
Période : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur : Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor, traduit par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)
Bonjour à tous,


Dans ces contes philosophiques et moraux assez courts et d’inspiration diverses, l’auteur met en scène un noble, le comte Lucanor et son sage conseiller du nom de Patronio. Leurs échanges fournissent l’occasion de diverses leçons morales à propos de la vie politique, les stratégies de pouvoir, mais aussi, plus simplement, la conduite de vie de tout un chacun.
Valeurs médiévales : ou quand Don Juan faisait rimer avidité avec stupidité
« L’exemple » (autrement dit, le conte) que nous vous présentons aujourd’hui a pour thème l’avidité : une avidité telle que celui qui en sera frappé courra à sa perte, et n’écoutera même pas les conseils d’un roi pour sauver sa peau.
L’Europe du Moyen Âge : garde-fous moraux contre prédation sans bornes
Charité contre convoitise, éloge de la mesure et du détachement contre obsession de l’or, sens du partage et bonnes œuvres contre avarice, le moins qu’on puisse dire est que, dans ses valeurs, l’Europe du Moyen Âge n’a pas plébiscité le capitalisme sauvage, pas plus que le néo-libéralisme effréné. Elle s’en est même tenue aux antipodes… Certes, à partir des XIIe et XIIIe siècles, avec ses grandes foires, ses routes commerciales, ses nouveaux centres urbains, elle se développe et croît, de manière « capitalistique » et, s’ils ne font pas l’unanimité, les banquiers lombards et autres usuriers participent déjà activement de ses développements. 
Ses valeurs sont promues par une Église, mais aussi des ordres monastiques, dont on sait qu’ils ne parviendront pas toujours à échapper à la logique de l’enrichissement : l’émergence de certaines hérésies, comme la naissance des ordres mendiants, viendront leur rappeler leurs devoirs. Certains auteurs aussi, à travers satires et fabliaux ne s’en priveront pas (voir, par exemple, la bible de Guiot de Provins). Dans le concert des valeurs contre l’avidité, Rome n’est pas la seule à faire entendre sa voix ; hors de l’institution cléricale, ces appels à la moral sont aussi relayés par une certaine forme de sagesse populaire, mais aussi par des classes sociales plus élevées d’auteurs médiévaux qui, en bons chrétiens, ont, eux aussi, totalement intériorisés ces valeurs morales et se les sont appropriés. C’est le cas de Don Juan manuel dans le conte du jour mais on pourrait donner des légions d’autres exemples pris dans le monde médiéval occidental. En voici deux :
Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement
Citation – Le Nom de la Rose (XIIIe s) – voir extrait ici sur l’avidité
Le temps vient de purgacion
A pluseurs qui sont trop replect
De mauvaise replection,
Pour les grans excès qu’ilz ont fet.
C’est ce qui nature deffet
De trop et ce qu’en ne doit prandre ;
Pour ce les fault purgier de fect :
Qui trop prant, mourir fault ou rendre.
Citation – Eustache Deschamps (XIVe s) – Voir la ballade entière
Sur les pas de Adolphe-Louis de Puibusque
Pour revenir à ce conte de Don Juan Manuel, nous continuons d’y suivre, à la lettre, les travaux de Adolphe-Louis de Puibusque datés de 1854 et sa traduction du comte de Lucanor depuis le castillan ancien. « Traduttore, traditore« , il y prend, il est vrai , certaines libertés mais, dans l’ensemble, il colle relativement aux textes. Comme vous le verrez, pour la morale, il a choisi de traduire l’Espagnol ancien de manière assez libre :
« Quien por grand cobdiçia de aver se aventura,
sera maravilla que el bien muchol’ dura. »
Dans l’illustration ci-dessus, nous vous en proposons une version différente qui nous semble peut-être plus proche de l’originale :
« Qui, par avidité, sa vie jette en pâture,
Qu’il ne s’étonne pas si son trésor ne dure. »
Le Conte Lucanor – Exemple XXXVIII
De ce qu’il advint a un homme qui était chargé de choses précieuses, et qui avait une rivière à passer.
Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller :
— Patronio, lui dit-il, j’ai grande envie d’aller en un certain pays où l’on doit me compter une forte somme, et où j’ai en vue quelques bonnes affaires ; mais je crains, si je fais ce voyage, de m’exposer à des graves dangers, car les amis que j’ai là sont des amis très douteux : conseillez-moi donc, je vous prie.
— Seigneur comte Lucanor, répondit Patronio, permettez-moi de vous raconter ce qu’il advint à un homme qui portait une chose d’un grand prix suspendue à son col, et qui avait une rivière à passer.
— Volontiers, dit le comte, et Patronio poursuivit ainsi :
— Un homme courbé sous le poids d’une charge précieuse arrive au bord d’un rivière pleine de vase. Voyant qu’il n’y avait ni pont, ni bac, ni bateau pour passer d’un côté à l’autre, il ôta ses chaussures et entra dans l’eau ; mais plus il avançait , plus il s’embourbait ; le limon était si épais vers le milieu de la rivière, que lorsqu’il y parvint, il s’enfonça jusqu’au menton. Le roi et un autre homme qui se trouvaient par hasard sur la rive opposée lui crièrent que s’il ne jetait pas sa charge, il allait infailliblement se noyer. Cet insensé ne les écouta point : au lieu de réfléchir que le courant était aussi rapide que le fond était fangeux, et que s’il était emporté ou submergé, il perdrait sa charge et sa vie, il ne put se résoudre à faire le sacrifice qu’on lui conseillait ; victime de sa sotte avarice, il tomba bientôt, ne put se relever et périt.
— Et vous, seigneur comte Lucanor, ne vous laissez pas séduire par cette grosse somme qu’on doit vous compter et par tous ces beaux projets dont votre imagination se berce. Assurément, je ne vois rien là qui soit à dédaigner ; mais quand il y a des risques, on ne doit s’y exposer qu’à bon escient et pour les choses seules où l’honneur est intéressé. Dans ce dernier cas, il serait honteux de s’arrêter devant le péril ; dans l’autre, au contraire, il ne serait ni honorable, ni raisonnable d’aller le chercher. Tenez pour certain que l’homme qui est toujours prêt à jouer son existence dès que, par aventure, sa convoitise est excitée, n’a pas à cœur de bien faire et d’être utile aux autres : celui qui s’estime veut être estimé et agit en conséquence. Il sent que sa vie a un prix réel et se garderait bien de la compromettre pour un vain lucre ; il la conserve avec soin pour les occasions où il peut se distinguer, et alors plus elle a de valeur à ses yeux, plus il la risque avec empressement.
Le comte goûta beaucoup le conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que l’exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :
Risque tout pour l’honneur pour l’or ne risque rien :
Qui veut trop amasser finit rarement bien.
« Barbarie » médiévale vs sauvagerie moderne
Encore une fois, au Moyen Âge, ce conte moral de Don Juan Manuel aurait trouvé bien des échos dans les pays voisins de l’Espagne. Face à ses propres développements urbains, commerciaux, économiques, et pour en contrôler les trop grands débordements, le monde médiéval européen n’a cessé de mettre en balance son sens moral chrétien. C’est même, certainement, une des composantes essentielles d’une Europe des valeurs qui a prévalu durant de longs siècles, au delà même des temps médiévaux.

Dans ce contexte, ceux qui parlent encore « d’âges sombres » à propos des temps médiévaux, pourront se poser légitimement la question de savoir si le vrai visage de la barbarie n’est pas plutôt celui de ces formes inquiétantes de prédation moderne. C’est le visage d’un monde sans conscience et livré à lui-même, (qu’on nous présente comme idéal à défaut d’admettre qu’il n’est qu’idéologique) et, de concert avec lui, suit celui d’une Europe qui ne semble avoir pour horizon que le rêve de s’aligner. A-t’elle, aujourd’hui, autre chose à opposer à ces formes nouvelles de sauvagerie que la complaisance de ses technocrates et l’entrain de ses lobbyistes, dans le silence (ou pire le sommeil) de peuples et de cultures qu’elle ne rêve que de déconstruire ? Pardon de le dire, mais si l’on en doutait encore, cette Europe qui cède sans grande retenue à toutes les logiques de prédations, n’est ni l’Europe historique, ni l’Europe culturelle, et ni l’Europe morale, de sorte qu’à l’évidence, cette construction là n’est sans doute pas du tout l’Europe et n’en mérite même pas le nom.
Une belle journée à tous.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
(1) Si vous en voulez quelques exemples. 1/ Pensez aux effets de la spéculation et à l’opération orchestrée depuis les plus hautes sphères financières sur la dette de la Grèce et ses conséquences dévastatrices sur l’état économique de ce pays : des millions de chômeurs dans la rue pour une crise sans précédent. 2/Souvenez-vous aussi de la phrase du PDG de Nestlé qui nous expliquait, il y a quelque temps, ne pas considérer que « le droit d’accéder à l’eau potable soit nécessairement un droit humain » alors que son groupe achète, à compte privé, depuis des années, tous les lacs, sources, rivières, nappes d’eau potables qu’il peut à travers le monde. 3/Ayez, avec nous, une autre pensée pour le Rana Plaza au Bangladesh : cet immeuble insalubre et précaire s’est écroulé, en 2013, en voyant périr des centaines de travailleurs, dont une grande majorité de femmes, payés une misère et œuvrant dans des conditions déplorables, pour confectionner, à forte marge, des vêtements de prêt-à-porter occidentaux pour des marques connues. 4/Souvenez-vous enfin des opérations de spéculations régulières, orchestrées par les marchés et leurs cohortes de financiers sur les prix de denrées premières alimentaires comme le maïs, le blé ou le riz. Ces pratiques ont déjà eu pour conséquences directes et silencieuses le décès de millions d’humains, en particulier dans les pays du Sud (Afrique, Amérique , …) privés d’accès à ces ressources pour des hausses de prix purement spéculatives. Nous vous passerons ici, les exemples de pressions de lobby et de stratégies spéculatives dans le domaine direct de la santé… Ceux qui suivent un peu les événements récents ont déjà pu s’en faire une idée.


ujourd’hui, nous publions et adaptons un fabliau médiéval des XIIe, XIIIe siècles, originellement en vieux français. C’est un conte ancien que nous avons de nos jours et, à peu de choses près, oublié. Nous le tirons d’une édition de 1808 en trois tomes dédiée au genre du fabliau et que nous devons originellement à Etienne Barbazan, érudit et auteur français du XVIIIe siècle.
à l’oeil, voit ce dernier se retourner contre lui, quelques temps après, et l’assigner même devant une cour de justice.
ous prenons, ici, quelques libertés avec le texte pour les exigences de la rime, mais, pour ceux que cela intéresse, le rapprochement des deux versions devrait vous permettre de revoir l’original en vieux français avec plus d’éléments de compréhension.
our arriver à situer ce proverbe ou même ce fabliau qui en est une illustration dans le contexte des valeurs médiévales, peut-être faut-il invoquer une certaine coexistence des valeurs humaines ou de bon sens, d’un côté avec les valeurs chrétiennes et leur morale de l’autre. L’homme peut-il naître mauvais ou bon? Même s’il peut s’amender, le moyen-âge croit sans doute à l’idée d’une persistance de la nature de l’homme ou d’un déterminisme que les valeurs de charité sont elles-mêmes impuissantes à sauver.
Sujet: vie monastique, valeurs chrétiennes médiévales, archétype, saints moines, moines dévoyés, tradition satirique
i le personnel de l’épiscopat, prêtres ou même évêques, ne sont pas non plus épargnés par les critiques, sous le signe du reproche ou de la moquerie littéraire, la vie monastique a ceci d’intéressant qu’elle représente, quant à elle, un chemin de vie au plus près des valeurs chrétiennes. Outre les louanges des moines qui pour l’ensemble des fidèles est un gage de s’attirer les bonnes augures et la clémence du créateur, on prête à ces derniers une exemplarité qui vaut même jusqu’au sein de l’église où ils sont alors écoutés et respectés. En soi, le moine est l’archétype du bon chrétien: il vit en communauté avec d’autres hommes comme le christ et ses apôtres, il se tient dans le célibat et retiré du monde, il est en prière et en méditation constante, et depuis Saint-Benoit et sa règle, il vit encore dans le silence et la prodigalité. Indéniablement de tous les chrétiens engagés du côté de l’église, c’est alors celui qui suit au plus près l’image que l’on se fait de la vie christique; qu’il s’agisse d’une « construction » ou non n’est d’ailleurs pas la question, dans les faits, la figure du moine est reconnue comme 



le salut passe tout entier par l’église et puisque cette dernière a voulu que l’homme ait à transiter par elle et ses représentants, pour s’adresser à son créateur et trouver le salut, il faut bien qu’elle en soit à la hauteur. A-t-elle mis la barre trop haute?
oine sanctifié, moine dévoyé, d’une certaine manière, ces figures aux deux extrêmes de la réalité monastique chrétienne ou de ses représentations médiévales, battent encore d’un mouvement pendulaire, qui marque le questionnement des valeurs chrétiennes et s’annonce aussi comme générateur de renouveau au sein de l’église. Il semble, en effet, que si un certain relâchement intervient dans les rigueurs de la vie
monastique, un mécanisme intervient bientôt pour le réguler et le ramener vers un idéal plus conforme à un « christianisme des origines ».
e la même façon, quelques siècles plus tard, à partir du XIIe siècle, à ce clergé aristocratique économiquement surpuissant qui, commence même à se draper dans ses évêchés d’habits de prestige et à dispendre autour de lui des signes de plus en plus ostentatoires de richesse, à l’opulence encore des abbayes cisterciennes et leurs pouvoirs – politique, économique et foncier – affichés, viendra bientôt « répondre » la naissance des ordres mendiants et leurs tentatives de retour à un évangélisme dépouillé et christique des origines. Garants des valeurs chrétiennes et de leur bonne tenue, les moines questionnent leur pratique et leur chemin de foi dans une tension qui se joue entre ses deux figures du dépouillement et du trop plein, dusse-t-elle faire éclater de l’intérieur l’ordre établi ou le faire essaimer plus loin.
nouveaux ordres mendiants, satisfaits de la réponse que ces derniers fourniront à des aspirations pour un christianisme plus proche de la lettre, autant qu’à une plus grande ouverture sociale aux candidats de la vie monacale.