Archives par mot-clé : moyen français

Poésies courtes : trois dizains amoureux de Melin de Saint-Gelais

Sujet :  poésies courtes,  poésie de cour, dizain, moyen français, courtoisie, poésie amoureuse.
Période :   XVIe siècle, Renaissance, hiver du Moyen Âge
Auteur  :  Mellin Sainct-Gelays ou Melin de Saint- Gelais (1491-1558)
Ouvrage  :  Oeuvres Poétiques de Melin de S. Gelays, Tome 1 et 3, Prosper Blanchemain, Editeur Paul Daffis, (1873).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour l’hiver du Moyen Âge et plus précisément pour le XVIe siècle. Nous sommes à la cour de France et Melin de Saint-Gelais y brille par ses poésies courtes et incisives, son art oratoire et son don pour le luth.

Sous François 1er puis sous Henri II, cet émule et ami de Clément Marot (Blanchemain T1 op cité) a su se mettre sous les bons auspices des souverains. Il compte même, en terme de statut, comme un des poètes majeurs de ces deux cours. Nous le retrouvons, aujourd’hui, pour trois dizains amoureux qui nous permettront d’apprécier une nouvelle fois son style enlevé et son sens de la chute. Avant cela, disons quelques mots de la poésie au XVIe siècle et de la biographie de Melin.

La poésie, une affaire sérieuse ?

La poésie est-elle une affaire sérieuse ? Au Moyen Âge, elle est partout et tous les thèmes s’y prêtent. Elle peut véhiculer l’humour sur des sujets variés, sociaux ou satiriques comme dans les fabliaux. Elle peut, bien sûr et elle est, l’objet d’un exercice de style. Pourtant, sous ses formes les plus variées y compris les plus émotionnelles, elle reste un sujet majeur (voir l’importance de la poésie au Moyen Âge, Régine Pernoud).

Au XVIe siècle, une certaine poésie de cour semble s’être faite plus légère et triviale. Loin des pompes des poètes qu’on rassemblera bientôt sous la Pléiade, ses auteurs entendent se divertir et faire rire. A la recherche constante du trait d’esprit, ils peaufinent une certaine sophistication autour de la légèreté 1. C’est aussi le temps des « Fleurs de poésies« , ces recueils de poésies courtes à butiner et à consommer pour le plaisir et dans lesquelles les auteurs ne sont souvent pas cités.

Dans la veine de ce courant, des Marot ou des De Saint-Gelais, tous deux héritiers de grands rhétoriqueurs, se distinguent par cette poésie « mondaine » qui tuerait presque pour un bon mot, dusse-t-elle en appeler à la grivoiserie ou même au graveleux parfois 2. Face à eux (et peut-être même contre), montent les ambitions d’une nouvelle génération d’auteurs qui veulent refaire de la poésie un art ultime, sous l’égide des classiques. Les deux tendances connaîtront des frictions, les nouveaux auteurs cherchant leur place et leur légitimité, les anciens défendant la leur.

Il s’agit, bien sûr, de grandes tendances et c’est un avis très personnel que je ne prétends pas ici développer mais, dans les deux cas, on pourrait discerner un jeu sur les formes et une dissociation qui ne sont déjà plus médiévales. Quoiqu’il en soit, les deux écoles s’opposent sur le fond et la destination de l’objet poétique. Ce cadre étant posé, revenons à Melin Saint-Gelais.

Saint-Gelais, favori et conseiller des rois

« Aucune fête n’étoit réussie s’il (Melin) n’en avoit réglé les mascarades, écrit les vers, composé la musique »

Oeuvres Poétiques de Melin de S. Gelays, T 1, P Blanchemain.

En dehors de son statut de favori et conseiller du roi, Melin de Saint-Gelais est à la fois ecclésiastique et abbé. Il sera aussi aumônier et bibliothécaire de François 1er et occupera des charges religieuses auprès de différentes abbayes. A la cour, il organise aussi des divertissements. Pour autant, la poésie n’est pas son seul talent. Il semble même y être venu à la faveur des circonstances.

Eléments de biographie

Fils de Octavien de Saint-Gelais ( évêque d’Angoulême, traducteur et poète de l’école de rhétoriqueurs), Melin a reçu une solide éducation. Musicien, chanteur, poète à ses heures, il est aussi versé dans les sciences, les mathématiques, la philosophie, l’astronomie et la théologie.

Point de trace de pédanterie chez lui, pourtant, pas d’avantage que de lourdeur académique ni même de grandes ambitions d’auteur. S’il glisse quelquefois des références théologiques ou philosophiques dans ses poésies, De Saint-Gelais est adepte d’une poésie galante, toujours à la recherche du bon mot à l’attention des courtisans, des courtisanes et des têtes couronnées. A la lecture de nombre de ses pièces, on imagine bien à quel point ses interventions ont dû ravir ses auditoires 3. Du reste, sa longévité aux différentes cours l’atteste, notre poète sait séduire son public.

Homme de « scène » autant que de lettres, Melin de Saint-Gelais versifie, chante et joue du luth. Quatrains, sixains, huitains, dizains, épigrammes, … Les poésies courtes et efficaces deviennent sa marque de fabrique. A l’image d’un Marot, il en use aussi abondamment auprès des dames. S’il a ramené de ses études en Italie, le sonnet (d’aucuns attribuent cette paternité à Marot) et un goût pour les vers Pétrarque, Melin reste adepte d’une poésie mondaine qui s’épanouit pleinement dans l’exercice de la séduction et du divertissement.

"Amour aveugle aveugle tout le monde", un dizain amoureux de Melin avec portrait de l'auteur

Pas de postérité pour le favori des cours

Peut-être est-ce tout cela qui explique que De Saint- Gelais n’ait pas pris, lui-même, sa poésie suffisamment au sérieux pour vouloir y mettre un peu d’ordre et en organiser la publication de son vivant. Certains biographes mentionnent qu’il ne le fit pas de crainte de ne pouvoir réutiliser ses plus belles pièces auprès des dames. Sans doute est-ce un peu exagéré mais, en tout cas, au cœur de l’ère Gutenberg, il n’a pas souhaité formaliser ses œuvres poétiques.

Son legs sera donc mis en ordre post mortem et non sans difficultés. En plus de quelques 600 poésies réunies par certains biographes (donc Bernard La Monnoye au début du XVIIIe s et Blanchemain dans le courant du XIXe siècme) Melin laissera quelques traductions ainsi qu’un opuscule d’Astrologie.

Légèreté, esprit, quelquefois même gaillardise et gauloiserie, dans ses poésies courtes, Melin n’a de cesse que d’exercer son sens de la chute. La parenté de plume d’avec Clément Marot est indéniable. Même si l’œuvre de ce dernier a, par endroits, plus de consistance thématique ( ou même encore d’esprit) ce qui a d’ailleurs assuré au poète de Cahors une postérité dont De Saint-Gelais s’est trouvé privé. C’est un peu injuste car certaines pièces sont d’excellente facture. Retour du sort peut-être ? Melin s’est-il à ce point complu dans son rôle de favori au risque de s’y trouver réduit et d’épuiser tout son talent dans la galanterie ?

Melin De Saint-Gelais contre la Pléiade

Plus que son œuvre, l’histoire a justement retenu de Melin de Saint-Gelais de s’être dressé contre les adeptes du renouveau poétique, à l’ombre des classiques. Au XVIe siècle, Dante était de longtemps passé par là et la Pléiade s’employait déjà à enterrer le Moyen Âge et ses poètes.

Entre tradition et modernité, il en restait pourtant quelques-uns à la cour pour jouer de la plume, sans renier totalement l’héritage médiéval. Marot comme de Saint-Gelais étaient de cette école. Marot aime Villon et cède aux archaïsmes même si, pour ne prendre que cet exemple, leurs envolées courtoises semblent plus souvent guidées par la recherche du bon mot, que par l’émotion véritable. Le loyal amant en souffrance des temps médiévaux n’est plus qu’une lointaine remembrance. Avec Marot et de Saint-Gelais, l’heure est un peu aux poètes séducteurs collectionneurs.

Poésies courtes : "Fortune montre assez de cruauté", un dizain amoureux de Melin avec portrait de l'auteur

Querelle contre Ronsard et Du Bellay

Pour revenir à ses frictions d’avec les nouveaux auteurs, bien installé à la cour, de Saint-Gelais se fit épingler par Du Bellay qui le qualifia, sans le nommer, de « poète courtisan ». Peu après, Melin se moqua ouvertement de Ronsard devant la cour d’Henri II. Lors d’une lecture à voix haute, il fit une sélection choisie des textes du chef de file de la Pléiade, en appuyant exagérément sur sa pédanterie et sa fatuité.

L’exercice ravit le roi, mais choqua la sœur de ce dernier, Marguerite de Valois, qui ne goûta pas cet humour. Piquée, elle entreprit de poursuivre elle-même la lecture pour rendre justice à Ronsard. Ce dernier absent fut bien vite mis au fait de l’incident. Il riposta à grands traits de plume et la querelle dura plusieurs années, de 1550 à 1553 4. L’affaire se retourna donc contre Melin désormais entré dans l’âge mur et dont la réputation fut écornée.

Contrairement à Marot à qui les aventures politiques et religieuses coûtèrent l’exil, l’incident de la lecture n’eut pas de conséquences fâcheuses pour de Saint-Gelais. Il sut même rester dans les bonnes grâces d’Henri II jusqu’à son trépas. Il mourut alité et, dit-on, peu de temps après avoir entonné une dernière chanson, le luth à la main (Blanchemain op cité).

A noter que Melin resta fidèle à Marot et le soutint à travers ses déboires et son infortune. Il fut donc un bon et loyal camarade et cela ajoute à son épaisseur comme à son crédit.

Trois Dizains amoureux et poésies courtes
de Melin en moyen français


Au programme du jour donc, trois poésies courtes et trois dizains courtois, issus des œuvres poétiques de Melin de Saint-Gelais. Le moyen français n’y pose guère de difficultés. Nous vous les livrons donc à l’état brut.

De qui plus tost me devrois-je complaindre,
D’amour, de Vous, de Moy-mesme ou du Temps ?
Amour me veult à le servir contraindre;
Vous refusez ce qu’à bon droict j’attends.
Je vy d’espoir et nul bien ne pretends,
Et par le Temps constraint suis m’absenter.
Ainsy j’ai cause assez de lamenter,
Mais plus de Vous ; car vous estes à mesme
De me pouvoir promptement contenter
D’Amour, de Vous, du Temps et de Moy-mesme.


Amour aveugle aveugle tout le monde
Et moins souvent espargne le plus saige.
Oncques le sens, le sçavoir ou faconde
Ne peult couvrir ce qu’on voyt au visaige.
Or je cognois qu’il vous guette au passaige
Le traistre Enfant qui m’a tant abusé!
Fuyez-vous-en, car il est trop rusé
Et n’en croyez Petrarque ny Ovide ;
Mais advisez s’il doit estre excusé
Celuy qui prend un aveugle pour guide.


Fortune monstre assez sa cruaulté
En m’esloignant du lieu ou gist mon cueur ;
Amour me rend serf de vive beaulté
Et n’adoulcist vostre extresme rigueur ;
Le Ciel n’a point pitié de ma laugueur ;
Nature aussy ne m’a pas figuré
Pour estre à vous en grace mesuré.
La Mort souhaite
5 et Mort de moy n’a cure ;
Contre moy donc ensemble ont conjuré
Fortune, Amour, le Ciel, Mort et Nature.

En espérant que vous ayez apprécié ces poésies courtes et courtoises de Monsieur de Saint-Gelais, nous vous souhaitons une belle journée.

Encore merci de votre lecture.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.


NOTES

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez le portrait présumé de Melin de Saint-Gelais tiré de l’œuvre du peintre franco-hollandais Corneille de Lyon ou Corneille de la Haye (1510-1575). Cette toile fait partie des collections du Louvre. En arrière plan, le manuscrit est le Français 885 de la BnF. Cet ouvrage, daté du XVIe siècle, présente une partie des œuvres de Melin de Saint-Gelais. Vous pourrez le retrouver en ligne sur gallica.fr.

  1. Les concours à la cour de Charles d’Orléans préfiguraient peut-être déjà cette tendance même si les joutes poétiques médiévales les avaient précédé. Voir Blosseville à la cour de C d’Orléans. ↩︎
  2. Marot a tout de même su diversifier avec des pièces un peu moins triviales mais une partie de son œuvre reste attachée à cette poésie légère et galante. ↩︎
  3. Le film « Ridicule » de Patrice Leconte vient même à l’esprit avec, notamment, la superbe prestation de Bernard Giraudeau dans le rôle de l’abbé de Vilecourt. ↩︎
  4. D’une prétendue réconciliation de Ronsard et Saint-Gelais en 1553, Claire Sicard, Audaces et innovations poétiques, Honoré Champion (2021) ↩︎
  5. « La Mort souhaite » Il s’agit d’une inversion. Il faut lire « Je souhaite la mort ». ↩︎

« On ne doit pas croire a tout homme », Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, défiance, beaux-parleurs, poésie morale.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre d’Eustache Deschamps avec une jolie ballade. Dans le pur style de ses poésies morales ou ses ballades de moralités, le poète champenois nous donnera ici une leçon de défiance.

L’Œuvre d’Eustache en quelques mots

Nous sommes au Moyen Âge tardif et Eustache Deschamps a largement servi la cour de princes et des rois. Il a connu la guerre, les voyages, la peste, la vie de cour, durant ses soixante ans de vie. En plus de ses fonctions successives d’écuyer, d’huissier d’armes pour le compte de Charles V et Charles VI, ou encore ses titres de bailli de Senlis et de châtelain de  Fismes, l’officier de cour a aussi composé des poésies.

Elève de Machaut dont il se réclame, sa plume est même intarissable et il écrit littéralement sur tous les thèmes qui passent à sa portée. Rondeaux, chants royaux, lais et ballades, traités de poésies, l’œuvre d’Eustache est monumentale et n’a guère d’équivalent en son temps (peut-être des auteurs un peu plus tardifs comme Alain Chartier ou Georges Chastelain). Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour commencer vraiment à la redécouvrir.

Mise à plat de l’œuvre et manuscrit Français 840

Les ballades de moralité d’Eustache sélectionnées par Georges-Adrien Crapelet ouvriront le bal et attireront l’attention en 1832. Des ajouts et publications de poésie inédites suivront en 1850, à l’initiative de Prosper Tarbé. Dans la foulée, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attellera à la retranscription de l’ensemble de l’oeuvre d’Eustache Deschamps, bientôt relayé en cela par Gaston Paris.

La ballade médiévale du jour dans le manuscrit Français 840 de la BnF
La Ballade du jour dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF (à consulter sur Gallica)

Au cœur de ce travail, le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF, un ouvrage contemporain d’Eustache où est venu s’empiler son legs impressionnant sur pas moins de 593 feuillets. Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l’œuvre complète d’Eustache Deschamps sera ainsi consignée dans onze volumes signés de la main de Queux de Saint Hilaire et de Gaston Paris.

Actualité de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Depuis sa remise à plat, de nombreux médiévistes férus de cette partie du Moyen Âge se sont penchés sur le legs d’Eustache. Les approches sont nombreuses, les angles souvent thématiques. L’œuvre du champenois s’y prête particulièrement : épidémies, tournois, duels, gastronomie, mœurs de cour, politique, guerre de cent ans, …. Les écrits du prolifique champenois font encore des historiens en quête d’une meilleure compréhension des mœurs du XIVe siècle.

D’un point de vue stylistique et poétique, si tout n’est pas égal, il reste encore de belles perles à dénicher dans le large travail d’Eustache. Sa franchise peut quelquefois surprendre ou amuser. Sa morale vise souvent juste et nous permet, en tout cas, de nous replonger au cœur du Moyen Âge chrétien et ses valeurs. Des traits d’humour émergent ça et là et la courtoisie est aussi présente dans son œuvre même si, de notre point de vue, ce n’est pas là que son talent s’exprime le mieux.

Dans tous les cas et indépendamment de l’approche privilégiée ou même des réserves que l’on peut émettre sur l’ensemble du legs d’Eustache d’un point de vue stylistique, on ne peut enlever à l’auteur champenois son opiniâtreté et sa persévérance à tout vouloir mettre en vers et consigner.

Une ballade contre les beaux-parleurs

« On ne doit pas croire à tout homme », le refrain ne peut être plus clair. Avis aux apparences et aux beaux-parleurs ! Le thème de la défiance est au cœur de la ballade médiévale du jour. Et pour mieux appuyer la trahison, le serpent venimeux et perfide (forcément toujours un peu biblique et, déjà présent dans une fable d’Eustache), est appelé à la rescousse.

La Ballade du jou illustrée avec une enluminure de Serpent tirée du Manuscrit Français 1537 de la BnF

Jeux de cours, trahisons, fausses promesses, on pourrait être tenté de remettre cette poésie en contexte, à la lumière des longues années de services d’Eustache auprès de la cour et des puissants. Durant sa longue carrière, la franchise et certaines de ses poésies critiques lui ont inévitablement valu des ennemis. Les vers du jour pourraient en être un autre signe. Dans le même temps, cette ballade a la qualité de tout texte, fable et toutes bonnes poésies morales : une certaine intemporalité. Aujourd’hui encore, la verve d’Eustache nous reste accessible et sa ballade a plutôt bien traversé le temps.


« On ne doit pas croire a tout homme, »
dans le français ancien d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache peut présenter quelques difficultés sur certains textes. Cela nous semble moins le cas de celui-ci. Pour vous aider dans sa compréhension, nous vous proposons tout de même quelques clés de vocabulaire.

Gar toy de l’oiseleur qui prant
Les oiseaulx pour chant contrefait,
A sa roix soutive
(dans l’ingénieux filet) qu’il tent,
Par soutil langaige deffait.
Gar toy de femme qui te fait
Doulz semblant, et ami te nomme
C’est pour toy jouer d’un faulx trait
(d’un mauvais trait, coup) :
On ne doit pas croire a tout homme.

Avise au venimeux serpent
Qui en la douce herbe se trait
Et s’i caiche soutivement
(habilement),
Si que quant aucuns s’i retrait
L’erbe cueillant, lors mort de fait
(il les mort ensuite);
De son venin point et assomme
Le cueillant, qui lors crie et brait ;
On ne doit pas croire a tout homme.

Ne le parler d’aucune gent
Qui semble doulz com miel ou lait,
Ou l’en treuve venin souvent
Quant aucun ont a eulx attrait.
Ainsi doulz parler se deffait
En fiel mortel soubz douce pomme;
Donc pour eschiver ce meffait,
On ne doit pas croire a tout homme.

L’ENVOY

Princes, saiges est qui aprant,
Qui parle pou et qui entent,
Qui se taist et qui en soy somme
(mesure, pèse)
Le parler d’autruy saigement ;
Pour eschiver paine et tourment,
On ne doit pas croire a tout homme.


NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez la ballade d’Eustache dans le français 840 de la BnF. Pour l’illustration, nous avons opté pour une magnifique enluminure du serpent biblique. Elle est tirée du manuscrit Français 1537 intitulé « Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528. » Ce manuscrit daté du XVI e siècle est lui aussi conservé au département des manuscrits de la BnF.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Ballade Médiévale, la Bonne Renommée plus Précieuse que l’Or

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Plus que fin or vault bonne renommée»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.

Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.

La ballade de Bonne Renommé d'Eustache avec une enluminure du Manuscrit médiéval NAF 18145 de la BnF symbolisant la Droiture

La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps

Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.

Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.

Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrir son renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.

Plus que fin or vault bonne renommée
un ballade d’Eustache Deschamps

NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.

Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Par couvoitier, par prandre et par tolir,
par cruauté, par autruy decepvoir,
Par mal parler, mal faire, par mentir
Puet un chascun mal renom concepvoir ;
Mais li bons cuers qui veult user du voir,
Autruy amer, avoir langue afrenée
(modérée),
Fait en tous lieux son bon nom remanoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Mauvais renoms fait maint homme mourir,
Après sa mort en valent pis si hoir
(ses héritiers);
Bon renoms fait l’omme amer et cherir,
Au monde n’as si precieus avoir.
Face donc bien chascun a son pouoir,
Car par le bien sera l’ame sauvée ;
Et par le mal puet assez apparoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Le Manuscrit Français 840 aux sources
de l’œuvre d’Eustache Deschamps

La ballade de bonne renommée d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)

Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.

Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.

Le Passe-temps, vieillir au Moyen Âge selon Michault Taillevent

Sujet : poésie réaliste, littérature médiévale, poète médiéval, poète bourguignon, Bourgogne médiévale, vieillesse.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Michault (ou Michaut) le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : Le passe-temps

Bonjour à tous,

ous vous invitons, aujourd’hui, à un nouveau voyage vers les rives du Moyen Âge tardif. Ce sera l’occasion de retrouver les beaux talents de plume de Michault le Caron dit Taillevent. Au XVe siècle, ce poète et acteur à la cour de Bourgogne laisse une œuvre plutôt fournie dans laquelle se distingue, particulièrement, son « Passe-temps ». C’est de ce joli poème de quatre-vingt huit septains dont nous poursuivrons ici l’étude. Du point de vue de la langue, nous nous situons donc dans le moyen français.

Souvent confondu avec un autre Michault – Pierre Michault, l’auteur de la Danse aux Aveugles (*) – il semble que notre poète du jour n’ait pas connu une destinée posthume à la hauteur de ses talents d’écriture. Loin de la renommée d’un Rutebeuf ou d’un Villon, le Passe-Temps de Michault le Caron a pourtant des qualités qui devrait lui réserver une belle place dans certaines anthologies de poésie médiévale de langue française. Au début du XXe siècle, Pierre Champion ne s’y est pas trompé qui lui fit une belle place dans son Histoire poétique du XVe siècle (Edition Honoré Champion, 1923).

Le passe-temps de Michault Taillevent, extrait du jour avec une gravure, (portrait de lui) daté du XVe siècle

Vieillir au Moyen Âge

Dans les courants du Moyen Âge central à tardif, les auteurs médiévaux n’ont pas manqué d’aborder le thème de la vieillesse. Peu avant Michault Taillevent et pour n’en citer qu’un, on pense notamment à Eustache Deschamps qui s’est souvent plaint de l’hiver de sa vie, quitte à se tourner quelquefois même en dérision (voir par exemple, « Pardonnez-moi car je m’en vois en Blobes » ou « Toute maladie me nuit« ). Problèmes de santé, ostracisation sociale, déboires économiques, mais encore misère psychologique, Eustache n’a pas tari de détails au moment d’exprimer les misères de l’âge.

Quelques temps après lui, le texte de Michault Taillevent résonne comme un témoignage poignant sur les outrages de l’âge mais aussi sur la nostalgie du temps passé. Vieillesse et pauvreté ne font pas bon ménage. Sous la plume de l’auteur du XVe siècle, l’infortuné tombé dans cette double condition se trouve accablé de tous les maux. La nostalgie et la misère ne suffisent pas. Il faut encore que la justice et la rumeur l’accablent en le traitant pis que larron. Solitude, difficultés, stigmatisation, la vieillesse se pose donc aussi comme l’histoire d’une marginalisation.

Un joli Passe-temps sur le fond et la forme

Bien sûr, il n’est pas question de faire de ce poème médiéval de Taillevent, un archétype de la vieillesse au Moyen Âge. D’abord, nous n’en avons pas les moyens dans le cadre de cet article et ce serait encore sans compter sur les disparités du Moyen Âge au long de ses 1000 ans d’histoire.

Ensuite, même en restant focalisé sur le XVe siècle, on imagine bien qu’un petit paysan dauphinois, un riche bourgeois des villes ou encore un abbé cistercien n’étaient pas égaux face aux vicissitudes de l’âge. Rentes et possessions, présence d’un entourage ou d’une communauté monastique, réalité de l’espérance de vie, tout cela devait atermoyer, dans certains contextes au moins, les difficultés économiques venues s’ajouter au reste (**) . Gardons nous donc de généraliser même si, en matière de lutte contre l’adversité, le cas de Taillevent est loin d’être isolé (***).

Témoignage nostalgique sur le temps qui passe, récit d’une déroute, le Passe-Temps de Michault est l’histoire d’un homme, comme on en imagine de nombreux autres au Moyen Âge. Il n’a pu mettre suffisamment de subsides de côté et il lutte pour survivre durant ses vieux jours. Socialement favorisé durant sa vie active – il a servi les plus grands princes à la cour de Bourgogne – , il n’a pourtant rien pu thésauriser et le temps lui a filé entre les doigts. A l’hiver de sa vie, l’acteur, amuseur et poète de cour devient un peu la cigale de la fable.

Sur la forme, Michault fait ici largement étal de sa virtuosité et de son aptitude à jouer sur les mots. Cependant, on aurait tort de réduire son Passe-temps à un bel exercice de style. Le rythme de ses vers, ses effets littéraires, comme ses fins de strophes en manière de proverbe n’enlèvent rien à l’émotion et l’empathie qu’il suscite. Pour cette double raison, ce texte médiéval reste incontournable de notre point de vue. Sur le plan poétique c’est une réussite, mais c’est aussi un riche témoignage sur le thème de la vieillesse et de la pauvreté au Moyen Âge tardif.

Aux sources du Passe-temps de Michault

On peut retrouver cette poésie de Michault dans un nombre important de manuscrits des XVe, XVIe siècles. Vous pouvez consulter Arlima à ce sujet. Révolution Gutenberg oblige, on retrouve également un certain nombre d’éditions imprimées de l’ouvrage.

Au vue du nombre de manuscrits et d’éditions en présence, il est indéniable que le Passe-temps de Michault a connu un beau succès en son temps. Il a également été cité en référence par d’autres auteurs d’époque, ce qui atteste encore de sa résonnance. Le site Gallica vous propose trois éditions imprimées différentes, en voici une datée du XVIe siècle.

Le Passe-Temps Michault, extrait du jour dans l'édition nouvellement imprimé, XVIe, BnF.
Le Passe-Temps Michault, édition nouvellement imprimée, BnF (consulter en ligne)

Le passe-temps Michault, extraits 4 :
« Tel pain menge on qu’on enfourna« 

Nous reprenons donc nos extraits du Passe-temps de Michault Taillevent où nous les avions laissés. Vous pourrez retrouver les extraits précédents aux liens suivants, si toutefois vous les aviez manqués :


NB : entre tournures spécifiques, vocabulaires, et faux-amis, le moyen français de Michault peut poser quelques difficultés. Aussi, nous vous donnons à l’habitude quelques clefs de traduction.

De viellesse suiz bien content.
Bien scay qu’il fault viel devenir,
Et aussi scay je bien qu’on tend
Tousjours a sa fin advenir.
Mais ou elle peut avenir.
Et ou elle point picque & mort,
Povreté est pire que mort.

(1) Mal n’est qu’en poureté, ne sourde : il n’est mal qui ne découle de pauvreté
(2) Tel pain menge on qu’on enfourna : on récolte ce qu’on sème
(3) Menton soustenu, souef nage : celui qui a un appui, navigue tranquillement
(4) Atropos, déesse grec du destin et de la destinée qui peut sceller le sort d’un homme avec son instrument tranchant.
(5) Mantel de sac n’est nul temps chappe : un manteau n’est jamais une cape.


Similitudes stylistiques et thématiques

On notera d’étonnantes similitudes de vocabulaire et même de style entre certaines strophes du jour et un Mystère daté de la fin du XIVe siècle. La pièce, un Miracle de Notre Dame mettait en scène une jeune fille prête à tout pour sauver ses parents de la misère (****). Comme on le voit, la tirade d’introduction jouée par le père de la jeune fille reprend des images et des locutions très proches des thèmes abordés, un plus tard dans le temps, par Taillevent.

Le père :
 » Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
Povreté est pire que mort.
Fortune à mes clameurs est sourde
Dont malheur trop cruel me mort.
O mort, pourquoy prens-tu remort,
Que tou dard mes maulx si n’asourde
Sans nul resourse ne confort.
Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
« 

Plus loin dans le même mystère, une fille de joie harangue les clients dans la rue avec une chanson qui, là encore, ne manque pas d’évoquer le thème approché par Michault mais aussi une des locutions proverbiales utilisées dans notre extrait du jour :

« Boyre fault comme on la brassé
Hée le temps passé
Ne peult revenir.
Brief le souvenir
Rent mon cœur tout mal et cassé.
« 

Coïncidence ou clin d’œil de Taillevent à cette pièce ? On sait qu’il avait en charge l’organisation des spectacles à la cour de Bourgogne. Peut-être connaissait-il ce mystère ?

Retrouver la biographie détaillée de Michault le Caron dit Taillevent ici.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(*) Il s’agit du Pierre Michault de la Danse des Aveugles. Voir à ce sujet l’article Pierre Michault et Michault Taillevent du médiéviste Arthur Piaget, dans Romania 71, 1889.

(**) Sur les moyens économiques au moment de la vieillesse, la présence d’un entourage et les sollicitudes des jeunes générations à l’égard des séniors, on fera ici un clin d’œil amusé au fabliau « La Housse Partie » du trouvère Bernier. On se souvient de l’histoire de ce riche bourgeois chassé par son fils ingrat et nouvellement marié et réduit à vivre dans la précarité.

(***) Pour approcher plus en détail le sujet de la vieillesse au Moyen Âge, vous pouvez valablement vous reportez aux actes du colloque : « Vieillesse et vieillissement au Moyen Âge » sortis en 2014, aux Presses universitaires de Provence.

(****) Voir Histoire du Théâtre en France : Les Mystères, Louis Petit de Julleville, Paris, Hachette, 1880 (T2 p 169) ou plus directement : Mistere d’une jeune fille laquelle se voulut habandonner a peché, par Lenita Locey et Michael Locey, Edition Droz,1976.