné à nouveau, plus tard, par l’émir Sama Ad Dwala pour avoir refusé d’être son ministre. Malgré la charge de ses fonctions et toutes ses vicissitudes, Avicenne continuera pourtant à se passionner sans relâche de science, de médecine, de physique, de métaphysique, de logique et de philosophie, travaillant à ses affaires le jour et à ses passions la nuit.

medecine_science_medievale_moyen-age_avicenne_ibn_sinaDe fait, ce talentueux savant médecin iranien du moyen-âge laissera derrière lui une œuvre qui, si elle ne nous est pas parvenue entière, demeurera encyclopédique; on dit d’ailleurs de lui qu’il écrivait en tout lieu et sans relâche, et qu’il était aussi capable de citer parfaitement Aristote dans le texte sans autre support que sa mémoire. On lui prête plus de 150 ouvrages en arabe et plus d’une vingtaine en persan; il traduira également Gallien ou Hippocrate, étant, comme de nombreux savants orientaux de son temps, influencé par la pensée des philosophes grecs et leurs textes.

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Ci-dessus une planche illustrée du canon de la médecine d’Avicenne

Influence d’Avicenne
sur le monde occidental médiéval et chrétien

Au douzième siècle, l’occident médiéval, alors en pleine croisade, ramènera de l’Orient, les précieux ouvrages d’Avicenne et l’on commencera à les traduire, notamment à Tolède. Par le biais de ses écrits et dans la mouvance d’autres savants arabes, le moyen-âge chrétien et universitaire  découvrira alors Aristote à travers les commentaires qu’en fait Ibn Sina et son désir de suivre les préceptes du grand philosophe grec, qu’il considère comme son premier maître, pour les appliquer de manière concrète à ses propres problématiques et à sa discipline médicale. Avicenne léguera alors, à la philosophie autant qu’à la médecine occidentale du XIIe siècle, deux de ses ouvrages maîtres, le Canon de laavicenne_saint_thomas_daquin_histoire_medievale_moyen-age_passion médecine, une encyclopédie médicale en cinq volumes comprenant pas moins d’un million de mots et Le livre de la guérison de l’âme, un traité de philosophie, de logique et de métaphysique.

Du point de vue philosophique, la distinction qu’il fera de l’essence de l’être et de l’existence influenceront entre autre, le célèbre Thomas d’Aquin (gravure ci-contre) et jetteront les bases de la philosophie scolastique néo-aristotélicienne du Moyen Âge chrétien. Son « canon de la médecine » ou « canon d’Avicenne », traduit dès le XIIe siècle sous le titre « canon Medicinae » par Gérard de Crémone (grand érudit arabophone et traducteur italien), continuera de faire référence dans l’occident chrétien comme en terre musulmane, et ce jusqu’au XVIIe siècle.

Les références de cette encyclopédie ne se limitent pas à la posologie mais outre l’attention toute particulière qu’Avicenne accorde au diagnostic et à l’écoute de ses patients, de leur corps, de leur pouls, comme de leur état émotionnel dans son approche médicale, l’ouvrage détaille par le menu une liste impressionnante de maladies allant jusqu’à la psychiatrie : avicenne_canon_medicinae_medecine_science_medievale_moyen-age_passionméningite, cataracte, ulcère à l’estomac, affections cutanées, paralysies faciales, tuberculose, diabète et obésité, etc… Pour ceux qui sont convaincus que la médecine était totalement aveugle jusqu’au siècle dernier, bien avant Molière et ses médecins pétris d’ignorance, Avicenne mettait à jour et partageait des centaines de découvertes dans ce domaine et ce dès le XIe siècle. Prônant encore une médecine préventive, insistant aussi sur l’importance de l’hygiène autant que de l’entourage du patient dans le processus de rémission, il listera encore dans son « canon » plus de 800 médicaments et démontrera dans tout l’ouvrage d’un grand travail de formalisation, déployant de louables efforts pour ramener la médecine à une véritable science du concret qui obéit à des lois et doit s’opérer dans un cadre rationnel. (photo ci-dessus et ci-contre enluminures du Canon Medicinae)

Avicenne dans les universités  médiévales

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Canon de Médecine d’Avicenne enluminures

De fait, les universités prestigieuses de médecine de Montpellier, Toulouse et Louvain du moyen-âge ne s’y tromperont pas et feront du canon d’Avicenne, pendant de longs siècles, leur bible de médecine et il faudra attendre la renaissance pour que l’influence de l’ouvrage commencera à diminuer de manière sensible. Les bases de l’Anatomie d’Avicenne seront d’abord rejetées par Léonard de Vinci, tandis que Paracelsus, de son côté, brûlera l’ouvrage, de manière symbolique et théâtrale, dans la cour de l’université de Bâle après l’avoir copieusement critiqué.

Dans le courant de ce même XVIIe siècle , la découverte de la circulation sanguine par avicenne_medecin_medieval_philosophe_savant_moyen_ageHarvey achèvera de signer la fin du canon comme œuvre de référence  en matière médicale, en remettant notamment en cause les préceptes de la « théorie des humeurs ». A titre anecdotique, on trouvera pourtant encore à Bruxelles, jusqu’au début du XXe siècle, un cours sur la médecine d’Avicenne même si l’on convient que les progrès de la science occidentale, à compter de la renaissance, lui auront définitivement fait perdre les belles lettres de noblesse qu’il aura su tenir dans la médecine occidentale pendant plus de cinq siècles.

Pour finir, nous vous laissons sur une belle citation de cet étonnant médecin et savant du moyen-âge, emporté à l’âge de cinquante sept ans par une crise intestinale qu’il ne parvint pas à soigner :

« Quand je grandis, cité ne fut à ma mesure ; quand mon prix s’éleva, je manquai d’acheteurs. » Avicenne

Une excellente journée et même une bonne santé, c’est de circonstance!

Frédéric EFFE
pour moyenagepassion.com

Sources :
BnF, dossier Avicenne
AVICENNE, IBN SĪNĀ (980-1037), Encyclopédie  Universalis
La médecine orientale à travers Avicenne / Khaloughi Shashin
Avicenne, sa vie, son oeuvre, B. Ben Yahia, article Persée.

Vérités historiques et conduite de l’Histoire

humilite_citation_medievale_saint_augustin_moyen_age_passion«L’humilité est le fondement de toutes les autres vertus. Ainsi, dans l’âme dans laquelle il n’existe pas cette vertu, il ne peut y avoir d’autres vertus que la simple apparence. »

Saint Augustin d’Hippone, (an 354-430), Théologien, philosophe, mystique chrétien (enluminure ci-contre Saint Augustin, livre de prière de Clément VII, XIVe siècle, Avignon)

Bonjour à tous!

N_lettrine_moyen_age_passionous vous proposons aujourd’hui un petit article sur l’Histoire en tant que science et sur les réserves à garder en tête quand nous parlons de « vérités historiques ». Il n’est, bien sûr, pas question de nier l’état des recherches actuelles, ni de faire table rase de nos visions sur le monde médiéval mais juste d’apporter un petit « bémol » de principe sur ce sujet. Ce sont des choses importantes à garder en tête quand nous parlons de Science en général, et, dans notre cas, d’Histoire médiévale et quand nous tentons d’avoir une vision claire du moyen-âge.

histoire_monde_medievale_epistemologie_moyen-age_passionIl est question donc, ici, de s’interroger sur la manière dont l’Histoire est conduite et se construit comme discipline scientifique, et en deux mots d’effleurer ce que l’on appelle « l’épistémologie ». C’est un mot qui fait un peu peur pour qui ne l’a jamais entendu et qui se destine souvent plus aux chercheurs et aux philosophes qu’aux profanes mais, encore une fois, comme nous parlons beaucoup d’Histoire médiévale sur ce site, il paraît intéressant d’y réserver une petite place pour ce genre de réflexions. Au fond, un peu de distance ne fait jamais de mal pour qui se passionne d’Histoire et de moyen-âge, autant que pour le chercheur qui s’interroge sur sa manière de chercher et qui aspire à la découverte d’une certaine « vérité ».

Aussi agréable que puisse être le refuge des certitudes, je vous propose donc, aujourd’hui, de céder un peu à l’inconfort qu’il y a à penser la complexité; et le fait est que l’Histoire des hommes, de leurs sociétés et des facteurs qui les influencent est un sujet d’étude particulièrement complexe, au présent comme au passé.

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L’Histoire, une science de la reconstruction

A_lettrine_moyen_age_passion l’image de la paléontologie ou de la science préhistorique,  l’Histoire est autant une science de la reconstruction, qu’une science en construction. A tout le moins, c’est ainsi qu’elle devrait être conduite. C’est le lot d’ailleurs de toutes les sciences et la tentation d’arrogance des premiers siècles de ces disciplines, au fond extrêmement jeunes dans l’histoire de l’humanité, doit désormais laisser la place à une saine humilité avec leur arrivée dans l’âge de leur puberté, à défaut d’être encore celui de leur maturité. En d’autres termes, si le physicien quantique face à une particule l’a déjà compris et sait, aujourd’hui, replacer ses recherches, au sein d’un grand mystère qu’il lui faut tenter de percer – en comprenant bien à quel point sa neutralité d’observateur et la limite de ses propres perceptions peuvent être problématiques pour appréhender la complexité à laquelle il fait face- ,  le même devoir s’applique, a fortiori, à l’historien ou au chercheur en sciencesmoyen-age_passion_histoire_monde_medieval humaines face à la complexité des phénomènes qu’il a la prétention d’approcher ou de décrypter.

Concernant la période du moyen-âge, l’historien a, certes, plus de documents et d’éléments à se mettre sous la dent que quelques squelettes d’hominidés ou de bipèdes pris dans l’argile, mais l’exercice reste le même. Par ailleurs, même si les sources demeurent plus nombreuses qu’en paléontologie, les moines et l’église ayant notamment consigné de nombreuses choses par écrit, il reste  tout de même frappant de voir combien le temps a pu emporter de traces dans son cours impétueux. Entre les pointillés de ses découvertes archéologiques, entre les pierres des châteaux ou des églises, entre les sépultures, les documents ou les parchemins retrouvés, l’Histoire doit pourtant bien s’écrire avec les éléments qu’elle a en sa possession et c’est avec les sources fiables et datées en présence qu’il lui faut tenter de moyen-age_passion_histoire_medievale_archeologieretracer des lignes continues entre les faits et les points connus pour refabriquer du sens et tenter de mettre à jour un vision « juste » du monde médiéval. Se faisant, elle doit, bien sûr, rester consciente du fait qu’il lui faut éviter de rechercher, à tout crin, des raccourcis faciles. L’historien sait bien, en effet, que la réalité s’inscrit toujours dans les nuances et que les vérités tranchées sont rares. L’Histoire quelquefois se répète ou, à tout le moins, balbutie et il a aussi appris d’expérience que les visions « simplistes » des premiers découvreurs doivent être souvent revisitées à la lumière d’une complexité qui grandit au fil des nouvelles découvertes.

A_lettrine_moyen_age_passiontoutes ces difficultés, s’ajoute encore le fait que l’affaire se complexifie au fil des avancées des autres sciences qui, inévitablement, viennent mettre leur grain de sel dans l’Histoire et l’oblige à se revisiter : climatologie, datation, analyse ADN et biologie, etc… La reconstruction devient alors multiforme et complexe et il peut s’avérer bien difficile de pondérer les effets des sciences connexes sur cette réalité « passée » que l’on a la prétention d’observer ou de reconstruire. Quel est l’incidence d’un micro-réchauffement climatique de deux degrés sur l’expansion économique d’une période particulière du moyen-âge? Si la question n’était pas encore trop générique, nous serions presque déjà en plein sujet de thèse!

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Histoire du moyen-âge et vérités historiques sur le monde médiéval (Gravure : Sébastien Mamerot, XVe siècle Paris, BNF)

E_lettrine_moyen_age_passiont comme l’Histoire est une science humaine conduite par les hommes à travers des institutions et des académies, dans ce difficile exercice d’hypothèse, de projection et de reconstruction qui lui échoie, il lui faut encore résister à ses propres corporatismes et aux préjugés qu’elle se forge et auxquels parfois elle s’attache. Passer ce genre de cap lui prend quelquefois du temps et il n’est pas rare que dans le débattement, les nouvelles découvertes soient rangées dans les exceptions ou dans les confirmations suivant qu’elles viennent infirmer ou confirmer la vision que l’on s’est déjà faite ou la construction que l’on a échafaudémonde_medieval_fan_moyen_age_passion_histoire d’un certain moment N de l’Histoire. Au fond, dans toutes ces réflexions. Michel Foucault n’est jamais bien loin, avec son archéologie du savoir.

Mais alors, au vue de tout cela, que reste-t’il à découvrir de l’Histoire du moyen-âge pour l’éclairer ou la ré-éclairer d’un jour nouveau? Bien sûr, il est difficile de le savoir mais plus on avance dans les investigations, plus nous affinons notre conception du passé (même si cela reste encore dans les limites et à la lumière de nos idéologies actuelles), et plus il semble qu’il faille nous défier des reconstructions faciles et des vérités à l’emporte-pièce. Au final, il ne nous reste qu’une certitude; ce que l’on tient pour vérité historique est toujours posé sur un socle susceptible de se mouvoir avec le temps. C’est donc toujours dans la perspective de ces possibles remises en cause et dans une nécessaire ouverture d’esprit que se tient aussi la passion pour l’Histoire et pour son incontournable alliée de terrain, l’archéologie.

Humilité et distance, c’est là que se tient la vérité historique, sage et placide, mais toujours consciente de la complexité de l’objet de ses recherches.

Un très belle journée à tous!

Frédéric EFFE
pour moyenagepassion.com

« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

Au Moyen Âge, une chanson de croisade du roi troubadour Thibaut de Champagne

thibaut_troubadour_musique_medieval_moyen-age-passionSujet :    musique, poésie, chanson médiévale, troubadour, trouvère, vieux français,
Titre :  « chant de Croisade »
Compositeur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), roi de Navarre, Thibaut le chansonnier, Thibaut le posthume
Période : Moyen Âge central, XIIIe
Interprète : René Zosso, trouvère, vielliste, et le  Clemencic Consort

F_lettrine_moyen_age_passion-copiailleul de Philippe Auguste, fils posthume de Thibaut III et de Blanche de Navarre, Thibaut IV (1201-1253), roi de Navarre et Comte de Champagne, appelé encore Thibaut le chansonnier, se présente à la fois comme un preux chevalier et un gentilhomme poète.  Amateur d’écriture, on le surnomme également Thibaut le troubadour et il a laissé plus de  soixante pièces de poésies et chansons. On dit de lui qu’il perpétua à la cour du roi de France où il fut élevé sous la protection de son parrain Philippe Auguste,  l’art de la poésie et des chansons de trouvères (en langue d’oïl) et on le reconnaîtra même comme un des plus célèbres troubadours en son temps. Un siècle plus tard, Dante confirmera cette réputation en saluant la qualité de l’oeuvre poétique de Thibaut de Champagne et en le décrivant comme  un précurseur de son temps.

thibaut_navarre_trouvere_troubadour_moyen-age_monde_medievalDu point de vue du contenu, la plupart des chansons et poésies de ce roi troubadour se dédie à l’amour courtois, ce qui n’est pas surprenant puisque nous sommes au début du XIIIe siècle. Dans cet exercice auquel s’adonne nombre de ses contemporains d’alors, on lui prête toutefois une  distance mêlée de désinvolture et une certaine liberté dans le style et le ton dont l’humour n’est pas exempt.

Le Chant de croisade et histoire de  la sixième croisade

Nous partageons ici une des pièces les plus célèbres de ce chevalier gentilhomme étant parvenu jusqu’à nous, notamment grâce au troubadour moderne et vielliste suisse, passionné de musique médiévale, René Zosso (photo ci-contre). Accompagné ici du Clemencic Consort,troubadour_trouvere_musique_medievale_rene_zosso il fait revivre et vibrer pour nous de manière unique ce chant de croisade médiéval.

Du point de vue datation, on fait remonter cette chanson aux années 1238/1239 et elle aurait été écrite par Thibaut de Navarre, un peu avant son départ pour la sixième croisade, dite la croisade des Barons, à l’appel du pape Grégoire IX. Militairement, cette expédition se soldera par une déroute mais par le jeu diplomatique et tirant partie des querelles entre musulmans d’alors, elle permettra aux chrétiens de reprendre Jérusalem, Bethléem et Ashkelon, et de revenir ainsi à la situation de 1187, ce qui ne durera pas puisque tout sera perdu, à nouveau, dès 1244.

troubadour_thibaut_navarre_moyen_age_passion_rose_provinsDe son côté, Thibaut de Champagne reviendra de cette sixième croisade en 1240. Il en ramènera la Rose de Damas qu’il fera abondamment planter dans les jardins de son palais et qui deviendra par la suite la rose de Provins (photo ci-contre). On conte aussi qu’il rapporta un morceau de la Sainte croix dont il fit don à l’église Saint-Laurent-des-Ponts de Provins. Il y a quelque temps encore, on  prêtait également à Thibaut le troubadour d’avoir ramené de ses croisades le cep de Chardonnay sans lequel le Champagne et des nombreux blancs délicieux n’existeraient pas , mais la science étant passée par là depuis, la légende a été démystifiée; au final, il semble bien que le chardonnay soit plutôt issu d’un mélange entre le Pinot noir et le Gouais et que Thibaut de Champagne n’ait pas grand chose à voir dans toute cette histoire. Qu’importe, il nous laisse, à tout le moins, de bien belles chansons et poésies pour témoigner du monde médiéval et l’évoquer!

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« Seignor, sachiés qui or ne s’en ira »
La version originale  en langue d’oïl

Seignor, sachiés : qui or ne s’en ira
en cele terre ou Dex fu mors et vis,
et qui la crois d’Outremer ne penra,
a paines mais ira en Paradis.
Qui a en soi pitié ne ramembrance
au haut Seignor doit querre sa venjance
et delivrer sa terre et son païs.

Tuit li mauvés demorront par deça
qui n’aiment Dieu, bien, ne honor, ne pris.
Et chascuns dit  » Ma feme, que fera ?
Je ne lairoie a nul fuer mes amis ».
Cil sont cheoit en trop fole atendance,
qu’il n’est amis fors de cil, sans doutance,
qui por nos fu en la vraie crois mis.

Or s’en iront cil vaillant bacheler
qui aiment Dieu et l’ennor de cest mont,
qui sagement vuelent a Dieu aler,
et li morveux, li cendreux, demorront;
avugle sont, de ce ne dout je mie,
qui j secors ne fait Dieu en sa vie,
et por si pou pert la gloire dou mont.

Diex se lessa en crois por nos pener
et nos dira au jor que tuit vendront :
« Vos qui ma crois m’aidastes a porter,
vos en irez la ou mi angles sont;
la me verrez et ma mere Marie.
Et vos, par cui je n’oi onques aie,
descendrés tuit en Enfer le parfont. »

Chacuns cuide demorer toz haitiez
et que ja mes ne doie mal avoir;
ainsi les tient anemis et pechiez
que il n’ont sen, hardement ne pooir.
Biax sire Diex, ostés leur tel pensee
et nos metez en la vostre contree
si saintement que vos puissons veoir.

Douce dame, roïne coronee,
proiez por nos, Virge bien aüree !
Et puis aprés ne nos puet meschoir.

Les paroles traduites du chant de croisade
de Thibaut de Champagne

Seigneurs, sachez : qui or ne s’en ira
En cette terre où Dieu fut mort et vif,
Et qui la croix d’outre-mer ne prendra,
A dure peine ira en paradis;
Qui n’a en soi pitié ni souvenance,
Au haut Seigneur doit chercher sa vengeance,
Et délivrer sa terre et son pays.

Tous les mauvais resteront à l’arrière
Qui, n’aimant Dieu, ne l’honorent, ni ne le prient.
Et chacun dit : « Ma femme que fera ?
La laisserai à nul, fut-il ami »,
Serait tomber en bien trop folle errance;
Il n’est d’amis hors celui, sans doutance,
Qui pour nous fut en la vraie croix mis.

Or, s’en iront ces vaillants écuyers
Qui aiment Dieu et l’honneur de ce mont,
Qui sagement veulent à Dieu aller;
Et les morveux, les cendreux resteront.
Aveugle soit – de ce, ne doute mie –
Qui n’aide Dieu une fois en sa vie,
Et pour si peu perd la gloire du monde.

Douce dame, reine couronnée,
Priez pour nous, Vierge bienheureuse !
Et après nul mal ne nous peut échoir.


Une très belle journée à tous et merci à nouveau pour votre présence. Longue vie!

Votre dévoué.
Frédéric EFFE
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