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Exemple XXXVIII : une critique de l’avidité dans le Comte Lucanor de Don Juan Manuel

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet  : auteur médiéval, conte moral, Espagne Médiévale, littérature médiévale, réalité nobiliaire, vassalisme, monde féodal, Europe médiévale.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel  (1282-1348)
Ouvrage  :  Le comte Lucanor, traduit par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous restons ici, aujourd’hui, dans le cadre de l’Europe médiévale et plus particulièrement de l’Espagne du XIVe siècle. Nous y serons en bonne compagnie puisque c’est un grand seigneur du Moyen Âge central qui nous gratifiera de sa plume : Don Juan Manuel de Castille et de Léon, duc et prince de Villena, duc de Penafiel et d’Escalona, seigneur de Cartagena, et bien d’autres titres encore sur lesquels nous passerons.

deco_medieval_espagne_moyen-age Petit-fils du souverain Ferdinand III de Castille (1199-1252), il fût aussi neveu de Alphonse X le savant. Le goût de ce dernier pour les arts et les lettres a d’ailleurs été commun à une partie de cette lignée de hauts nobles castillans et Don Juan Manuel en a hérité. Il nous a, en effet, légué un certain nombre d’écrits : le comte Lucanor étant demeuré un des plus célèbres. Bien avant Servantes et son Don Quijote, cet ouvrage de Don Juan Manuel a été souvent mis en avant comme fondamental, pour la littérature médiévale espagnole, sinon fondateur.

Dans ces contes philosophiques et moraux assez courts et d’inspiration diverses, l’auteur met en scène un noble, le comte  Lucanor et son sage conseiller du nom de  Patronio. Leurs échanges fournissent  l’occasion de diverses leçons morales à propos de la vie politique, les stratégies de pouvoir, mais aussi, plus simplement, la conduite de vie de tout un chacun.

Valeurs  médiévales : ou quand Don Juan faisait rimer avidité avec stupidité

« L’exemple » (autrement dit, le conte) que nous vous présentons aujourd’hui a pour thème l’avidité : une  avidité telle que celui qui en sera frappé courra à sa perte, et n’écoutera même pas les conseils d’un roi pour sauver sa peau.

don-juan-manuel-le-comte-lucanor-citation-moyen-age-monde-medieval-XIVe-siecleL’Europe du Moyen Âge : garde-fous moraux contre prédation sans bornes

Charité contre convoitise, éloge de la mesure et du détachement contre obsession de l’or, sens du partage et  bonnes œuvres contre avarice, le moins qu’on puisse dire est que,  dans ses valeurs, l’Europe du Moyen Âge n’a pas plébiscité le capitalisme sauvage, pas plus que le néo-libéralisme effréné. Elle s’en est même tenue aux antipodes… Certes, à partir des XIIe et XIIIe siècles, avec ses grandes foires, ses routes commerciales, ses nouveaux centres urbains, elle se développe et croît, de manière « capitalistique » et, s’ils ne font pas l’unanimité, les banquiers lombards et autres usuriers participent déjà activement de ses développements. deco_medieval_espagne_moyen-agePourtant, dans la ligne du Nouveau Testament et des évangiles, cette Europe médiévale chrétienne ne cesse de se défier de « mammon »  et elle met constamment, au centre de ses valeurs, des garde-fous moraux contre les abus de l’avidité aveugle et sauvage : taux d’usure prohibitifs, appétit féroce de biens matériels, poursuite frénétique et à tout crin de  l’accumulation de richesses et de gains… La conscience de l’homme médiéval et son salut résident dans sa façon d’être au monde et en relation avec ses semblables, plus que dans le compte de ses avoirs.  On ne cesse, d’ailleurs de rappeler que la roue tourne et d’opposer, à  l’illusion d’une quelconque pérennité des possessions, l’impermanence  de l’homme et la réalité de sa finitude.

Ses valeurs sont promues par une Église, mais aussi des ordres monastiques, dont on sait qu’ils ne parviendront pas toujours  à échapper à la logique de l’enrichissement : l’émergence de certaines hérésies, comme la naissance des ordres mendiants, viendront leur rappeler leurs devoirs. Certains auteurs aussi, à travers satires et fabliaux ne s’en priveront pas (voir, par exemple, la bible de Guiot de Provins).  Dans le concert des valeurs contre l’avidité, Rome n’est pas la seule à faire entendre sa voix ; hors de l’institution cléricale, ces appels à la moral sont aussi relayés par une certaine forme de sagesse populaire, mais aussi par des classes sociales plus élevées d’auteurs médiévaux qui, en bons chrétiens, ont, eux aussi,  totalement intériorisés ces valeurs morales et se les sont appropriés. C’est le cas  de Don Juan manuel dans le conte du jour mais on pourrait donner des légions d’autres exemples pris dans le monde médiéval occidental.  En voici deux :

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement

Citation – Le Nom de la Rose (XIIIe s) – voir extrait ici sur l’avidité

Le temps vient de purgacion
A pluseurs qui sont trop replect
De mauvaise replection,
Pour les grans excès qu’ilz ont fet.
C’est ce qui nature deffet
De trop et ce qu’en ne doit prandre ;
Pour ce les fault purgier de fect :
Qui trop prant, mourir fault ou rendre.

Citation – Eustache Deschamps (XIVe s) – Voir  la ballade entière

Sur les pas de Adolphe-Louis de Puibusque

Pour revenir à ce conte de Don Juan Manuel, nous continuons d’y suivre,  à la lettre,  les travaux de Adolphe-Louis de Puibusque datés de 1854 et sa traduction du comte de Lucanor depuis le castillan ancien. « Traduttore, traditore« , il y prend, il est vrai , certaines libertés mais, dans l’ensemble, il colle relativement aux textes.  Comme vous le verrez, pour la morale, il a choisi de traduire l’Espagnol ancien  de manière assez libre  :

« Quien por grand cobdiçia de aver se aventura,
sera maravilla que el bien muchol’ dura. »

Dans l’illustration ci-dessus, nous vous en proposons une version différente qui nous semble peut-être plus proche de l’originale :

« Qui, par avidité, sa vie jette en pâture,
Qu’il ne s’étonne pas si son trésor ne dure. »


Le Conte Lucanor – Exemple XXXVIII

De ce qu’il advint a un homme qui était chargé de choses précieuses, et qui avait une rivière à passer.

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller :

— Patronio, lui dit-il, j’ai grande envie d’aller en un certain pays où l’on doit me compter une forte somme, et où j’ai en vue quelques bonnes affaires ; mais je crains, si je fais ce voyage, de m’exposer à des graves dangers, car les amis que j’ai là sont des amis très douteux : conseillez-moi donc, je vous prie.

— Seigneur comte Lucanor, répondit Patronio, permettez-moi de vous raconter ce qu’il advint à un homme qui portait une chose d’un grand prix suspendue à son col, et qui avait une rivière à passer.

—  Volontiers, dit le comte, et Patronio poursuivit ainsi :

—  Un homme courbé sous le poids d’une charge précieuse arrive au bord d’un rivière pleine de vase. Voyant qu’il n’y avait ni pont, ni bac, ni bateau pour passer d’un côté à l’autre, il ôta ses chaussures et entra dans l’eau ; mais plus il avançait , plus il s’embourbait ; le limon était si épais vers le milieu de la rivière, que lorsqu’il y parvint, il s’enfonça jusqu’au menton. Le roi et un autre homme qui se trouvaient par hasard sur la rive opposée lui crièrent que s’il ne jetait pas sa charge, il allait infailliblement se noyer. Cet insensé ne les écouta point : au lieu de réfléchir que le courant était aussi rapide que le fond était fangeux, et que s’il était emporté ou submergé, il perdrait sa charge et sa vie, il ne put se résoudre à faire le sacrifice qu’on lui conseillait ; victime de sa sotte avarice, il tomba bientôt, ne put se relever et périt.

—  Et vous, seigneur comte Lucanor, ne vous laissez pas séduire par cette grosse somme qu’on doit vous compter et par tous ces beaux projets dont votre imagination se berce. Assurément, je ne vois rien là qui soit à dédaigner ; mais quand il y  a des risques, on ne doit s’y exposer qu’à bon escient et pour les choses seules où l’honneur est intéressé. Dans ce dernier cas, il serait honteux de s’arrêter devant le péril ; dans l’autre, au contraire, il ne serait ni honorable, ni raisonnable d’aller le chercher. Tenez pour certain que l’homme qui est toujours prêt à jouer son existence dès que, par aventure, sa convoitise est excitée,  n’a pas à cœur de bien faire et d’être utile aux autres : celui qui s’estime veut être estimé et agit en conséquence. Il sent que sa vie a un prix réel et se garderait bien de la compromettre pour un vain lucre ; il la conserve avec soin pour les occasions où il peut se distinguer, et alors plus elle a de valeur à ses yeux, plus il la risque avec empressement.

Le comte goûta beaucoup le conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que l’exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

Risque tout pour l’honneur pour l’or ne risque rien :
Qui veut trop amasser finit rarement bien.


« Barbarie » médiévale vs sauvagerie moderne

Encore une fois, au Moyen Âge, ce conte moral de Don Juan Manuel aurait trouvé bien des échos dans les pays voisins de l’Espagne. Face à ses propres développements urbains, commerciaux, économiques, et pour en contrôler les trop grands débordements, le monde médiéval  européen  n’a cessé de mettre en balance son sens moral chrétien. C’est même, certainement, une des composantes essentielles d’une  Europe des valeurs qui a prévalu durant de longs siècles, au delà même des  temps médiévaux.

deco_medieval_espagne_moyen-ageLoin de tels garde-fous et depuis une période relativement récente, nous ne cessons d’assister à des formes nouvelles de prédations économiques et financières qui finissent même, à bien y regarder, par prendre l’allure d’une guerre sans merci livrée au genre humain (1). Au cœur de ces comportements, une avidité débridée s’est développée qui s’exerce bien en deçà de tout sens moral, et bien loin même du capitalisme raisonné,  « à la papa », comme on a pu le nommer parfois : familial, aux regroupements contrôlés, aux échelles souvent plus nationales que transnationales… Contre le nanti de l’histoire de Don Juan Manuel qui traverse la rivière avec sa charge précieuse, cette avidité n’a même  plus de visage, que celui de corporations  titanesques et leurs intérêts financiers, lobbyistes et spéculatifs. Aucune éthique ici que celle de la sacro-sainte croissance et du profit : pas de coupables, plus de responsables et plus aucun frein non plus. Les États et leurs lois leur sont devenus, au pire, des obstacles à contourner, au mieux des entités à soudoyer et à corrompre ; pour ces nouveaux « idéologues » et leurs nouveaux prédateurs, plus question d’intermédiaires entre eux, leurs appétits de conquête et les consommateurs : pas de morale que les lois mécaniques du marché.

Dans ce contexte, ceux qui parlent encore « d’âges sombres » à propos des temps médiévaux, pourront se poser légitimement la question de savoir si le vrai visage de la barbarie n’est pas plutôt celui de ces formes inquiétantes de prédation moderne. C’est le visage d’un monde sans conscience et livré à lui-même, (qu’on nous présente comme idéal à défaut d’admettre qu’il n’est qu’idéologique) et, de concert avec lui, suit celui d’une Europe qui ne semble avoir pour horizon que le rêve de  s’aligner.   A-t’elle, aujourd’hui,  autre chose à   opposer à ces formes nouvelles de sauvagerie que la complaisance de ses technocrates et l’entrain de ses lobbyistes, dans le silence (ou pire le sommeil) de peuples et de cultures qu’elle ne rêve que de déconstruire ? Pardon de le dire, mais si l’on en doutait encore, cette Europe qui cède sans grande retenue à toutes les logiques de prédations, n’est ni l’Europe historique, ni l’Europe culturelle, et ni l’Europe morale, de sorte qu’à l’évidence, cette construction là n’est sans doute pas du tout l’Europe et n’en mérite même pas le nom.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

(1) Si vous en voulez quelques exemples. 1/ Pensez aux effets de la spéculation et à l’opération orchestrée depuis les plus hautes sphères financières    sur la dette de la Grèce et ses conséquences dévastatrices sur l’état économique de ce pays : des millions de chômeurs dans la rue pour une crise sans précédent. 2/Souvenez-vous aussi de la phrase du PDG de Nestlé qui nous expliquait, il y a quelque temps, ne pas considérer que « le droit d’accéder à l’eau potable soit nécessairement un droit humain » alors que  son groupe achète, à compte privé, depuis des années, tous les lacs, sources, rivières, nappes d’eau potables qu’il peut à travers le monde.  3/Ayez, avec nous, une autre pensée  pour le Rana Plaza au Bangladesh : cet immeuble insalubre et précaire s’est écroulé, en 2013, en voyant périr des centaines de travailleurs, dont une grande majorité de femmes, payés une misère et œuvrant dans des conditions déplorables, pour confectionner, à forte marge, des vêtements de prêt-à-porter occidentaux pour des marques connues. 4/Souvenez-vous enfin des opérations de spéculations régulières, orchestrées par les marchés et  leurs cohortes de financiers sur les prix de denrées premières alimentaires comme le maïs, le blé ou le riz. Ces pratiques ont déjà eu pour conséquences directes et silencieuses le décès  de millions d’humains, en particulier dans les pays du Sud (Afrique, Amérique , …)  privés d’accès à ces ressources pour des hausses de prix purement spéculatives. Nous  vous passerons ici, les exemples de pressions   de lobby et de stratégies spéculatives dans le domaine direct de la santé… Ceux qui suivent un peu les   événements  récents  ont déjà pu s’en faire une idée.  

L’honnête homme et le noyé: un fabliau médiéval aux antipodes de la charité chrétienne ?

fabliau_medieval_humour_satirique_conte_moral_populaire_moyen-age_centralSujet : fabliau, conte populaire satirique médiéval, morale, charité chrétienne, larrons, gibet, potence.
Période : moyen-âge central (XIIe, XIIIe)
Auteur : Inconnu
Titre : du prudhomme qui sauva son compère de la noyade
Ouvrage : Fabliaux et contes (T 1), Etienne Barbazan (XVIIIe siècle)
Manuscrit ancien : MS 1830 St Germain des prés. MS 2774.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous publions et adaptons un fabliau médiéval des XIIe, XIIIe siècles, originellement en vieux français. C’est un conte ancien que nous avons de nos jours et, à peu de choses près, oublié. Nous le tirons d’une édition de 1808 en trois tomes dédiée au genre du fabliau et que nous devons originellement à Etienne Barbazan, érudit et auteur français du XVIIIe siècle.

L’histoire nous parle d’un pêcheur qui, ayant sauvé un homme de la noyade et d’une mort certaine, en le blessant malencontreusement boudu_sauve_des_eaux_ingratitude_tragi_comique_humour_jean_renoirà l’oeil, voit ce dernier se retourner contre lui, quelques temps après, et l’assigner même devant une cour de justice.

Toute proportion gardée, ce fabliau étant sans doute plus acerbe, le fond de l’histoire n’est pas  sans rappeler le film tragi-comique de Jean Renoir, « Boudu Sauvé des Eaux »  avec Michel Simon (en photo ci-contre) dans lequel un homme sauvait aussi des eaux un pauvre bougre près de se suicider qui, une fois rétabli, lui faisait payer sa bonté,  en semant la zizanie dans sa maison.

Dans le cadre de notre fabliau du jour, l’homme est en train de se noyer involontairement alors que dans le film de Renoir, c’est par déprime que le trublion se jette à l’eau, les ressemblances s’arrêtent donc là mais, dans les deux cas, nous sommes en présence d’une histoire morale sur l’exercice de la bonté quelquefois payé d’ingratitude en retour. Dans le contexte médiéval, ce fabliau du preudome qui rescolt son compere de noier  a ceci d’intéressant que sa morale semble bien le situer aux antipodes de la charité chrétienne et de ses valeurs, et nous y reviendrons.

humour_fabliau_litterature_medieval_conte_satirique_moral_moyen-age_central

Le fabliau du pêcheur en vieux français

Du Preudome
Qui rescolt son compere de noier

 Il avint à un pescheor
Qui en la mer aloit un jor,
En un batel tendi sa roi,
Garda, si vit tres devant soi
Un homme molt près de noier.
Cil fu moult preus et molt legier,
Sor ses piez salt, un croq a pris,
Lieve, si fiert celui el vis,
Que parmi l’ueil li a fichié:
El batel l’a à soi saichié,
Arriers s’en vait sanz plu attendre
Totes ses roiz laissa à tendre,
A son ostel l’en fist porter,
Molt bien servir et honorer,
Tant que il fust toz respassez
A lonc tens s’est cil porpenser
Que il avoit son oill perdu
Et mal li estoit avenu,
Cist vilains m’a mon ueil crevé,
Et ge ne l’ai de riens grevé
Ge m’en irai clamer de lui
Por faire lui mal et enui,
Torne, si ce claime au Major
Et cil lor met terme à un jor,
Endui atendirent le jor,
Tant que il vinrent à la Cort.
Cil qui son hueil avoir perdu
Conta avant, que raison fu.
Seignor, fait-il, ge sui plaintis
De cest preudome, qui tierz dis
Me feri d’un croq par ostrage,
L’ueil me creva, s’en ai domage,
Droit m’en faites, plus ne demant;
Ne sai-ge que contasse avant.
Cil lor respont sanz plus atendre
Seignor, ce ne puis-ge deffendre
Que ne li aie crevé l’ueil;
Mais en après mostrer vos vueil
Coment ce fu, se ge ai tort.
Cist hom fu en peril de mort
En la mer où devoit noier
Ge li aidai, nel quier noier
D’un croq le feri qui ert mien;
Mais tot ce fis-ge por son bien:
Ilueques li sauvai la vie,
Avant ne sai que ge vos die.
Droit me faites por amor Dé.
C’il s’esturent tuit esgaré
Ensamble pour jugier le droit.
Qant un sot qu’à la Cort avoit
Lor a dit : qu’alez-vos doutant?
Cil preudons qui conta avant
Soit arrieres en la mer mis,
La où cil le feri el vis;
Que se il s’en puet eschaper,
Cil li doit oeil amender,
C’est droiz jugement, ce me sanble.
Lors s’escrirent trestuit ensanble,
Molt as bien dit, ja n’iert deffait,
Cil jugemnz lors fu retrait.
Quant cil oï que il seroit
En la mer mis où il estoit
Où ot soffert le froit et l’onde,
Il n’i entrat por tot le monde,
Le preudome a quite clamé,
Et si fu de plusors blasmé.
Por ce vos di tot en apert
Que son tens pert qui felon sert:
Raember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera
Je mauvais hom ne saura grré
A mauvais, si li fait bonté;
Tot oublie, riens ne l’en est,
Ençois seroit volentiers prest
De faire lli mal et anui
S’il venoit au desus de lui.

L’adaptation du fabliau en français moderne

N_lettrine_moyen_age_passionous prenons, ici, quelques libertés avec le texte pour les exigences de la rime, mais, pour ceux que cela intéresse, le rapprochement des deux versions devrait vous permettre de revoir l’original en vieux français avec plus d’éléments de compréhension.

De l’honnête homme
Qui sauva son compère de la noyade

Il advint qu’à un pécheur
Qui sur la mer s’en fut un jour,
Sur son bateau tendit sa voile,
Et regardant, droit devant lui
vit, un homme près de se noyer.
Il fut très vif et lestement,
Sauta bien vite sur ses deux pieds,
Pour se munir d’un crochet (une gaffe),
Il le leva, pour saisir l’autre, 
Si bien qu’il lui ficha dans l’oeil,
Puis le hissa sur le bateau,
Et sans attendre s’en retourna
Toutes voiles dehors vers son logis.
Il fit porter l’homme chez lui,
il le servit et l’honora, tant et si bien
que peu après, il fut tout à fait rétabli.

Quelques temps plus tard pourtant,
Le rescapé se mit à penser
Qu’il avait son oeil perdu
Et que mal lui était advenu.
Ce vilain a crevé mon oeil,
Je ne lui avais pourtant rien fait,
J’irais porter plainte contre lui
Pour lui causer tord et ennui.
Aussi s’en fut-il chez le juge
Qui fixa une date d’audience,
Et tous deux attendirent le jour
Puis se rendirent à la cour.

Celui qui l’oeil avait perdu
Parla d’abord, comme c’est coutume
Seigneur, dit-il, je viens me plaindre
De cet homme qui voilà trois jours,
Me blessa avec un crochet,
me creva  l’oeil et j’en souffris.
Faites m’en droit, je n’en veux pas plus
Et je ne peux rien dire de plus.
L’autre rétorque sans plus attendre:
Seigneur, je ne puis me defendre
De lui avoir crevé l’oeil,
Mais je voudrais vous démontrer,
Comment tout survint et quel fut mon tord.

Cet homme fut en péril de mort
En la mer, où il se noyait.
Je l’ai aidé, je ne peux le nier,
De ce crochet qui est le mien et l’ai blessé
Mais tout cela fut pour son bien
Car ainsi sa vie fut sauvée
Plus avant ne sais que vous dire.
Rendez-moi justice
pour l’amour de Dieu.

Les juges étaient tout égarés
Ne sachant trop comment juger,
Quand un sot que la cour avait
Dit alors: de quoi doutez-vous?
Qu’on mette celui qui se plaigne
Au même endroit dans la mer,
Là ou l’autre le blessa à l’oeil
Et s’il s’en peut échapper
que l’autre le doive dédommager.
C’est droit jugement, il me semble
Et tous s’écrièrent tous ensemble:
Voila qui est fort bien parlé,
Qu’ainsi la chose soit jugée!

Quand le rescapé eut appris
Qu’il serait en la mer remis 
A souffrir le froid et l’onde
Il n’y entra pour tout au monde.
Le preudomme fut acquitté
Et par bien des gens blâmé.

Tout cela montre, c’est bien clair
Que son temps perd qui félon sert.
Sauvez un larron du Gibet
Une fois commis son forfait
Jamais il ne vous aimera,
Et pour toujours vous haïra.
Jamais mauvais homme ne sait gré
A un autre qui lui fait bonté.
Il aura tôt fait d’oublier
Au contraire, il sera même prêt
A lui causer tord et souci 
S’il venait au dessus de lui.

La place du fabliau dans le contexte moral du moyen-âge chrétien

A_lettrine_moyen_age_passiontravers le mode satirique, ces petites contes populaires du moyen-âge que sont les fabliaux laissent souvent transparaître les leçons d’une sagesse populaire et critique qui souligne les faiblesses et les défauts de la nature humaine.

Comme nous l’avons déjà abordé, en nous penchant sur certains fabliaux de Bodel ou de Rutebeuf, on se souvient du prêtre cupide qui ne pense qu’à amasser les richesses et qui ne prêche que pour ses propres intérêts. Dans la housse partie du trouvère Bernier, on se rappelle encore du fils qui ne pratique pas la charité envers son vieux père puisqu’il est même près de le mettre dehors dans le froid et de laisser mourir de faim. C’est de la génération d’après et de son propre fils que viendra la leçon humour_fabliau_litterature_medieval_conte_satirique_moral_moyen-age_central_valeurs_chretiennesqui n’est d’ailleurs pas, là non plus, une leçon de morale chrétienne, mais bien plus une parabole sur l’éducation et une leçon de morale populaire: « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».

Dans cette exploration de ce que l’on moque dans les fabliaux et qui se situe assez souvent à l’autre bout des valeurs chrétiennes de compassion et de charité, ou qui les raille, le conte ancien d’aujourd’hui est un exemple édifiant supplémentaire. Sa morale ne sort pas de nulle part toutefois et elle n’est pas isolée du reste de son époque puisque cette histoire contient, autant qu’elle illustre, un dicton en usage au moyen-âge. Le voici dans notre fabliau, c’est sa morale:

deco_eauRaember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera

Sauvez un larron de la potence
Une fois qu’il a commis son crime
Il ne vous aimera jamais pour autant.

Au niveau populaire on le connait encore sous cette forme:

« Larroun ne amera qi lui reynt de fourches »
Le larron n’aimera pas celui qui le sauve du gibet ou « Sauvez un larron du Gibet ne vous gagnera pas son amour ni son respect »

On l’aura compris, les fourches dont il est question ici n’ont rien d’agricoles. Ce sont les fourches patibulaires, autrement dit la potence ou le gibet.  En creusant un peu la question, on retrouvera encore cette idée et ce proverbe dans le roman de Tristan sous une autre forme:

« Sire moult dit voir Salemon
Qui de forches, traient Larron
Ja pus ne l’ameront nul jour. »
Tristan: recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures, Volume 2. Francisque Michel.1835)

Pour autant qu’il soit fait référence à Salomon, dans ce dernier exemple, on ne trouve nulle trace de ce proverbe dans la bible.  A la même époque, il faut encore noter qu’on le croisera dans plusieurs langues (allemand, italien, anglais notamment). Il se présente, à peu de choses près, toujours sous  la même forme:

« Save a thief from the gallows and he ll be the first shall cut your throat »

Sauvez un voleur de la potence et ce sera le premier à vous couper la
gorge.

Vous en trouverez, ici, plus de variantes linguistiques :
The Dialogue of Salomon and Saturnus, John M Kemble.

Morale populaire, Moral chrétienne?

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour arriver à situer ce proverbe ou même ce fabliau qui en est une illustration dans le contexte des valeurs médiévales, peut-être faut-il invoquer une certaine coexistence des valeurs humaines ou de bon sens, d’un côté avec les valeurs chrétiennes  et leur morale de l’autre. L’homme peut-il naître mauvais ou bon? Même s’il peut s’amender, le moyen-âge  croit sans doute à l’idée d’une persistance de la nature de l’homme ou d’un déterminisme que les valeurs de charité sont elles-mêmes impuissantes à sauver.

deco_eauPeut-être faudrait-il être encore vigilant, dans notre approche, sur le fait que la notion de charité chrétienne si elle prend la forme du don envers les églises notamment, n’englobe pas nécessairement au moyen-âge, les mêmes choses que nous y projetons aujourd’hui. Même de la part d’un auteur chrétien comme Eustache Deschamps, il y a des poésies très acerbes contre les mendiants ou même affirmant que personne ne veut donner aux pauvres, alors que dire de l’idée de s’aventurer à sauver un larron de la potence? Sans doute que l’idée de s’interposer ne viendrait pas à l’esprit de grand monde et qu’au fond, on considère que c’est devant Dieu que le larron doive répondre de ses crimes.

Quoiqu’il en soit, dans le paysage de ce moyen-âge occidental très chrétien tel qu’on peut se le représenter parfois, les fabliaux viennent toujours appuyer sur des cordes sensibles et soulignent à quel point la nature humaine peut se situer à l’autre extrême de ces mêmes valeurs. D’une certaine manière et même si le cadre de cet article est un peu étriqué pour traiter d’un sujet aussi complexe et ambitieux, cette forme littéraire et satirique nous obligerait presque à repenser la place des valeurs chrétiennes sur l’échiquier des valeurs humaines et morales de ce monde médiéval, ou à tout le moins à les remettre en perspective ou en articulation. Pour être un amusement, la satire ou le genre satirique n’en sont pas moins des indicateurs et des baromètres du sens critique et s’il est indéniable que les valeurs chrétiennes sont au centre du monde médiéval, peut-être faut-il, à tout le moins, se méfier de dépeindre ce dernier d’une seule couleur en privant un peu vite ses contemporains de toute capacité de réflexion ou de distanciation.

Pour le reste et quant à la question de l’humour, à proprement parler, ce fabliau nous apparaît aujourd’hui sans doute plus grinçant et moral que désopilant, mais il est vrai que l’humour est si souvent attaché à l’air du temps que, dans bien des cas, il vieillit mal.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Saints moines et moines dévoyés: deux figures archétypales d’une dynamique sociale & chrétienne médiévale

monde_medieval_moyen-age_central_vie_monastique_valeurs_chretiennes_sociales_litterature_satiriqueSujet: vie monastique, valeurs chrétiennes médiévales, archétype, saints moines, moines dévoyés, tradition satirique
Période: Moyen-âge central, XI et XIIe siècle

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour rebondir sur l’article précédent au sujet du frère Lubin que nous y dépeignait Clément Marot, nous adjoignons ici quelques réflexions du côté du moyen-âge central chrétien et de ses moines.

La figure monastique occupe, en effet, une position d’importance au sein des sociétés de l’Europe médiévale autant qu’au sein de leurs valeurs chrétiennes. A ce titre, il est intéressant de noter à quel point on n’en finit pas d’opposer les contraires quand il s’agit des représentations la concernant: au moine lettré, sanctifié par son mode de vie christique, s’oppose le moine dévoyé et cupide, au moine mendiant s’oppose le moine replet, « trop » bien nourri, et finalement encore à la prêche évangélisatrice et salvatrice, la fausse parole et l’hypocrisie d’un frère Louvel ou Lubin.

Le moine médiéval: figure archétypale
de l’élévation dans les valeurs chrétiennes.

Moyen-âge et exemplarité de la vie monastique: les louanges
Moyen-âge et exemplarité de la vie monastique: les louanges

S_lettrine_moyen_age_passioni le personnel de l’épiscopat, prêtres ou même évêques, ne sont pas non plus épargnés par les critiques, sous le signe du reproche ou de la moquerie littéraire, la vie monastique a ceci d’intéressant qu’elle représente, quant à elle, un chemin de vie au plus près des valeurs chrétiennes. Outre les louanges des moines qui pour l’ensemble des fidèles est un gage de s’attirer les bonnes augures et la clémence du créateur, on  prête à ces derniers une exemplarité qui vaut même jusqu’au sein de l’église où ils sont alors écoutés et respectés. En soi, le moine est l’archétype du bon chrétien: il vit en communauté avec d’autres hommes comme le christ et ses apôtres, il se tient dans le célibat et retiré du monde, il est en prière et en méditation constante, et depuis Saint-Benoit et sa règle, il vit encore dans le silence et la prodigalité. Indéniablement de tous les chrétiens engagés du côté de l’église, c’est alors celui qui suit au plus près l’image que l’on se fait de la vie christique; qu’il s’agisse d’une « construction » ou non n’est d’ailleurs pas la question, dans les faits, la figure du moine est reconnue comme saint_francois_assise_monde_medieval_figure_monastique_moyen-age_central_vie_valeurs_chretiennes_satireporteur de cet idéal et, en ce sens, on peut le traiter comme une figure archétypale des valeurs chrétiennes médiévales.

(Saint François d’Assise, El greco, XVIe siècle)

Dans le même ordre d’idée, le saint moine d’un côté et le moine dévoyé de l’autre peuvent être pris comme deux figures diamétralement opposées de ce même archétype, avec l’idéal chrétien et christique d’un côté, et de l’autre la perdition ou la perversion de cet idéal. Entre ces deux pôles, oscillent la foi et la dévotion chrétienne d’un côté, et une tradition critique et satirique de l’autre. Concernant cette dernière, elle durera jusqu’aux siècles suivants, en versant dans un anticléricalisme de plus en plus marqué.

Empressons-nous d’ajouter que ce court article en forme d’essai ne soulève que quelques idées qui mériteraient un développement bien plus systématique et plus creusé sur ces questions; il faudrait sans doute distinguer des nuances entre toutes les valeurs que la satire peut projeter sur l’image du moine « dévoyé »: cupidité, tromperie, débauche, privilèges, grivoiserie, gloutonnerie, enivrement. Il y a sans doute des degrés de « gravité » et des nuances à apporter. L’enivrement ou même la grivoiserie, ne peut sans doute pas être mis sur le même plan que la cupidité, la tromperie, les relations adultérines, même s’il faut garder en tête qu’étant un modèle de valeurs supposées, la faute ne peut jamais être totalement anodine sur le plan de la symbolique.

Grivoiserie et moine dévoyé, peinture de Cornelis van Haarlem XVIIe siècle
Grivoiserie et moine dévoyé, peinture de Cornelis van Haarlem XVIIe siècle

Saint moine, moine dévoyé :
une réalité derrière la satire

A_lettrine_moyen_age_passionu delà de la farce, il semble que ces critiques que l’on retrouvera en germe dans la littérature des XIe et XIIe siècles, aient correspondu à des réalités sociales fortes, sans préjuger de leur caractère statistiquement marginal ou non dans la réalité d’ailleurs; il suffit quelquefois d’une pomme gâtée dans le panier pour rendre toutes les autres suspects et le problème des écarts individuels au sein des entités corporatives et qui font tâche ne date pas d’hier.

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Au niveau symbolique, il faut bien comprendre l’enjeu derrière tout cela.  Nous sommes dans des siècles où le salut de l’âme pour la vie d’après, est au centre des préoccupations existentielles et justement parce que l’on est chrétien, on se sent alors fondé à exiger de ceux qui prétendent vous guider sur le chemin dans la vie incarnée, a fortiori quand ils sont censés incarnés les valeurs spirituelles les plus hautes, une exemplarité et une probité irréprochable. Or, sans peut-être encore parler d’anticléricalisme fort, bien avant Clément Marot, les XIe et XIIe siècles semblent tout de même nous envoyer des signes marqués sur le dévoiement de certains membres de l’épiscopat, même si l’on peut y voir souvent, plus qu’un discrédit jeté sur l’institution, des appels du pied à l’Eglise Romaine pour qu’elle fasse le tri de ses propres brebis galeuses.

Erhard Schön, gravure (1491-1542) ou l'image terrible du moine dévoyé
Erhard Schön, gravure (1491-1542) ou l’image terrible du moine dévoyé

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour autant que tout cela soit fait souvent par le rire et la dérision, la figure du prêtre ou du moine dévoyé et cupide y émergent tout de même avec insistance. On conviendra aisément que si ces représentations ne reposaient sur rien, ni sur quelques savoirs populaires supposés et partagés, elles ne seraient drôles pour personne. En outre et pour aller plus loin, derrière la légèreté de ton, il faut peut-être encore lire  l’expression d’une forme plus profonde d’inquiétude et, pourquoi pas, par endroits, de désespoir puisqu’on dit que l’humour en est la politesse.

Dit autrement, l’intrusion de la bassesse ou de « l’humain » dans le sacré fait rire, mais il fait aussi rire jaune car dans un monde trempé de valeurs chrétiennes on sait bien que de la même façon que la frontière est ténu entre le pouvoir d’élever vers le divin et le salut, et celui de tout mettre en péril.  Et si l’on n’est déjà plus gaulois et que l’on ne craint plus que le ciel s’effondre sur nos têtes, il en faudrait pourtant peu pour que le monde ne s’écroule car on ne peut pas prêter à l’homme médiéval le même détachement sur ces questions que celui que l’on peut avoir aujourd’hui après le passage de la renaissance, l’ère du matérialisme rationnel et plus d’un siècle de laïcité. Il faut se souvenir encore que depuis la réforme grégorienne, poesie_humour_medieval_grivoiserie_moine_volage_grivois_clement_marotle salut passe tout entier par l’église et puisque cette dernière a voulu que l’homme ait à transiter par elle et ses représentants, pour s’adresser à son créateur et trouver le salut, il faut bien qu’elle en soit à la hauteur. A-t-elle mis la barre trop haute?

Pour contrebalancer, il faut encore insister sur le fait qu’à l’autre extrémité du spectre, l’image du moine « saint » et même sanctifié est encore bien présente. S’ils n’ont pas été les seuls à en produire, les ordres monastiques n’ont pas été avares de Saints, et ces derniers sont largement célébrés  et continuent de fournir, dans ce moyen-âge central, des modèles de perfection de la foi et de la vie chrétienne. Il ne s’agit bien encore une fois d’un modèle à deux pôles et si nous nous intéressons un peu plus ici à l’émergence de la figure du moine dévoyé, c’est qu’il nous semble y lire un signe plus profond qui va au delà de la simple farce et pointe du doigt un malaise spirituel et social réel au regard des valeurs du temps.

Du questionnement à une dynamique chrétienne de renouveau

M_lettrine_moyen_age_passionoine sanctifié, moine dévoyé, d’une certaine manière, ces figures aux deux extrêmes de la réalité monastique chrétienne ou de ses représentations médiévales, battent encore d’un mouvement pendulaire, qui marque le questionnement des valeurs chrétiennes  et s’annonce aussi comme générateur de renouveau au sein de l’église. Il semble, en effet, que si un certain relâchement intervient dans les rigueurs de la vie monde_medieval_gravure_satirique_moine_replet_moyen-age_monastique_chrétienmonastique, un mécanisme intervient bientôt pour le réguler et le ramener vers un idéal plus conforme à un « christianisme des origines ».

La fracture peut venir de l’extérieur, mais vient encore souvent de l’intérieur-même avec l’émergence de nouveaux ordres, la création de nouvelles règles, prônant un retour à des sources plus épurées de la pratique et des textes. Sans doute peut-on en voir les prémices dans l’arrivée de la règle de Saint Benoit au VIe siècle dans son contexte, pour venir en quelque sorte ré-évangéliser de l’intérieur les ordres monastiques et les ramener vers quelque discipline de modération et de tenue chrétienne. On notera au passage que le changement ne se fait pas sans heurt et que les oppositions peuvent être meurtrières, pour preuve Saint-Benoit échappa de peu à l’empoisonnement. Dans leur forme les plus archétypales, saints moines et moines dévoyés ne se vouent, en général, pas grand respect et quand les uns sont dans le lâcher prise matériel, il n’est pas rare que les autres s’y accrochent.

La vie communautaire des moines bénédictins, Bibliothèque royale de Belgique
La vie communautaire des moines bénédictins, Bibliothèque royale de Belgique

D_lettrine_moyen_age_passione la même façon, quelques siècles plus tard, à partir du XIIe siècle, à ce clergé aristocratique économiquement surpuissant qui, commence même à se draper dans ses évêchés d’habits de prestige et à dispendre autour de lui des signes de plus en plus ostentatoires de richesse, à l’opulence encore des abbayes cisterciennes et leurs pouvoirs – politique, économique et foncier – affichés, viendra bientôt « répondre » la naissance des ordres mendiants et leurs tentatives de retour à un évangélisme dépouillé et christique des origines. Garants des valeurs chrétiennes et de leur bonne tenue, les moines questionnent leur pratique et leur chemin de foi dans une tension qui se joue entre ses deux figures  du dépouillement et du trop plein, dusse-t-elle faire éclater de l’intérieur l’ordre établi ou le faire essaimer plus loin.

Dans le même ordre d’idées et au niveau social, suivant le fil de la satire et de l’émergence de la figure du moine dévoyé, ces siècles seront aussi ceux de la naissance des dissidences albigeoises et vaudoises qui iront toutes dans le sens du retour à un christianisme dépouillé de tout artifice.  A  défaut d’entrer dans les rangs, – En auront-elles les moyens doctrinaux ou même le souhait? Ou étaient-elles déjà perdues à  jamais pour l’église? – elles seront toutes écrasées, quand leurs pratiquants ne seront pas absorbés par les saint_francois_assise_monde_medieval_figure_monastique_moyen-age_central_vie_valeurs_chretiennes_litterature_satiriquenouveaux ordres mendiants, satisfaits de la réponse que ces derniers fourniront à des aspirations pour un christianisme plus proche de la lettre, autant qu’à une plus grande ouverture sociale aux candidats de la vie monacale.

(Portrait de Saint-François, par Francisco  de Zubarán, 17e siècle)

Les franciscains et les dominicains seront les ordres monastiques triomphants de ce mouvement d’ouverture et de renouveau. Pourtant ces ordres mendiants auront tôt fait d’être dénoncés à leur tour, par la satire d’un Rutebeuf, au point qu’on se demande à quel point le ver de l’apparat, des richesses et de la cupidité est entré dans le fruit pour en gâter pour longtemps la saveur ou, en tout cas, le rendre à jamais suspect pour certains. Quoiqu’il en soit,  si elle ne permettra pas toujours de « réparer » aux yeux de tous ou de « restaurer » pour le dire autrement, une foi aussi aveugle dans les représentants de l’église que celle que l’on pouvait alors avoir dans la Sainte mère ou le fils de Dieu mort en croix, cette forme de régulation procédera, à tout le moins, d’une avancée dans les pratiques spirituelles chrétiennes à laquelle une certaine forme de critique sociale et, peut être même pourquoi pas?, l’idée est plaisante, la satire auront contribué.

En vous souhaitant une excellente journée
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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