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Injustice, violence politique & oppression des faibles dans le Boustan de Saadi


Sujet   : sagesse persane,  conte moral, devoir politique, justice, citations médiévales, citations, sagesse, conte politique.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Le Verger de Saadi traduit pour la première fois en français,  par A. C. barbier de Meynard, (1880)

Bonjour à tous,

près notre article précédent sur le Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse, juif séfardi converti au christianisme ayant introduit, dans l’Espagne des débuts du XIIe siècle, les contes orientaux en Occident, le moment ne pouvait être mieux choisi pour une escapade du côté de la Perse médiévale.

Nous sommes au XIIIe siècle et le voyageur, écrivain et conteur Mocharrafoddin Saadi distille ses contes moraux à destination de ses contemporains. Deux ouvrages de lui sont restés célèbres, le Gulistan (Golestan) ou Jardin de Roses et le Boustân (Bustan), le Verger ou Jardin de Fruits.

Exercice juste et raisonné du pouvoir, précis de bonne conduite, philosophie et sagesse, pratique religieuse, éducation, attitudes face aux âges de la vie, les sujets couverts par le poète persan sont multiples. Si de nombreux thèmes touchent l’homme du commun, la dimension politique reste toutefois importante. De nombreux passages du Boustan ou du Gulistan évoquent même les Miroirs aux Princes, genre qu’on dédiait, au Moyen Âge, à l’éducation et à l’édification morale des puissants.

« Que les rois doivent ménager le Peuple« 

Les deux extraits que nous partageons aujourd’hui sont issus du Boustan de Saadi. Violence envers les faibles, injustice et tyrannie sont des thèmes récurrents chez l’auteur du XIIIe siècle. Pour lui, le pouvoir ne vaut que s’il n’est juste, trempé de mansuétude et au service du peuple.

Dans un chapitre du Boustan destiné à la conduite des rois intitulé « Que les rois doivent ménager le Peuple« , il rappelait à nouveau les devoirs des puissants contre l’injustice et l’oppression des faibles. Il le faisait même, à l’occasion, au nom de l’humanité tout entière. Comme pour de nombreux auteurs moralistes et politiques, si l’objectif est moral, il est aussi pragmatique. En faisant preuve de mansuétude, le roi peut protéger du même coup ses propres intérêts et l’exercice pérenne du pouvoir.

Une Citation médiévale de Saadi extrait du Boustan : le peuple est un arbre fruitier qu'il faut soigner pour jouir de ses fruits.

« C’est une lâcheté d’opprimer les faibles, comme le passereau avide qui dérobe à la fourmi le grain qu’elle charrie péniblement. Le Peuple est un arbre fruitier qu’il faut soigner pour jouir de ses fruits ; n’arrache pas impitoyablement les branches et les racines de cet arbre ; l’ignorant seul agit contre ses propres intérêts. »

Que les rois doivent ménager le Peuple, Le Boustan,
Edition traduite par A. C. barbier de Meynard, (1880)


Une Citation médiévale de Saadi extrait du Boustan : ne pas verser le sang

A plus de sept siècles de Saadi, ses perles de sagesse continuent de résonner comme des évidences. Il est d’ailleurs toujours enseigné dans le monde perse et on le célèbre même grandement, chaque année, en Iran.


Pour découvrir d’autres textes médiévaux sur les devoirs politiques et moraux des puissants, c’est ici :

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’image d’en-tête est un détail d’enluminure issu d’un manuscrit du Boustan datant des débuts du XVIe siècle. Elle représente Saadi à la proue d’un navire apercevant le derviche de la ville de Faryab qui traverse la rivière sur un tapis volant. The David Collection, Museum National d’Art de Copenhague.

Des Colombes qui prirent un Rapace pour Roi, une fable de Marie de France

Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, poésie politique, poésie satirique, langue d’oïl, tyrannie
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : De l’Ostor cui les Coulons eslirent…
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, nous vous invitons à repartir en direction du XIIe siècle pour y découvrir une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au Moyen Âge central, cette poétesse s’est fait connaître par son œuvre abondante et notamment ses lais et ses fables. C’est aussi une des toutes premières auteures en langue vernaculaire française, soit en langue d’oïl et plus exactement en anglo-normand.

Un roi cruel & félon contre d’innocents sujets

La fable du jour met en scène d’ingénues colombes ayant décidé de se choisir un rapace comme seigneur. En voulant du redoutable prédateur leur protecteur, leur résultat sera, comme on s’en doute, à des lieues de leurs attentes.

Les colombes et leur seigneur rapace, une fable Marie de France avec enluminure médiévale (Aberdeen University Library MS 24)

De l’Ostor cui les Coulons eslirent à Segnor
dans l’anglo-normand de Marie de France

Culuns demandèrent Seignur.
A Rei choisirent un Ostur,
pur ce ke meins mauz lor fesist
E vers autres les guarandist.
Mès, qant il ot la Sengnourie
E tuit furent en sa baillie
Ni ot un sul ki l’aproismast
K’il ne l’uccist é devourast.
Pur ce palla un des Colluns,
Si apela ses compeignuns :

« Grant folie, fet-il, féismes
Quant l’Ostoir a Roi choisisismes,
Qui nus ocist de jur en jur ;
Mix nus venist que sans Seingnur
Fuissiens tuz tant, qu’aveir cestui.
Ainz nus guardïiens nus de lui,
Ne dutïons riens fors sun agait ;
Puis ke nus l’awomes atrait,
A il tut fait apertement
Ce ke ainz fist céléement. »

Ceste essample dist a plusurs,
Que coisissent les maus Segnurs.
De grant folie s’entremetent,
Qui en subjectïun se met,
A crueus hume et à felun :
Kar jà n’en auront se mal nun
.

De l’autour que les colombes prirent pour Seigneur
adaptation en français actuel

Des colombes cherchant un seigneur
Choisirent un autour pour roi,
Pour qu’il leur cause moins de tracas
Tout en étant leur protecteur.
Mais, une fois en sa seigneurie
Et tous sous sa gouvernance
Il n’y eut sujet qui l’approcha
Qu’il ne tua et dévora.
Voyant cela, un des pigeons
Héla ainsi ses compagnons :

« C’est grande folie que nous fîmes
Quand cet autour pour roi nous primes
Qui nous décime d’heure en heure.
Nous étions bien mieux sans Seigneur
Que sous le joug de ce tueur.
Avant, nous nous méfions de lui,
Ne redoutant que ses embûches.
Mais comme nous l’avons attiré
Il fait ouvertement devant tous,
Ce qu’il faisait, alors, caché. »

Cette fable se destine à tous ceux
Qui choisissent de mauvais Seigneurs.
C’est grande folie qu’ils commettent.
Tous les sujets qui se soumettent
A un homme cruel et félon
N’en recueilleront que du malheur.


Aux Origines de cette fable de Marie de France

Enluminure médiévale original d'un pigeon et d'un faucon dans le Aberdeen Bestiary ms 24, Université d'Aberdeen, Royaume-Uni.
Pigeon et faucon dans le bestiaire d’Aberdeen

Cette courte fable de Marie de France sur le thème de la tyrannie et de la soumission à pour origine une fable antique de Phèdre. On peut retrouver cette dernière chez le fabuliste latin sous le titre Columbae et Miluus.

On note quelques menues différences entre les deux versions. Dans le récit de Marie de France, l’oiseau de proie est un autour. Ce proche cousin de l’épervier, chasseur redoutable de petites proies (notamment de pigeons et de palombes) était déjà connu de la fauconnerie médiévale (1). Dans la fable de Phèdre, le rapace est un milan mais cela ne change guère le fond de l’histoire.


Columbae et Miluus de Phèdre

« Qui se committit homini tutandum inprobo,
Auxilia dum requirit exitium invenit. »

Columbae saepe cum fugissent Miluum
Et celeritate pennae vitassent necem,
Consilium raptor vertit ad fallaciam,
Et genus inerme tali decepit dolo :
« Quare sollicitum potius aevum ducitis,
Quam regem me creatis juncto foedere,
Qua vos ab omni tutas praestem injuria ? »
Illae credentes tradunt sese miluo ;
Qui regnum adeptus coepit vesci singulis
Et exercere imperium saevis unguibus.
Tunc de reliquis una : « Merito plectimur. »

Le milan et les colombes

Qui prend refuge auprès d’un méchant pour y trouver secours, ne court qu’à une perte certaine.

Les colombes fuyaient le Milan, et bien souvent, par leur habilité, elles avaient évité la mort. Le rapace chercha alors quelque ruse et trompa ainsi les innocentes créatures : « Pourquoi, leur dit-il, vivre dans cette inquiétude permanente ? Faisons plutôt une alliance et nommez moi comme roi. Vous serez ainsi protégé de toutes les blessures possibles. »
Les colombes le crurent et en firent leur seigneur. Mais aussitôt qu’il devint leur maître, il exerça sur elle son règne cruel en les dévorant une à une. Un de celles qui restait dit alors : « Nous avons bien mérité notre sort ».

Columbae et Miluus – Fable XXXI – Livre 1
Fables de Phèdre, Ernest Panckoucke 1837, Paris


Tromperie du tyran ou servitude volontaire

Chez les deux auteurs, le propos reste politique et adresse la prédation, le pouvoir tyrannique et l’importance du sens critique dans l’assujetissement. Chez le fabuliste latin, le rapace est à l’origine de la ruse. Il se sert de la naïveté des pigeons pour se faire élire et tromper leur méfiance. Chez Marie de France, les palombes décident d’elles-mêmes de le prendre pour seigneur, croyant ainsi s’en affranchir.

Tromperie et ruse du tyran chez Phèdre contre Servitude volontaire des sujets chez Marie de France, dans les deux cas, les pauvres palombes, par leur soumission, serviront de festin au rapace. Malgré les siècles qui nous séparent de cette fable antique, puis médiévale, cela reste une belle leçon de méfiance politique à méditer. Vous jugerez ou non s’il elle est d’actualité.

Voir d’autres fables et poésies médiévales sur le thème de la tyrannie et de l’oppression :

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Notes

(1) Voir cet article du Musée d’Art et d’Histoire de Genève sur l’autour dans la fauconnerie médiévale.

Saadi : Injustice et Fardeau véritable du tyran

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, tyrannie, violence politique, injustice, citations médiévales, citations.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan ou Le Parterre de Roses par Saadi, traduit de persan par Charles Defrémery, Librairie Firmin Diderot Frères, Paris (1858)

Bonjour à tous,

u fil de nos pérégrinations à la découverte de la littérature médiévale, nous nous sommes éloignés plus d’une fois de la France et même de l’Europe du Moyen Âge, pour débusquer d’autres perles de sagesse ou de poésie produites par d’autres cultures ou univers de croyances de cette période. Aujourd’hui, nos pas nous entraînent, à nouveau, du côté du Proche-Orient médiéval, aux côtés du célèbre auteur et conteur Mocharrafoddin Saadi et de son Gulistan ou Jardin de roses.

La réelle punition de l'homme injuste, une citation médiévale illustrée de Saadi

Les Leçons d’un poète voyageur
dans la Perse du Moyen-Âge central

Dans la perse du XIIIe siècle, Saadi est tout à la fois poète, conteur, voyageur mais aussi conseiller à la cour des émirs et des puissants. L’homme nous a légué une œuvre abondante entre traités et poésies en langue perse et en langue arabe. Ses plus célèbres ouvrages Le Boustan (Boustân, le Verger) et Le Gulistan (Golestân, le Jardin des Roses) ont traversé les âges et sont encore étudiés de nos jours, pour leur profondeur morale.

Les écrits et les leçons de sagesse de Saadi ont également donné naissance à de nombreuses locutions proverbiales et une partie de son œuvre est ainsi entrée dans la sagesse populaire des mondes perse et arabe du Moyen-Âge et des siècles suivants.

La beauté de la langue de Saadi a été louée de son vivant et, bien après sa mort, par de nombreux poètes du Proche-Orient et au delà. Elle n’a guère pu survivre entièrement à ses traductions en langue française mais on peut tout de même l’effleurer par endroits. A défaut de restituer toute son intensité poétique et stylistique, le fond moral et les valeurs mises en avant par le conteur du XIIIe siècle y ont plutôt bien résisté. On peut donc encore, aujourd’hui, se plonger dans ses œuvres et trouver de quoi s’y nourrir.

Des contes moraux, sociaux et politiques

Gravure de Saadi dans un manuscrit de ses oeuvres complètes du XIXe siècle (Collections du Louvre - MAO 2314)
Saadi dans le manuscrit MAO 2314 des collections du Louvre

De sa longue expérience et de ses aventures, Saadi extrait des petits contes et des vers dont ses contemporains sont friands. A-t-il voyagé aussi loin et aussi longtemps que sa poésie le laisse entendre ? On ne peut guère l’attester et sa biographie laisse quelques flottements sur son itinéraire véritable. Quoi qu’il en soit, le champ thématique qu’il aborde reste riche et ses leçons ont toujours l’agréable parfum d’anecdotes glanées au cours de ses nombreux (et supposés) voyages.

Sur le fond, les contes de Saadi prennent souvent un tour plus social, politique ou philosophique que dogmatique : rappel des devoirs des puissants et miroir des princes, précis de valeurs et de conduite en toute chose, plaidoyer pour la sagesse ou la foi dans l’action contre le verbiage et la culture des apparences, appel à la mansuétude et la charité contre la sécheresse de cœur, la tyrannie ou l’avarice, grandeur et misère des âges de la vie, etc…

Finalement, par le truchement de contes et d’anecdotes accessibles à tout un chacun, Saadi fait œuvre d’éducation pour les princes, comme pour un public plus large. Il suffit de feuilleter un instant le Boustan ou le Gulistan pour y découvrir des sujets qui touchent tant à l’exercice du pouvoir, à l’éducation qu’aux sentiments ou aux réalité de la vie. On verra que, comme dans toute bonne poésie morale indépendamment du contexte, certains préceptes et conseils ont largement résisté au temps.

Aujourd’hui, nous retrouvons notre auteur perse dans un conte qui touche les actes injustes des tyrans, des princes ou des hommes abusifs. On verra que la première victime de l’injustice devant le temps de la vie et même l’éternité n’est pas forcément celle que l’on croit.


De la conduite des rois : Injustice, un fardeau éternel pour le tyran


Un roi donna l’ordre de tuer un innocent. Celui-ci dit :
— Ô roi ! Ne cherche point ta propre peine, à cause de la colère que tu as contre moi.
— Et comment ? demanda le roi.
L’innocent répondit : « Ce châtiment passera sur moi en un instant, mais le péché en restera éternellement sur toi. »

« Le temps de la vie s’est écoulé comme le vent du désert. L’amertume et la douceur, le laid et le beau ont passé. L’homme injuste a pensé avoir commis une injustice envers nous. Elle est restée attachée sur ses épaules comme un fardeau et a passé au-dessus de nous. »

Ce conseil parut profitable au roi ; il renonça à verser le sang de cet homme et lui fit ses excuses.

Gulistan ou le parterre de Roses, Chap 1er touchant la conduite des rois, trentième historiette. Mocharrafoddin Saadi (op cité)


Les thèmes de la violence politique, de l’injustice et de l’abus de pouvoir sont récurrents chez Saadi. Ils courent sur de nombreux chapitres de ses deux plus célèbres ouvrages. Vous pourrez les retrouver, notamment, dans les contes suivants :

Bien qu’exprimée différemment, on retrouver ici cette condamnation du sang versé injustement déjà croisé dans le Livre des Secrets du Pseudo-Aristote.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : le détail de gravure sur l’image d’en-tête représente le conteur Saadi dispensant son savoir. L’illustration est tirée d’un beau manuscrit iranien daté du XIXe siècle contenant le Kulliyat de Saadi ou ses œuvres complètes (référence MAO 2314). Il appartient actuellement aux collections du Louvre et peut être consulté en ligne sur le site du musée.

Une poésie médiévale sur des puissants en perdition et leurs actes contre-nature

Sujet : poésie satirique, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, oïl, moyen français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Pource que l’œuvre en est desnaturelle
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons en direction de la Bretagne médiévale, non point celle du roman arthurien et de sa « matière de Bretaigne » mais celle, politique et satirique du poète et soldat Jehan Meschinot.

Nous sommes au cœur du XVe siècle, dans une France troublée, sous la main de Louis XI. Entre grogne du peuple et révolte des barons, un certain nombre d’auteurs et poètes d’alors gronde contre les abus de la couronne. Ce fut notamment le cas du chroniqueur flamand Georges Chastelain, officiant à la maison de Bourgogne. A la suite de ce dernier, Jehan Meschinot, lui-même au service des ducs de Bretagne, rédigea 25 ballades satiriques contre le pouvoir central français et son roi. Il se servit notamment du texte « Le Prince » de Georges Chastelain, pour lui emprunter les envois de ses poésies.

On peut retrouver ces 25 ballades médiévales sans concession de Meschinot à la fin de certaines éditions des Lunettes des Princes, ouvrage le plus célèbre de Meschinot, sur les bons usages du pouvoir politique et les exactions de ce dernier. De nature fortement critique, elles pointent donc du doigt les abus que faisait peser le règne de Louis XI sur le peuple d’alors, autant qu’elles entendent souligner la corruption et les vices du souverain. On y retrouve aussi clairement le mépris et la haine qu’inspire alors ce dernier au poète breton.

La ballade politique de Meschinot avec une enluminure du Ms français 24314 de la BnF
Une ballade de Meschinot contre une nouvelle classe de puissants bien peu vertueux

Pouvoir abusif & valeurs en chute libre

La ballade du jour apparaît comme la 22ème de la série. Cette fois, c’est la dimension contre-nature ou dénaturée du pouvoir que Meschinot met en exergue. En opposant l’héritage des bons et vertueux princes du passé, il dénonce une « valeur » des puissants et des gens de pouvoir en chute libre.

Menteurs, corrompus, convoiteux, à l’inverse de ceux qui les ont précédés, ces nouveaux seigneurs que voit œuvrer Meschinot lui apparaissent comme sans foi ni loi, ne pensant qu’à piller et guerroyer entre eux. Fats et imbus d’eux-mêmes, ils s’autoproclament « parfaits ». Pourtant pour l’auteur médiéval, le verdict est sans appel : ils ne sont même pas les ombres ou les reflets des pères de passé, mais bien plutôt des antithèses grossières et contrefaites.

Entre les lignes de cette ballade, on trouvera encore l’idée d’une classe de lourdauds, héritiers du pouvoir et qui ne recherchent que ses avantages. Pour le poète breton, cette classe s’oppose, là aussi, clairement aux vertueux anciens qui eurent à conquérir les honneurs par leurs actes et ne les possédaient pas à la naissance. Pour finir, le poète exhortera tout de même ces pâles copies de pouvoir, criblées de vices et qui n’ont de seigneurs que le nom, à se retourner en arrière, en formant l’espoir qu’ils y trouvent quelque inspiration auprès de l’exemplarité des grands du passé, Au passage, il pourra ainsi se consacrer à des choses plus agréables à écrire que ces diatribes que la médiocrité des gens de pouvoir le force à coucher sur papier.

Aux sources anciennes de cette poésie

La Ballade satirique de Meschinot 'Pource que l'oeuvre en est desnaturelle" dans le  Manuscrit médiéval MS Français 24314
La ballade satirique du jour dans le Manuscrit Français MS 24314, de la BnF

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le manuscrit Français 24314 de la BnF. Cet ouvrage médiéval qui contient l’œuvre de Jean Meschinot est en libre consultation sur Gallica.fr. Nous concernant, pour la retranscription de la ballade du jour, nous nous sommes appuyés sur deux éditions différentes des Lunettes des princes : celle de 1522 de Nicole Vostre et une autre datée de 1493, imprimée à Nantes.

Si le sujet vous intéresse et en fouillant un peu, vous pourrez également débusquer un certain nombre d’éditions modernes contenant les Lunettes des Princes de Meschinot , suivies de ses 25 ballades contre Louis XI. Certains ouvrages ont été édités, ces dernières années, 0qui les proposent. Attention toutefois, toutes les éditions du marché ne les contiennent pas. Aussi, si vous décidez d’acquérir Les lunettes des princes assurez-vous que ces poésies de l’auteur breton s’y trouvent ; il serait dommage de passer à côté.


Pour ceux que l’œuvre en est desnaturelle
Une ballade satirique de Meschinot

NB : bien qu’en apparence assez proche du français actuel, le moyen français de Meschinot peut réserver quelques difficultés. Nous vous fournissons donc quelques clefs de vocabulaire pour mieux le saisir.

Ou sont les bons qui aultrefois vesquirent
Et qui vertus en leur beaulx jours acquirent
O dieu, fay tant qu’aulcun d’iceulx ressourde
Pour voir comment les honneurs qu’ils conquirent,
Qu’eulx n’eurent pas, dès le jour que nasquirent,
Sont a présent venus en gent beslourde
(grossiers, lourdauds).
Bien leur seroit a porter pesant fais,
Quand ils verroient les deshonnestes fais
Commis par ceulx que seigneurs on appelle,
Qui ne tiennent vérité en langage
Ne fermeté en faict : c’est cas saulvage
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
(dénaturée, contre-nature).

Les prudes
(probes, sages) gens en leur temps ne s’enquirent
Fors de bonté et sagesse qu’ils quirent
(quérir)
Dont les meschans d’aujourd’hui tiennent bourde
(considèrent sottise).
Eureusement en aise se cheviren
t (s’exécuter, s’en acquitter),
Et, a la fin, plains de grans ans se virent :
Qui ne l’entend, de simplesse
(simplicité), se hourde (se pare, se drappe)
Doncques prince qui vous nommez parfaicts
Et ne voulez ensemble vivre en paix
Par union et amour fraternelle
Mais l’autruy bien voulez et l’heritage
C’est tres grant mal s’enrichir de pillage,
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

A tous seigneurs je supply que se mirent
(mirer)
Aux vertueux qui, a bonté, se mirent
(mettre)
Et non a ceulx qui font la lime sourde
(ignorent sournoisement).
Leurs grans deffaulx et malice remirent
Et facent tant que plus contre eulx ne m’irent
(me mette en colère)
Dont il faille que de mon lit ne sourde
(ne me lève, sorte)
Pour escrire de leurs vices jamais
Ce me seroit ung dolent entremais
(un divertissement douloureux).
Mieux me plairoit raconter chose belle
Que d’un seigneur ou homme de parage
(de noble naissance)
Qui n’a valeur emplus ou moins qu’ung page
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

Prince qui porte et soustient les maulvais
Contre les bons, l’honneur de son palais
Et en perverse et honteuse querelle
Celui conduyt un criminel ouvrage
Qui amatist
(abattre, flétrir) main noble et hault courage
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.


Pardon encore de ce rapprochement mais, en la relisant dans le contexte social et politique actuel troublé, cette ballade ne nous semble guère avoir vieilli. Par delà son contexte historique et comme toute bonne poésie morale, elle résonne de la trahison des puissants sur leur peuple et des exactions politiques qui, des temps les plus reculés jusqu’aux plus récents, ont porté le visage de la tyrannie, de la corruption et de l’oppression.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que la belle enluminure de l’auteur qui trône au début de cet ouvrage du XVe siècle.