Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales
Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …
Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.
En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, réaliste, satirique, ballade, moyen-français, exactions, puissants, seigneurs. Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Sà, de l’argent, çà, de l’argent» Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, par Georges Adrien Crapelet, 1832
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partageons une nouvelle ballade satirique et politique d’Eustache Deschamps. Direction la deuxième moitié du XIVe siècle donc, comme d’autres l’avaient fait avant lui et le feront après, le poète du moyen-âge tardif critique ici les exactions des seigneurs et prend la défense, comme il l’a souvent fait, des petites gens.
Rapacité et prédation des Seigneurs
contre misères du petit peuple
Sur le mode de la fable, notre auteur médiéval met ainsi en scène les pauvres animaux fermiers, saignés à blanc, par l’avidité des puissants ( loups, lions et autres prédateurs) et qui défilent pour se plaindre. Bien sûr, on s’empresse d’ignorer leurs doléances et leurs misères pour leur réclamer à tue-tête : « Sà de l’argent, ça de l’argent » qu’on pourrait traduire : « Ici, de l’argent ! », « Allez ! de l’argent », « Envoyez votre argent ! » ou encore « Par ici la monnaie ! ». Bref, vous avez compris l’idée générale.
A la fin du texte, suite à la remarque d’une fée, le poète, dans un élan d’ironie et d’humour grinçant, aura tout de même une maigre consolation : certaines de ses bêtes (prédatrices) fréquentent aussi la cour où elles ne sont pas non plus épargnées puisque c’est là qu’elles ont entendu répété ces tristes mots.
Publié par Georges Adrien Crapelet dans la catégorie des fables (voir référence en tête d’article), rééditée un demi-siècle plus tard et classée par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire dans les chants royaux (Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps Tome VII, 1882), cette poésie n’est pas sans évoquer des accents que l’on retrouvera quelques années plus tard, sous la plume de Jean Meschinot et ses Lunettes de Princes.
Pour le reste, l’histoire est vieille comme le monde qui nous conte ce moment où celui qui est censé incarner le pasteur et le protecteur se change en loup pour devenir le prédateur de ses propres brebis. Sans pour autant gommer les aspects historiques, on sait bien que les meilleures des poésies morales tendent à transcender leur contexte d’émergence pour sembler, quelquefois, ne pas prendre de rides. De fait, toute résonance avec l’actualité pourrait bien, au bout du compte, ne pas être totalement fortuite.
Ballade médiévale
Des exactions des grands Seigneurs
En une grant fourest et lée Nagaires que je cheminoie, Où j’ay mainte beste trouvée ; Mais en un grant parc regardoye, Ours, lyons et liepars *(léopards) veoye, Loups et renars qui vont disant Au poure *(pauvre) bestail qui s’effroye : Sà, de l’argent; çà, de l’argent. (Allez de l’argent ! par ici de l’argent !)
La brebis s’est agenoillée, Qui a respondu comme coye : J’ay esté quatre fois plumée Cest an-ci ; point n’ay de monnoye. Le buef et la vaiche se ploye. Là se complaingnoit la jument, Mais on leur respont toute voye : Sà, de l’argent; çà, de l’argent.
Où fut tel paroule trouvée De bestes trop me merveilloie. La chièvre dist lors : Ceste année Nous fera moult petit de joye ; La moisson où je m’attendoye Se destruit par ne sçay quel gent; Merci, pour Dieu. — Va ta voye ; Sà, de l’argent ; sà , de l’argent.
La truie, qui fut désespérée, Dist : Il fault que truande soye* (que je sois mendiante) Et mes cochons ; je n’ay derrée* (denrée) Pour faire argent. —Ven de ta soye, Dist li loups ; car où que je soye Le bestail fault estre indigent ; Jamais pitié de toy n’aroye : Sà, de l’argent; sà, de l’argent.
Quant celle raison fut fînée, *(quand tous ces discours s’achevèrent) Dont forment esbahis estoye, *(dont j’étais fortement surpris) Vint à moi une blanche fée, Qui au droit chemin me ravoye*(me remit) En disant : Se* (de cela) Dieux me doint joye , Sers* (Ces? Cerfs ?) bestes vont à court souvent ; Sont ce mot retenu sanz joye : Sà, de l’argent; sà, de l’argent.
Prince, moult est auctorisée Et court partout communément Ceste paroule acoustumée : Sà, de l’argent ; sà, de l’argent.
Une belle journée à tous.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes
Sujet : chanson ancienne, complainte, poésie, folk, chanson traditionnelle, romaniste, folkloriste. Période : Moyen-Age tardif XVe, XVIe siècle Auteur : Georges Doncieux (1856-1903) Titre : La complainte du Roi Renaud Ouvrage : Le Romancero populaire de la France, Georges Doncieux (1904)
Bonjour à tous,
uite à de nombreuses questions reçues au sujet de la chanson ancienne La complainte du roi Renaud ou Le roi Renaud de Guerre Revient, nous nous fendons aujourd’hui d’un petit exercice de synthèse sur le sujet. Pour se faire, nous partons d’un article très sérieux paru dans un numéro de la Revue Romania, daté de 1900, sous la plume de Georges Doncieux (1). Dans ce papier de quelques quarante pages, repris également dans l’ouvrage (posthume) Le Romancero populaire de la France, choix de chansons populaires françaises, textes critiques par George Doncieux (1904), l’écrivain et homme de lettres des XIXe et XXe siècles dressait un panorama exhaustif des différentes versions connues de cette célèbre chanson ancienne et tentait aussi d’en reconstituer la possible genèse.
Pour être très clair, nous ne ferons ici que dérouler le fil de ses hypothèses tout en synthétisant grandement ses propos. Pour de plus amples détails (versions par langue, variantes par manuscrit, etc…) nous vous invitons à consulter directement la source.
L’histoire de la Complainte du Roi Renaud
Pour en dire à nouveau deux mots, dans cette chanson, reprise maintes fois par des interprètes des années 50-60 mais aussi, plus tard par des artistes folk, un seigneur revenu de guerre et mourant demande à sa mère que son agonie soit cachée à son épouse. Jusqu’au jour fatal et même après la mise en terre, cette dernière s’alarmera de toutes les manifestations de tristesse et de deuil autour d’elle. Conformément aux vœux du roi défunt, la vérité lui sera pourtant cachée et elle se verra donner de fausses excuses jusqu’au moment où elle découvrira la fatale vérité et choisira d’en mourir.
Versions & datations certaines
A partir de là nous reprenons les éléments fournis par l’auteur cité plus haut.
On connaissait déjà au XIXe siècle plus de soixante versions de cette chanson et il est indéniable que sa popularité y était déjà grande. Débordant les terres françaises, on en trouvait alors des variantes en Catalogne, en Espagne, dans le pays basque ou même encore dans le Piémont ou en région vénitienne. Dans de nombreuses versions, le héros se nommait déjà Renaud sous des variantes linguistiques diverses, dans d’autres, il apparaissait sous des noms totalement différents. Le noble y est tantôt roi, tantôt comte ou infant et, dans quelques rares versions, ce n’est pas de guerre qu’il revient mais de chasse. La partie la plus dramatique, son retour et sa mort tenue secrète aux yeux de sa fiancée ou de son épouse, reste relativement commune à toutes ses variantes.
En remontant l’historique des dernières versions, Georges Doncieux nous apprend que la chanson était déjà connue à la fin du XVIe, sous Henri IV, ce qui le conduit à faire remonter son auteur à la première moitié de ce même siècle. Certaines des tournures employées mais également le fait que les versions les plus complètes du Roi Renaud nous soient parvenues de Bretagne permettent également de supposer que c’est sans doute là que ce texte a trouvé son origine, sous la forme que l’on connait en Français.
Des origines armoricaines ?
En approchant une version armoricaine de cette chanson (un Gwerz breton) Georges Doncieux. en vient à former l’hypothèse que cette dernière aurait pu être à l’origine de la version que nous connaissons. Du point de vue de sa datation (sourcée, documentée, écrite), ce chant breton est lui aussi contemporain du XVIe siècle. Dans ses variantes, il conte l’histoire d’un Comte « Tudor », « Jean » ou « Nann » suivant les versions et contient de troublantes similitudes avec l’histoire du roi Renaud, même si on y trouve aussi quelques divergences. A noter que du point de vue de la versification, cette chanson armoricaine est également écrite en vers octosyllabiques.
L’histoire du Comte Nann
Dans cette version, le seigneur, jeune marié, part à la chasse pour attraper du gibier en guise de présent pour sa femme qui vient de lui donner un héritier. En chemin, il croise une fée qui se dit amoureuse de lui. Comme le noble se refuse à elle et lui résiste, cette dernière décide de l’acculer en lui offrant un choix : l’épouser, être malade et alité durant 7 ans ou mourir sous trois jours. C’est cette dernière option que le Seigneur prendra. En rentrant, il demandera à sa mère de taire son agonie à son épouse jusqu’au jour de ses funérailles. Et l’histoire conte donc qu’on mentit à cette dernière et qu’à chaque fois qu’elle relevait des signes alarmants autour d’elle de la mort de son époux, on lui donnait de fausses explications. Bien entendu, la belle finira, là aussi, par apprendre la vérité et tomber morte.
Une version française remaniée
à partir de la version celte ?
Mise à part le départ fantastique, la suite de l’Histoire, sa fin autant que ses vers, et finalement son grand nombre de similitudes avec la Complainte du Roi Renaud, incline notre romaniste du XXe à penser que la chanson que nous connaissons aurait pu naître d’une certaine simplification de ce chant armoricain.
Pour avancer cette hypothèse, il part du principe que le compositeur de la version qui nous est la plus connue, un poète franco-breton donc, ait pu trouver l’histoire en provenance d’Armorique séduisante. A partir de là, ce dernier aurait fait sur elle un véritable travail de re-création, en décidant notamment de la dépouiller de ses aspects les plus fantastiques, pour ne conserver que sa dimension plus factuelle et dramatique. Ainsi, en lieu de fée et de chasse, le noble sera devenu, au passage, un seigneur revenant de guerre, mais finalement pour le reste, le poète aurait suivi la même mécanique que celle du récit armoricain : on cache à son épouse le décès de son conjoint de diverses manières, et au moyen de diverses excuses pour reculer le moment de la vérité et finalement, en l’apprenant, cette dernière trépasse.
Pour notre homme de lettres du XXe, il demeure logique de pencher pour cette « simplification » plutôt que de supposer qu’à partir de la version française que nous connaissons, un poète armoricain ait décidé d’échafauder toute une histoire de fée, en lui ajoutant une dimension fantastique. L’hypothèse pourrait presque sembler légère si, en la suivant, GeorgesDoncieux n’en venait à rapprocher le contenu du chant armoricain d’un autre texte originaire, cette fois, de Scandinavie, et qui offre également, une certaine parenté avec la Chanson du Roi Renaud.
Une chanson scandinave
Nous partons donc en direction de l’Europe du Nord pour la « Vise » d’un roi, frappé par le sortilège d’un Elfe. On en connait 68 versions dans toute la Scandinavie et elle aurait essaimé à partir du Danemark vers d’autres pays d’Europe. Là encore, du point de vue de la datation, ses variantes sont toutes au minimum renaissantes (XVIe, XVIIe et postérieures). Et si l’on n’a guère de sources documentées du côté scandinave permettant d’en établir l’émergence plus reculée ou même l’appartenance médiévale, notre romaniste la décrit pourtant comme prenant ses sources dans une période bien antérieure au XVIe siècle (nous verrons plus loin pourquoi).
L’histoire du chevalier Olaf
Cette fois-ci, notre Héros et seigneur (un roi) chevauche hors de son domaine, quand il tombe sur des elfes en train de danser. Sortie de la ronde, l’une de ces créatures l’accoste et tente d’entraîner le noble à sa suite en lui promettant de lui faire cadeau d’une paire de bottes en peau de bouc, s’il se joint à la danse. Comme Olaf s’y refuse, l’elfe surenchérit avec d’autres présents tous plus prestigieux à chaque fois. Le roi se dit prêt à les accepter mais sans toutefois vouloir s’acquitter de la danse et devant son refus tenace, l’Elfe finit par prendre la mouche et le menacer d’un sortilège. La forme est ici extrêmement proche de celle utilisée par la fée dans la chanson armoricaine : « mourir demain ou être malade pendant 7 ans ». Et comme le chevalier fait le choix de mourir le lendemain, le sort s’abattra inexorablement sur lui.
Là encore, comme dans la chanson armoricaine, c’est la mère qui accueille le roi, de retour au château et comme ce dernier se sait condamner, il lui demande de cacher à son épouse son décès prochain. A partir de là, le récit rejoint le déroulement déjà évoqué dans les deux versions précédentes. On ment à la jeune femme pour lui cacher la terrible vérité et quand elle se trouve face à la vue de son défunt mari, elle se brise en morceau et meurt.
Similitudes et propagation
Cette vise danoise se serait répandue d’abord à la zone scandinave avant de s’étendre à d’autres terres notamment l’Ecosse. De ce côté ci, l’Elfe s’est retrouvé changé en fée vengeresse. après que le noble, baptisé Colvill, lui ait, cette fois, cédé. En poursuivant son passionnant voyage du côté des terres slaves, l’histoire se trouvera dépouillée (là encore) de sa partie fantastique mais on retrouvera la constante de la mort cachée à l’épouse et qui lui sera fatale au bout du compte (ce qui apporte de l’eau au moulin de notre auteur des débuts du XXe concernant l’hypothèse du modèle d’adaptation de la version armoricaine vers la version française).
Les fées vengeresses du moyen-âge tardif
et les origines germaines ?
Sur la partie qui concerne la vengeance de la fée, on retrouve ce type d’histoire dans des poésies anciennes ou de vieilles croyances scandinaves, anglaises et encore allemandes du XIIIe et du XIVe siècle. Dans la forme la plus commune de ces récits, des hommes auraient connu bibliquement des fées et s’étant mariés par la suite, malgré les mises en garde vengeresses de ces dernières, seraient morts subitement, avant même d’avoir pu consommer leur mariage.
En se penchant sur cet aspect particulier, Georges Doncieux évoque un poème allemand du XIVe siècle : le Chevalier de Staufenberg qui contient justement les germes de cette histoire de fée. Un noble se laisse séduire par une femme superbe qui lui promet de venir le visiter pour le satisfaire, à chaque fois, qu’il sera seul, à la condition qu’il ne se marie jamais. Le chevalier y cède sans compter. Las! sous la pression de l’entourage et d’un évêque à qui il s’était confié, le chevalier finit par prendre une dame en épousailles et se voit, pour sa peine, condamner à mourir le jour même de ses noces.
Comme ce récit présente quelques parentés fantastiques (bien que lointaines) avec le chant armoricain du Comte Nann et la vise danoise du roi Olaf, Georges Doncieux forme encore l’hypothèse que cette partie de l’histoire (disparue dans la version connue de la complainte du Roi Renaud) serait peut-être née sur les rives du Rhin. De là, elle aurait pu voyager jusqu’au Danemark pour donner naissance à l’histoire du chevalier Olaf et ensuite redescendre vers l’Ecosse et les pays slaves et celtes.
Quoiqu’il en soit, pour revenir à la Chanson du Roi Renaud et s’il faut en croire notre érudit du jour, ce que, à date, un grand nombre d’experts a fait, elle aurait trouver ses origines dans un chant armoricain lui même inspiré d’une chanson scandinave, avant de se retrouver traduite et remaniée en langue française pour finir par se décliner vers le Sud, dans d’autres langues encore.
En espérant que ce petit voyage exploratoire vous ait plu. Il est toujours fascinant de suivre les tentatives pour retracer la circulation des « objets » culturels et immatériels dans la France ou l’Europe médiévale et ancienne et c’est encore un des grands intérêts que nous avons trouvé, à partager avec vous cette lecture.
Encore une, fois n’hésitez pas à vous rendre à sa source pour une vision plus détaillée et plus nuancée des versions qu’en présente l’auteur. Si vous optez pour son ouvrage, vous trouverez d’autres récits tout aussi passionnants que celui du jour, sur d’autres chansons populaires anciennes. Pour information, ce livre est réédité au format papier chez Forgotten Books. Voir Le Romancéro Populaire de la France, Choix de Chansons Populaires Françaises: Textes Critiques (Classic Reprint)
Sujet : trouvères, poète anglo-normand, chanson, musique médiévale, chant de Croisades, 3e croisade, vieux français Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Anonyme Titre : « Parti de mal e a bien aturné» Interprète : Early Music Consort of London Album :Music of the Crusades(1971)
Bonjour à tous,
n partance pour le moyen-âge central et plus précisément le XIIe siècle, nous vous parlons, aujourd’hui, d’une chanson médiévale assez rare et en tout cas peu connue du grand public. Demeurée anonyme, elle a été rédigée en vieux-français mais avec quelques tours linguistiques qui démontrent clairement que son compositeur était Anglo-normand.
Sources historiques & manuscrit ancien
Une chanson en exemplaire unique.
Du point de vue thématique, c’est un chant de croisade. Il ne nous en est parvenu qu’un seul exemplaire, recopié, avec sa partition, sur le dernier feuillet d’un manuscrit du XIIIe siècle : Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure.
Connu sous le nom de MS Harley 1717, ce manuscrit ancien est conservé au British Museum et la British Library a eu l’excellente idée de mettre quelques uns de ses feuillets en ligne dont celui qui nous intéresse aujourd’hui ( photo ci-contre.voir également le site de la British Library ici )
Origine, période et autres hypothèses
Dans son ouvrage les chansons de croisade par Joseph Bédier avec leurs mélodies par Pierre Aubry (1909), le romaniste et spécialiste de littérature médiévale Joseph Bédier nous apprend que cette chanson ancienne porte sans doute sur la 3e croisade. Il formera encore, non sans quelque précaution, l’hypothèse que les seigneurs auquel le trouvère fait référence, à la fin de cette chanson, et dont il espère que Dieu leur accordera ses grâces, pourraient être Richard Coeur de Lion, ses frères et son père Henri II d’Angleterre. Il s’agirait alors d’une allusion aux querelles incessantes de ces derniers.
Concernant l’auteur de cette poésie, en 1834, dans son Essai sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands (T2), l’Abbé de la Rue émettait, de son côté, l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Benoit de Saint-Maure, l’auteur même de la Chronique des Ducs de Normandie ; cette hypothèse ne semble pas avoir connu un grand succès à date.
« Parti de mal e a bien aturné », par Le Early Music Consort de Londres
Au début des 70’s, le Early Music Consort
of London et les musiques de croisade
C’est donc à l’Ensemble anglais Early Music Consort of London que nous devons ce chant de Croisades servi par l’interprétation vocale du célèbre contre-ténor James Bowman.
Nous avions déjà touché un mot ici de cette excellente formation et de son fondateur David Munrow, ainsi que de cet album de 1971, riche de 19 pièces sur ce même thème, aussi nous vous invitons à vous y reporter (voir article ici).
Pour acquérir cet album ou pour plus d’informations le concernant, vous pouvez cliquer sur la pochette ci-contre.
« Parti de mal e a bien aturné », la chanson
et sa traduction en français moderne
Concernant notre traduction du vieux français teinté d’Anglo-Normand du poète médiéval vers le Français moderne, elle procède à la fois de recoupements (voir notes en bas de page) mais aussi de recherches et de choix personnels. Pour ce qui est des tournures, nous les avons, autant que faire se peut, tenues proches de la langue originelle pour leur conserver une note d’archaïsme. Les comptages de pieds n’étant pas toujours respectés il ne s’agit pas d’une adaptation.
Parti de mal e a bien aturné Voil ma chançun a la gent fere oïr, K’a sun besuing nus ad Deus apelé Si ne li deit nul prosdome faillir, Kar en la cruiz deignat pur nus murir. Mult li doit bien estre gueredoné Kar par sa mort sumes tuz rachaté.
Séparé du mal et tourné vers le bien
Veux ma chanson à tous faire oïr
Puisqu’à son aide, Dieu nous a appelé
Certainement, Nul prud’homme ne lui doit faillir,
Puisqu’en la croix il a daigné pour nous mourir
Fort doit-il en être récompensé
Car par sa mort, nous sommes tous rachetés.
II
Cunte, ne duc, ne li roi coruné Ne se pöent de la mort destolir, Kar quant il unt grant tresor amassé Plus lur covient a grant dolur guerpir. Mielz lur venist en bon jus departir, Kar quant il sunt en la terre buté Ne lur valt puis ne chastel ne cité.
Comtes, ni ducs, ni les rois couronnés Ne se peuvent à la mort soustraire Car quand ils ont grand trésor amassé Mieux leur convient à grand douleur s’en défaire Mieux leur vaudrait s’en séparer justement (1) Car quand ils sont en la terre boutés, A plus rien ne leur sert, ni château, ni cité.
III
Allas, chettif! Tant nus sumes pené Pur les deliz de nos cors acumplir, Ki mult sunt tost failli e trespassé Kar adés voi le plus joefne enviellir! Pur ço fet bon paraïs deservir Kar la sunt tuit li gueredon dublé. Mult en fet mal estre desherité!
Hélas, Malheureux !, nous nous sommes donnés tant de peine Pour satisfaire les plaisirs de nos corps, Qui faillissent si vite et qui si tôt trépassent (2) Que déjà, je vois le plus jeune vieillir ! Pour cela, il est bon de mériter le paradis Car les mérites (bonnes actions, services) y sont doublement rétribués. Et c’est un grand malheur d’en être déshérité.
IV
Mult ad le quoer de bien enluminé Ki la cruiz prent pur aler Deu servir, K’al jugement ki tant iert reduté U Deus vendrat les bons des mals partir Dunt tut le mund ‹deit› trembler e fremir – Mult iert huni, kei serat rebuté K’il ne verad Deu en sa maësté.
Il a vraiment le cœur illuminé par le bien Celui qui la croix prend pour aller Dieu servir, Car au jour du jugement qui tant sera redouté Où Dieu viendra les bons, des méchants séparer Et dont le monde entier doit trembler et frémir, Il connaîtra grand honte, qui sera repoussé, Car il ne verra Dieu dans sa majesté.
V
Si m’aït Deus, trop avons demuré D’aler a Deu pur sa terre seisir Dunt li Turc l’unt eisseillié e geté Pur noz pechiez ke trop devons haïr. La doit chascun aveir tut sun desir, Kar ki pur Lui lerad sa richeté Pur voir avrad paraïs conquesté.
Dieu vienne à mon secours, nous avons trop tardé D’aller jusqu’à Dieu pour sa terre saisir Dont les Turcs l’ont exilé et chassé A cause de nos pêchés qu’il nous faut tant haïr. En cela, doit chacun mettre tout son désir Car celui qui pour lui (Dieu) laissera ses richesses Aura, pure vérité, conquis le paradis.
VI Mult iert celui en cest siecle honuré ki Deus donrat ke il puisse revenir. Ki bien avrad en sun païs amé Par tut l’en deit menbrer e suvenir. E Deus me doinst de la meillur joïr, Que jo la truisse en vie e en santé Quant Deus avrad sun afaire achevé !
E il otroit a sa merci venir Mes bons seignurs, que jo tant ai amé k’a bien petit n’en oi Deu oblié!
Il sera grandement, en ce monde, honoré Celui à qui Dieu donnera de revenir. Qui aura bien servi et son pays aimé Partout, on devra le garder en mémoire et souvenir Et Dieu me donne de la meilleure (des dames) jouir (disposer), Que je la trouve aussi en vie et en santé, Quand Dieu aura ses affaires achevées.
Et qu’il octroit de venir en sa merci (en ses grâces) A mes bons seigneurs que j’ai tant aimé Que pour un peu, j’en ai Dieu oublié.
(1) Sur ce vers J Bédier hésite et le laisse ainsi : « Mieux leur vaudrait… » Mais dans une traduction anglaise de Anna Radaelli, 2014 (voir lien sur le site de l’Université de Warwick), on trouve : « It would be better for them to divide it up by good agreement » : Il serait meilleur pour eux de le diviser de manière accorde. soit de partager leur richesse équitablement avant que de partir en croisade.
(2) Ici nous suivons l’idée de Bédier. Ce sont les corps qui trépassent. A noter toutefois que la traduction anglaise (op. cit.) opte pour la présence d’un autre sujet sous-entendu dans ce « mult » et qui se rapporterait à certains disparus, en particulier: « many [of us] have prematurely faded and passed away, » : Nombre d’entre-nous ont failli prématurément et trépassé. De fait, on trouvera, chez la même traductrice, l’hypothèse que le poète pourrait faire ici allusion aux deux fils d’Henri II d’Angleterre décédés prématurément, et le vers suivant pourrait alors s’adresser au plus jeune des fils de ce dernier encore vivant.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, réaliste, ballade, moyen-français, mort, vieillesse Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Il n’est chose qui ne viengne a sa fin» Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)
Bonjour à tous,
uisqu’arrive le début du mois de novembre, il est de circonstance de penser à nos chers disparus et, à cette occasion, de se replonger un peu dans les conceptions médiévales de la mort.
Comme il a porté aux nues l’amour courtois, le moyen-Age a aussi beaucoup chanté le destin inéluctable qui nous conduit à notre propre finitude. De Jean de Meung et Rutebeuf à Villon, en passant par Michaut Taillevent, Jean Meschinot, Eustache Deschamps et bien d’autres encore, la camarde a traversé la poésie médiévale comme un constant rappel. Elle n’est pas tant perçue alors comme un grand vide inconnu, un néant dévoreur de consciences, mais plutôt comme un passage obligé entre deux mondes, au moins autant qu’une guide pour l’action aux services des valeurs chrétiennes.
La mort au présent dans le monde médiéval
remède contre la vanité des hommes.
« Vous vous moqueiz de Dieu tant que vient a la mort, Si li crieiz mercei lors que li mors vos mort Et une consciance vos reprent et remort; Si n’en souvient nelui tant que la mors le mort. » Rutebeuf – Le dit de la croisade de Tunis
Dans les poésies morales ou satiriques, elle fait ainsi figure indirectement de conseillère, ou disons d’un fait inéluctable à conserver à l’esprit si l’on veut avoir quelque chance d’échapper aux affres des enfers. Etape inévitable précédant le jugement, elle est celle qui rattrapera tôt ou tard, dans sa course, le puissant présomptueux, l’avide, le « convoiteux » ou le tyrannique. Et c’est encore elle dont l’approche fait se retourner le poète, entré dans son hiver, sur le temps passé et sur une vieillesse propice à le faire choir, même si, à l’image de Michaut Caron dans son passe-temps, on craint peut-être même plus le spectre de la misère, que celui de la mort. Au fil du moyen-âge, on finira par personnifier cette dernière de plus en plus et elle prendra des formes plus grinçantes et morbides, en s’invitant, dansante et goguenarde, dans ses représentations iconographiques comme un personnage à part entière.
On a quelquefois tendance à penser que le moyen-âge la chantait parce qu’elle était partout et que l’on n’avait finalement le choix que de l’avoir sous le nez. C’est un raccourci hâtif. Les guerres y étaient-elles plus meurtrières que celles de notre temps ? Non. Qu’on se souvienne simplement des millions d’enfants et de civils morts sous les bombes depuis la fin du XXe et le début de notre siècle pour s’en convaincre. Par ailleurs et quoiqu’on puisse, là encore, en préjuger, les auteurs du monde médiéval n’ont pas non plus attendu la peste noire et ses terribles ravages pour invoquer la camarde au secours de la morale. Le fait qu’on la trouve encore exposée aux gibets et aux fourches participe également d’une société qui l’enrôle dans sa marche de multiples façons.
Si la mort est omniprésence dans les esprits, c’est que le moyen-âge « l’embrasse ». Il l’invite même, quand elle n’est pas là, pour des raisons philosophiques et religieuses. Pour l’homme médiéval, elle fait partie d’une vision globale où le monde matériel et le monde immatériel ont le même degré de « réalité ». Elle se tient à leur frontière, prise dans un système de valeurs qui la met au cœur de l’action éthique et morale.
Modernité occidentale, la mort sous cloche ?
Il faut bien le constater, dans notre monde moderne occidental, indépendamment du fait que notre espérance de vie s’est améliorée, on a surtout tout mis en oeuvre pour qu’on meurt en silence et loin des regards : « penser à notre propre fin, certes, mais le plus tard possible » est un peu devenu la ligne à suivre. La mort, la vraie, pas celle de l’univers télévisuel, où se mêlent, derrière l’écran plat, morts d’actualité et morts fictionnels dans une véritable inflation, est-elle devenue indécente ? Recouverte de son terrifiant linceul, c’est en tout cas dans l’ombre qu’on la préfère et l’on rêve secrètement, plus que l’on ne l’a jamais fait, de la vaincre et de la faire reculer dans ce monde de matière même, sous la promesse d’une médecine et d’une science qui s’engagent, chaque jour un peu plus, à nous faire durer.
Sous la pression du matérialisme, la mort a donc indéniablement perdu de sa « superbe » même s’il convient, toutefois, de rester prudent dans ce genre d’analyses de surface. La société a certes organisé son éloignement manifeste sous la pression de divers phénomènes : laïcisation et recul de l’éducation religieuse – émergence d’une science moderne « toute puissante » qui allait bientôt prétendre faire reculer tous les mystères et toutes les fatalités – mouvement général d’individualisation (l’individu-client, laissé libre de ses choix, consommateur de spiritualité ou de religion et « faisant son marché ») et encore, corollaire de cette individualisation, éclatement de la famille traditionnelle (éloignement, placements des générations précédentes, et des personnes âgées,…)
De fait, une part importante des problématiques et des conceptions autour de la mort se sont beaucoup recentrées dans la sphère de l’espace privé à individuel mais cela ne signifie pas, pour autant que cette dernière s’y trouve vidée de toute substance spirituelle ou de tout rôle « actif » dans le cheminement de vie. D’ailleurs, hors de la sphère publique et quoiqu’elles projettent sur l’après-vie, nombre de pratiques religieuses ou spirituelles actuelles ont conservé à la camarde un statut « moral » d’importance . On vit alors avec elle, dans un esprit qui n’est sans doute pas très éloigné de celui qui gouvernait déjà au moyen-âge, même si la société ne vibre plus à cette unisson, au moins dans son espace public.
Eustache Deschamps, ballade Médiévale :
Il n’est chose qui ne viengne a sa fin
Au cœur du XIVe siècle, Eustache Deschamps nous parlait des quatre saisons de la vie et de la finitude de toute chose et c’est la ballade que nous avons choisi de partager avec vous aujourd’hui. Comme il s’agit de moyen-français, nous ne donnons ici que quelques clés de vocabulaire. Le reste demeure largement compréhensible.
Tout finit
Selon les temps et les douces saisons, Selon les ans et aages de nature, Selon aussi .IIII. complexions, Vient joie ou dueil a toute créature. Le sec aux champs, autre foiz la verdure, Folie et sens, povreté et richesce Es corps humains, force, vertu, jeunesce, Et puis convient tout aler a déclin, Arbres, bestes, gens mourir par viellesce : II n’est chose qui ne viengne a sa fin.
En jeune temps, nous nous esjouissons Pour le sang chaut; lors sommes plains d’ardure, Nos jeunesces et folies faisons Sanz y garder loy, raison ne mesure, Fors volunté; tout est en adventure, En cellui temps Cuidier* (croire, être présomptueux) nous point* (pique) et blesce; C’est le doulz May qui dormir ne nous lesse, Qui du vert bois nous monstre le chemin ; Lors a un coup fleur, fruit et vert delesse : II n’est chose qui ne viengne a sa fin.
Mais assez tost ceste chaleur laissons ; Après Printemps vient Esté qui po dure, Ou folement de noz vouloirs usons, Gastans noz corps en pechié et laidure. Autonpne après, moyenne saison, dure, Qui des .II. temps les fruiz meure* (mûrir) et adresse : Aux bien faisans les donne a grant largesce, Mais pareceux n’ont d’elle blef ne vin, Dont mainte gent muèrent en grant destresce : II n’est chose qui ne viengne a sa fin.
En Décembre fueilles cheoir veons D’arbres, de prez et venir la froidure ; Es chaux foyers pour ce nous retraions, Qui a de quoy, et qui non, si endure. Recorder fault sa fole nourreture, Ses maulx soufrir. De legier* (aisément) se courresse* (courroucer) Homs en ce temps qui de mal sent l’appresce* (l’oppression) Et li chéent* (choir) par viellesce li crin* (les cheveux); Ainsis s’en vont roys, ducs, contes et contesse : Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.
Janvier, Février sont neges et glaçons, Ceuls sont de l’an la fin froide et obscure; En cel aage la teste blanche avons, En déclinant vers nostre sépulture ; Nous sommes lors chargans et plains d’ordure Hors du doulz May de joie et de leesce* (liesse). La vient la Mort qui sonne nostre messe, Car riens qui naist n’eschive son chemin Qui par ce pas sa voie ne radresce* (redresser) : Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.
L’envoy
Prince, empereurs, rois, dames et barons, Religieus, peuples, considérons Que tuit sommes du monde pèlerin Et qu’en passant nous y trespasserons; Faisons donc bien et le mal eschivons : Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.
En vous souhaitant une excellente journée et un bon week end de la Toussaint.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.