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« De ma Dame vient », un motet médiéval d’Adam de la Halle

Sujet :    musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvères d’Arras,  motet, chant polyphonique, ars nova, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie.
Période :  Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :   Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : De ma Dame vient
Interprète  :  Early Music Consort Of London
Album  : Music of the Gothic Era (1975)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour le Moyen Âge central et la fin du XIIIe siècle pour y découvrir une composition du trouvère Adam de la Halle. Il s’agit d’un motet courtois qui met en scène deux amants différents, un homme et une femme.

A la découverte d’un motet courtois à 3 voix

Le premier protagoniste est un amoureux éconduit. Victime des médisants, il a, semble-t-il, perdu les faveurs de sa belle, mais il ne renonce pas pour autant à son amour pour elle. Quant à la jeune femme éprise, elle est dans l’attente de son amant, un peu à la façon d’une chanson de toile ou d’une cantiga de amigo. Pour tromper son attente, elle décide de renvoyer à ce dernier un objet qu’elle tenait de lui, espérant que le la sorte, il reviendra plus vite vers elle. Comme on le verra, elle aura du mal à se séparer de l’objet auquel elle s’est attachée en ce qu’il lui rappelle son doux ami et lui permet de combler son absence.

Le motet d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval MS Français 25566 de la BnF
Le motet d’Adam de la Halle dans le MS Français 25566 de la BnF

Sources manuscrites médiévales

Du point de vue des sources, on citera ici le manuscrit médiéval Français 25566. Ce chansonnier contient un nombre varié de pièces et chansons de poètes et trouvères d’Arras. Adam de la Halle y côtoie Jean Bodel, Jehan Petit d’Arras, Richard de Fournival, Huon de Méri et d’autres auteurs de la même période. Cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle est conservé au département des manuscrits de la BnF et il peut être, également, consulté en ligne sur Gallica.

On trouve une version de cette chanson d’Adam de la halle dans le manuscrit ancien H196, dit codex ou chansonnier de Montpellier, actuellement conservé à la Bibliothèque Inter-Universitaire de Montpellier.

Le trouvère Adam de la Halle par
le Early Music Consort Of London

Nous avons déjà eu l’occasion de partager sur le site, plusieurs pièces de musiques médiévales et anciennes interprétées par le Early Music Consort Of London. Fondé en 1967 par le talentueux et précoce David Munrow, la formation musicale produisit de nombreux albums jusqu’à son arrêt brutal, en 1976, suite au décès prématuré de son jeune directeur (vous pourrez retrouver un portrait de l’ensemble médiéval ici).

L’album Music of the Gothic Era

En 1975, le Early Music Consort of London revisitait de manière très large, la musique polyphonique des Moyen Âge central à tardif avec un double album généreux de près de 140 minutes de durée pour 59 pièces. Ces dernières vont de l’ars antiqua à l’ars nova, et l’ensemble londonien y gratifiait encore l’auditeur de six pièces de l’Ecole Notre dame, composées par les maîtres de musique Léonin et Perrotin.

Ce bel album a connu un deuxième souffle en 1997 avec une réédition complète au format CD. Aux dernières nouvelles, on peut toujours le trouver chez tout bon disquaire ou à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Artistes ayant participé à cet album

  • Contre-ténors : James Bowman, Charles Brett, David James
  • Ténor : Rogers Covey-Crump, Paul Elliott, Martyn Hill, John Nixon, John Potter
  • Instrumentistes : Geoffrey Shaw (basse), Oliver Brookes (violon), Eleanor Sloan (rebec, violon), Nigel North (rebec), James Tyler (luth, mandole), Gillian Reid (cloches, psaltérion), Christopher Hogwood (harpe, orgue), David Corkhill (cloches, orgue, timbal ), Michael Laird (cornet), Iaan Wilson (cornet), Alan Lumsden (cornet à piston, trompette à coulisse), David Munrow (flûtes à bec, chalemie, cornemuse)

De ma Dame vient en langue d’oïl
avec traduction en français actuel

Le vieux français d’Adam de la Halle n’est pas toujours simple à décrypter. Pour cette fois, nous l’avons donc abondement noté. Cela complique un peu la lecture de l’original mais le code couleur (oïl en vert et en gras) devrait venir à la rescousse pour vous la faciliter. Veuillez noter qu’il s’agit d’une version de travail qui nécessitera quelques ajustements ultérieurs. Une adaptation suivra.


De ma Dame vient
Li dous maus que je trai
(de traire, ici endurer souffrir)
Dont je morrai
S’esperanche
(espérance) ne me retient.
Et la grans joie que j’ai.
Car j’aperchoi bien et sai
Con m’a grevé
(faire du tord) et mellé (de mesler, troubler, rendu confus)
Si (si bien) qu’elle m’a tout ensi qu’entrouvllié
(oublié)
Qui en soloie
(avait l’habitude) estre au deseure (au dessus).
Diex, quant venra l’eure
Qu’aie a li parlé,
Et de chou
(ce) qu’on m’a mis seure (dont on m’a accusé)
Mi escusé !
Très douche amie,
Ayés de moi pité ,
Pour Dieu merchi I
Onques n’ama qui
Pour si pau haïne déservi.
(jamais nul n’aima qui pour si peu mérita la haine)
Ne l’ai mie
(je ne l’ai nullement mérité),
Ains est par envie
Con en a mesdist,
Et en leur despit
(mépris)
Maintenant irai,
Et pour euls crever
(les faire périr, enrager), ferai
Meilleur sanlant
(figure) que je ne deveroie.
Fui te, gaite, fais me voie !
(arrière, garde, laisse-moi passer)
Par chi passe gent de joie ;
Tart m’est que g’i soie ;
(il est bien tant que j’y sois, il me tarde d’y être)
Encore m’i avez vous musi
(quoique vous m’ayez faire perdre du temps
(1)).
Si serai-je miex de li
(car je serais mieux avec elle)
C’onques ne fui, se seulete
(car jamais je ne fus si seul)
Ancui
(encore aujourd’hui) en un destour (détour)
Truis m’amiete,
(je trouvais ma petite amie)
La douchete,
(la douce)
La sadete,
(la gracieuse)
Blondete,
(belle pleine de grâce, de bonne mine)
Saverousete
(délicate) ,
Que Diez doint bonjour.
(que Dieu vous salue)

2.
Diex coment porroie
Trover voie
D’aler a celi
(celui)
Cui amiete je sui,
(dont je suis l’amie)
Chainturele
(petite ceinture), va i
En lieu de mi
(à ma place),
Car tu fus sieve
(sienne) aussi.
Si m’en conquerra miex.
(Ainsi il me conquerra mieux)
Mais comment serai sans ti ?
(comment me passerais-je de toi petite ceinture)
Dieus, chainturele mar vous vi
(le malheur est en vous)
Au deschaindre m’ochiés
(en te débouclant, je m’occis moi-même)
De mes griétes
(peines, difficultés) à vous me confortoie,
Quant je vous sentoie
Aimi !
(hélas, aie-mi, interjection de douleur)
A le saveur de mon ami.
Ne pour quant d’autres en ai
(mais j’ai d’autres ceintures)
A cleus
(fermoirs) d’argent et de soie
Pour m’en user;
Moi, lasse! comment porroie
Sans cheli durer
(endurer sans celui)
Qui me tient en joie ?
Canchonete
(chanson) chelui proie (de proier, prie)
Qui le m’envoia
(la ceinture)
Puisque jou (je) ne puis aler là
Qu’il enviengne à moi
Chi droit, à jour failli
(au jour tombé),
Pour faire tous ses bons
(pour accomplir tous ses désirs)
Et il m’orra
(de oïr, m’entendra) quant il ert poins (il sera proche)
Canter à » haute vois :
Par chi
(ici) va la mignotise (douceur, coquetterie, gentillesse aimable),
Par chi ou je vois
(par ici où je vais).

3. Omnes

(1) Dans une autre version, on trouve, « encore que vous ne m’ayez pas nui« 


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Fable médiévale : Du renard piègé par un reflet de lune

Enluminure de Marie de France

Sujet  : fable médiévale, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale
Période : XIIe s, Moyen Âge central.
Titre : De vulpe et umbra lunae ou Dou Leu qi cuida de la Lune ce fust un fourmaige
Auteur Marie de France (1160-1210)
Ouvrage  : Die Fabeln De Marie de France, Karl Warnke (1898)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons à la fin du XIIe siècle, avec l’étude des fables de Marie de France. Nous y suivrons les mésaventures tragiques d’un renard, ou même d’un loup dans certains manuscrits. Dans les deux cas, le récit et la morale ne changeront pas et la poétesse nous contera comment un reflet de lune piègera cruellement l’animal.

Comme on le verra, il ne sera pas question, ici, du reflet dans l’eau qui avait trompé le Narcisse de la mythologie, pas d’avantage que celui de la fable très connue du cerf se mirant dans l’eau. Le thème du jour est plutôt celui de la convoitise et de l’obstination à vouloir posséder plus que ce qu’on l’on doit, au risque de devenir « zinzin » (oui, c’est trivial, je l’admets), voire même de connaître le pire des sorts.

"Le renard et le reflet de la lune" Une fable de Marie de France avec enluminure

De vulpe et umbra lunae,
dans l’anglo-normand de Marie de France

D’un gupil dit ki une nuit
esteit alez en sun deduit.
Sur une mare trespassa.
Quant dedenz l’ewe reguarda,
l’umbre de la lune a veü ;
mes ne sot mie que ceo fu.
Puis a pense en sun curage
qu’il ot veü un grant furmage.
L’ewe comenga a laper ;
tres-bien quida en sun penser,
se l’ewe en la mare fust mendre,
que le furmage peüst bien prendre.

Tant en a beu que il creva,
lluec chaï, puis n’en leva.


Meint humme espeire, utre dreit
e utre ceo qu’il ne devereit,
a aver tutes ses volentez,
dunt puis est morz e afolez.

Du renard piégé par un reflet de lune
adapté en français actuel

D’un renard, on dit, qu’une nuit
Alors qu’il était de sortie
Il passa tout près d’une mare
.
En jetant, dans l’eau, un regard,
La lune ronde s’y reflétait
Mais il ne sut ce que c’était.
Puis, il pensa devant l’image
Qu’il s’agissait d’un grand fromage
.
Et lors, commença à laper
Etant certain en sa pensée
Qu’une fois l’eau en la mare basse
Sur la tomme, il ferait main basse.
Or, en boit tant et tant qu’il crève
Tombé raide, point ne s’en relève
.

Beaucoup espèrent plus de droits,
Et de choses que ne leur échoient
Voulant tous leurs désirs comblés
Les voilà morts et mortifiés
.


Esope aux origines de cette fable médiévale

Comme mentionné plus haut, suivant les manuscrits, on trouve un renard ou bien un loup comme triste héros de cette fable de Marie de France. Dans les deux cas, l’issue est identique. L’animal se trouve piégé par sa gloutonnerie et quand bien même il s’agit d’un goupil, sa ruse ne le sauve pas d’avantage qu’un loup. L’obstination à posséder rend aveugle. Elle peut même être meurtrière, nous dit la morale de cette fable.

Les deux chiens qui crèvent à force de boire
& le chien et le fromage

Bien avant la poétesse anglo-normande du Moyen Âge central, on retrouve les traces de cette fable chez Esope (reprise plus tard par le fabuliste Phèdre). Chez le grec du sixième siècle avant notre ère, la fable des deux chiens qui crèvent à force de boire et celle du chien et du fromage sont sans doute, celles qui ont inspiré Marie de France. Dans la première, deux chiens voient une peau, au fond de l’eau d’un fleuve (ou encore un morceau de chair). Pour atteindre le précieux butin, ils décident de faire descendre le niveau d’un point d’eau et boivent jusqu’à plus soif, au point de finir par y laisser la leur (de peau).

L’autre fable, similaire du point de vue de la thématique — reflet, illusion, et convoitise — est celle du chien et du fromage qu’on trouve chez Esope mais qui sera également, reprise par Marie de France sous le titre « Dou chien et dou formage« . Elle raconte l’histoire d’un chien passant sur un pont, avec un fromage dans sa gueule. Voyant le reflet de ce dernier dans l’eau, l’animal se fourvoie et pense pouvoir obtenir, là, un deuxième fromage. Hélas, il lâchera la proie pour l’ombre et son avidité lui fera perdre son fromage bien réel et le reflet de celui-ci, au fond des eaux. Le chien, le loup et le renard se trouvent donc tous logés à la même enseigne.

NB : sur le thème du reflet dans l’eau mais, cette fois, avec un angle plus narcissique, on trouvera encore chez Marie de France, la fable du cerf se mirant dans l’eau et tombant en pamoison devant la beauté de ses bois.

Chez Jean de La fontaine

En faisant un bond en avant dans le temps, on retrouvera deux fables du célèbre Jean de La Fontaine sur les thèmes précédemment évoqués : les deux chiens et l’âne mort et encore Le loup et le renard.

Les deux chiens et l’âne mort

Dans la première, les deux chiens et l’âne mort, deux mâtins voyant le cadavre d’un âne flottant dans l’onde, décident de boire toute l’eau de la rivière, pour le récupérer :
« Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine. »

Et la morale de déclamer, dans le style toujours très enlevé du fabuliste du XVIIe siècle :
Mais rien à l’homme ne suffit :
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit
Il faudrait quatre corps ; encor loin d’y suffire
A mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.

Le loup et le renard

La deuxième fable de Lafontaine sur le thème du reflet de la lune dans l’eau est « le loup et le renard« . Elle emprunte à la fois au chien et au fromage d’Esope mais aussi à une autre fable de l’écrivain grec : le renard et le bouc dans laquelle un renard et un bouc assoiffés se retrouvent pris au piège au fond d’un puits. Le goupil sollicitera l’appui du bouc pour l’aider à sortir, et une fois dehors, laissera le mammifère caprin à son triste sort.

Dans le récit de La Fontaine du loup et du renard, le goupil sera sauvé, cette fois-ci, par sa malice. Ayant succombé à l’illusion du reflet de lune au fond d’un puits et l’ayant pris pour un fromage, il y descendra dans un premier temps :

Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément :
Notre renard, pressé par une faim canine,
S’accommode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine

S’apercevant bientôt de son illusion, il finira par pigeonner un loup de passage. Utilisant le même reflet de lune au dépens de ce dernier pour lui vendre un fromage, le goupil pourra se sortir de ce mauvais-pas par la ruse, en y plongeant son confrère prédateur. La morale restera une leçon sur notre propre capacité à nous illusionner sur nos propres désirs en les prenant, quelquefois, pour des réalités.

… »Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès. »
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le loup fut un sot de le croire ;
Il descend, et son poids emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître renard.
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.


Une enluminure créée de toutes pièces
pour l’occasion de cette fable médiévale

Enluminure d'un Renard - Bestiaire médiéval MS 3401, Bibliothèque Sainte Geneviève.


Notez que l’image ayant servi à l’en-tête de cet article, ainsi qu’à l’illustration (plus haut) est une création de toutes pièces à partir d’enluminures provenant de divers manuscrits. En voici le détail :

Le fond, l’eau et le paysage proviennent du Lancelot en Prose de Robert Boron, soit le MS Français 113 (XVe siècle) de la BnF, mais aussi de la « compilation arthurienne de Micheau Gonnot, référencé MS Français 112.3 (XVe siècle). Le renard, du deuxième plan, est tiré du manuscrit médiéval Français 616. Conservé lui aussi à la BnF, ce superbe ouvrage ancien contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Il est, quant à lui, daté du XIVe siècle. Enfin, le renard au premier plan (enluminure également ci-contre) est issu d’un ouvrage plus récent. Il s’agit d’un superbe bestiaire référencé Ms 3401 et actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. C’est l’enluminure la plus tardive de toute notre illustration. Elle provient du XVIe siècle (voir ce manuscrit en ligne). Tous les autres manuscrits sont consultables sur gallica.bnf.fr. Quant à la provenance de la lune et de son reflet, nous en garderons le secret pour lui préserver ses mystères.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

d’une chienne près de mettre bas, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.

Une fable sur l’ingratitude et la perfidie

Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.

Fable médiévale illustrée de Marie de France : "d'une lisse qui vuleit Chaaler"

D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France

D’une Leisse vus veil cunter
Qui preste esteit à chaéler ;
Mès ne sot ù gésir el deust,
È ù ses Chaiaus aveir peust.
A une autre Lisse requist
K’en sun ostisel la sufrist
Tant k’ele éust chaellei,
Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;

Tant l’en ad requise è proiée,
Ke od li l’ad dunc herbregiée
Puiz kant ot éu ses chéiauz
E espeudriz les ot è biauz,
Cele à kui li ostiex esteit
Suvent par ax demage aveit,
De sa maisun les rueve issir
Ne les vuleit mès cunsentir.

L’autre se prist à démenter,
E dist qu’el ne seit ù aler ;
Yvers esteit pur la freidur
Murreit de freit à grant dolur ;
Dunc li requist par caritéi
Q’el herbrejast jusqu’en estéi,
E cel ot de li grant pitié
Otréia li par amistié.

Qant le bel tens vit revenir
Adunc les rueve forz issir,
L’autre cumença à jurer
Que se jamès l’en ot parler,
Que si Chaiel la detrairunt
È forz de l’uis l’a bouterunt ;
La force est lor en la maisun,
Fors l’en unt mise sanz raisun.

Moralité

Cest essemple poez savoir,
È par meint Preudomes vooir,
Ke par bunté de sun curage
Est chaciez de sun hiretage ;
Ki felun Hume od li aquieut
Ne s’en ist mie qant il vieut.

D’un chienne qui voulait mettre bas
traduit en français actuel

D’une chienne je veux vous conter
Qui était prête à mettre bas
Mais ne savait où se poser
Ni où ses chiots donner la vie.
A une ami chienne elle pria
Qu’en son gite elle l’accepta
Le temps qu’elle put accoucher.


Elle insista tant et si bien
Que l’autre l’hébergea chez elle.
Puis, quand ses chiots furent nés,
Et élevés, tous beaux et vifs,
Celle à qui appartient le logis
Auquel ils causaient souvent des dégâts
Les prie tous de vouloir sortir ;
Elle ne veut plus qu’ils restent là.

L’autre chienne se met à gémir
Disant qu’elle ne sait où aller ;
L’hiver est là et ses froideurs
Ils y mourraient à grand douleur ;
Aussi, elle implore charité
Qu’on l’héberge jusqu’en été !
L’autre la prit en sa pitié,
Et lui céda par grand bonté.


Quand le beau temps fut revenu
L’hôte revint pour les sortir.
L’autre commença à jurer,
Que si elle l’entendait encore,
Elle jetterait ses chiens sur elle
Qui la chasseraient loin de là.
Ils règnent en maître en la maison
Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).

Moralité

Dans cet exemple bien l’on voit
De nombreux hommes instruits et sages
Qui, par la bonté de leur cœur
Sont chassés de leur propre toit ;
Celui qui accueillera félon en son logis
Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.


Marie de France dans les pas de Phèdre

Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.

Enluminure du livre de chasse de Gaston Febus

Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.

En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).

Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)

Habent insidias hominis blanditiae mali;
quas ut uitemus, uersus subiecti monent.
Canis parturiens cum rogasset alteram,
ut fetum in eius tugurio deponeret,
facile impetrauit. Dein reposcenti locum
preces admouit, tempus exorans breue,
dum firmiores catulos posset ducere.
Hoc quoque consumpto flagitari ualidius
cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae
par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.

La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)

Enluminure d'un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF
Enluminure d’un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF.

Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter.
Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »


Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).

D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine

Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.

Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa Compagne revient.
La Lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court (3), elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfants étaient déjà forts.

Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.

« MONTJOIE SAINT-DENIS » une Expression médiévale redevenue D’actualité

Bonjour à tous,

e mois dernier, le Moyen Âge est revenu en force dans l’actualité au cri de « Montjoie Saint-Denis ! À bas la Macronie!« . L’histoire a défié la chronique. Elle a même fait le tour du monde depuis, en trouvant de larges échos dans la presse internationale.

Une rencontre inattendue en pays drômois

Rappelons les faits pour ceux qui vivraient coupés des médias : lancé à plein régime, depuis quelque temps déjà, dans sa campagne présidentielle de 2022, le président français Emmanuel Macron, faisant fi de la Covid et n’écoutant que son enthousiasme, a décidé de sortir de sa bulle élyséenne pour partir à la rencontre du bon peuple. Au programme donc, grosse opération de communication sous l’œil des caméras, serrage de louches et, peut-être encore, pour la gourmandise, quelques selfies concédées aux pécores épris de réseaux sociaux, croisés sur l’itinéraire.

blason armoirie de la cité de Saint-Vallier, Drôme
blason de la cité de Saint-Vallier dans la Drôme

Ainsi, rendu à Tain l’Hermitage, jolie petite cité drômoise du bord du Rhône aux collines parsemées de belles vignes, le champion toute catégorie de la communication de haute voltige et du « en même temps », a croisé, contre toute attente, un destin plutôt inattendu. Sûr d’être en terrain conquis, le président français 3.0 s’est, en effet, approché d’un pas léger d’une petite foule de gaulois qu’il croyait acquise, sans se douter qu’une drôle de réalité allait bientôt lui tomber dessus de manière inattendue. C’est en la personne d’un villageois de 28 ans que l’affaire survint : Damien T, natif de Saint-Vallier, une petite ville à 13 km de là.

L’affaire est d’autant plus incroyable que nous sommes, nous-même, natif du coin et quand je dis nous c’est surtout moi puisque c’est un nous de politesse. Je sais, c’est peut-être un détail pour vous, mais comme aurait pu ajouter France Gall : « pour moi ça veut dire beaucoup ». Le village dauphinois et drômois de Saint-Vallier, anciennement baptisé Saint-Vallier-sur-Rhône, compte, en effet, un peu moins de 4000 habitants pour vous dire à quel point la coïncidence est frappante (si l’on me passe l’expression). Etant nous-même amateur de monde médiéval et ne rechignant pas, de temps en temps, à suivre quelques vidéos de béhourd, l’inquiétude pourrait nous effleurer pour peu. Pourrions-nous être sujet à une sorte de contagion et surtout de quelle nature ? Après avoir donné naissance à des brigands de grand chemin comme Mandrin, le Dauphiné, ou même la Drôme des collines seraient-ils susceptibles d’engendrer de nouvelles sortes de révolutionnaires anti-macroniens ?

Damien T, villageois natif de Saint-Vallier

Damien T

Passionné d’histoire médiévale et de béhourd, le jeune homme a été décrit par ses amis comme un gilet jaune, mais aussi comme quelqu’un « de sans histoire », ce qu’attesterait plutôt, son casier judiciaire. Pris dans les mailles de la ruralité, il anime quelques associations, en rêvant sans doute d’ailleurs un peu plus bleu. Prenons toutefois des précautions. Le villageois a, en effet, aussi été décrit, par certains médias officiels (d’immense tenue comme toujours) comme « une nouvelle forme de terrorisme » à lui tout seul. Selon eux, il serait, en somme, une sorte d’hybride entre Adolf Hitler, Bruce Lee, un égorgeur extrémiste tchétchène et encore un fils caché de Papacito, auteur, polémiste et youtubeur occitan passionné de monde médiéval et de Béhourd, lui aussi (décidemment).

Bref, pour certains journalistes appartenant aux sphères les plus proches des milieux autorisés (chers à feu Coluche), le jeune drômois ne serait qu’une tête de l’hydre, la ligne de front de tout un climat de violence sociale généralisée, et plus encore, le symbole d’une fronde extrémiste rampante contre l’autorité. Pour tous ces journalistes (que je décrirais comme atteints de certaines formes d’hystérie collective si j’osais me prononcer) notre villageois serait donc le point culminant d’une sorte de mal diffus. En gros, vous avez compris, « La peste brune serait en marche ». Au passage, vous noterez la vitesse effrayante à laquelle ses moindres affinités sur les réseaux ont été jetées en pâture au public, de manière sélective, par cette presse lapidaire et expéditive. Damien, as-tu liké notre chaîne youtube ou notre compte twitter ? Pour un peu, j’aurais peur…


Définition : « Montjoie Saint-Denis ! »

Tout cela étant dit, l’actualité file à toute vitesse et nombreux sont ceux qui ont déjà oublié l’incident. Il s’est déroulé à peine quelques semaines en arrière, mais, au vu de notre intérêt pour la langue d’oïl et le vieux-Français, nous nous devions au moins d’éclairer la définition de cette expression héritée du Moyen Âge et sortie au moment fatidique : « Montjoie Saint-Denis ! ». En l’occurrence elle a été suivi de « À bas la Macronie ! » mais ça tout le monde comprend. C’est du français moderne.

Le Petit dictionnaire de l’ancien français

Dans le Petit dictionnaire de l’ancien français de Hilaire de Van Daele, on trouve :

Montjoie : sf : comble, sommet, perfection. Comme cri de guerre de Charlemagne et de ses chevaliers (plus tard Montjoie Saint-Denis !), ce mot semble une corruption de Montjoux litt. « Mont de Jupiter » (montem Jovis), très répandu en diverses localités qui s’applique toujours à une hauteur naturellement placée sous la protection du plus « élevé » des Dieux. Montjoie serait donc à l’origine une invitation à invoquer le maître des dieux, dans laquelle plus tard l’élément joux n’étant plus compris aurait fait place à « joie », mot qui excite l’Enthousiasme.

Glossaire de la langue Romane

Dans le Glossaire de la langue Romane de J.B.B. Roquefort (1813), on retrouve cette idée d’élévation et de cri de guerre.

Monjoie, monjoye, montjoie : cri de guerre des Rois de France, nom du Roi d’Armes de France ; petite montagne, colline, élévation, monceau de pierre. Voyez Mont-joe. Il ajoute encore cette définition : Monjoie : Conciliateur, entremetteur de la paix selon D Carpentier.

Les définitions du Trévoux

Plus complet, le Trévoux (Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé dictionnaire de trévoux.T6 – 1771) vient ajouter de nombreux éléments permettant d’éclairer cette notion. Concernant le sens de Mont-Joie admis par les autres dictionnaires, on rejoint cette idée d’élévation artificielle, de tertre qui pourrait aussi symboliser la tombe antique des chefs de guerre. Ainsi, on aurait même désigné, par la suite, de Mont-joie Saint Denis, le tombeau même du Saint.

Bannière médiévale Mont-joie Saint Denis,

On y apprend encore que Mont-Joie est aussi « un vieux mot qui signifiait, autrefois, enseigne des chemins et particulièrement de ceux qui menoient aux lieux saints. Mons Gaudii via index. Ainsi, il y en avait un près de Saint Pierre de Rome, qu’on appeloit Mons Gaudii parce que les pélerins se réjouissoient se voyant près du lieu où il voulait aller. Orto Frisingensis appelle Mont-Joie le Vatican. Les croix qui sont sur le chemin de Paris à Saint-Denis, sont appelés Mon-joie-Saint-Denis. »

Quant aux hypothèses plus particulièrement liées à la définition « Mont-joie-Saint-denis », le Trévoux nous confirme que c’est aussi « l’ancien cri de guerre des rois de France, ès Behours & Batailles livrées aux ennemis dès que le Roi Clovis eut embrassé le Christianisme ». Certains y voient un dérivé de « moult joie » et le dictionnaire y compile encore des hypothèses en provenance d’autres auteurs du passé : bataille de Clovis s’étant terminé sur une montagne où se tenait une tour du nom de Mont-joie ou encore, invocation faite par Clovis, avant sa conversion au christianisme, face au danger de Saint-Denis sous le nom de Jupiter : « Saint Denis, mon Jove« . Pour conclure que le plus probable était simplement que c’était « un cri de guerre et de ralliement, qu’on faisait sous la bannière ou l’oriflamme de Saint-Denis, que les Rois portaient alors à l’armée, & qui en conduisait la marche. Dans le ralliement on se rangeait autour de cette bannière. Les Ducs de Bourgogne criaient Mont-Joie-Saint-André, parce qu’ils avaient la croix de Saint-André dans leurs drapeaux. les Ducs de Bourbon Mont-Joie-Notre-Dame et les rois d’Angleterre Mont-Joie-Notre-Dame-Saint-George. »

Pour faire une synthèse, « Montjoie Saint-Denis ! » symbolise à la fois l’élan, le ralliement, et un appel à la foi et au courage avant la bataille. Voilà pour le petit tour d’horizon et quelques définitions sur ce cri d’origine médiévale plein d’allant propulsé sur le devant de l’actualité. Impossible d’ailleurs de le mentionner, sans se souvenir qu’on avait pu l’entendre à de nombreuses reprises à l’occasion du film Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré, comédie du début des années 93, devenue quasiment culte grâce aux inoubliables prestations de Jean Réno (aka le comte Godefroy de Montmirail) et Christian Clavier (Jacquouille la Fripouille).


Quelques réflexions inspirées du contexte

Pour reprendre un peu l’affaire donc : au cœur de la Drôme des collines, celui que la presse nous avait vendu comme le double sur terre de Jupiter (mon Jove) a reçu un soufflet (un joée en vieux français), sur la joue (joé c’est en général là que ça se donne). Dans la foulée, la victime a minimisé le geste, en le déclarant isolé (ce n’était après tout que le début de sa tournée électorale anticipée), mais il a aussi parlé, un peu plus tard, « d’ultra violence ». Ne reculant devant rien, le champion toute catégorie des médias (qui ont, de concert, œuvré à le propulser au pouvoir) a tenté de récupérer l’incident pour se poser, en de grandes envolées, comme LE défenseur des libertés républicaines contre qui ? Bin contre « l’extrême-droite » bien sûr, qui d’autre ?  « Une tentative de gifle ne fera pas reculer la République. » (sic) No pasarem (eux non plus).

Communication politicienne quand tu nous tiens… Il faut dire qu’il n’a guère eu le choix. Si elle n’est pas dénuée de violence, la gifle s’exerce sur un terrain puissant au niveau symbolique. D’une certaine façon, elle rend l’affaire presque pire pour l’image du président. Un coup direct eut été bien plus clair que se faire souffleter. On aurait pu alors vraiment parler d’attentat, de terrorisme, etc… Là, les médias ont bien essayé un peu mais soyons honnête, on sent que ça ne prend pas sur tout le monde, loin de là. Une tarte à la crème ? Il aurait pu se réfugier derrière l’humour et montrer qu’il n’en manquait pas mais là… La gifle est bien plus humiliante. Elle est vexante, infantilisante, bref, bien plus encombrante. Au delà, dans l’intention de celui qui la donne, elle peut encore avoir pour fonction de faire atterrir brutalement celui qui la prend dans la réalité. Douche froide. Je te rabaisse et je te rappelle l’existence du réel. Là encore, la symbolique est gênante pour celui que ses détracteurs ont si souvent décrit un peu comme un monarque dans sa tour d’ivoire. D’ailleurs, la désignation de « Macronie » vient également de là. Utilisée elle aussi à grands renforts par l’opposition et au delà, elle moque une sorte de petite monarchie qui n’est plus tout à fait ni une république, ni une démocratie, et qui n’a plus rien de la France. Au bénéfice du doute et dans les cinquante dernière années écoulées, je n’ai pas souvenance qu’un président de la république ait fait hériter la France d’un tel sobriquet.

Une condamnation éclair

Le jeune Saint-Vallierois, au casier jusque là blanc comme neige, s’est retrouvé, quant à lui, instamment mis au fer par une justice qui, pour une fois, a décidé de se montrer éclair. Jugé sur le champ, il a déclaré au tribunal que son geste avait été impulsif. Le procureur n’en a pas voulu, considérant qu’il s’agissait d’un « acte de violence délibéré ». Le Tribunal a donc condamné le geste mais ne sans aller tout de même jusqu’à prêter à l’accusé des intentions machiavéliques ou préméditées de longue date. En ce qui nous concerne, nous sommes de l’avis que s’il l’avait prémédité son acte, il aurait sans doute opté pour une tarte à la crème. Non que cela aurait été plus souhaitable, mais cela nous semble plus exprimer la nature du personnage que les diabolisations qu’on a pu en lire ça et là. Tour étrange du destin. Si Macron ne s’était pas dirigé droit sur lui pour lui serrer la main, sans doute que rien ne se serait passé. Ici tout s’est joué en situation.

Quoi qu’il en soit, les faits sont là et l’outrecuidant drômois a écopé d’une condamnation de 18 mois de geôle dont quatre mois fermes, associée d’une déchéance de droits civiques durant plus de 3 ans, d’une impossibilité à vie d’exercer un métier dans la fonction publique et enfin d’une interdiction de détention d’armes pour cinq ans. Plutôt lourd pour un soufflet même si, on vous dira que dans certains pays, on n’aurait simplement plus jamais entendu parler de lui. Impulsif ou non, il était, de toute façon, inconcevable que ce camouflet qui a fait le tour du monde, reste impuni ; la loi a encadré précisément ce genre de cas même si certaines graduations semblent transparaître dans la mise en application, en relation à la fonction visée. Par exemple, on n’a vu récemment des maires se faire molester très rudement par des citoyens avec un soutien assez mitigé de l’exécutif, et une justice plutôt clémente. De même, on ne compte plus les fonctionnaires de police, agressés, ciblés au mortier, voire occis sans que cela déclenche jamais de procédures dérogatoires d’envergure. La rime est tentante : deux poids, deux mesures ? Bon, il s’agit du président, en même temps (j’ai hésité pour la virgule).

Taper c’est pas bien

Nous n’épiloguerons pas ici sur des commentaires trop politiques qui pourraient nous entraîner hors cadre. Posons déjà que « Taper c’est pas bien ». Tout le monde en a convenu. Le faire sur un président, fut-ce un soufflet, c’est encore moins bien. Sur cette idée, une partie de l’opinion a suivi. De l’obligation légale au reste de sacré monarchique, on pense au « Surveiller et Punir » de Michel Foucault et à ces temps où la chair du roi et celle de la France se confondaient dans une continuité symbolique. Porter atteinte à l’un équivalait alors à porter l’estocade à l’autre et quand l’Etat sévissait, il s’autorisait à punir le contrevenant dans ses chairs pour cette raison même. On ne se défausse pas si facilement de son histoire fusse-t-elle monarchique et médiévale. Certains journalistes zélés sont d’ailleurs montés au filet avec un argument flairant à plein nez une sorte de patriotisme à géométrie variable. Selon eux, à travers ce geste, nous devrions tous nous sentir atteints dans notre chair. Pour le dire trivialement, faut pas non plus trop en demander…

L’homme et la fonction

Pour rester cohérent, nous n’entrerons pas non plus dans le débat, posé par d’autres commentateurs, de savoir si la personne d’Emmanuel Macron a les épaules assez grandes pour remplir son costume présidentiel. Par ses actes et ses paroles, il s’est positionné à plus d’un titre, contre la hauteur de sa fonction même. Sur le fond, il est aujourd’hui perçu par un grand nombre de français plutôt comme un « déconstructeur » voire un destructeur de la France que comme un défenseur. C’est un peu ennuyeux tout de même, sur le plan du respect de la fonction, comme des institutions.

Les visiteurs, film médiéval

Au delà et cela n’aide pas, l’homme s’est aussi signalé par une pléthore de petites phrases méprisantes à l’égard du peuple qu’il est censé représenter :« ceux qui ne sont rien », « les gaulois réfractaires au changement », « je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques », « qu’ils viennent me chercher… » (voir également ici). Et il a en prononcé un nombre égal à l’égard de la nation qu’il est censé porter : « il faut déconstruire l’histoire de France », « il n’y a pas de culture française », etc… Enfin, pour compléter ce premier tableau, d’aucuns considèrent qu’Emmanuel Macron s’est personnellement abaissé à des niveaux indignes d’une fonction présidentielle, en s’affichant de manière inconsidérée et peu conventionnelle dans un nombre varié de situations (selfies contestables, fêtes peu conventionnelles, youtubeurs à l’Elysée, …). Pour ces commentateurs, Emmanuel Macron aurait perdu de vue que représenter la France et en être le président induisait le respect d’une certaine tenue protocolaire. Bien sûr, pas question ici d’établir une relation de cause à effet, et encore moins de justifier une baffe (Holala non), mais simplement de réfléchir aux éléments ayant pu mettre à mal son autorité, son image et le respect dû à sa personne, au delà de sa fonction.

Le mouvement des gilets jaunes

En réalité, le fait que l’auteur de cet acte hors du commun se soit revendiqué comme un gilet jaune pourrait être une clef suffisante pour comprendre, en partie, son geste, à défaut de le cautionner. Pas question non plus de dire ici que les gilets jaunes auraient pu le soutenir en cela ou l’y pousser. On n’a bien compris que lui-même ne l’a pas contrôlé, ni prémédité et s’est retrouvé totalement débordé. Il n’a, du reste, même pas cherché à faire appel de la décision de justice, ni à la différer. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’avoir un pensée, ici, pour les traitements réservés, en 2018, à ce mouvement populaire : 11 morts, plus de 4400 blessés, yeux crevés, mains arrachées, près de 10800 gardes à vue, 2000 condamnations. On se souvient aussi de la frustration et de la colère ressenties par les membres de ce mouvement et des sentiments d’injustice légitimes exprimés face aux terribles violences policières, à la main de l’exécutif. On feint, aujourd’hui, de ne pas mettre en relation tout cela et pourtant, c’est l’évidence même. Cette plaie ne s’est jamais refermée et si le mouvement s’est dilué dans des récupérations politiques nauséabondes et orchestrés, les rancunes, pas plus que les frustrations ne se sont éteintes. Si pour de nombreuses raisons dont la crise sanitaire, les gilets jaunes ne sont plus si souvent de sortie, rien n’a été résolu.

Et vice et versa

Jacquouille la Fripouille, les visiteurs

Dans ce contexte, il est opportun d’ajouter que toute forme de violence gratuite devrait être condamnée, du bas de l’échelle vers le haut, et vice et versa : répréhensible des citoyens vers les corps officiels et encore les représentants politiques et élus, son exercice arbitraire devrait être également proscrit quand elle s’exerce des représentants du pouvoir et de l’autorité envers les citoyens. Une telle réciprocité évite, en principe, de verser vers des formes d’abus de pouvoir et d’autoritarisme. Juste un peu après les dérives de l’affaire Benalla, il est difficile d’oublier que, dès le début de ce quinquennat Macron, de nombreux manifestants pacifistes, dont un nombre important issu de la ruralité, de la France périphérique et des classes les plus modestes, ont été chargés pratiquement à l’arme de guerre et meurtris dans leurs chairs sans qu’un mot d’excuses ou une explication fussent jamais officiellement prononcés pour alléger leurs souffrances.

Comme l’avait écrit Barbara dans son vivant poème de 1996 : « Je sais que le monde a des dents, comme nous le monde se défend« . D’une certaine manière, il n’est pas impossible que le président français vienne de l’apprendre à ses dépens. A-t-il fini par nourrir une foi aveugle dans les sondages pipés que les instituts ne cessent d’asséner sur sa popularité grandissante ? Mémoire du poisson rouge, excès de confiance ou, plus sûrement, véritable faille dans son système de sécurité habituel ? Il semble étonnant qu’il ait pu penser pouvoir se balader n’importe où en France, sans filet, comme le bon sauveur du peuple, sans risquer de croiser sur sa route quelques citoyens réfractaires à sa politique ou quelques gilets jaunes à la mémoire longue. Si on ajoute à tout cela, deux ans de confinement et de couvre-feu et des centaines de milliers de personnes ayant perdu leur emploi, l’affaire se complique d’autant pour lui.

Même si la leçon a été dure, on suppose, toutefois, qu’elle ne le fera pas reculer sur son envie de briguer un second mandat. On peut donc gager qu’à partir de maintenant, les dispositifs doublement renforcés lui permettront de soigner sa communication face caméra et sa course au pouvoir.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : la photo d’entête est, bien sûr, tirée des Visiteurs de Jean Marie Poiré, série de films débutée en 1993, qui a permis de découvrir le superbe duo formé par Jean Réno aka le comte Godefroy de Montmirail) et Christian Clavier dans le rôle de Jacquouille la Fripouille.