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Une poésie médiévale sur des puissants en perdition et leurs actes contre-nature

Sujet : poésie satirique, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, oïl, moyen français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Pource que l’œuvre en est desnaturelle
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons en direction de la Bretagne médiévale, non point celle du roman arthurien et de sa « matière de Bretaigne » mais celle, politique et satirique du poète et soldat Jehan Meschinot.

Nous sommes au cœur du XVe siècle, dans une France troublée, sous la main de Louis XI. Entre grogne du peuple et révolte des barons, un certain nombre d’auteurs et poètes d’alors gronde contre les abus de la couronne. Ce fut notamment le cas du chroniqueur flamand Georges Chastelain, officiant à la maison de Bourgogne. A la suite de ce dernier, Jehan Meschinot, lui-même au service des ducs de Bretagne, rédigea 25 ballades satiriques contre le pouvoir central français et son roi. Il se servit notamment du texte « Le Prince » de Georges Chastelain, pour lui emprunter les envois de ses poésies.

On peut retrouver ces 25 ballades médiévales sans concession de Meschinot à la fin de certaines éditions des Lunettes des Princes, ouvrage le plus célèbre de Meschinot, sur les bons usages du pouvoir politique et les exactions de ce dernier. De nature fortement critique, elles pointent donc du doigt les abus que faisait peser le règne de Louis XI sur le peuple d’alors, autant qu’elles entendent souligner la corruption et les vices du souverain. On y retrouve aussi clairement le mépris et la haine qu’inspire alors ce dernier au poète breton.

La ballade politique de Meschinot avec une enluminure du Ms français 24314 de la BnF
Une ballade de Meschinot contre une nouvelle classe de puissants bien peu vertueux

Pouvoir abusif & valeurs en chute libre

La ballade du jour apparaît comme la 22ème de la série. Cette fois, c’est la dimension contre-nature ou dénaturée du pouvoir que Meschinot met en exergue. En opposant l’héritage des bons et vertueux princes du passé, il dénonce une « valeur » des puissants et des gens de pouvoir en chute libre.

Menteurs, corrompus, convoiteux, à l’inverse de ceux qui les ont précédés, ces nouveaux seigneurs que voit œuvrer Meschinot lui apparaissent comme sans foi ni loi, ne pensant qu’à piller et guerroyer entre eux. Fats et imbus d’eux-mêmes, ils s’autoproclament « parfaits ». Pourtant pour l’auteur médiéval, le verdict est sans appel : ils ne sont même pas les ombres ou les reflets des pères de passé, mais bien plutôt des antithèses grossières et contrefaites.

Entre les lignes de cette ballade, on trouvera encore l’idée d’une classe de lourdauds, héritiers du pouvoir et qui ne recherchent que ses avantages. Pour le poète breton, cette classe s’oppose, là aussi, clairement aux vertueux anciens qui eurent à conquérir les honneurs par leurs actes et ne les possédaient pas à la naissance. Pour finir, le poète exhortera tout de même ces pâles copies de pouvoir, criblées de vices et qui n’ont de seigneurs que le nom, à se retourner en arrière, en formant l’espoir qu’ils y trouvent quelque inspiration auprès de l’exemplarité des grands du passé, Au passage, il pourra ainsi se consacrer à des choses plus agréables à écrire que ces diatribes que la médiocrité des gens de pouvoir le force à coucher sur papier.

Aux sources anciennes de cette poésie

La Ballade satirique de Meschinot 'Pource que l'oeuvre en est desnaturelle" dans le  Manuscrit médiéval MS Français 24314
La ballade satirique du jour dans le Manuscrit Français MS 24314, de la BnF

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le manuscrit Français 24314 de la BnF. Cet ouvrage médiéval qui contient l’œuvre de Jean Meschinot est en libre consultation sur Gallica.fr. Nous concernant, pour la retranscription de la ballade du jour, nous nous sommes appuyés sur deux éditions différentes des Lunettes des princes : celle de 1522 de Nicole Vostre et une autre datée de 1493, imprimée à Nantes.

Si le sujet vous intéresse et en fouillant un peu, vous pourrez également débusquer un certain nombre d’éditions modernes contenant les Lunettes des Princes de Meschinot , suivies de ses 25 ballades contre Louis XI. Certains ouvrages ont été édités, ces dernières années, 0qui les proposent. Attention toutefois, toutes les éditions du marché ne les contiennent pas. Aussi, si vous décidez d’acquérir Les lunettes des princes assurez-vous que ces poésies de l’auteur breton s’y trouvent ; il serait dommage de passer à côté.


Pour ceux que l’œuvre en est desnaturelle
Une ballade satirique de Meschinot

NB : bien qu’en apparence assez proche du français actuel, le moyen français de Meschinot peut réserver quelques difficultés. Nous vous fournissons donc quelques clefs de vocabulaire pour mieux le saisir.

Ou sont les bons qui aultrefois vesquirent
Et qui vertus en leur beaulx jours acquirent
O dieu, fay tant qu’aulcun d’iceulx ressourde
Pour voir comment les honneurs qu’ils conquirent,
Qu’eulx n’eurent pas, dès le jour que nasquirent,
Sont a présent venus en gent beslourde
(grossiers, lourdauds).
Bien leur seroit a porter pesant fais,
Quand ils verroient les deshonnestes fais
Commis par ceulx que seigneurs on appelle,
Qui ne tiennent vérité en langage
Ne fermeté en faict : c’est cas saulvage
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
(dénaturée, contre-nature).

Les prudes
(probes, sages) gens en leur temps ne s’enquirent
Fors de bonté et sagesse qu’ils quirent
(quérir)
Dont les meschans d’aujourd’hui tiennent bourde
(considèrent sottise).
Eureusement en aise se cheviren
t (s’exécuter, s’en acquitter),
Et, a la fin, plains de grans ans se virent :
Qui ne l’entend, de simplesse
(simplicité), se hourde (se pare, se drappe)
Doncques prince qui vous nommez parfaicts
Et ne voulez ensemble vivre en paix
Par union et amour fraternelle
Mais l’autruy bien voulez et l’heritage
C’est tres grant mal s’enrichir de pillage,
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

A tous seigneurs je supply que se mirent
(mirer)
Aux vertueux qui, a bonté, se mirent
(mettre)
Et non a ceulx qui font la lime sourde
(ignorent sournoisement).
Leurs grans deffaulx et malice remirent
Et facent tant que plus contre eulx ne m’irent
(me mette en colère)
Dont il faille que de mon lit ne sourde
(ne me lève, sorte)
Pour escrire de leurs vices jamais
Ce me seroit ung dolent entremais
(un divertissement douloureux).
Mieux me plairoit raconter chose belle
Que d’un seigneur ou homme de parage
(de noble naissance)
Qui n’a valeur emplus ou moins qu’ung page
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

Prince qui porte et soustient les maulvais
Contre les bons, l’honneur de son palais
Et en perverse et honteuse querelle
Celui conduyt un criminel ouvrage
Qui amatist
(abattre, flétrir) main noble et hault courage
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.


Pardon encore de ce rapprochement mais, en la relisant dans le contexte social et politique actuel troublé, cette ballade ne nous semble guère avoir vieilli. Par delà son contexte historique et comme toute bonne poésie morale, elle résonne de la trahison des puissants sur leur peuple et des exactions politiques qui, des temps les plus reculés jusqu’aux plus récents, ont porté le visage de la tyrannie, de la corruption et de l’oppression.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que la belle enluminure de l’auteur qui trône au début de cet ouvrage du XVe siècle.

La sagesse d’un derviche contre les méchancetés d’un tyran

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, méchanceté, injustice, abus de pouvoir, tyrannie, cruauté, citations médiévales, poésie politique, poésie morale.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan, le jardin des roses  (Golestân) par Charles Defrémery (1838)

Bonjour à tous,

ous poursuivons, aujourd’hui, notre exploration de la poésie morale et politique du Moyen Âge. Cette fois-ci, notre voyage nous entraîne du côté du Proche-Orient et de la Perse du XIIIe siècle. Le poète Mocharrafoddin Saadi distillait alors, alentour, ses petits contes moraux. Il nous a laissé une œuvre abondante qui comprend, notamment, deux ouvrages : Le Gulistan ou le jardin de roses et le Boustan (ou le verger) qui ont traversé les siècles et sont encore populaires, de nos jours, au delà du monde perse et arabe.

Exercice du pouvoir, religion, éducation, sagesse, âges de la vie, valeurs humaines, … le conteur persan y aborde tous les sujets, au moyen d’historiettes courtes et accessibles. Sur leurs rives plus politiques, ces deux ouvrages ne sont pas sans évoquer les « Miroirs des Princes » : ces guides, très populaires dans l’Europe de la même époque, qui prennent la forme de précis de bon gouvernement et se destinent à l’éducation des puissants.

Une citation illustrée du conteur Saadi sur le tyran

La voie de la sagesse face aux exactions
et à l’arrogance d’un roi injuste

Aujourd’hui, nous retrouvons donc l’auteur persan le temps de deux histoires courtes tirées du Gulistan et, justement, du chapitre premier de cet ouvrage qui porte sur la Conduite des Rois. Très similaires dans leur forme comme leur fond, ces deux mini-contes verront deux tyrans s’opposer à la sagesse d’un derviche ou d’un homme de foi.

Dans ses écrits, Saadi n’hésite jamais à rappeler aux princes et gouvernants leur condition de simples mortels comme leur statut premier de serviteurs du peuple. S’il invoque souvent la nécessaire charité, la miséricorde ou encore la mansuétude dans l’exercice du pouvoir, il tient aussi en horreur les injustices des plus abusifs ou leurs maltraitances envers le peuple et les petites gens. Les deux historiettes du jour portent précisément sur ce même thème et s’adressent directement au roi cruel, tyrannique et de mauvaise nature.

Sur le tyran qui tourmentes les hommes; extrait du Gulistan de Saadi

Un derviche dont les prières étaient exaucées de la divinité parut dans Bagdad. On en informa Heddjadj , fils de Yoûçof (1), qui le fit mander et lui dit :  » Fais une prière en ma faveur. » Le derviche éleva la main et dit : « Ô mon Dieu ! Prends sa vie ». Heddjadj demanda :  » Par Dieu, quelle est donc cette prière ?  » Le religieux répondit : « C’est un vœu salutaire pour toi et pour tous les musulmans. »

Distique : « Ô homme puissant qui tourmentes tes inférieurs, jusqu’à quand ce marché restera-t-il achalandé ? A quoi te sert l’empire de l’univers ? Il vaut mieux pour toi mourir que de tourmenter les hommes. »

(1) Al-Hajjaj ben Yusef fut gouverneur de l’Irak durant le califat omeyyade de Damas. Son épée fut rendue célèbre par le nombre de têtes qu’elle fit tomber.

*****

Un roi injuste demanda à un religieux : « Parmi les actes de dévotion, lequel est le meilleur ? » Il répondit :  » Pour toi, c’est le sommeil de midi, parce que, dans ce moment-là, tu ne fais de tort à personne.« 

Distique. : J’ai vu un homme injuste, endormi au milieu du jour, et j’ai dit : « Cet homme est une calamité. Il vaut donc mieux que le sommeil se soit emparé de lui. L’homme dont le sommeil vaut mieux que la veille, il est préférable qu’un pareil méchant meure. »

Chapitre 1er, touchant la Conduite des Rois, Le Gulistan,
Mocharrafoddin Saadi


On pourra se reporter à cet autre conte de Saadi sur le thème du tyran. Pour des références prises dans les miroirs des princes d’origine occidentale, on pourra se rapporter au Prince de Georges Châstellain ou aux Lunettes des Princes de Jehan Meschinot.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit d’une copie ancienne du Gulistan. Superbement ornée et enluminé cet ouvrage ancien date de 1800. Originaire d’Inde, il appartient actuellement à une collection privée.

Du voleur et des brebis, une fable médiévale de Marie de France sur l’oppression

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, oppression
Période : XIIe siècle, moyen-âge central.
Titre :  Coment un Bretons ocit grant compeignie de Brebis ou  Le voleur et les brebis 
Auteur :   Marie de France (1160-1210)
Ouvrage :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820, Les Fables de Marie de France par Françoise Morvan

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous reprenons, aujourd’hui, le fil des fables de Marie de France. Cette fois-ci, la poétesse médiévale nous invite à une réflexion profonde sur la passivité et l’absence de résistance, face à la tyrannie ou au crime.

On notera que le « breton » qu’on retrouve dans le titre original  de cette fable, mais aussi dans le texte (« bret ») s’est changé en loup dans certains manuscrits. Comme le personnage en question tient ici le mauvais rôle, celui du voleur et du boucher, il est difficile de dire s’il faut y voir la trace des longs conflits ayant opposé les normands aux bretons. C’est assez étonnant du reste quand on sait, que Marie de France est réputée s’être directement inspirée, par ailleurs, de nombre d’histoires bretonnes dans ses lais.

fable_litterature_medievale_voleur_brebis_marie_de_france_phedre_poete_moyen-age_vieux_francais_oil_tyrannie

En suivant les traces du Dictionnaire histoire de la langue françoise de son origine jusqu’à Louis XIV,  par La Curne de la Sainte-Pelaye et bien que la référence soit plus tardive, on apprend encore (sur la base des Serées de Guillaume Bouchet, auteur du XVIe) que l’expression pour le moins disgracieuse : « breton, larron » était en usage à une certaine époque. Etait-ce déjà le cas au XIIIe siècle ? Nous serions, là aussi, bien en peine de l’affirmer.

Quoiqu’il en soit, dans les reprises de cette fable par certains auteurs (Legrand d’Aussy, Denis-Charles-Henry Gauldrée de Boilleau) et sous diverses formes (résumé, imitation, etc) à partir du XIXe siècle et jusqu’à ses traductions plus récentes (Françoise Morvan, 2010), le « breton » originel quand il ne s’est pas mué en loup, s’est changé en Larron ou en voleur, ce qui permet, au passage, d’apprécier cette histoire avec bien plus de hauteur.

Par souci de restitution, nous vous proposons, de notre côté, la version originale de cette fable telle que donnée par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, dans ses Poésies de Marie de France (1830). Comme le vieux-français, mâtiné d’anglo-normand de la poétesse peut s’avérer assez ardu, par endroits, nous l’avons copieusement annoté, afin de vous donner des clés de vocabulaire utiles à sa compréhension.

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Coment un Bretons
ocist grant compeignie de Brebis

Jadis avint k’en un pasquis* (pâturage)
Ot grans cumpengnies de Berbis.
Un Bret s’aleit esbanoier* (se divertir)
Parmi le chams od sa Moulier* (avec sa femme) .
Les Berbiz sans garde truva,
Une en ocist, si l’empurta ;
E chascun jur i reveneit
Si les oicioit è porteit.
Les berbis mult s’en currecièrent* (courroucer),
Entr’aus* (entre elles) distrent è cunseillièrent
Que ne se volrunt* (vouloir) pas deffendre
Par droite iror* (mécontentement juste ou justifié) se lerunt prendre,
Ne jà ne se desturnerunt
Ne pur rien môt ne li dirunt.
Tant atendirent lor Berchun* (berger)
Qe ni remest fors* (qu’il ne resta qu’un seul) un Moutun;
Qui tus seus* (seul) se vi sans cumpengne
Ne pot tenir que ne s’en plengne.
Grant lasqueté, fet-il, féismes,
E mult mavais cunssel préismes,
Qant nus grant cumpaigne estiens
Et quant nus ne nus deffendiens
Verz chest Homme qui à grant tort
Nus a tus pris è trait à mort

Moralité

Pur ce dit-um en reprovier* (blâmer),
Plusour ne sevent damagier* (causer du tord)
Ne contrester*(s’opposer à) lur anemis
Qu’il ne face à auz le pis. (même quand il leur fait subir le pire)

Poésies de Marie de France
par 
Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort

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Aux origines

On trouve, chez Phèdre, une fable semblable dans ses grandes lignes. Elle est intitulée : les béliers et le boucher (Vervescet (ou Arietes) et Lanius). En voici une traduction :

« Ceux qui ne s’accordent pas entre eux se perdent, comme le narre la fable qui suit.

deco_fable_medievale_marie_de_franceAux moutons assemblés s’étaient joints les béliers. Voyant le boucher entrer parmi eux, ils se turent. Même quand ils voyaient l’un d’eux pris, entraîné et massacré par la main meurtrière du boucher, ils n’avaient nulle crainte et disaient sans se garder : « il ne me touche pas, il ne te touche pas non plus, laissons-lui prendre celui qu’il entraîne. »

Ainsi furent-ils pris, un à un, jusqu’à ce qu’il n’en resta plus qu’un seul. En se voyant saisir, on prétend qu’il dit au boucher :  » Nous avons bien mérités d’être égorgés l’un après l’autre par toi seul, car, dans notre inertie, nous avons manqué de prévoyance pour nous, puisque, quand rassemblés en un cercle cornu, nous t’avons vu debout, au milieu de notre foule, nous ne t’avons pas tué en t’écrasant et en te fracassant ».

Cette fable démontre que le méchant détruit quiconque ne s’est pas mis en sûreté et temps voulu. »

Arietes et Lanius, Phèdre et ses fables, Léon Hermann (1950)

Une éternelle mécanique de l’oppression

D’après Léon Herrman (op cité), cette histoire ferait clairement allusion à la Conjuration de Pison dont elle est contemporaine. En 65 après JC, Néron avait, en effet, déjoué un complot mené contre lui par divers nobles, familiers et politiques ayant, à leur tête, un sénateur du nom de Pison. La tentative d’assassinat et de renversement de l’empereur n’aboutit pas puisque ce dernier élimina, un par un, ses opposants. 

Pour autant qu’elle puisse, peut-être, prendre racine sur ces faits historiques, cette fable demeure intemporelle en ce qu’elle met en valeur une mécanique de l’oppression bien connue et dont les tyrans ont toujours su tirer avantage. Pour n’en citer qu’un autre exemple, on ne peut s’empêcher de penser, ici, à cette célèbre poésie du pasteur  Martin Niemöller (1892–1984) qui, après sa libération des camps nazis, à la fin de le seconde guerre mondiale, s’était exprimé sur les réactions des intellectuels allemands au moment des purges opérées, dans leurs rangs, par le IIIe Reich, après sa montée au pouvoir.

« Quand les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne pour protester. »
Martin Niemöller (1892–1984)

Lâcheté, individualisme ? Ou, comme ici, colère rentrée et choix de la dignité silencieuse contre la barbarie, quelque soit le fond, à travers les siècles, le résultat profite toujours à l’oppresseur.

La traduction moderne des fables
de Marie de France, par Françoise Morvan

Pour revenir à nos moutons (désolé, je n’ai pu l’éviter), nous en profitons pour attirer votre attention sur les ouvrages de Françoise Morvan et son travail d’adaptation de l’oeuvre de Marie de France.

livre_fables_litterature_medievale_marie_de_france_traduite_vieux-français_françoise_morvan_moyen-age_centralSortis en 2008, les lais, suivis des fables en 2010, proposaient, en effet, la redécouverte des écrits de la poétesse des XIIe, XIIIe siècles dans la langue de Molière. Les deux ouvrages sont toujours disponibles en ligne et vous pourrez trouver celui qui concerne les fables au lien suivant : Les Fables de Marie de France, traduite par Françoise Morvan.

Pour vous en donner une idée, voici une belle traduction, adaptation de la fable du jour, sous sa plume.

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Le voleur et les brebis

Un beau jour, dans une prairie,
Paissait un troupeau de Brebis.
Un boucher et sa femme, allant
Se promener à travers champs,
Virent ces Brebis sans berger :
L’une, tuée, fut emportée…
Chaque jour, il revient au champ.
Là, il choisit, il tue et prend.
Les Brebis en fureur s’assemblent
Et décident, toutes ensemble,
De résister sans se défendre :
De rage, on se laissera prendre
Sans dire mot, par dignité.
Plutôt mourir que protester.
Si souvent revient le glouton
Qu’il ne resta qu’un seul Mouton.
Quand il se vit seul dans la plaine,
Il ne put retenir sa peine :
« Oui, ce fut grande lâcheté
Et nous fûmes mal avisés,
Nous qui étions si nombreux, d’attendre
Et refuser de nous défendre
Contre ce boucher sans remords
Qui nous aura tous mis à mort. »

Moralité

Ainsi faut-il, dit-on, blâmer
Ceux qui se laissent opprimer
Sans empêcher leurs ennemis
De leur faire un mauvais parti.

Les Fables de Marie de France, traduites par Françoise Morvan.

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En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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La poésie morale persane et médiévale de Saadi sur les graines de la tyrannie

gullistan_sagesse_medievale_persane_saadi_jardin_rose_moyen-age_centralSujet : contes moraux et sagesse, poésie persane, justice, tyrannie, citation médiévale. exercice du pouvoir et probité.
Période : moyen-âge central
Auteur : Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses.

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous continuons aujourd’hui notre exploration du Jardin des Roses, du poète et conteur persan Mocharrafoddin Saadi. Ces petites histoires morales ont l’avantage de nous transporter dans un autre moyen-âge et quelquefois, mais pas toujours, nous retrouvons dans ces histoires des similitudes avec certains fabliaux qui courent alors sur les terres de l’Europe médiévale. Le petit conte du jour nous invite à une réflexion sur la relation entre justice et tyrannie et sur la responsabilité de chacun dans ce domaine :

saadi_gulistan_sagesse_persane_conte_poesie_morale_medievale_moyen-age_central« On rapporte que, dans un rendez-vous de chasse, on faisait rôtir une pièce de gibier pour Noûchirévàn le juste, et qu’il n’y avait point de sel. On envoya un esclave au village voisin, afin qu’il en apportât.

Noûchirévan dit : “Prends le sel en le payant, afin que cela ne devienne point une coutume et que le village ne soit pas dévasté.” On lui demanda: “Quel dommage naîtrait de cette petite quantité de sel non payé ?”

ll répondit : “ Le fondement de la tyrannie dans l’univers a d’abord été peu considérable. Mais quiconque est survenu, l’a augmenté, de sorte qu’il est parvenu à ce point-ci.”

Mocharrafoddin Saadi, Gulistan, le jardin des roses.

Noûchirévàn le juste

Empereur perse, Shah réputé du VIe siècle de la dynastie des Sassanides, Khosro Ier (531-579), connu encore sous le nom de Noûchirévàn le juste, a fait connaître à son royaume une grande prospérité.

En matière d’infrastructures urbaines et commerciales comme de cadre légal et économique, l’empire Sassanide a connu sous son égide de grands développements et l’on hésite pas à parler de véritable âge d’or durant son règne. Au niveau culturel, Khosro Ier est réputé avoir été un souverain grand amateur de philosophie et de littérature. Il a notamment ouvert ses portes à des échanges avec la Grèce, la Syrie et l’Inde, et a encore favorisé la tolérance dans les échanges inter-religieux au sein de sa cour en y employant des chrétiens.

Bien sûr, Saadi est un conteur, il colporte donc une tradition orale qu’il enrichit de sa propre expérience et de sa propre imagination pour les mettre au service de ses historiettes et de leur morale. Il est donc difficile de savoir si cette anecdote autour de Noûchirévàn le juste est fondée sur quelque réalité ni si elle a vraiment eu lieu six siècles avant que le poète persan ne nous la conte. (photo ci-dessous monnaie d’époque à l’effigie de Noûchirévàn le juste)

Khosro_Ier_shah_empereur_sassanides_Saadi_conte_poesie_morale_persaneQuoiqu’il en soit, ce conte résolument moral, nous invite à une réflexion profonde sur ce qui sème le germe de la tyrannie et sur quel terreau elle peut croître. L’histoire nous renvoie à notre propre responsabilité dans nos actes, autant qu’elle souligne l’exemplarité nécessaire du souverain ou de celui qui gouverne dans la conduite de la justice et de la probité, fût-ce pour obtenir un grain de sel. Ce qui est applicable à chacun lui est a fortiori applicable. Saadi ajoutera d’ailleurs ses quelques vers sans équivoque pour compléter le conte:

« Si le roi mange une pomme du jardin de ses sujets, ses esclaves arracheront l’arbre par la racine. Pour cinq oeufs que le sultan se permettra de prendre injustement, ses soldats mettront mille poules à la broche. « 

Veuillez pardonner par avance ce trait un peu cynique, mais vous avouerez tout de même que dans le contexte de toutes les « affaires » autour des politiques dont nous ont régalé les élections présidentielles françaises, on a quelquefois envie que certaines leçons en provenance du monde médiéval soient un peu plus dans tous les esprits.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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