Sujet : chanson médiévale, poésie médiévale, servantois, satire, poésie satirique, chevalier, trouvère, chanson de croisades, musique médiévale. Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Huon d’Oisy (1145 – 1190)
(Hues, Hugues d’Oisy) Titre :Maugré tous sains et maugré Diu ausi Ouvrage : « Les chansons de Croisades », Joseph Bédier et Pierre Aubry (1909)
Bonjour à tous,
ontemporain du XIIe siècle, Hugues III, seigneur d’Oisy, châtelain de Cambray et vicomte de Meaux, plus connu encore sous le nom d’Huon ou Hues d’Oisy est considéré comme l’un des premiers trouvères du nord de France.
Du point de vue de son oeuvre, il n’a laissé que deux chansons. L’une, plutôt étonnante, conte par le menu un tournoi de nobles dames, dont il nous explique que ces dernières l’avaient organisé pour savoir ce que produisaient les coups que recevaient leurs doux amis lors de tels affrontements. La deuxième chanson est un servantois dirigé par le seigneur d’Oisy contre celui qui fut son disciple en poésie : le trouvère Conon ou Quesnes de Bethune. Pour rappel, on trouve une référence explicite à cela dans une chanson de ce dernier :
Or vos ai dit des barons ma sanblance; Si lor an poise de ceu que je di, Si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi, Qui m’at apris a chanter très m’anfance. Conon de Bethune « Bien me deüsse targier » Les Chansons de Conon de Bethune par Axel Wellensköld
A l’occasion du portrait que nous avions fait de ce trouvère (voir biographie de Conon de Bethune ici), nous avions mentionné sa courte participation à la 3ème croisade. Après s’être enflammé et avoir vanté la nécessité des expéditions chrétiennes et guerrières en Terre Sainte auprès de ses contemporains, fustigeant ceux qui ne voulaient s’y rendre, le poète croisé n’eut pas l’occasion d’y briller puisqu’il rentra à la hâte.
Il faudra attendre la 4ème croisade pour que Conon de Bethune prenne à nouveau la croix et fasse montre alors de plus d’allant mais quoiqu’il en soit, le premier retour rapide de sa première expédition lui valut, comme nous le disions, une verte critique sous la plume d’Huon d’Oisy. Ce dernier prit même pour référence et modèle la chanson « Bien me Deüssetargier » de son homologue, afin de mieux le railler.
Pour mieux comprendre le fond politique et satirique de ce texte, plein de causticité et de ce « roi failli » auquel il est fait ici allusion, il faut ajouter que le châtelain de Cambray s’était, de son côté, rangé sous la bannière de Philippe Iᵉʳ de Flandre, dit Philippe d’Alsace contre le parti de Philippe-Auguste, choisi par Conon de Bethune.
Huon d’Oisy dans les Manuscrits anciens
On retrouve cette chanson dans les deux manuscrits que nous citons souvent ici, le Français 844, Manuscrit ou Chansonnier du Roy et le Français 12615(MS fr 12615), connu encore sous le nom de Chansonnier de Noailles. Elle est attribuée dans les deux à Mesire(s) Hues d’Oisy.
Les dates de ce servantois ont été sujettes à débat entre médiévistes, au point de mettre quelquefois en doute, (contre les manuscrits et leurs copistes), l’attribution de cette chanson au seigneur et trouvère d’Oisy. Si la chanson est bien de sa plume, ce qu’on a, en général, fini par convenir, il a dû l’écrire, peu de temps avant sa mort.
Il faut, du même coup, en déduire que cette rentrée de la 3eme croisade de Conon de Bethune se serait située deux ans avant que Philippe-Auguste n’en revienne lui-même, même si à la première lecture, on pourrait être tenté de supposer que le retour du trouvère avait coïncidé avec celui plutôt précipité et décrié du roi de France, fournissant ainsi à Huon un double motif pour les railler tout deux. Le seul problème est que si Conon était rentré en même temps que Philippe-Auguste en 1191, Huon d’Oisy aurait été dans l’impossibilité d’écrire cette chanson puisqu’il avait supposément trépassé près d’une année auparavant.
Suivant Joseph Bédier, ce retour anticipé des croisades de Conon aurait donc des raisons totalement indépendantes de celui du roi et serait même intervenu bien avant, dans le temps. (si vous souhaitez plus de détails sur ces aspects, nous vous renvoyons à l’ouvrage cité en tête d’article).
Maugré tous sains et maugré Diu ausi
Maugré* (malgré) tous sains et maugré Diu ausi revient Quenes* (Conon), et mal soit il vegnans!* (malvenu) … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … Honis soit il et ses preechemans* (prédications), et honis soit ki de lui ne dist: «fi»! Quant Diex verra que ses besoins ert grans* (qu’il sera dans le besoin), il li faura, car il li a failli* (il lui faillira comme il lui a failli).
Ne chantés mais, Quenes, je vos em pri, car vos chançons ne sont mais avenans; or menrés* (de mener) vos honteuse vie ci: ne volsistes pour Dieu morir joians, (1) or vos conte on avoec les recreans* (les lâches, ceux qui ont renoncé), si remanrés* (resterez) avoec vo roi failli; ja Damedius, ki sor tous est poissans *(Dieu tout puissant), del roi avant et de vos n’ait merci!* (n’ait plus pitié ni du roi, ni de vous)
Molt fu Quenes preus, quant il s’en ala, de sermoner et de gent preechier, et quant uns seus* (seul) en remanoit decha, il li disoit et honte et reprovier* (reproches, affronts); or est venus son liu recunchiier, (il est revenu souiller son nid) et s’est plus ors* (sale, malpropre) que quant il s’en ala; bien poet* (de pöeir, pouvoir) sa crois garder et estoier* (ranger, remiser), k’encor l’a il tele k’il l’emporta.
(1) Vous n’avez pas voulu « mourir joyeux » pour Dieu
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, ballade, auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, satire, analyse sociale, littéraire. Auteurs :François Villon (1431-?1463) Alain Chartier (1385-1430) Titre : « La ballade des contre-vérités » Période : moyen-âge tardif, XVe siècle. Ouvrages : oeuvres diverses de Villon,
Bonjour à tous
omme il répondra au Franc-Gontier de Philippe de Vitry en opposant à une sagesse (supposée) et un minimalisme (revendiqué) de la vie campagnarde, un contredit urbain, jouisseur et jaloux de son propre confort et de ses fastes, Villon écrira aussi sa ballade des contre-vérités que nous présentons aujourd’hui, en référence à un autre auteur médiéval. Cette fois, il s’agit du célèbre Alain Chartier (1385-1430) et d’une réponse à une poésie de ce dernier faisant l’éloge des valeurs nobles et bourgeoises de son temps ; valeurs convenues et, il faut bien le dire, même presque plates (au sens de platitudes), surtout après que Villon soit passé par là, pour les prendre à rebrousse-poil.
Cette ballade de Villon est une poésie que l’on place plutôt dans la jeunesse de l’auteur et autour de 1456. Il a alors 25 ans. Voici donc, pour bien commencer, le texte original lui ayant inspiré cette Ballade des contre-vérités :
La ballade d’Alain Chartier
Il n’est danger que de vilain, N’orgueil que de povre enrichy, Ne si seur chemin que le plain, Ne secours que de vray amy, Ne desespoir que jalousie, N’angoisse que cueur convoiteux, Ne puissance où il n’ait envie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Ne servir qu’au roy souverain, Ne lait nom que d’homme ahonty, Ne manger fors quant on a faim, N’emprise que d’homme hardy, Ne povreté que maladie, Ne hanter que les bons et preux, Ne maison que la bien garnie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Ne richesse que d’estre sain, N’en amours tel bien que mercy, Ne de la mort rien plus certain, Ne meilleur chastoy que de luy ; Ne tel tresor que preudhommye, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ne paistre qu’en grant seigneurie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Au passage, et c’est d’ailleurs amusant de le noter, les ressemblances de style sont si grandes entre les deux poésies, que, dans le courant du XIXe siècle, la pièce originale de Chartier fut même ré-attribuée à François Villon par certains auteurs et dans certaines éditions (P Jannet, 1867, P Lacroix 1877). Après quelques révisions utiles, sa paternité revint finalement à son véritable auteur et l’on établit qu’elle ne fit qu’inspirer à Villon ses impertinents contre-pieds.
Exercice de style, poésie satirique ou « poétique de la criminalité »
Avec sa virtuosité coutumière, Villon jouera, ici, du procédé de la contradiction et des oxymorons qui lui sont chers, pour faire la nique aux aphorismes et aux axiomes de Chartier et qu’on peut supposer assez largement partagés et approuvés par les hautes classes sociales et bourgeoises de son temps.
Dilution du satirique dans le stylistique ?
Sans lui enlever une certaine dose d’humour et/ou de provocation, comme on voudra, Villon se livre-t-il seulement dans cette ballade des contre-vérités, à un exercice de style comme choisissent de l’avancer certains auteurs ? Autrement dit, pour suivre Paul Barrette, spécialiste américain de littérature française médiévale, cette poésie n’est-elle qu’un « tour de force » dont le but « est moins de développer une idée que de ranger dans un moule des séries d’aphorismes » ? (Les ballades en jargon de François Villon ou la poétique de la criminalité, Paul Barrette, Romania 1977, sur persée)
C’est peut-être prêter à Villon, un peu moins d’intention qu’il n’en a. Sans vider à ce point cette ballade de sa moelle satirique, faut-il, à l’opposé, suivre le raisonnement d’un Gert Pinkernell, dans ses efforts assez systématiques pour rattacher concrètement les moindres écrits de Villon à des épisodes supposés de la vraie vie de ce dernier, dont ils ne seraient que l’expression retransposée ? ( voir notamment la Ballade des menus propos de maître François Villon et l’analyse littéraire de Gert Pinkernell).
Positionnement, signes d’appartenance
& apologie sociale de la marginalité ?
Au sujet de cette Ballade des contre-vérités, Gert Pinkernell ira même jusqu’à lui donner une dimension « sociale » et même plutôt « socialisante » au sens étroit ; autrement dit, au Villon plus tardif et repenti du testament, le romaniste interprétera cette ballade de jeunesse, comme la marque d’un homme qui « reflète sa forte conviction d’appartenir à un groupe et d’y être quelqu’un ». Comme dans le lais (et toujours d’après Gert Pinkernell), cette poésie aurait donc fourni l’occasion à l’auteur médiéval d’affirmer une marginalité assumée face à un véritable public (marginal et criminel) déjà constitué, et de fait, il aurait ainsi exprimer face à ce groupe social, un positionnement, voir même une forte marque d’appartenance.
« …Or cette verve et cette morgue de Villon émanent visiblement de sa certitude d’être au diapason de son public, public apparemment très bien connu de lui et dont il semble faire partie lui-même. Tant pis si c’est un public très spécifique, à savoir un groupe de jeunes marginaux cultivés et criminels à la fois » Mourant de soif au bord de la fontaine : le pauvre Villon comme type de l’exclus, Gert Pinkernel, dans Figures de l’exclu: actes du colloque international de littérature comparée, Université de Saint-Etienne, 1997
De l’analyse littéraire à la projection sociale
Nous l’avions évoqué à l’occasion de notre article sur la ballade de bonne doctrine, pour certains de ses textes et notamment les plus humoristiques ou les plus grivois, on imagine, c’est vrai, assez bien Villon en train de fanfaronner et de les déclamer dans quelques tavernes ou lieux de perdition obscures, face à un public goguenard, déjà acquis à ses propos, La thèse de Pinkernell sur cette ballade participe donc un peu de cette idée, mais, même si l’on peut se plaire à l’imaginer, on passe, en l’affirmant et en le posant comme hypothèse de travail, de considérer cette ballade, d’une « simple » expression ontologique, littéraire et poétique à une forme « d’apologie » de la vie en marge auprès d’un groupe socialement circonscrit auquel l’auteur se serait livré. Sans être un saut quantique, ce n’est pas rien.
Toute proportion gardée, cette ballade pourrait alors presque prendre des allures de manifeste, ou en tout cas, devenir, ou prétendre être, l’expression d’un ensemble de valeurs partagées par un groupe social marginal et criminel, dont Villon se ferait l’écho, voir le porte-parole. L’analyse passe donc du littéraire au social et même finalement du satirique à « l’identitaire ». Des contre-vérités comme « Il n’est soing que quant on a fain » (ie et à l’emporte-pièce : on réfléchit mieux le ventre vide) « Ne ris qu’après ung coup de poing », se présentent alors comme la traduction de ce système de valeurs appliquées par le groupe en question.
Le propos de Villon est-il vraiment si sérieux que cela sur le fond et son intentionnalité si claire ? Peut-être pas, sauf à penser que la moquerie fait aussi partie intégrante de l’ensemble des valeurs dont il se ferait ici le porte-parole, et que, en quelque sorte, quand l’auteur médiéval s’amuse et n’exprime rien de particulièrement factuel et fonctionnel sur ces dernières, l’humour en devient l’expression (‘Ne santé que d’homme bouffy« , « Orrible son que mélodie« , « Il n’est jouer qu’en maladie« ), sauf à penser encore que le public de Villon est effectivement circonscrit au moment où il écrit tout cela à un cercle de clercs ou d’étudiants avertis et cultivés, suffisamment en tout cas pour comprendre ses références littéraires en creux à Alain Chartier, qui semblent bien, tout de même, aussi, dans cette ballade, au coeur de son propos.
Pour conclure
Alors, une certaine virtuosité stylistique épuise-t-elle l’ambition sémantique de cette ballade, ou même la profondeur d’un certain positionnement satirique de fond ? Certainement pas, il est difficile d’assimiler Villon à certains rhétoriqueurs qui l’ont précédé dans le temps. Faut-il, pour autant, voir là, une sorte de manifeste social par lequel l’auteur aurait eu l’intention d’affirmer son appartenance et son positionnement auprès d’un auditorat marginal, complaisant ? C’est une possibilité mais un pas non négligeable reste tout de même à franchir pour l’affirmer.
Si cette ballade se situe, indéniablement, dans un contrepied des valeurs « bourgeoises », mais aussi plus largement « sociales » ambiantes et leur « renversement » symbolique (sur le ton de la provocation et de l’impertinence), comme ces valeurs sont celles portées par ses « pairs » et presque contemporains en poésie (et pas les moindres, en la personne d’Alain Chartier), il est en revanche indéniable que Villon s’inscrit ici dans une ambition satirique qui se situe (d’abord?) sur le plan de la littérature qui les portent. Il se positionne donc vis à vis d’une certaine littérature, de cela nous sommes au moins sûrs.
Dans la veine des hypothèses émises par Pierre Champion dans François Villon, sa vie et son temps, Villon est-il encore, en train, de retraduire, ici et à sa manière, un certain contexte historique ? Ce siècle perdu et « bestourné » d’un Eustache Deschamps et d’autres moralistes qui fustigent l’argent, la convoitise et les abus de pouvoir pour avoir tout perverti ? Dans la lignée de ces auteurs, ilserait alors plutôt en train d’adresser, à travers cette ballade, une satire sociale au deuxième degré à ses valeurs en perdition. C’est encore une troisième piste.
« La ballade des contre-vérités »
de François Villon
Il n’est soing que quant on a fain, Ne service que d’ennemy. Ne maschier qu’ung botel de foing. Ne fort guet que d’omme endormy. Ne clémence que felonnie, N’asseurence que de peureux. Ne foy que d’omme qui regnie. Ne bien conseillé qu’amoureux.
Il n’est engendrement qu’en baing, Ne bon bruit que d’omme banny, Ne ris qu’après ung coup de poing, Ne los que debtes mettre en ny, Ne vraye amour qu’en flaterie, N’encontre que de maleureux, Ne vray rapport que menterie. Ne bien conseillé qu’amoureux.
Ne tel repos que vivre en soing, N’onneur porter que dire : « Fi ! », Ne soy vanter que de faulx coing. Ne santé que d’omme bouffy, Ne hault vouloir que couardie, Ne conseil que de furieux, Ne doulceur qu’en femme estourdie, Ne bien conseillé qu’amoureux.
Voulez vous que verté vous die ? Il n’est jouer qu’en maladie, Lettre vraye que tragédie, Lasche homme que chevalereux, Orrible son que mélodie, Ne bien conseillé qu’amoureux.
Une excellente journée à tous !
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie, satirique, moyen-âge tardif, ballade médiévale, auteur renaissance, incarcération du poète, 1526. Période : fin du moyen-âge, renaissance Auteur : Clément MAROT(1496-1544) Titre : Ballade « Contre celle qui fut s’amie » Ouvrage : oeuvres complètes de Clément MAROT, par Pierre Jannet, Tome 2 (1870)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons vers le moyen-âge tardif ou les débuts de la renaissance avec une ballade de Clément Marot. Dénoncé en 1525, le poète de Cahors fut emprisonné au Châtelet en 1526. On l’accusait alors d’avoir mangé le lard en carême. Dans le contexte tendu de la réforme, l’accusation est grave, et il est aussi clair qu’on veut, à travers tout cela, lui faire payer certaines de ses sympathies affichées pour Luther.
Ce sont des dénonciations qui l’ont conduit là et c’est une femme qui semble en être l’artisane, comme le poète l’affirme ici. Certains biographes du XIXe siècle avaient avancé un peu vite qu’il pouvait s’agir de Diane de Poitiers mais les avis sur la question sont loin d’être demeurés tranchés. De fait, on parle plutôt d’une certaine « Isabeau », ancienne maîtresse de Marot. Là encore, l’exercice littéraire et les possibles allégories auxquels se livre Marot dans la narration, ne permettent pas d’en connaître, de manière certaine, l’identité véritable.
Pour le reste, échappant au pire, le poète sera finalement libéré par l’intervention de son ami Lyon Jamet et toute l’affaire lui inspirera, une de ses poésies les plus satiriques et les plus vengeresses : l’Enfer.
Pour ses conséquences à court et à plus long terme ( on pense, entre autre, ici à l’impact tardif de la sortie de l’Enfer, sans son consentement), cette dénonciation, suivie d’une incarcération, marquera, de façon importante, le reste du parcours de Marot.
Au passage et toute proportion gardée, bien qu’il n’ait pas subi la torture comme François Villon l’avait connu avant lui, Marot gagnera, dans le triste épisode, un peu de son propre Thibault d’Aussigny, en la personne d’un dénommé Bouchart, celui là même qui le fit emprisonner. Il lui dédiera d’ailleurs une épître demeurée célèbre : Marot à Monseigneur Bouchart Docteur en Théologie. On a quelquefois pris cette poésie pour une doléance polie du poète de Cahors à son accusateur, mais il semble bien plutôt qu’il s’agisse d’un texte teinté d’ironie, sans doute écrit après l’événement (il ne fut publié du reste pour la première fois, qu’en 1534).
Pour ce qui est de la ballade du jour et pour y revenir, son intérêt historique est sans doute plus à relever que sa grande teneur stylistique ou lyrique.
Contre celle qui fut s’amye (1525)
Un jour rescriviz à m’amye Son inconstance seulement, Mais elle ne fut endormie A me le rendre chauldement ; Car dès l’heure tint parlement A je ne sçay quel papelard* (bigot, hypocrite), Et lui a dict tout bellement : « Prenez le, il a mengé le lard. » (1)
Lors six pendars ne faillent mye A me surprendre finement, Et de jour, pour plus d’infamie, Feirent mon emprisonnement. Ilz vindrent à mon logement ; Lors ce va dire un gros paillard : « Par la morbieu, voylà Clement, Prenez le, il a mengé le lard. »
Or est ma cruelle ennemie Vengée bien amerement ; Revenge n’en veulx ne demie. Mais quand je pense, voyrement, Elle a de l’engin largement, D’inventer la science et l’art De crier sur moy haultement : « Prenez le, il a mengé le lard. »
ENVOY.
Prince, qui n’eust dict plainement La trop grand’ chaleur dont elle art, Jamais n’eust dict aulcunement : « Prenez le, il a mengé le lard. »
(1) L’expression « manger le lard » dans son acception proverbiale a un sens plus large que le littéral et peut signifier « être coupable d’un crime ou d’un délit »
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : chanson médiévale, poésie, trouvère, trouvère, poésie satirique, sirvantois, cinquième croisade, chant de croisade. Période : moyen-âge central, XIIIe. Auteur : Huon de Saint-Quentin (Hue, Hues, Hugues) (11.. -12..) Titre : «Jerusalem se plaint et li pais» Interprètes : Gerard Le Vot Album : Troubadours et trouvères (1993)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir une chanson médiévale du trouvère Huon de Saint-Quentin, connu encore sous le nom de Hue, Hues ou même Hugues de Saint-Quentin. Pour être un chant de croisade, cette pièce est aussi un sirventois (sirvantès), C’est donc un texte satirique même si, comme nous aurons l’occasion de le voir, le poète n’y remet pas en cause le principe même de la croisade mais plutôt l’attitude des prêcheurs, de l’église et du clergé vis à vis de cette dernière.
L’interprétation que nous vous en proposons est tiré d’un album de Gerard le Vot et nous profiterons donc également de cet article pour dire un mot de ce très reconnu musicien, chanteur, musicologue et universitaire français, non sans avoir d’abord dressé le tableau de l’oeuvre du trouvère qui nous occupe aujourd’hui.
Jerusalem se plaint, sirvantois de Huon de Saint-Quentin dans le MS 12615 de la BnF
Huon de Saint-Quentin,
oeuvres, manuscrits et legs
On trouve extrêmement peu d’éléments sur la vie du trouvère Huon de Saint-Quentin. On peut déduire de son nom qu’il est originaire de cette cité et donc picard, mais pour le reste, il n’y a pas grand chose de lui à se mettre sous la dent, en dehors des quelques poésies qui nous sont parvenues. Pour tout dire, s’il a écrit au sujet de la 5ème croisade, aucune trace écrite n’en demeure et il serait même hasardeux d’affirmer qu’il ait pu y participer physiquement; certains de ses vers laisseraient même plutôt à penser qu’il se trouvait en Europe quand il écrivit ses poésies satiriques au sujet de cette dernière.
Du coté de son legs, en 1780, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Volume 2), le compositeur et historien français Jean-Benjamin de La Borde avait rangé sous le nom de Chanoine de Saint-Quentin, trois pièces, celle du jour « Jerusalem se plaint » , une pastourelle ayant pour titre « a l’entrant del tans (tens) salvage » et encore un chanson « Rose ne flor, chant d’oisiaus ne verdure ».
Assez rapidement dans le courant du XIXe siècle, on a toutefois considéré que les deux compositeurs étaient deux personnes différentes en ne laissant au chanoine de Saint-Quentin que la dernière chanson mentionnée plus haut (Rose ne flor…). Restaient donc deux pièces attribuées par le MS Français 844 (voir en ligne) à Huon (Hues) de Saint Quentin, le sirventois du jour (1) et la pastourelle. De son côté, le MS français 12615 ou Chansonnier de Noailles (voir en ligne) en plus de ces deux pièces, en indiquait une troisième, une pastourelle ayant pour titre : « Par desous l’ombre d’un bois ».
Concernant la pastourelle « a l’entrant del tans (tens) salvage« , sur la foi des manuscrits, elle est, dans un premier temps et très logiquement, restée attribuée au trouvère mais on trouve déjà quelques réserves émises sur sa paternité dans le milieu du XIXe siècle.
« Nous n’avons pas trouvé d’indications sur la vie de HUE DE SAINT-QUENTIN ;peut-être même les deux seules chansons conservées sous son nom sont-elles de deux auteurs différents. La première est une pastourelle dont la composition est banale et les détails fort licencieux. » Histoire littéraire de la France, académie des Inscriptions et Belles-Lettres, T XXIII (1856).
Plus près de nous, à la fin du XXe siècle, le musicologue Räkel Hans-Herbert a semble-t-il confirmé ces doutes en formant l’hypothèse que cette pastourelle était l’oeuvre d’un autre trouvère, homonyme du premier mais originaire quant à lui de Besançon (voir Hue de Saint-Quentin ein trouvère in Besançon, Räkel Hans-Herbert, Zeitschrift für romanische Philologie vol. 114 (1998))
Au sortir de tout cela, il ne reste donc, semble-t-il, dans l’oeuvre certaine du trouvère picard que la chanson du jour et la pastourelle « Par desous l’ombre d’un bois » auxquels il faut encore ajouter une autre poésie qui était demeurée anonyme dans les manuscrits. Ayant pour titre, « la Complainte de Jerusalem contre la cour de Rome« , ce texte présente en effet, dans sa forme comme dans son fond, des similitudes avec la chanson « Jerusalem se plaint » qui laissent peu de place aux doutes. L’auteur en serait donc également Huon de Saint-Quentin et c’est d’ailleurs Gaston Paris lui-même qui finira par l’entériner une bonne fois, à la fin du XIXe siècle, suivi en cela par la plupart des experts de la question (voir L’auteur de la Complainte de Jérusalem, Gaston Paris. In: Romania, tome 19 n°74, 1890. pp. 294-296, persée).
Jérusalem se plaint de Huon de Saint-Quentin par Gerard le Vot
Gérard le Vot à la rencontre des troubadours et des trouvères
Musicien, harpiste, chanteur et musicologue, Gerard le Vot a longtemps été attaché aux universités de Lyon et encore de Poitiers où il a enseigné notamment la musicologie médiévale et comparée.
En 1993, il faisait paraître aux éditions Studio SM l’album Troubadours et trouvères, compilation issue de deux albums que le musicien avait fait paraître dans les années 1980 et 1981. Sur les dix-neuf titres présents dans les deux productions précédentes, seize ont été sélectionnées pour donner naissance à ce nouvel album. On y trouve ainsi, de manière symétrique, huit pièces empruntées au registre des troubadours et huit autres à celui des trouvères. Il faut noter qu’à l’occasion des albums précédents Gerard le Vot avait été primé en 81 avec le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros et en 87 avec le Prix Paul Zumthor.
Cette même année 1993, Gerard le Vot faisait aussi paraître aux éditions Minerve l’ouvrage « Vocabulaire de la musique médiévale »,à destination des musicologues ou étudiants désireux de s’aventurer sur le terrain des musiques du moyen-âge.
Du côté de sa discographie et pour y revenir, en plus des trois productions citées plus haut, il faut ajouter une collaboration avec le Kecskes Ensemble autour des chansons de Gaucelm Faidit, ainsi qu’un autre album intitulé « Ultima Lacrima » : sorti en 1997, il a pour thème les complaintes médiévales et les chants spirituels du Moyen-Age. Enfin au titre de son actualité, mentionnons encore la parution en Février 2017 d’un ouvrage dans un autre registre et ayant pour thème la poétique du rock.
Le contexte historique du sirvantois
de Huon de Saint-Quentin
ans les premières décennies du XIIIe siècle, à l’échec de la quatrième croisade, succéda celui de la cinquième. Après un appel en 1213 et quelques difficultés pour rallier les princes de l’Europe chrétienne à sa cause (ces derniers étant occupés à leurs affaires, à quoi il faut ajouter qu’il avait aussi envoyé les seigneurs du nord de la France guerroyer contre ceux du Sud et les albigeois), le pape Innocent III via ses prêcheurs finira tout de même par rallier un armée de croisés à sa cause. Une expédition sera ainsi levée en 1217-18. On décidera plutôt que de s’attaquer à Jerusalem de prendre une ville égyptienne en vue de l’utiliser comme monnaie d’échange contre la ville sainte.
Au départ bien engagée avec la prise de Damiette, la croisade se soldera pourtant par un échec dont la responsabilité semble peser, en grande partie, sur le légat du pape Pélage venu prendre, sur place, le contrôle des opérations. En fait de négocier avec les arabes qui se montreront par l’intermédiaire du sultan d’Egypte Al-kamil finalement ouverts à l’échange, le légat accumulera, en effet sur place, les bévues et les erreurs militaires et stratégiques. Ayant décidé de faire de Damiette un comptoir commercial qu’il ne voudra lâcher, il refusera aussi de traiter avec les « infidèles » et finira même par lancer les croisés à la conquête du Caïre. La décision sera fatale et sonnera le coup de grâce de la cinquième croisade en 1221. Damiette sera rendue aux arabes et les croisés rentreront en Europe.
Ecrit par Huon de Saint-Quentin, sans doute l’année même de l’échec de l’expédition, ce sirvantois ne fustige pourtant pas tant le déroulement des opérations sur place que les conditions du départ et l’attitude du Clergé qui permit à ceux qui ne voulaient pas ou plus s’engager de monnayer leur non-participation contre argent sonnant et trébuchant. Le trouvère fustigera au passage les « décroisés » affirmant qu’ils perdront l’entrée au Paradis en lâchant la croix, mais sa diatribe ira beaucoup plus à l’encontre des dignitaires religieux et prêcheurs. En soulignant la cupidité du clergé, il mettra encore en doute l’usage que ce dernier fera de l’argent soutiré aux croisés. Le fond de cette satire n’est donc pas pour l’auteur de s’inscrire contre la croisade, mais bien au contraire de montrer, sous l’apparence des intentions, le peu de cas réel fait, par l’église et ses dignitaires, des prisonniers ou des chrétiens restés en terre sainte, sous la main des musulmans.
Ce texte est annonciateur d’un certain discrédit jeté sur la légitimité de l’Institution religieuse dans l’organisation et la tenue de la croisade qui perdurera au long du XIIIe siècle. Plus largement, la dénonciation qu’y fait son auteur d’une certaine rapacité du clergé et le peu de confiance qu’il lui prête dans la gestion de l’argent collecté sont assez révélateurs d’un mouvement critique qu’on retrouvera, à partir du XIIe et jusqu’au XIIIe siècle à l’égard de certaines pratiques de l’Eglise (voir Guiot de Provins, ou encore les fabliaux). Ce mouvement participe d’une réalité qui a, sans doute, contribué à créer, un peu plus tôt, un terrain favorable à la plupart des « hérésies » du XIIe siècle et qui a aussi donné naissance, un peu après, aux ordres mendiants.
« Jerusalem se plaint » en vieux-français
Jerusalem se plaint et li pais U dame l’Diex sousfri mort doucement Que deça mer a poi* (peu) de ses amis Ki de son cors li facent mais nient*(qui ne lui veulent porter secours). S’il sovenist cascun del jugement Et del saint liu u il sousfri torment Quant il pardon fist de sa mort Longis, (2) Le descroisier fesissent mout envis; (3) Car ki pour Dieu prent le crois purement, Il le renie au jor que il le rent, Et com Judas faura* (de faillir) a paradis.
Nostre pastour* (pasteurs) gardent mal leur berbis, Quant pour deniers cascuns al leu* (loup) les vent; Mais ke pechiés les a si tous souspris* (bien gagnés) K’il ont mis Dieu en oubli pour l’argent Que devenront li riche garniment* (les riches biens) K’il aquierent assés vilainement Des faus loiers (4)k’il ont des croisiés pris? Sachiés de voir k’il en seront repris, Se loiautés et Dius et fois ne ment. Retolu ont* (ils ont volé) et Achre et Belleem Ce que cascuns avoit a Diu pramis.
Ki osera jamais, en nul sermon De Dieu parler, en place n’en moustier* (église), Ne anoncier ne bien fait ne pardon, S’il fait jamais sans don ou sans denier Chose qui puist Nostre Signeur aidier A la terre conquerre et gaaignier U de son sang paia no raençon* (rançon)? Seigneur prelat, ce n’est ne bel ne bon Ki si secors faites tant detriier* (retarder); Vos avés fait, ce poet on tesmoignier, De Deu Rolant et de vos Guenelon (5).
En celui n’a mesure ne raison Kil se counoist s’il vai a vengier Ceule ki pour Dieu sont dela en prison Et pour oster lor ames de dangier. Puis c’on muert ci, on ne doit resoignier* (redouter) Paine n’anui, honte ne destorbier* (dommage). Pour Dieu est tout quan c’on fait en son non* (nom), Ki en rendra cascun tel guerredon* (récompense) Que cuers d’ome nel poroit esprisier; Car paradis en ara de loier, N’ainc pour si peu n’ot nus si riche don.(6)
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Notes
(1) Ajoutons encore qu’on trouve la pièce du jour dans le Manuscrit de Berne (MS 389),
(2) Longin : le centurion aveugle qui perça de sa
lance Jésus en croix et fut par la suite, pardonné et guéri.
(3) « c’est plus malaisément qu’on se décroiserait » J Bédier, Les chansons de croisade (1909).
(4) Bédier traduit ces « faus loiers » par « contributions honteuses ». D’aprés A Jubinal, dans « De quelques pièces inédites tirées du Manuscrit de Berne » (1858). l’auteur fait allusion ici « aux acquisitions que le clergé, profitant du besoin d’argent qu’avaient les seigneurs en partant pour les croisades, faisait d’eux à vil prix. » propos repris à son tour par Rutebeuf.
(5) Allusion à la chanson de Roland et à la trahison de Ganelon