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Les leçons de « Fortune », une ballade de Michault Taillevent

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, ballade, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, poésie morale, fortune.
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : O folz des folz…

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici un nouvel extrait de la poésie de Michault Caron dit Taillevent. Loin du jeune auteur qui se faisait attaquer dans le bois de Saint-Maxence et contait dans La Détrousse, non sans un certain humour, sa malencontreuse aventure devant la cour du duc de Bourgogne, c’est un poète plus résolument moraliste que nous retrouvons ici. Tirée d’un traité de Sagesse appelé le régime de fortune et fait en référence à Horace, cette ballade est assurément plus une oeuvre de la maturité.

Les exigences et les caprices de Fortune

« Ce n’est que vent de la gloire du monde,
A ung hasart tout se change et se cesse. »
Michault Le Caron, dit Taillevent

Michault Taillevent nous rappellera ici cette notion de « Fortune » dont nous avons déjà parlé et qui se trouve être si importante au Moyen-âge. C’est ce sort, personnifié par sa roue qui tourne inexorablement. Symbole de l’impermanence et de l’arbitraire, elle vient sanctionner, de manière inéluctable l’impuissance des hommes à rien pouvoir saisir, ni tenir.

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La Roue de Fortune, miniature médiévale de Maître de Coëtivy (Colin d’Amiens 1400-1450) grand maître enlumineur du XVe siècle.

C’est un fait bien établi, dans la vision chrétienne médiévale comme actuelle d’ailleurs, notre passage en ce bas monde matériel n’est que transitoire et n’a de raison que préparer notre entrée dans l’immatériel, le royaume du divin. Ce devrait ou pourrait être, en soi, une raison suffisante pour ne point s’obséder d’y accumuler biens et richesses  puisque le chrétien ne pourra pas, quoiqu’il advienne, les emporter avec lui de l’autre côté de la rive et ils pourraient même l’alourdir au jour de sa mort et de son jugement, mais si cela ne suffisait pas à lui faire comprendre la vanité de l’entreprise, les exigences du sort et les caprices de Fortune viennent s’y ajouter. Dans les représentations médiévales, tous les hommes sans exception, du plus démuni au plus grand prince, y sont, en effet, soumis.

Présente dès l’antiquité, dans le monde médiéval chrétien, Fortune si elle prend, par instants, les traits d’une déesse ambivalente et capricieuse, puise sa raison d’être ou ses origines dans la bible et l’Ecclésiaste :

« Puis, j’ai considéré tous les ouvrages que mes mains avaient faits, et la peine que j’avais prise à les exécuter; et voici, tout est vanité et poursuite du vent, et il n’y a aucun avantage à tirer de ce qu’on fait sous le soleil. » 
Ecclésiaste, 2 – 11

C’est visiblement sous l’influence du philosophe Boèce (480-524) qu’elle sera, quelques siècles plus tard, représentée sous la forme d’une roue et connaîtra de belles heures dans l’iconographie et les miniatures du moyen-âge, à partir du XIe siècle.

  « Notre nature, la voici, le jeu interminable auquel nous jouons, le voici :
tourner la Roue inlassablement, prendre plaisir à faire descendre ce qui
est en haut et à faire monter ce qui est en bas
. »
Boèce  – Consolation de Philosophie

michault_taillevent_caron_fortune_ballade_poesie_medievale_bourguigne_moyen-age_XVe

« O folz des folz », ballade contre l’ambition
et les illusions de l’Avoir

Quoiqu’il en soit, se fier à la hauteur de son trône ou de sa position et s’en gargariser quand, d’aventure, Fortune vous a placé tout en haut, ne serait que pure déraison pour les auteurs du moyen-âge central. Le lendemain, elle peut tout aussi bien vous faire choir.

Se glorifier de ses possessions de ses richesses, les poursuivre, s’en croire même le juste détenteur ou, pire, l’artisan ?  Folie ! Pure Vanité !  Contre fortune, il faut garder raison. On peut conter sur l’auteur du moyen-âge tardif pour nous le rappeler. Nus comme au premier jour, nantis pour seuls habits de ceux que la nature nous a donnés et de ses dons, il nous enjoint à nous contenter de peu, en nous souvenant des leçons de fortune et en nous rappelant ses droits.

O folz des folz, et les folz mortelz hommes,
Qui vous fiez tant es biens de fortune
En celle terre et pays ou nous sommes,
Y avez vous de chose propre aucune ?
Vous n’y avez chose vostre nesune* (*aucune, pas même une)
Fors les beaulx dons de grace et de nature.
Se fortune donc, par cas d’aventure,
Vous toult* (*ôte)  les biens que vostres vous tenez,
Tort ne vous fait, ainçois vous fait droicture*, (*justice)
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Ne laissez plus le dormir a grans sommes
En vostre lict, par nuit obscure et brune,
Pour acquester richesses a grans sommes,
Ne convoitez chose dessoubz la lune,
Ne de Paris jusques a Pampelune,
Fors ce qu’il fault, sans plus, a creature
Pour recouvrer sa simple nourriture ;
Souffise vous d’estre bien renommez,
Et d’emporter bon loz en sepulture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Les joyeulx fruitz des arbres, et les pommes,
Au temps que fut toute chose commune,
Le beau miel, les glandes et les gommes
Souffisoient bien a chascun et chascune,
Et pour ce fut sans noise* (* bruit,querelle) et sans rancune.
Soyez contens des chaulx et des froidures,
Et me prenez Fortune doulce et seure.
Pour voz pertes, griefve dueil* n’en menez, (*deuil douloureux)
Fors a raison, a point, et a mesure,
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Se fortune vous fait aucune* (*quelque) injure,
C’est de son droit, ja ne l’en reprenez,
Et perdissiez jusques a la vesture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Michault Le Caron, dit Taillevent – Le régime de Fortune

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
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La Ballade à double entendement d’Eustache Deschamps, lecture audio

lecture_poesie_medievale_vieux_francais_oil_audioSujet : poésie médiévale, morale,  réaliste, satirique, réaliste, ballade, moyen français
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « Ballade a double entendement, sur le temps présent»
Média : lecture audio
Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, pour faire écho à la Ballade à double entendement d’Eustache Deschamps que nous avions publié il y a quelque temps, nous vous en proposons une lecture audio dans le texte et en moyen-français, tout en profitant pour toucher un mot de l’auteur.

On notera encore ici que, loin des difficultés de compréhension, que peuvent soulever la poésie d’un Rutebeuf ou certains autres textes (poésies, fabliaux, etc) des XIIe et XIIIe siècles, la langue d’Eustache Deschamps reste largement plus accessible à l’oreille. Bien entendu, il faut  se défier de quelques faux-amis ou raccourcis de sens et il est encore vrai que certains textes sont plus ardus que d’autres. Cette ballade à double entendement est, quant à elle, plutôt facile d’accès. Pour plus d’informations la concernant et également pour sa version textuelle, vous pouvez valablement vous reporter à l’article précédent, à son sujet :  Une ballade sarcastique et grinçante d’Eustache Deschamps sur son temps

Note sur la prononciation

Vous noterez que je ne souscris toujours pas au « Oé » contre le « Oi », nonobstant le fait qu’on me l’ait fait remarquer à quelques reprises. En réalité et si l’on en croit certains auteurs ou traités de prononciation du vieux français ou ancien, le « Oé » semble postérieur au XVe siècle. On l’associe donc, semble-t-il faussement, aux siècles couvrant le moyen-âge, alors qu’il serait plus renaissant.

Tout cela étant dit, le « Oi » n’est certainement pas non plus correct. Diphtonguer en « Ohi », « Ouhi » ou « Oui » il le serait sans doute plus, mais prononcer tel quel (« Oi ») et, à ma défense, il a l’avantage de favoriser la compréhension. On se rapproche un peu ici de la conception de Michel Zink et de cet idée de ne pas ajouter trop d’obstacles à la compréhension des textes médiévaux lus. Autre argument, sans doute plus personnel, le R roulé associé au « Oé » à tous les coins de phrase, a tendance à me donner la sensation de drainer les textes tout entiers du côté de la ruralité et de certaines formes dialectales qu’elle a longtemps conservé. Non que j’ai quoi que ce soit contre le patois, vous connaissez ici mon amour des langues mais disons que sans la conjonction des deux, le texte me semble ainsi ressortir plus « moderne » ou moins connoté pour le dire autrement.

Tout cela étant dit, au long du chemin et pour ceux qui ont l’air d’y tenir, je finirai bien par faire quelques lectures avec de Oé en fait de Oi. A l’inverse, un autre exercice intéressant auquel je pense, serait de lire certains textes médiévaux avec la prononciation contemporaine pour justement ôter tout voile et les rapprocher encore d’autant de nous, en gommant totalement tout « archaïsme » de prononciation. Certains textes du XIVe ou XVe siècle s’y prêtent particulièrement bien.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Tels rit au main qui au soir pleure, une complainte médiévale de Guillaume de Machaut

Guillaume-de-Machaut_trouvere_poete_medieval_moyen-age_passionSujet : musique médiévale, musique ancienne, chanson, complainte,  amour courtois. fortune.
Titre : Tels rit au main qui au soir pleure
Œuvre : le remède de Fortune.
Auteur Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète : Ensemble Project Ars Nova
Album : Machaut : remède de Fortune (1994)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous retournons aujourd’hui au Moyen Âge tardif et à l’Ars Nova avec une complainte du grand maître de musique du XIVe siècle, Guillaume de Machaut.

La pièce «  Tels rit au main qui au soir pleure » est  tirée du Remède de fortune du Manuscrit ancien FR 1586, pièce d’amour courtois dans laquelle le compositeur nous conte la quête et les revers d’un poète pour conquérir la cœur de sa dame. Dans le cas du chant présent, il emprunte l’image de la roue de la fortune (la médiévale, bien sûr, pas la télévisuelle) pour décrire ses déboires amoureux. Amertume d’un sort qui frappe de manière inéluctable, sans qu’on sache comment, ni qu’on s’y attende vraiment, la roue tourne comme dans le chant « O fortuna » écrit un peu plus d’un siècle avant cette complainte de Guillaume Machaut et qui sert d’introduction à la Carmina Burana de Carl Orff,

Nous sommes pourtant bien dans la même conception de ce sort, cette « fortune » changeante, qui abaisse ou élève dans un mouvement sans fin et contre lequel l’homme ne peut rien, qu’il soit empereur, pape,  roi ou simple poète et amoureux transi :

O fortuna, extrait des chants de Benediktbeuern (Carmina Burana) 

 Sors immanis
et inanis,
rota tu volubilis,
statu malus,
vana salus,
semper dissolubilis
obumbrata
et velata
michi quoque niteris;
nunc per ludum
dorsum nudum
fero tui sceleris.
 Sort monstrueux
Et informe,
Toi la roue changeante,
Une mauvaise situation,
Une prospérité illusoire,
Fane toujours,
Dissimulée
Et voilée
Tu t’en prends aussi à moi
Maintenant par jeu,
Et j’offre mon dos nu
A tes intentions scélérates.

Tels rit au main qui au soir pleure par l’ensemble Project Ars Nova

L’ensemble Project Ars Nova : la passion des musiques médiévales des XIVe, XVe siècles

Fondé aux début des années 80, au sein même de l’école suisse Schola Cantorum Basiliensis  pour la recherche et pour les musiques anciennes dont nous avons déjà dit un mot ici (voir article sur l’Ensemble Syntagma), l’Ensemble Project Ars Nova ou plus laconiquement l’Ensemble PAN  réunissait  principalement de jeunes passionnés de musiques médiévales originaires des Etats-Unis.

Composé au départ de trois artistes,  Laurie Monahan (chant mezzo-soprano), Michael Collver (chant, vièle à roue, cornet) et Crawford Young (luth), il fut bientôt rejoint par deux artistes supplémentaires: Shira Kammen  (vièle, instruments à cordes et ensemble_pan_project_ars_nova_musique_poesie_medievale_guillaume_machaut_moyen-age_XIVe_sieclearchet, ) et John Fleagle (chant ténor et harpe médiévale).

De 1985 à 1991, l’ensemble produisit  huit albums autour de sa période musicale de prédilection et du répertoire médiéval de  l’Ars Nova.  Il fut actif jusqu’un peu avant les années 2000, date à laquelle on perd sa trace. A ce qu’il semble, ils ne se produisent donc plus en scène ou en studio et s’ils le font peut-être à quelques rares occasions, il n’existe, en tout cas, pour l’instant, aucun site web ou page facebook officielle pour le relayer.

Itinéraires artistiques

Du côté des itinéraires respectifs des cinq membres de l’ensemble, Laurie Monahan a co-fondé avec deux autres artistes, en 1995 et à Boston l’ensemble vocal Tapestry. Ce dernier, largement salué depuis par la critique, propose un répertoire qui mêle musiques médiévales et compositions traditionnelles avec des pièces plus contemporaines. Crawford Young, désormais reconnu comme un grand expert du Luth de la période du XVe siècle et devenu par ailleurs, dans le cours de années 80, enseignant à la  Schola Cantorum Basiliensis, a une part active dans un autre ensemble médiéval qu’il a crée en Suisse et dirige depuis 84 : L‘Ensemble Ferrara, 

Michael_Collver_musique_poesie_medievale_complainte_guillaume_machaut_remede_fortune_moyen-ageQuant à Michael Collver  qui prête sa voix  de contre-ténor à la pièce du jour, après des contributions variées dans de nombreux ensembles, dont le Boston camerata, et des albums qu’il a pu diriger dans le courant des années 2010, il est également toujours présent, à la fois sur le terrain vocal et instrumental. On le retrouve notamment, encore tout récemment dans la formation Blue Heron, de Boston.

L’artiste John Fleagle,  décédé en 1999, a laissé derrière lui un album salué par la critique et ayant pour titre World’s Bliss : Medieval Songs of Love and Death, réalisé en collaboration avec Shira Kammen. Quant à cette dernière, elle a participé, depuis son histoire commune avec le Project Ars Nova, à près de vingt albums et joué avec de nombreux ensembles de musique ancienne. Du point de vue de son actualité, on peut la retrouver aux côtés du newberry consort pour des concerts autour de la tradition séfardie.

Comme on le voit, à la triste exception de John Fleagle et pour des raisons de fait, plus que de cœur, la passion pour les musiques anciennes et médiévales n’a pas déserté les artistes de l’ensemble PAN et chacun continue de la faire vivre à sa manière, à travers son travail.

Remède de Fortune, l’album

Pour revenir à la pièce du jour, elle est tirée d’un album sorti en 94 et dédié entièrement au Remède de Fortune de Guillaume de Machaut. C’est une version épurée musicalement, et il faut avouer que l’interprétation vocale de Michael Collver, associé au son de la musique_medievale_ensemble_PAN_project_ars_nova_guillaume_de_machaut_remede_de_fortune_moyen-age_XIVevièle à roue est totalement  envoûtant.

Cet album est encore disponible à la vente en ligne en format CD ou en format MP3 dématérialisé, au lien suivant : Le Remède De Fortune par l’Ensemble Project Ars Nova.

Tels rit au main qui au soir pleure,
la complainte de Guillaume de Machaut

Tels rit au main qui au soir pleure
Et tels cuide qu’Amours labeure
Pour son bien, qu’elle li court seure
Et ma l’atourne;
Et tels cuide que joie aqueure
Pour li aidier, qu’elle demeure.
Car Fortune tout ce deveure,
Quant elle tourne,
Qui n’atent mie qu’il adjourne
Pour tourner; qu’elle ne sejourne,
Eins tourne, retourne et bestourne,
Tant qu’au desseur
Mest celui qui gist mas en l’ourne;
Le sormonté au bas retourne,
Et le plus joieus mat et mourne
Fait en po d’eure.

Car elle n’est ferme n’estable,
Juste, loyal, ne veritable;
Quant on la cuide charitable,
Elle est avere,
Dure, diverse, espouentable,
Traitre, poignant, decevable;
Et quant on la cuide amiable,
Lors est amere.
Car ja soit ce qu’amie appere,
Douce com miel, vraie com mere,
La pointure d’une vipere
Qu’est incurable
En riens a li ne se compere,
Car elle traïroit son pere
Et mettroit d’onneur en misere
Deraisonnable.

Fortune est par dessus les drois;
Ses estatus fait et ses lois
Seur empereurs, papes et rois,
Que nuls debat
N’i porroit mettre de ces trois
Tant fus fiers, orguilleus ou rois,
Car Fortune tous leurs desrois Freint et abat.
Bien est voirs qu’elle se debat
Pour eaus avancier, et combat,
Et leur preste honneur et estat
Ne sai quens mois.
Mais partout ou elle s’embat,
De ses gieus telement s’esbat
Qu’en veinquant dit: « Eschac et mat »
De fiere vois.

Einsi m’a fait, ce m’est avis,
Fortune que ci vous devis.
Car je soloie estre assevis
De toute joie,
Or m’a d’un seul tour si bas mis
Qu’en grief plour est mué mon ris,
Et que tous li biens est remis
Qu’avoir soloie.
Car la bele ou mes cuers s’ottroie,
Que tant aim que plus ne porroie,
Maintenant vëoir n’oseroie
En mi le vis.
Et se desir tant que la voie
Que mes dolens cuers s’en desvoie,
Pour ce ne say que faire doie,
Tant sui despris.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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La Destrousse de Michault Taillevent ou les aventures infortunées d’un poète médiéval

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, auteur, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste.
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : La destrousse

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour faire suite au portrait du poète, valet de chambre et joueur de farces  Michault Le Caron dit Taillevent, nous publions ici la première poésie qui nous est connue de lui. Il l’a vraisemblablement écrite autour de 1430, peut-être même quelques années avant. A en juger par l’introduction, Il y conte ses déboires devant la cour de  Bourgogne. Après une nuit agitée à la belle étoile, sur des routes rien moins que sûres, le poète finira, en effet, détrousser de ses biens et même rossé et il demande ici audience à « l’excellent » duc  Philippe le bon afin d’en obtenir quelques réparations.

manuscrit_ancien_stockholm_poesie_medievale_michault_taillevent_la_destrousse_XVe_moyen-age_tardifAu milieu de ce récit tremblant, sans doute de nature à décourager les plus vaillants de contemporains du poète médiéval de passer la nuit, seuls, sous le ciel étoilé, on notera  tout de même la nature morale des réflexions du poète dans l’obscurité. Se voit-il déjà au seuil de la mort ? Il ne peut en tout cas s’empêcher de nous faire partager quelques jolis vers sur la vacuité des possessions et des biens « mondains », vains attachements que les suites de l’histoire, en forme de parabole, finiront par lui confirmer puisqu’il tardera un peu trop à se dé-saisir de ses possessions au goût des brigands, et prendra même  un coup sur le « groin ».

« Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre. »

Belle profondeur de jugement à la faveur des circonstances. Cela dit,  l’aventure de notre poète est donc bien triste, mais joliment contée, en vers, comme il plait à la cour, et dans un beau français du moyen-âge tardif, auquel Eustache Deschamps (1346-1406) nous a déjà habitué ici et qui nous est déjà bien plus compréhensible que celui des siècles antérieurs. En tout et pour tout, dans cette poésie, un seul paragraphe pose vraiment difficulté et quelques mots ici ou là, mais nous vous fournirons quelques clés de lectures pour  y surseoir.

La Destrousse, Michault Taillevent

A mon tresredoubté seigneur,
Le duc de Bourgongne excellent,
Et a tous chevaliers d’honneur
Et escuiers pareillement
Supplie Michault humblement
Qu’il ait ung petit d’audience :
Si racontera son tourment
Qu’il eut ou boys Sainte Maxence,

Comme nagaires sur le plain
Se mist au dehors de Paris
Et vint avec d’autres tout plain
Jusques a Louvre en Parisis
Ou grant chemin outre Senlis
Pource qu’a Pons logier cuidoit,
Mais par droit usage tousdis
Il avient ce qu’avenir doit.

Et pour ceste cause il avint,
Quand il fut du boys a l’entrée
Que jour faillit et la nuit vint,
Dont la convint, celle vespree
Couchier à la dure terree
Et son corps a Dieu commander
Mais s’il faisoit chiere effraee
Pas ne le convient demander.

Donc quant il vist que c’estoit forche
Et que la nuit venoit a fait
Et n’avoit ne chambre ne porche
Et qu’il falloit qu’il fust de fait
Comme homme de joye deffait
Par tristesse et par desplaisir
Il avisa son lit tout fait
En ung buisson pour soy gésir.

Ainsi comme povre esgaré
Estrené de dures estraines,
Regarda lors son lit paré
Duquel estoient les courtines
Toutes de chardons et d’espines
Et la couche de terre dure,
Le chevet de grosses racines
Et de ronces la couverture.

Et puis ou buisson se bouta
Et mist a son cheval la bride
Sur le col et l’abandonna
Tout tremblant de peur et de hide* (effroi)
Qu’on ne fist de lui homecide ;
Aprez s’assit en requerant
Nostre Dame et Dieu en aide
Qui lui fust espee et garant.

Et com cil qui tousjours a peur
En tel estat qu’on ne le tue
Et qui n’est onques bien asseur
Puis qu’il ot rien qui se remue
Se soubzlevoit a col de grue
Tout bellement sur ses genoulx
Et avoit l’oreille tendue
A tout lez* (de tous côtés) pour le peur des loupz.

Puis escoutoit se point sonner
Orroit a ses villes voisines
Ou s’il orroit le coq chanter
Environ l’eure des matines ;
Mais il n’oyoit coq ne gelines
Ne chien abaier la entour,
Neant plus, dont c’estoit mauvaiz sines,
Que s’il fust mussié* (caché, enfermé) en ung four.

Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre.

Se je pers, si dist il aprez,
On dira : « S’il eust bien gardé,
Espoir… Que faisoit il si prez ? »
Ou on pourra d’autre costé
Dire : « C’est cy cas de pitié
Et de fortune tout ensemble. »
S’en doit estre, pour verité,
Plus pardonnable ce me semble.

Ainsi eust la mainte pensee
Et mainte chose retourna
Tant que la nuit se fut passee
Et que ce vint qu’il adjourna,
Puis a son chemin retourna
Cuidans avoir tous griefz passez
Mais depuis gaires loingz n’ala
Qu’il fut de tous poins destroussez.

Car a l’issir* (sortie) de son buisson
S’acompaigna de charios
Et d’autres gens assez foison :
Marchans et chartiers grans et gros.
Mais quant vint a l’issir du bos
Et d’une place grande et belle,
Ilz furent aussi bien enclos
Que perdrix a une tonnelle.

Et la, a hacques et a maques, (haches et massues)
Vindrent gens atout grans paffus*, ( grandes épées)
Armez de fer et de viez jaques* (habillement court et serré),
Cum gladiis et fustibus, (avec glaives et bâtons)
(Se sembloit liloy tarrabus
Frere a tarrabin tarrabas, ) (1)
Abrigadez* (regroupés)  et fervestus
Pour combattre a blis et a blas. (à tord et à travers)

Et la tolli on et dona (Et là on ôta et on prit)
A Michault, je vous certifie ;
Tolli, comment ? On lui osta
Quanqu’il avoit pour ceste fie* ; (tout ce qu’il avait cette fois)
Donna, et quoi ? Une brongnie* (un coup)
Si grande que d’un cop de poing
Sur la machoire, lez l’oye,
On lui rompi prez tout le groing.

Et la cause pourquoy du rost* (de rosser)
Ot Michault lors, ne fut si non
Pour l’amour qu’il ne bailloit tost
Ses besongnes en habandon,
Combien qu’il leur baillast sans don
Chaperon, espee, bourse et gans ;
Et pui aprez, de grand randon* (confusion, violence),
Saillirent ou bos les brigans.

Or vous a compté s’aventure
Michault et son peril mortel,
Et comment cette nuit obscure
Il fist le guet a son cretel*  (créneau)
Et puis perdit tout son chatel.
Priez a l’umble Vierge franche
Et a son filz espirituel
Qu’il lui doint bonne recouvranche.

Hault Prince, je vous ay conté
Comment j’ay esté a destroit*, (embarras, détresse)
Mais se dy vous ay verité,
Si scay je assez bien que bon droit
A bien mestier en maint endroit
D’ayde par especial :
Siques aidiez moy, pour Dieu soit
Tant que je ressoye a cheval (2).

1. Jeux de mots sur Tarrabus de Lille ou Tarrabus le chef de guerre et  Tarrabin Tarrabas, onomatopée utilisée alors pour désigner le bruits des coups qui pleuvent.

2. Afin que  je puisse à nouveau aller à cheval, chevaucher. Comme le fait remarquer Pierre Champion dans son histoire poétique du XVe siècle, c’est peut-être à cette occasion que Michault reçut une prime dont on trouve la trace dans les archives, pour se procurer un cheval, même si l’histoire ne mentionne pas explicitement que le poète fut dessaisi de sa monture, à cette triste occasion.

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S_lettrine_moyen_age_passionans doute est-il encore un peu tôt pour que les malandrins ayant assailli le pauvre Michault Taillevent soient issus de la bande très organisée des coquillards que connaîtra bien François Villon, puisque ces derniers ne seront mentionnés que plus tardivement, en 1455, dans les minutes du procès de Dijon. Quelques années après que Michault le Caron eut écrit ces lignes, pourtant, avec les trêves de la guerre de cent ans et le traité d’Arras, le XVe connaîtra à nouveau une forte résurgence des grandes compagnies dont Eustache Deschamps nous parlait déjà. et la figure du brigand de grand chemin n’aura pas fini de hanter ce siècle. De fait, dans le contexte et avec cette agression, le poète médiéval pourrait presque faire figure de triste précurseur. Nous mesurons bien, en tout cas ici,  la violence et la sauvagerie de l’assaut, autant que, avant cela, l’émotion suscitée par l’arrivée impromptue de la nuit sur la voyageur médiéval solitaire et pour cause…

Son témoignage reste en tout cas précieux à plus d’un titre, autant qu’il nous permet d’apprécier la belle qualité de sa poésie. En nos temps orthographiques assassins où l’on semble aussi déprécier si fort l’art de rimer, cette jolie poésie reste tout de même plus gracieuse qu’un « j’m’est fait braquer mon zonblou« . Enfin, vous en jugerez.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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