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En mai, une chanson courtoise du Manuscrit de Bayeux

Sujet :  chanson, musique, manuscrit de Bayeux, poésie courtoise, renouveau, moyen français, chant polyphonique.
Période  : Moyen Âge tardif (XVe), Renaissance.
Auteur :  Antoine de Févin  (1470-1511?)
Titre : Il faut bien aimer l’oiselet, on doit bien aymer l’oysellet
Interprète  :  The Newberry Consort
Album : De Villon à Rabelais (2006).

Bonjour à tous,

lors que mai, le mois annonciateur des beaux jours, s’enfuit déjà, nous essayons de le retenir encore un peu avec une chanson polyphonique de la toute fin du XVe siècle. Tirée du manuscrit de Bayeux, cette jolie pièce de l’hiver du Moyen Âge renoue avec la tradition lyrique courtoise initiée par les troubadours d’oc, bientôt suivis par les trouvères du nord de France.

Dans la poésie médiévale et dans l’art du Trobar, mai est le mois par excellence du renouveau printanier. Arbres qui reverdissent, fleurs nouvelles, oiselets gazouillant dans les bosquets, pour les poètes et les amants courtois, c’est aussi le temps le plus propice pour rêver d’amour et de nouvelles amourettes.

L’invitation d’un rossignol à chanter l’amour

Si cette chanson nous transporte à la fin du XVe siècle, comme dans de nombreuses chansons et pièces médiévales courtoises, c’est encore l’oiseau et son chant qui égayera, ici, le poète. « Il faut l’aimer » nous dit-il car il inspire les amants courtois par son chant amoureux.

Point de douleur ni de souffrance pour le loyal amant dans cette chansonnette renaissante. Le ton reste léger même si l’auteur nous rappelle que les médisants sont toujours à l’affut pour gâcher le plaisir des amants et leurs possibles idylles 1. Pas de courtoisie sans éternels jaloux : en amour médiéval, tout, même la nouveauté, semble décidemment se poser comme un éternel recommencement (voir La notion de nouveauté au Moyen Âge avec Michel Zink).

Au sources manuscrites de cette chanson

Pour les sources manuscrites, on pourra retrouver cette chanson dans le Manuscrit de Bayeux. Parfaitement conservé à la BnF sous la référence Français 9346, cet ouvrage du XVIe siècle joliment enluminé présente un peu plus de cent chansons annotées, sur des thèmes variés.

Au titre d’autres manuscrits d’intérêt, « il fait bon aimer l’oiselet » est aussi présent dans le Chansonnier de Françoise de Foix de la British Library. Sous la référence Ms. Harley 5242, cet ouvrage du XVIe siècle présente des œuvres de divers compositeurs de la fin du XVe siècle au début du XVIe : Jean-Marie Poirier, Pierre de La Rue, Alexander Agricola et Antoine de Févin auquel est attribuée la chanson du jour.

"On doit bien aimer l'Oiselet" , sa partition et ses enluminures, dans le ms Français 9346 ou manuscrit de Bayeux;
« On doit bien aimer l’Oiselet » Français 9346 ou Manuscrit de Bayeux (voir sur Gallica);

Le compositeur Antoine de Févin

Concernant cette chanson polyphonique à trois voix, elle est communément attribuée à Antoine de Févin. Tantôt, il en est considéré comme le compositeur, tantôt l’harmonisateur.

Au début du XVIe siècle, ce compositeur natif d’Arras officiait à la cour de Louis XII comme chanteur et comme prieur. On a souvent comparé sa musique à celle de Josquin des Prés dont il a pu être le disciple. Comme ce dernier, Antoine de Févin est rattaché à l’Ecole musicale franco-flamande et développe un goût marqué pour la polyphonie. Il laisse une œuvre riche de nombreuses messes, motets et pièces liturgiques en latin, mais également quelques dix-sept chansons polyphoniques en moyen français2 .

Pour la version en musique de notre chanson du jour, nous traversons l’Atlantique à la rencontre du Newberry Consort.

Le Newberry Consort
Musique du Moyen-Âge au XVIIe siècle

Le Newberry Consort a été formé en 1986 à Chicago, sous l’impulsion du musicologue Howard Mayer Brown et de la multi-instrumentiste passionnée de musiques anciennes Mary Springfels.

Mary Springfels, passion musiques anciennes

Durant ses 40 ans de carrière, la formation a exploré un répertoire musical qui va du Moyen Âge central jusqu’au XVIIe siècle, en incluant la période renaissante et baroque (voir plus d’informations ici). Très orienté sur l’ethnomusicologie et la volonté de partage des musiques anciennes, le Newberry Consort est également attaché à un certain nombre d’universités de la région de Chicago dans lesquelles il se produit régulièrement. L’ensemble propose également ses concerts et ses programmes aux Etats-Unis, au Canada ou au Mexique.

La Discographie du Newberry Consort

La discographie du Newberry Consort peut parâitre un peu chiche pour un ensemble qui affiche plus de 40 ans de carrière mais la formation semble se concentrer particulièrement sur ses concerts et performances scéniques. Sur son site officiel , on pourra trouver un peu plus d’une dizaine d’albums pris dans des répertoires assez éclectiques. La sélection déborde largement le Moyen Âge pour inclure la renaissance, l’ère baroque et le XVIIe siècle, ce qui en fait aussi toute la richesse.

A travers ces productions, le Newberry Consort convie son auditoire à un voyage dans l’espace comme dans le temps. Musiques italiennes du Moyen Âge tardif et musiques de fêtes médiévales y côtoient les Cantigas d’amigo de Martin Codax, ou encore des musiques espagnoles du XVIIe siècle.

Pour citer quelques autres références pêle-mêle, on ajoutera des chansons irlandaises et anglaises de l’ère élisabéthaine ou la Missa de la mapa mundi de Johannes Cornago. Les musiques latino-américaines du XVIIe siècle trouvent également une belle place dans ce répertoire avec des musiques festives mexicaines du XVIIe siècle, ou les compositions baroques de Juan de Lienas.

De Villon à Rabelais, l’album

Villon to Rabelais, l'album de Newberry Consort (pochette)

A la charnière du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, l’album « Villon to Rabelais, 16th Century Music of the Streets, Theatres, and Courts » (De Villon à Rabelais : musique de cours, de rue et de théâtre du XVIe siècle), propose 27 chansons pour 72 minutes d’écoute. On y trouvera des pièces anonymes mais aussi des compositions et chansons issues des répertoires de Johannes de Stokem, Clément Marot, Willaert, Adrian Busnois, ou encore Antoine de Févin, notre compositeur du jour.

Cet album est sorti originellement chez Harmonia Mundi, en 2006. En chinant un peu, vous pourrez sans doute le trouver sous forme CD chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est disponible au format dématérialisé sur certaines plateformes de streaming légal. Voici un lien utile à cet effet : Villon to Rabelais au format MP3.

Membres du Newberry Consort sur cet Album

Mary Springfels (vielle, rebec, viole, direction), David Douglass (vielle, rebec), William Hite (tenor), Drew Minter (countretenor, harpe), Tom Zajac (bariton, harpe, instruments à vent, flûtes, cornemuse, percussions).


On doit bien aymer l’oiselet
dans le moyen français du XVe s

On doit bien aymer l’oiselet
Qui chante par nature
Ce mois de May sur le muguet
Tant comme la nuit dure.

Il faict bon escouter son chant
Plus que nul aultre en bonne foy
Car il resjouit mainct amant,
Je le sçay bien quand est à moy.

Il s’appelle roussignolet
Et mect tout sa cure
(soin)
A bien chanter et de bon het
(avec entrain),
Aussy c’est sa nature.

On doit bien aymer l’oiselet …

Le roussignol est sur le houlx
Que ne pence qu’à ses esbats
Le faulx jaloux s’y est dessoubz
Pour luy tirer un matteras
(trait)

La belle a qui il desplaisoit
3
Luy a dict par injure :
« Hellas, que t’avoit-il meffaict,
Meschante creature ? »

On doit bien aymer l’oiselet ….


Sur le thème courtois du renouveau et du printemps, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


NOTES

  1. Voir par exemple L’amour courtois contre les médisants, chanson Gace Brûlé ↩︎
  2. Détail de l’œuvre d’Antoine de Févin sur Musicologie.org ↩︎
  3. Variante : La belle qui faisoit le guet ↩︎

Poésies courtes : trois dizains amoureux de Melin de Saint-Gelais

Sujet :  poésies courtes,  poésie de cour, dizain, moyen français, courtoisie, poésie amoureuse.
Période :   XVIe siècle, Renaissance, hiver du Moyen Âge
Auteur  :  Mellin Sainct-Gelays ou Melin de Saint- Gelais (1491-1558)
Ouvrage  :  Oeuvres Poétiques de Melin de S. Gelays, Tome 1 et 3, Prosper Blanchemain, Editeur Paul Daffis, (1873).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour l’hiver du Moyen Âge et plus précisément pour le XVIe siècle. Nous sommes à la cour de France et Melin de Saint-Gelais y brille par ses poésies courtes et incisives, son art oratoire et son don pour le luth.

Sous François 1er puis sous Henri II, cet émule et ami de Clément Marot (Blanchemain T1 op cité) a su se mettre sous les bons auspices des souverains. Il compte même, en terme de statut, comme un des poètes majeurs de ces deux cours. Nous le retrouvons, aujourd’hui, pour trois dizains amoureux qui nous permettront d’apprécier une nouvelle fois son style enlevé et son sens de la chute. Avant cela, disons quelques mots de la poésie au XVIe siècle et de la biographie de Melin.

La poésie, une affaire sérieuse ?

La poésie est-elle une affaire sérieuse ? Au Moyen Âge, elle est partout et tous les thèmes s’y prêtent. Elle peut véhiculer l’humour sur des sujets variés, sociaux ou satiriques comme dans les fabliaux. Elle peut, bien sûr et elle est, l’objet d’un exercice de style. Pourtant, sous ses formes les plus variées y compris les plus émotionnelles, elle reste un sujet majeur (voir l’importance de la poésie au Moyen Âge, Régine Pernoud).

Au XVIe siècle, une certaine poésie de cour semble s’être faite plus légère et triviale. Loin des pompes des poètes qu’on rassemblera bientôt sous la Pléiade, ses auteurs entendent se divertir et faire rire. A la recherche constante du trait d’esprit, ils peaufinent une certaine sophistication autour de la légèreté 1. C’est aussi le temps des « Fleurs de poésies« , ces recueils de poésies courtes à butiner et à consommer pour le plaisir et dans lesquelles les auteurs ne sont souvent pas cités.

Dans la veine de ce courant, des Marot ou des De Saint-Gelais, tous deux héritiers de grands rhétoriqueurs, se distinguent par cette poésie « mondaine » qui tuerait presque pour un bon mot, dusse-t-elle en appeler à la grivoiserie ou même au graveleux parfois 2. Face à eux (et peut-être même contre), montent les ambitions d’une nouvelle génération d’auteurs qui veulent refaire de la poésie un art ultime, sous l’égide des classiques. Les deux tendances connaîtront des frictions, les nouveaux auteurs cherchant leur place et leur légitimité, les anciens défendant la leur.

Il s’agit, bien sûr, de grandes tendances et c’est un avis très personnel que je ne prétends pas ici développer mais, dans les deux cas, on pourrait discerner un jeu sur les formes et une dissociation qui ne sont déjà plus médiévales. Quoiqu’il en soit, les deux écoles s’opposent sur le fond et la destination de l’objet poétique. Ce cadre étant posé, revenons à Melin Saint-Gelais.

Saint-Gelais, favori et conseiller des rois

« Aucune fête n’étoit réussie s’il (Melin) n’en avoit réglé les mascarades, écrit les vers, composé la musique »

Oeuvres Poétiques de Melin de S. Gelays, T 1, P Blanchemain.

En dehors de son statut de favori et conseiller du roi, Melin de Saint-Gelais est à la fois ecclésiastique et abbé. Il sera aussi aumônier et bibliothécaire de François 1er et occupera des charges religieuses auprès de différentes abbayes. A la cour, il organise aussi des divertissements. Pour autant, la poésie n’est pas son seul talent. Il semble même y être venu à la faveur des circonstances.

Eléments de biographie

Fils de Octavien de Saint-Gelais ( évêque d’Angoulême, traducteur et poète de l’école de rhétoriqueurs), Melin a reçu une solide éducation. Musicien, chanteur, poète à ses heures, il est aussi versé dans les sciences, les mathématiques, la philosophie, l’astronomie et la théologie.

Point de trace de pédanterie chez lui, pourtant, pas d’avantage que de lourdeur académique ni même de grandes ambitions d’auteur. S’il glisse quelquefois des références théologiques ou philosophiques dans ses poésies, De Saint-Gelais est adepte d’une poésie galante, toujours à la recherche du bon mot à l’attention des courtisans, des courtisanes et des têtes couronnées. A la lecture de nombre de ses pièces, on imagine bien à quel point ses interventions ont dû ravir ses auditoires 3. Du reste, sa longévité aux différentes cours l’atteste, notre poète sait séduire son public.

Homme de « scène » autant que de lettres, Melin de Saint-Gelais versifie, chante et joue du luth. Quatrains, sixains, huitains, dizains, épigrammes, … Les poésies courtes et efficaces deviennent sa marque de fabrique. A l’image d’un Marot, il en use aussi abondamment auprès des dames. S’il a ramené de ses études en Italie, le sonnet (d’aucuns attribuent cette paternité à Marot) et un goût pour les vers Pétrarque, Melin reste adepte d’une poésie mondaine qui s’épanouit pleinement dans l’exercice de la séduction et du divertissement.

"Amour aveugle aveugle tout le monde", un dizain amoureux de Melin avec portrait de l'auteur

Pas de postérité pour le favori des cours

Peut-être est-ce tout cela qui explique que De Saint- Gelais n’ait pas pris, lui-même, sa poésie suffisamment au sérieux pour vouloir y mettre un peu d’ordre et en organiser la publication de son vivant. Certains biographes mentionnent qu’il ne le fit pas de crainte de ne pouvoir réutiliser ses plus belles pièces auprès des dames. Sans doute est-ce un peu exagéré mais, en tout cas, au cœur de l’ère Gutenberg, il n’a pas souhaité formaliser ses œuvres poétiques.

Son legs sera donc mis en ordre post mortem et non sans difficultés. En plus de quelques 600 poésies réunies par certains biographes (donc Bernard La Monnoye au début du XVIIIe s et Blanchemain dans le courant du XIXe siècme) Melin laissera quelques traductions ainsi qu’un opuscule d’Astrologie.

Légèreté, esprit, quelquefois même gaillardise et gauloiserie, dans ses poésies courtes, Melin n’a de cesse que d’exercer son sens de la chute. La parenté de plume d’avec Clément Marot est indéniable. Même si l’œuvre de ce dernier a, par endroits, plus de consistance thématique ( ou même encore d’esprit) ce qui a d’ailleurs assuré au poète de Cahors une postérité dont De Saint-Gelais s’est trouvé privé. C’est un peu injuste car certaines pièces sont d’excellente facture. Retour du sort peut-être ? Melin s’est-il à ce point complu dans son rôle de favori au risque de s’y trouver réduit et d’épuiser tout son talent dans la galanterie ?

Melin De Saint-Gelais contre la Pléiade

Plus que son œuvre, l’histoire a justement retenu de Melin de Saint-Gelais de s’être dressé contre les adeptes du renouveau poétique, à l’ombre des classiques. Au XVIe siècle, Dante était de longtemps passé par là et la Pléiade s’employait déjà à enterrer le Moyen Âge et ses poètes.

Entre tradition et modernité, il en restait pourtant quelques-uns à la cour pour jouer de la plume, sans renier totalement l’héritage médiéval. Marot comme de Saint-Gelais étaient de cette école. Marot aime Villon et cède aux archaïsmes même si, pour ne prendre que cet exemple, leurs envolées courtoises semblent plus souvent guidées par la recherche du bon mot, que par l’émotion véritable. Le loyal amant en souffrance des temps médiévaux n’est plus qu’une lointaine remembrance. Avec Marot et de Saint-Gelais, l’heure est un peu aux poètes séducteurs collectionneurs.

Poésies courtes : "Fortune montre assez de cruauté", un dizain amoureux de Melin avec portrait de l'auteur

Querelle contre Ronsard et Du Bellay

Pour revenir à ses frictions d’avec les nouveaux auteurs, bien installé à la cour, de Saint-Gelais se fit épingler par Du Bellay qui le qualifia, sans le nommer, de « poète courtisan ». Peu après, Melin se moqua ouvertement de Ronsard devant la cour d’Henri II. Lors d’une lecture à voix haute, il fit une sélection choisie des textes du chef de file de la Pléiade, en appuyant exagérément sur sa pédanterie et sa fatuité.

L’exercice ravit le roi, mais choqua la sœur de ce dernier, Marguerite de Valois, qui ne goûta pas cet humour. Piquée, elle entreprit de poursuivre elle-même la lecture pour rendre justice à Ronsard. Ce dernier absent fut bien vite mis au fait de l’incident. Il riposta à grands traits de plume et la querelle dura plusieurs années, de 1550 à 1553 4. L’affaire se retourna donc contre Melin désormais entré dans l’âge mur et dont la réputation fut écornée.

Contrairement à Marot à qui les aventures politiques et religieuses coûtèrent l’exil, l’incident de la lecture n’eut pas de conséquences fâcheuses pour de Saint-Gelais. Il sut même rester dans les bonnes grâces d’Henri II jusqu’à son trépas. Il mourut alité et, dit-on, peu de temps après avoir entonné une dernière chanson, le luth à la main (Blanchemain op cité).

A noter que Melin resta fidèle à Marot et le soutint à travers ses déboires et son infortune. Il fut donc un bon et loyal camarade et cela ajoute à son épaisseur comme à son crédit.

Trois Dizains amoureux et poésies courtes
de Melin en moyen français


Au programme du jour donc, trois poésies courtes et trois dizains courtois, issus des œuvres poétiques de Melin de Saint-Gelais. Le moyen français n’y pose guère de difficultés. Nous vous les livrons donc à l’état brut.

De qui plus tost me devrois-je complaindre,
D’amour, de Vous, de Moy-mesme ou du Temps ?
Amour me veult à le servir contraindre;
Vous refusez ce qu’à bon droict j’attends.
Je vy d’espoir et nul bien ne pretends,
Et par le Temps constraint suis m’absenter.
Ainsy j’ai cause assez de lamenter,
Mais plus de Vous ; car vous estes à mesme
De me pouvoir promptement contenter
D’Amour, de Vous, du Temps et de Moy-mesme.


Amour aveugle aveugle tout le monde
Et moins souvent espargne le plus saige.
Oncques le sens, le sçavoir ou faconde
Ne peult couvrir ce qu’on voyt au visaige.
Or je cognois qu’il vous guette au passaige
Le traistre Enfant qui m’a tant abusé!
Fuyez-vous-en, car il est trop rusé
Et n’en croyez Petrarque ny Ovide ;
Mais advisez s’il doit estre excusé
Celuy qui prend un aveugle pour guide.


Fortune monstre assez sa cruaulté
En m’esloignant du lieu ou gist mon cueur ;
Amour me rend serf de vive beaulté
Et n’adoulcist vostre extresme rigueur ;
Le Ciel n’a point pitié de ma laugueur ;
Nature aussy ne m’a pas figuré
Pour estre à vous en grace mesuré.
La Mort souhaite
5 et Mort de moy n’a cure ;
Contre moy donc ensemble ont conjuré
Fortune, Amour, le Ciel, Mort et Nature.

En espérant que vous ayez apprécié ces poésies courtes et courtoises de Monsieur de Saint-Gelais, nous vous souhaitons une belle journée.

Encore merci de votre lecture.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.


NOTES

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez le portrait présumé de Melin de Saint-Gelais tiré de l’œuvre du peintre franco-hollandais Corneille de Lyon ou Corneille de la Haye (1510-1575). Cette toile fait partie des collections du Louvre. En arrière plan, le manuscrit est le Français 885 de la BnF. Cet ouvrage, daté du XVIe siècle, présente une partie des œuvres de Melin de Saint-Gelais. Vous pourrez le retrouver en ligne sur gallica.fr.

  1. Les concours à la cour de Charles d’Orléans préfiguraient peut-être déjà cette tendance même si les joutes poétiques médiévales les avaient précédé. Voir Blosseville à la cour de C d’Orléans. ↩︎
  2. Marot a tout de même su diversifier avec des pièces un peu moins triviales mais une partie de son œuvre reste attachée à cette poésie légère et galante. ↩︎
  3. Le film « Ridicule » de Patrice Leconte vient même à l’esprit avec, notamment, la superbe prestation de Bernard Giraudeau dans le rôle de l’abbé de Vilecourt. ↩︎
  4. D’une prétendue réconciliation de Ronsard et Saint-Gelais en 1553, Claire Sicard, Audaces et innovations poétiques, Honoré Champion (2021) ↩︎
  5. « La Mort souhaite » Il s’agit d’une inversion. Il faut lire « Je souhaite la mort ». ↩︎

« On ne doit pas croire a tout homme », Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, défiance, beaux-parleurs, poésie morale.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre d’Eustache Deschamps avec une jolie ballade. Dans le pur style de ses poésies morales ou ses ballades de moralités, le poète champenois nous donnera ici une leçon de défiance.

L’Œuvre d’Eustache en quelques mots

Nous sommes au Moyen Âge tardif et Eustache Deschamps a largement servi la cour de princes et des rois. Il a connu la guerre, les voyages, la peste, la vie de cour, durant ses soixante ans de vie. En plus de ses fonctions successives d’écuyer, d’huissier d’armes pour le compte de Charles V et Charles VI, ou encore ses titres de bailli de Senlis et de châtelain de  Fismes, l’officier de cour a aussi composé des poésies.

Elève de Machaut dont il se réclame, sa plume est même intarissable et il écrit littéralement sur tous les thèmes qui passent à sa portée. Rondeaux, chants royaux, lais et ballades, traités de poésies, l’œuvre d’Eustache est monumentale et n’a guère d’équivalent en son temps (peut-être des auteurs un peu plus tardifs comme Alain Chartier ou Georges Chastelain). Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour commencer vraiment à la redécouvrir.

Mise à plat de l’œuvre et manuscrit Français 840

Les ballades de moralité d’Eustache sélectionnées par Georges-Adrien Crapelet ouvriront le bal et attireront l’attention en 1832. Des ajouts et publications de poésie inédites suivront en 1850, à l’initiative de Prosper Tarbé. Dans la foulée, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attellera à la retranscription de l’ensemble de l’oeuvre d’Eustache Deschamps, bientôt relayé en cela par Gaston Paris.

La ballade médiévale du jour dans le manuscrit Français 840 de la BnF
La Ballade du jour dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF (à consulter sur Gallica)

Au cœur de ce travail, le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF, un ouvrage contemporain d’Eustache où est venu s’empiler son legs impressionnant sur pas moins de 593 feuillets. Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l’œuvre complète d’Eustache Deschamps sera ainsi consignée dans onze volumes signés de la main de Queux de Saint Hilaire et de Gaston Paris.

Actualité de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Depuis sa remise à plat, de nombreux médiévistes férus de cette partie du Moyen Âge se sont penchés sur le legs d’Eustache. Les approches sont nombreuses, les angles souvent thématiques. L’œuvre du champenois s’y prête particulièrement : épidémies, tournois, duels, gastronomie, mœurs de cour, politique, guerre de cent ans, …. Les écrits du prolifique champenois font encore des historiens en quête d’une meilleure compréhension des mœurs du XIVe siècle.

D’un point de vue stylistique et poétique, si tout n’est pas égal, il reste encore de belles perles à dénicher dans le large travail d’Eustache. Sa franchise peut quelquefois surprendre ou amuser. Sa morale vise souvent juste et nous permet, en tout cas, de nous replonger au cœur du Moyen Âge chrétien et ses valeurs. Des traits d’humour émergent ça et là et la courtoisie est aussi présente dans son œuvre même si, de notre point de vue, ce n’est pas là que son talent s’exprime le mieux.

Dans tous les cas et indépendamment de l’approche privilégiée ou même des réserves que l’on peut émettre sur l’ensemble du legs d’Eustache d’un point de vue stylistique, on ne peut enlever à l’auteur champenois son opiniâtreté et sa persévérance à tout vouloir mettre en vers et consigner.

Une ballade contre les beaux-parleurs

« On ne doit pas croire à tout homme », le refrain ne peut être plus clair. Avis aux apparences et aux beaux-parleurs ! Le thème de la défiance est au cœur de la ballade médiévale du jour. Et pour mieux appuyer la trahison, le serpent venimeux et perfide (forcément toujours un peu biblique et, déjà présent dans une fable d’Eustache), est appelé à la rescousse.

La Ballade du jou illustrée avec une enluminure de Serpent tirée du Manuscrit Français 1537 de la BnF

Jeux de cours, trahisons, fausses promesses, on pourrait être tenté de remettre cette poésie en contexte, à la lumière des longues années de services d’Eustache auprès de la cour et des puissants. Durant sa longue carrière, la franchise et certaines de ses poésies critiques lui ont inévitablement valu des ennemis. Les vers du jour pourraient en être un autre signe. Dans le même temps, cette ballade a la qualité de tout texte, fable et toutes bonnes poésies morales : une certaine intemporalité. Aujourd’hui encore, la verve d’Eustache nous reste accessible et sa ballade a plutôt bien traversé le temps.


« On ne doit pas croire a tout homme, »
dans le français ancien d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache peut présenter quelques difficultés sur certains textes. Cela nous semble moins le cas de celui-ci. Pour vous aider dans sa compréhension, nous vous proposons tout de même quelques clés de vocabulaire.

Gar toy de l’oiseleur qui prant
Les oiseaulx pour chant contrefait,
A sa roix soutive
(dans l’ingénieux filet) qu’il tent,
Par soutil langaige deffait.
Gar toy de femme qui te fait
Doulz semblant, et ami te nomme
C’est pour toy jouer d’un faulx trait
(d’un mauvais trait, coup) :
On ne doit pas croire a tout homme.

Avise au venimeux serpent
Qui en la douce herbe se trait
Et s’i caiche soutivement
(habilement),
Si que quant aucuns s’i retrait
L’erbe cueillant, lors mort de fait
(il les mort ensuite);
De son venin point et assomme
Le cueillant, qui lors crie et brait ;
On ne doit pas croire a tout homme.

Ne le parler d’aucune gent
Qui semble doulz com miel ou lait,
Ou l’en treuve venin souvent
Quant aucun ont a eulx attrait.
Ainsi doulz parler se deffait
En fiel mortel soubz douce pomme;
Donc pour eschiver ce meffait,
On ne doit pas croire a tout homme.

L’ENVOY

Princes, saiges est qui aprant,
Qui parle pou et qui entent,
Qui se taist et qui en soy somme
(mesure, pèse)
Le parler d’autruy saigement ;
Pour eschiver paine et tourment,
On ne doit pas croire a tout homme.


NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez la ballade d’Eustache dans le français 840 de la BnF. Pour l’illustration, nous avons opté pour une magnifique enluminure du serpent biblique. Elle est tirée du manuscrit Français 1537 intitulé « Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528. » Ce manuscrit daté du XVI e siècle est lui aussi conservé au département des manuscrits de la BnF.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Ballade Médiévale, la Bonne Renommée plus Précieuse que l’Or

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Plus que fin or vault bonne renommée»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.

Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.

La ballade de Bonne Renommé d'Eustache avec une enluminure du Manuscrit médiéval NAF 18145 de la BnF symbolisant la Droiture

La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps

Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.

Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.

Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrir son renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.

Plus que fin or vault bonne renommée
un ballade d’Eustache Deschamps

NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.

Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Par couvoitier, par prandre et par tolir,
par cruauté, par autruy decepvoir,
Par mal parler, mal faire, par mentir
Puet un chascun mal renom concepvoir ;
Mais li bons cuers qui veult user du voir,
Autruy amer, avoir langue afrenée
(modérée),
Fait en tous lieux son bon nom remanoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Mauvais renoms fait maint homme mourir,
Après sa mort en valent pis si hoir
(ses héritiers);
Bon renoms fait l’omme amer et cherir,
Au monde n’as si precieus avoir.
Face donc bien chascun a son pouoir,
Car par le bien sera l’ame sauvée ;
Et par le mal puet assez apparoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Le Manuscrit Français 840 aux sources
de l’œuvre d’Eustache Deschamps

La ballade de bonne renommée d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)

Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.

Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.