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Folk médiéval : « Mort a mors », l’hommage de Tri Yann à Anne de Bretagne

Portrait d'Anne de Bretagne, détail de la toile de Luigi

Sujet : folk médiéval, chanson, rondeau, poésie, Anne de Bretagne,  manuscrit français 23936.
Période : Moyen Âge tardif, XXe siècle.
Titre : « Si mort a mors »  
Auteur : 
Rondeau anonyme, chanson du XXe siècle.
Ensemble : Tri Yann
Album :
An heol a zo glaz / Le soleil est vert (1981)

Bonjour à tous,

ous vous invitons, aujourd’hui, pour un voyage qui va nous entraîner de la Bretagne médiévale de la fin du XVe siècle jusqu’au folk celtique du célèbre groupe Tri Yann.

Au cœur de cette aventure, nous découvrirons un rondeau ancien en hommage à Anne de Bretagne celle qui fut reine de France sous deux rois et une chanson plus récente inspirée de ce rondeau.

Anne de Bretagne,
Grande dame de France et de Bretagne

Enluminure d'Anne de Bretagne, Grandes Heures d'Anne de Bretagne, ms latin 9474, BnF (début XVIe)
Anne de Bretagne , ms latin 9474, BnF.

La guerre fait rage dans la Bretagne médiévale du XVe siècle et le duché est sujet à bien des convoitises par la couronne de France. Anne devient duchesse de Bretagne à 11 ans.

Au cœur de ces tensions et de ces conflits, la jeune noble devra manœuvrer et accepter des alliances qui scelleront le rattachement de la France à la Bretagne. Entre-temps, elle aura épousé deux rois de France en achetant une paix durable et se sera imposée comme une grande régente de France sous Louis XII.

Protectrice des intérêts de la Bretagne auxquels elle reste attachée ( bien que n’étant pas toujours en position de force pour s’imposer face à la couronne ) Anne de Bretagne a aussi eu l’occasion de se montrer comme une grande mécène, amoureuses des lettres et des arts. De fait, on la trouve entourée de nombreux artistes, poètes et musiciens. Meschinot a été à la fin de sa vie son maître d’hôtel mais des noms comme Jean Marot (père de Clément Marot), Fauste Andrelin de Forlì ou encore le compositeur Johannes Ockeghem pour ne citer qu’eux gravitent encore autour d’elle et de sa cour.

Le ms Français 23936 , Un Récit de funérailles

A la disparition d’Anne de Bretagne, de grandes funérailles furent données à la Cathédrale Notre-Dame de Paris. La reine de France et duchesse de Bretagne fut ensuite inhumée en la basilique cathédrale de Saint Denis.

Enluminure, Anne de Bretagne reçoit un livre des mains de son auteur. <br>"Les Louenges du roy Louis" de Claude de Seyssel, ms Velins-2780, département Réserve des livres rares,<br>BnF (vers 1508).<br>

Anne de Bretagne , ms Velins 2780, BnF.

De nos jours, ceux qui visitent ce beau monument classé peuvent encore y admirer l’incroyable mausolée qu’édifièrent les plus fins artistes italiens en l’honneur d’Anne de Bretagne et son époux Louis XII.

En 1514, à la disparition de la noble reine, l’événement fut d’une si grande importance que le héraut d’Armes d’Anne de Bretagne en consigna tous les détails dans un manuscrit. L’ouvrage illuminé donna ensuite lieu à des copies sur instruction de Louis XII.

Certaines de ces copies ont traversé le temps dont le ms Français 23936 de la BnF. On y retrouve tous les textes dits à cette occasion et même aussi les enluminures décrivant toutes les étapes de la cérémonie. Sur cet article nous leur avons préféré des enluminures représentant la noble dame de son vivant.

Le rondeau "Mort a mort" dans le récit des funérailles d'Anne de Bretagne, manuscrit Français 23936 de la BnF
Le ms Français 23936 de la BnF à consulter sur biblissima.fr

Rondeau pour Anne de Bretagne (1514)

Parmi les nombreux textes et hommages versifiées à la dame, dont notamment le beau rondeau suivant :

Meurtris en cueurs, tristes en corps et ames,
Amassons pleurs, parfondons nous en larmes,
Regrectz gectons et cris en habondance,
Jamais n’ayons à plaisir acointance,
Mais plourons tant que soyons soubz les lames.
Perdu avons l’honneur de toutes dames,
La libérable à tous hommes et femmes,
Et ce secours qui nous laisse en souffrance:
Deul à jamais.

Ah! faulse mort, par tes cruelz alarmes
Osté nous as l’estandard et les armes,
Des nobles cueurs et de tous l’espérance:
Duchesse fuz et deux fois royne en France,
Or sommes nous par toy en piteulx termes:
Deul à jamais.


Si mort a mors par son aspre pointure
Le noble espoir de maincte créature.
Si mort a mors si haulte mageste,
Le lys en fleur de toute crestienté.
Si mort a mors le confort de noblesse;
Maincts haulx voulloirs sont atainctz de foiblesse.
Si mort a mors des pauvres la sustance,
Le bon conseil, des vices résistance.

Si mort a mors des vertueulx le mémoyre,
L’honneur de paix, l’unyon débonnayre.
Si mort a mors des tristes le confort
Et joye, l’accord, l’ayde du foible au fort.
Si mort a mors de gloire le mérite;
La doctrine des dames deshérite.
Si mort a mors de l’église la mère:
Plusieurs en ont affliction amère.

Si mort a mors le guydon de jeunesse,
Et l’estandart de tout féminin sexе.
Si mors a mors le zelle de justice:
Je tiens vaccant de mainct homme l’office.
Si mort a mors des Bretons la princesse,
Et des Français leur regrect n’a prins cesse.
Si,mort a mors des filles l’abitacle :
Las! griefs, soupirs en sont sous mainct pinacle.

Si mort a mors le cueur de si grant dame.
Prions à Dieu qu’il en veuille avoir l’âme.


« Si Mort a mors », L’hommage à Anne de Bretagne par Tri Yann


C’est donc ce texte poignant qui inspira, plus de 250 ans plus tard, à Jean Antoine Michel Chocun et Bernard Baudriller la belle chanson « mort a mors ».

Le travail proposé par les talentueux musiciens de Tri Yann ira bien au delà de la paraphrase et de l’adaptation en français moderne. Les paroliers se sont livrés là à une réécriture complète très loin du texte d’origine mais qui sait encore parler à nos imaginaires médiévaux.

La poésie reste au rendez-vous de ce très beau texte dont la mélodie et la musique proviennent d’une chanson traditionnelle irlandaise.

Le Folk Irlandais aux origines de l’inspiration

Aux origines de la reprise, une chanson traditionnelle irlandaise « An cailín Rua » qui conte l’amour d’un homme pour sa belle, une fille aux cheveux rouges. Cette chanson gaélique a été popularisée aux débuts des années 70 par le groupe de folk irlandais Skara Brae.

Il semble que la mélodie soit antérieure mais de nombreux titres identiques compliquent un peu les recherches. On trouve une chanson semblablement nommée abondamment citée dans les ouvrages de folklore locaux des débuts du 20e siècle mais les paroles en sont différentes. La mélodie traditionnelle remonterait au moins aux débuts du 19e siècle (1805) mais n’est pas celle utilisée par Skara Brae1. Affaire à suivre donc.


« Si mors à mors »
la chanson de Tri Yann

Si les matins de grisaille se teintent
S’ils ont couleur en la nuit qui s’éteint
Viendront d’opales lendemains
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si mort à mors duchesse, noble Dame
S’il n’en sera plus que poudre de corps
Dorme son cœur bordé d’or
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si moribonds sont les rois en ripaille
Si leurs prisons sont des cages sans fond
Viennent l’heure des évasions
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si mort à mors duchesse, noble Dame
S’il n’en sera plus que poudre de corps
Dorme son cœur bordé d’or
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si 1 000 soleils de métal prennent voile
10 000 soleils de cristal font merveille
Viennent des lueurs de vermeil
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si mort à mors duchesse, noble Dame
S’il n’en sera plus que poudre de corps
Dorme son cœur bordé d’or
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si 1 000 brigands à l’encan font partage
10 000 enfants des torrents font argent
Viennent des fleurs de safran
Reviennent des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.

Si mort à mors duchesse, noble Dame
S’il n’en sera plus que poudre de corps
Dorme son cœur bordé d’or
Reviendront des siècles d’or 100 fois 1 000 et 1 000 aurores encore.


L’album : « An heol a zo glaz – Le soleil est vert« 

La chanson de Tri Yann, en hommage à Anne de Bretagne, apparait la première fois dans l’album « An heol a zo glaz, Le soleil est vert » daté de 1981. Depuis, elle est devenue un des titres phares du groupe, entre de nombreux autres, et on la retrouve dans plusieurs albums dont tous les Best of de Tri Yann.

Du Folk écologique et militant

Sixième album de la formation nantaise trempée de folk breton, An heol a zo glaz, le Soleil vert se signe par son positionnement militant et écologique notamment contre la création de la centrale nucléaire de Plogoff. La guerre, l’agriculture intensive, le nucléaire et ses déchets, la révolte des habitants de Plogoff vont encore partie des thèmes abordés dans cet opus. Le titre « Guerre Guerre, vente vent » deviendra même un autre titre très remarqué de Tri Yann.

Le Groupe Tri Yann au moment de l'album le Soleil Vert (1981)

Pour le reste et d’un point de vue musical, la promesse est comme toujours tenue. Sur un peu plus de 42 minutes d’écoute, Tri Yann déroule son riche folk aux accents traditionnels et celtiques. Du côté des pièces proposées, suite écossaise, sonorités irlandaises, danses et musiques traditionnelles sont au programme.

Aux côtés de la chanson Mort a Mors évocatrice du Moyen Âge et d’Anne de Bretagne, on trouve encore d’autres références médiévales comme ce grand bal de Kermania-an-isquit, une ballade inspirée des danses macabres du Moyen Âge et notamment la fresque peinte sur la chapelle du même nom.

Les musiciens présents sur cet album

Jean-Louis Jossic (chant, bombarde, chalemie, flûtes, psaltérion), Jean-Paul Corbineau (chant, guitare), Jean Chocun (chant, guitare, mandoline), Bernard Baudriller (chant, basse, violoncelle, flûtes, dulcimer), Gérard Goron (chant, basse, percussions), et Christian Vignoles (guitares, basse chant) pour Tri Yann entourés de quelques autres collaborations : Jean-Louis Labro (chant), Joël Cartigny (chant), Pierre-Yves Calais (chant), Jean Luc Chevalier (guitare), Jacques Migaud (claviers).

Où se procurer l’album ?

Sauf à vouloir chiner chez les disquaires d’occasion, Le Soleil est Vert peut être assez difficile à trouver en vinyle. A défaut, voici un lien vers un Best Of de la formation nantaise dans laquelle la chanson apparait. Cette production est disponible au format CD ou MP3; Tri Yann, Le Meilleur.


British folk, folk médiéval et Moyen Âge réinventé des 70’s

Pour en dire un mot, différents facteurs peuvent expliquer la résurgence du Moyen Âge dans des périodes ultérieures à sa disparition. S’agit-il simplement de « mode » comme nous le disait Jacques le Goff ou de mouvements plus profonds ? Cela dépend sans doute des périodes et des événements de référence.

Peut-on comparer l’engouement pour les fêtes d’inspiration médiévale de fins de semaine avec les élans des romantiques du XIXe siècle et leur soif de Moyen Âge après les Lumières ? Cela mériterait des développements que cet article ne saurait couvrir. Une chose est sûre, quand il s’agit de conjuguer nos rêves au passé, princesses, châteaux et chevaliers n’en finissent pas d’hanter nos imaginaires.

Chez les musiciens et la génération qui avaient 20 ans dans les années 70, le monde médiéval semble s’être invité sur le terrain d’un rejet plus que pour des raisons simplement hasardeuses ou expérimentales. Et si les romantiques des XVIIIe et XIXe siècles avaient pu invoquer l’imaginaire médiéval au secours de leurs envies de changement, on connait la soif de nouveaux horizons de la génération de 68 et on a même pu parler, à son propos, de « romantisme révolutionnaire ».

Le folk anglo-saxon ouvre la voie

Pour faire un peu d’histoire, c’est vers la fin des années 60 que le folk britannique et américain se mettent à réinvestir la musique ancienne et le terrain de l’imaginaire médiéval. Dès lors, le Moyen Âge commence à refaire son apparition au milieu des claviers et des guitares électriques de certains groupes de rock progressifs ou de folk.

Les instruments d’époque viennent, quelquefois, se joindre aux instruments électriques et dans ces joyeuses expérimentations, la flute, les sonorités anciennes, et même les textes et référence brouillent un peu les lignes de démarcation. En bref, le monde médiéval y gagne en élasticité.

Les chansons traditionnelles et anciennes du folk irlandais ou anglais des XVIIIe et XIXe siècle viennent jouer sur un terrain perçu comme médiéval sans que les textes ou les mélodies en soient forcément directement inspirés. Le folk médiéval fusionne la modernité avec les références imaginaires.

Le goût des 70’s pour le Moyen-Âge

Plus généralement, ce Moyen Âge des années 70’s semble s’épanouir sur le terreau d’une contestation sociale ambiante. A la fin des années 60, le mouvement rock s’accompagne de l’idée de l’émancipation d’une certaine jeunesse vis à vis de la société post-industrielle et d’un rejet des traditions qu’avaient pu couver les générations précédentes.

Envie d’un retour aux sources, d’une émancipation des dogmes religieux et moraux, recherches peut-être aussi d’un ailleurs préindustriel plus écologique, moins rationaliste, plus onirique, moins matérialiste ? La communauté devient le nouvel horizon. Sur le plan spirituel, l’heure est aussi aux expérimentations individuelles et psychédéliques.

Le Moyen Âge évoqué a pu ainsi se voir investi de valeurs païennes, mystiques ou de cultes proches de la nature. C’est assez étonnant quand on considère la réalité chrétienne du Moyen Âge occidental mais il s’agit bien là d’une reconstruction (romantique ?) au service de la modernité.

A la la fin des années 60’s et des 70’s, on va aussi redécouvrir outre-Atlantique Le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Loin de toute réalité historique, l’univers médiévalisant du génial universitaire britannique entre légendes nordiques et fantaisie trouvera de nombreuses résonnances chez les étudiants californiens à l’origine du mouvement des fleurs. Elle alimentera aussi cette idée d’un Moyen Âge onirique peuplée de magie, de créatures, de vertes communautés et de héros désintéressés. Musique, littérature, univers ludique, le Moyen Âge trouve là un terrain nouveau où s’épanouir.

Le Folk médiéval français

La France ne restera, bien sûr, pas insensible à ce mouvement musical, social et culturel, né dans les pays anglo-saxons. Les 70’s et même l’aube des 80’s seront propices à l’épanouissement du folk médiéval. Le mouvement verra se former des groupes comme Malicorne ou Mélusine et d’autres encore.

Les formations orientées sur la musique celtique et les chansons traditionnelles bretonnes inviteront, à leur tour, le monde médiéval et ses inspirations dans certains de leurs titres. Alan Stivell, Tri Yann comptent aux noms des grands groupes émergés durant cette période.

En Italie et même en France, il faut citer également Angelo Branduardi qui émerge sur la scène folk comme un troubadour poète sorti tout droit des temps médiévaux. Ses inspirations restent largement traditionnelles, folk ou même renaissantes mais il fait aussi largement place au Moyen Âge dans certains de ses titres.

A quelques formation près qui ont résisté au temps comme Tri Yann ou Branduardi, la tendance folk médiéval des années soixante-dix s’est un peu tassée avec le temps. Il faudra attendre les années 90 tardives à 2000 pour en voir de nouvelles résurgences, notamment au départ de l’Allemagne avec des groupes comme Corvus Corax ou Faun. En France, certaines formations vont même privilégier une approche plus métal et rock métal médiéval comme Sangdragon.

Il est possible que ce nouveau mouvement se soit aussi inscrit, en partie, dans un regain d’intérêt populaire pour le Moyen âge festif. La popularité croissante des fêtes ou festivals célébrant la période médiévale étant au rendez-vous, l’offre musicale s’est diversifiée.

En vous remerciant de votre lecture.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur la photo d’entête, le portrait d’Anne de Bretagne en premier plan du manuscrit français 23936 est celui du peintre Luigi Rubio (1836)

  1. The Doegen Records Web Project, Irish Dialect Sound Recordings ↩︎

Rondeau : « De triste cœur chanter joyeusement », Christine de Pizan

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Sujet  : rondeau, poésie courte, poésie médiévale,  auteur(e) médiéval(e), deuil, oxymore, tristesse.
Auteur  :  Christine de Pizan (Pisan) (1364-1430)
Période : Moyen Âge central à tardif
Ouvrage :   Œuvres poétiques de Christine de Pisan, publiées par Maurice Roy, Tome 1 (1896)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge tardif à la découverte d’un joli rondeau de Christine de Pizan. Si la grande auteur(e) du XIVe siècle nous a légué un héritage riche et varié, loin de s’y réduire, la tristesse et le deuil ne manquent pas de traverser son œuvre. La poésie courte du jour nous en fournira un nouvel échantillon.

Le choix de l’écriture

Le deuil frappa Christine de Pizan assez jeune puisqu’elle devint veuve à l’âge de 25 ans. Son mari Étienne de Castel, secrétaire du roi, fut alors emporté par une des funestes épidémies de peste qui sévissaient en cette fin de XIVe siècle.

Fille de Tommaso di Benvenuto da Pizzano, médecin, astrologue et savant à la cour de Charles V, Christine avait hérité du gout des lettres et d’une éducation qui lui avait permis de se faire quelques premières armes. Mère de trois enfants au moment de son veuvage, elle fit le choix de rester seule et de s’adonner pleinement à l’écriture pour pouvoir subsister.

L’affaire lui réussit. Son talent aidant, elle compta même parmi les premières auteures du Moyen Âge à vivre de sa plume. Plus de deux siècles après Marie de France, elle s’inscrivit donc, à son tour, au panthéon des premières femmes écrivains de langue française.

Une œuvre variée et prolifique

Christine de Pizan nous a laissé une œuvre prolifique dans laquelle elle aborde les sujets les plus divers : traités politiques et de bon gouvernement, éducation et morale, poésies courtoises, rôle de la femme dans la société de son temps, … Ces derniers écrits en ont même fait une des égéries du féminisme. Elle est souvent considérée comme une pionnière en la matière, au risque quelquefois de s’y trouver un peu réduite.

Froissard, Deschamps, Petrarque, Boccace, …, les auteurs talentueux ne manquent pas au temps de Christine de Pizan. Si elle eut d’abord quelques difficultés à être distinguée par les érudits de littérature médiévale, la postérité lui a depuis rendu justice 1. Aujourd’hui, on continue de l’étudier abondamment et de découvrir ses écrits.

Christine de Pisan, rondeau et enluminure médiévale de la poétesse et philosophe

Un rondeau doux-amer sur la réalité du deuil

Comment allier tristesse et joie ? Comment cacher son deuil en se montrant sous un jour plus joyeux ? Quand on connait la vie du Christine de Pizan, la poésie du jour ne peut qu’avoir des résonnances autobiographiques. Le poids du deuil et les difficultés qui s’ensuivirent ont, en effet, pesé lourdement sur sa situation.

Sur la forme, ce rondeau joue un peu sur le tableau des oxymores et des contradictions chères à un François Villon ou un Charles d’Orléans. Signe précurseur d’une époque ? On se souvient d’un concours de poésie à Blois, un peu plus tard dans le temps. Entourés de quelques autres poètes, le duc d’Orléans et l’enfant terrible de la poésie « mourraient alors de soif auprès de la fontaine ».

Cette contradiction du « triste cœur » de Christine de Pizan qui déploie tous les efforts pour « chanter joyeusement » ne peut manquer d’évoquer un certain goût de cette période pour ces belles figures de style.

De triste cuer chanter joyeusement
un rondeau de Christine de Pizan

De triste cuer chanter joyeusement
Et rire en dueil c’est chose fort a faire,
De son penser monstrer tout le contraire,
N’yssir doulz ris de doulent sentement.

Aini me fault faire communement,
Et me convient, pour celer mon affaire,
De triste cuer chanter joyeusement.

Car en mon cuer porte couvertement
Le dueil qui soit qui plus me puet desplaire,
Et si me fault, pour les gens faire taire;
Rire en plorant et très amerement
De triste cuer chanter joyeusement.


NB : l’enluminure utilisée pour l’en-tête de cet article et pour notre illustration est tirée du Harley MS 4431 ou Book of the Queen. Ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé à la British Library. Depuis le hack des collections de la BL il y a quelque temps ce manuscrit n’a pas encore été remis en ligne. Vous pouvez cependant trouver un article à son sujet sur le blog de la prestigieuse bibliothèque anglaise.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred

Pour Moyenagepassion.com
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Notes

  1. Voir Christine de Pizan : du bon usage du deuil , Yvan G Lepage, revue @nalyses, hiver 2008 (télecharger le pdflien alternatir) ↩︎

Courtoisie & Culte Marial, un Rondeau de Guillaume de Machaut

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, culte marial, amour courtois, chant polyphonique, rondeau.
Titre Rose, lys, printemps, verdure,…
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprètes : Gothic Voices
Album : The Mirror of Narcissus—songs by Guillaume de Machaut (1983)

Bonjour à tous,

ans le courant du XIVe siècle, Guillaume de Machaut s’impose avec une œuvre musicale et polyphonique de haute tenue. Ce poète et maître de musique a, du reste, connu une belle postérité puisqu’il est encore beaucoup joué et apprécié sur la scène actuelle des musiques médiévales.

Le dernier compositeur poète de son temps

Le legs impressionnant de Guillaume de Machaut comprend quelques pièces liturgiques, mais la partie dédiée à l’amour reste la plus abondante. Ce maître de musique champenois a, en effet, beaucoup écrit sur la nature du sentiment amoureux et même sur ses propres déboires.

Clerc et chanoine de Reims, l’homme reste un des grands représentant de l’Ars Nova. A la fois poète et compositeur, il est aussi considéré comme un des derniers de son temps, à maîtriser les deux arts à la fois. Longtemps après lui, la musique suivra, en effet, son propre chemin. En se complexifiant, elle deviendra un domaine réservé de compositeur. Les poètes, de leur côté, auront le champ libre pour jouer avec les mots. A noter encore que Guillaume de Machaut a fixé quelques formes telle que la ballade, et qu’il a inspiré, au passage des auteurs comme Eustache Deschamps, ce dernier en a même fait son maître.

Un Rondeau pour la Fleur des Fleurs.

A première vue, le rondeau du jour pourrait sembler être une pièce dans la pure tradition de la lyrique courtoise. Le poète y déclare sa flamme à la plus belle des belles qu’on pourrait fort bien imaginer être sa mie. En se penchant d’un peu plus près sur les références de ce rondeau, on ne peut toutefois éviter d’y voir une allusion au culte marial et à la vierge.

Le rondeau Rose, lys, printemps, verdure de Guillaume de Machaut dans le Manuscrit enluminé Français 22546 de la BnF.

Rose, liz, printemps, verdure, cette fleur plus belle et pure que toutes les autres serait elle plus spirituelle que terrestre ? Le rondeau de Machaut partage en tout cas de claires références avec des sources chrétiennes comme les matines sur l’assomption de Marie. Ici comme dans autres écrits chrétiens ou liturgique, on associe clairement la vierge aux roses et aux lys et ces matines anciennes mentionnent même ce printemps et ces fragrances qu’on retrouve directement dans le rondeau de Guillaume de Machaut 1.

Au Moyen Âge central et tardif, les rapprochements entre la lyrique amoureuse et le véritable amour qu’on voue à Marie ne sont pas rares. Avec l’émergence du culte marial médiéval, les formes courtoises s’y sont même , souvent, mêlées. On retrouve ainsi, chez des auteurs médiévaux laïques mais aussi chez des religieux, des odes à la mère du Christ qui prennent les dehors d’un amour courtois. Si ce dernier est souvent défait de sa dimension charnelle, il n’en demeure pas moins intense (voir la Retrowange Novelle de Jacques de Cambrai ou même encore la Plus belle que Flor du Chansonnier de Montpellier).

Au Sources manuscrites de ce rondeau

Les manuscrits dédiés à Guillaume de Machaut qui ne sont parvenus sont nombreux. Pour une version de ce rondeau annoté musicalement, nous avons pioché dans le manuscrit Français 22546 de la BnF où il côtoie d’autres pièces de Guillaume de Machaut. Cet ouvrage daté du XIVe siècle et le deuxième volume des « Nouveaux Dis amoureus » consacrés à l’œuvre de Machaut. Le premier volume est référencé Français 22545 à la BnF (jusque là rien de déroutant). Ces deux manuscrits médiévaux sont consultables sur Gallica, le site digital de la Bibliothèque Nationale.

Pour sa version en musique de ce rondeau, nous vous proposons l’interprétation de la formation musicale Gothic Voices.

Le Rondeau de Machaut par l’ensemble de musiques médiévales Gothic Voices

L’ensemble Gothic Voices dans les pas de Guillaume de Machaut

Nous avons déjà eu l’occasion de citer ici Gothic Voices. Cet ensemble médiéval a été fondé aux débuts des années 80 par Christopher Page, musicologue, universitaire et musicien anglais. Dès sa création, la discographie de la formation s’est centrée sur un répertoire médiéval qui s’étend principalement du XIIIe au XVe siècle. On y trouve de nombreuses pièces de compositeurs Français et Anglais mais aussi quelques incursions vers l’Espagne ou l’Italie médiévales. Pour n’en citer que quelques-uns, Dufay, Machaut, Binchois ou encore Landini font partie des auteurs représentés dans cette discographie.

Au long de sa riche carrière, la formation anglaise s’est penchée sur des pièces liturgiques et des messes comme sur des chansons ou des compositions plus profanes. Vous pourrez retrouver plus d’informations sur leurs programmes et leur discographie sur leur site officiel.

L'Ensemble de musiques médiévales Gothic Voices

Le Miroir de Narcisse, chansons de Guillaume de Machaut


En 1983, Gothic Voices faisait paraître un album entièrement dédié au maître de musique médiéval sous le titre : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut. L’ensemble vocal y gratifiait son public de 13 titres pour une durée d’écoute de 51 minutes. Le rondeau du jour en est extrait.

L'album musical The Mirror of Narcissus de Gothic Voices

Le reste de cet album propose des ballades, des motets, des virelais et des rondeaux principalement courtois du compositeur et poète médiéval. La majorité des pièces est en moyen français, à l’exception du motet latin Inviolata genitrix Felix virgo.

Cet album étant paru il y a quelque temps, il peut être difficile de le trouver chez les disquaires. A défaut, vous pourrez vous le procurer au format Mp3 sur les plateformes légales. Voici un lien utile à cet effet : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut,

Artistes ayant participé à cet album

Voix : Rogers Covey-Crump, Andrew King, Emma Kirkby, Peter McCrae, Margaret Philpot, Colin Scott Mason, Emily Van Evera. Direction : Christopher Page



Le rondeau de Guillaume de Machaut
en moyen français

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Belle, passes en doucour,
Et tous les biens de Nature
Avez dont je vous aour.

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Et quant toute creature
Seurmonte vostre valour,
Bien puis dire et par honour:

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Belle, passes en doucour.

Traduction en français actuel

Rose, lys, printemps, verdure,
Fleur, baume et plus doux parfum.
Belle dame, vous surpassez en douceur.
Et tous les dons de la nature
Sont vôtres,
Par quoi je vous adore.

Rose, lys, printemps, verdure,
Fleur, baume et le plus doux parfum.
Et, puisque, au-delà de toute créature,
Votre vertu les surpasse toutes,
Je puis bien dire honorablement :

Rose, lys, printemps, verdure,
Belle dame, vous surpassez en douceur,
fleur, baume et le plus doux parfum.


En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

  1. « Vidi speciósam sicut columbam, ascendentem désuper rivos aquárum, cujus inaestimábilis odor erat nimis in vestimentis ejus; * Et sicut dies verni circúmdabant eam flores rosárum et lilia convallium. »
    « J’ai vu une femme belle comme une colombe, s’élevant au-dessus des fleuves d’eau, et un parfum inestimable qui pesait sur ses vêtements. *Et comme les jours du printemps, il y avait autour d’elle des fleurs de roses et des lys des vallées. » Bréviaire Romain et Matines sur l’assomption de Marie.
    Voir aussi L’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, Jacques de Voragine La Légende dorée (1261-1266) : »Et aussitôt le corps de Marie fut entouré de roses et de lys, symbole des martyrs, des anges, des confesseurs et des vierges. Et ainsi l’âme de Marie fut emportée joyeusement au ciel, où elle s’assit sur le trône de gloire à la droite de son fils. » ↩︎

Une Épigramme de Bonne Conduite de Jean Meschinot

Sujet : poésie satirique, huitain, épigramme, poésie médiévale, poésie morale, poète breton, code de conduite, citation médiévale, Bretagne médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit  : Jehan Meschinot, sieur des Mortières. Poésies diverses, MS 905, Bibliothèque de Tours.

Bonjour à tous,

n ces mois d’été, nous relâchons un peu nos efforts sur les publications mais voici tout de même une jolie épigramme médiévale de Jean Meschinot pour vous inspirer.
Dans le courant du XVe siècle, cet homme d’armes et poète breton s’est distingué par un vrai talent de plume et une œuvre morale et satirique dans laquelle il n’a pas hésité à dénoncer les mauvais princes et leurs abus de pouvoirs.

Rien dire sans faire, un rondeau de Jean Meschinot avec le portrait du poète médiéval tiré d'une enluminure

Un huitain sur dire et faire

A l’exception de ses Lunettes des Princes (son legs le plus célèbre), Jean Meschinot a particulièrement excellé dans l’art de la ballade en matière poétique. On se souvient notamment de ses 25 ballades vitriolées contre Louis XI (1). La pièce du jour est plus courte et plus douce aussi dans l’approche. Du point de vue de la forme, il s’agit d’une épigramme et d’un huitain.

En quelques rimes enlevés, Meschinot plaide l’importance de la parole donnée et les vertus de l’action sur le verbiage. Opposition du faire et du dire, nécessité de cohérence entre les deux, le poète médiéval nous montre, une fois de plus, la grâce de son style. En fin d’épigramme, il soulignera aussi l’importance de la prévenance et de la douceur envers autrui, en toute circonstance. Qui dira encore après cela que le Moyen Âge ne connaissait que la violence et n’était pas civilisé ?

« Rien dire ne devez sans Faire« 
Une épigramme de Meschinot

NB : le moyen français de Meschinot ne pose guère de difficulté de compréhension. Aussi, nous laissons cette poésie dans sa forme originelle et sans l’annoter.

Rien dire ne devez sans faire,
Des choses qui touchent promesse.
Sans rien dire vous devez faire
Vaillance de corps et prouesse.
Vous devez faire et aussi dire,
En tout temps, doulceur à aultruy.
Et ne devez faire ne dire
Jamais desplaisir à nully.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NOTES :

(1) Voir par exemple Larmes et plaintes contre les abus d’un prince ou encore Un prince maudit de tous pour sa vie mauvaise.

PS : sur l’image d’en-tête, vous trouverez un détail du manuscrit MS 905 de la Bibliothèque de Tours. Cet ouvrage du XVe siècle qui contient des poésies variées de Jean Meschinot n’a pas été digitalisé dans son entier, à date. Seul le feuillet 73v est disponible en ligne. Voici une lien utile pour le consulter.