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Peire Vidal, de retour dans sa Provence natale, l’abandon du fine amant à sa dame

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue d’oc, amour courtois, Provence médiévale, fine amor, fine amant
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre : Pos tôrnatz sui en Proensa
Interprète : Ensemble Beatus
Album : l’Orient des Troubadours (2011)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, à l’art des troubadours du moyen-âge central, en compagnie de Peire Vidal. De retour dans sa chère Provence natale, le poète dédiait cette pièce, à sa dame, à son seigneur mais encore, et peut-être même, principalement, à la fine amor (fin’amor)  et aux qualités supposées du fine amant véritable.

La belle interprétation que nous avons choisie de vous proposer de cette chanson médiévale courtoise nous est servie par l’Ensemble Beatus avec Jean-Paul Rigaud au chant, accompagné de Jasser Haj Youssef. Nous profiterons de cet article pour vous présenter cette formation plus en détail.

« Pos tôrnatz sui en Proensa » avec l’Ensemble médiéval Beatus

L’ensemble Beatus aux temps médiévaux

musiques-chansons-medievales-troubadours-ensemble-beatus-album-jean-paul-riigaudFondé dans le courant de l’année 2005, en terre limousine, l’ensemble Beatus s’est distingué, depuis, sur la scène des musiques médiévales. On connait, par ailleurs, son fondateur et directeur Jean-Paul Rigaud pour être un passionné du genre. Ce dernier a été, en effet, maintes fois, salué et primé pour la qualité de ses interprétations, aux côtés de Diabolus In Musica, mais encore de SequentiaPerceval  ou  Organum, pour ne citer que ces ensembles.

Bien qu’enfant du sol occitan et trempé de racines limousines, Beatus n’a pas limité son répertoire à l’art des anciens troubadours locaux. On le retrouve, en effet, à l’exploration des musiques et chants, profanes ou liturgiques, du Moyen-âge, des XIIe au XVe siècles, Le travail privilégié par la formation se situe au carrefour de l’ethnomusicologie et de la musique contemporaine et, pour son directeur, il est avant tout question de développer « une approche de ces répertoires dans leur relation avec la création artistique, musicale et littéraire actuelle. »

Beatus a produit, jusque là, quatre albums. Les deux premiers, dont celui du jour, sont dédiés à l’art des troubadours, Le troisième, intitulé le Lys et le lion, porte sur les chants polyphoniques de la France et de l’Angleterre médiévales du XIVe siècle. Enfin, le quatrième « Lux Lucis », part à la redécouverte des chants sacrés médiévaux d’Occident et d’Orient, sur le thème de la lumière, avec l’appui des Manuscrits anciens de l’abbaye Saint-Martial de Limoges.

Visiter le  site web de la formation et suivre son actualité

L’Orient des troubadours, l’album

Jasser-Haj-Youssef-musique-medievale-orient-des-troubadoursEn 2011, Jean-Paul Rigaud s’associait au musicien, violoniste et compositeur tunisien Jasser Haj Youssef. Muni de sa viole d’amour. ce dernier délaissait un temps le Jazz, pour une excursion aux sources de l’imaginaire courtois, sous l’angle des influences arabo-andalouses de l’art des tout premiers troubadours.  Du point de vue de l’interprétation et de la restitution, une certaine modernité était, là aussi, de mise avec un programme, qui, des propres mots de l’Ensemble « ne prétend pas à une reconstitution historique mais propose, à partir des sources manuscrites, une interprétation actuelle des cansos de troubadours dont l’oeuvre est imprégnée d’un Orient vécu ou rêvé ». 

Ainsi, avec un total de douze pièces, l’album suggère et souligne de possibles rapprochements entre Orient et Occident médiéval, en alternant des chansons et compositions de troubadours célèbres – Guillaume d’Aquitaine, Peire Vidal, Rimbaut de Vaqueiras, Gaucelm musiques_medievales_amour-courtois-ensemble-beatus-album-orient-des-troubadours-moyen-age-centralFaidit, Jaufre Rudel, etc… – avec des pièces instrumentales issues du
répertoire oriental traditionnel et qui laissent une large place à l’improvisation. L’album est toujours disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations : L’Orient des troubadours par l’Ensemble Beatus

« Pos Tornatz Sui en Proensa », le  fine amant courtois tout entier livré au bon vouloir de sa dame

En caricaturant un peu, on friserait presque la dialectique du maître et de l’esclave, à travers cette rhétorique dont Peire Vidal se fait ici le chantre. Si le cadre reste la lyrique médiévale courtoise, il nous parle, en effet, dans cette chanson, d’un abandon total du fine amant qui, se livrant sans réserve au pouvoir et au bon vouloir de sa dame (au point même qu’elle pourrait le donner ou le vendre), retirerait à travers cela, une source du pouvoir qu’il peut avoir sur elle.  Patience, impeccabilité, fidélité, abandon, voilà les armes véritables de l’amant courtois. Peine et souffrance, son lot, la conquête, sa récompense.  Il faut, bien sûr, voir, là, une envolée lyrique, bien plus littéraire que factuelle, tout à fait dans la veine courtoise, et peut-être encore la marque de la grandiloquence qui est une des signatures de ce poète occitan mais l’idée demeure intéressante par les cartes qu’elle met en main du fine amant (prêt à se réduire presque à néant pour parvenir à ses fins) et la dialectique de pouvoir qu’elle sous-tend.

Pour le reste, après quelques vers teintés de mystère (strophe II) qui pourraient évoquer, par leur nature allusive, les formes du Trobar Clus, on ne pourra que louer la qualité et la pureté incomparable du style de Peire Vidal.

E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

Les paroles  adaptées de l’Occitan au français moderne

Pour base d’adaptation de cette chanson médiévale, nous avons suivi la traduction de Joseph Anglade ( Les poésies de Peire Vidal, Librairie Honoré Champion, 1913). Nous nous en sommes toutefois largement éloignés, par endroits, avec l’appui de quelques bons vieux dictionnaires et lexiques d’occitan médiéval.

I
Pos tôrnatz sui en Proensa
Et a ma domna sap bo,
Ben dei far gaia chanso,
Sivals per reconoissensa :
Qu’ab servir et ab bonrar
Conquier hom de bon senhor
Don e benfait et honor,
Qui be-l sap tener en car :
Per qu’eu m’en dei esforsar.

Puisque je suis revenu en Provence,
Et que ce retour plait à ma dame
Je me dois de faire une chanson joyeuse,
Au moins par reconnaissance;
Car en servant et en honorant
On obtient de bon seigneur
Don et bienfait et honneur,
Pour qui qui sait bien le chérir :
Aussi dois-je m’en efforcer.

II
Ses peccat pris penedensa
E ses tort fait quis perdo,
E trais de nien gen do
Et ai d’ira benvolensa
E gaug entier de plorar
E d’amar doussa sabor,
E sui arditz per paor
E sai perden gazanhar
E, quan sui vencutz, sobrar.

Sans avoir péché je fis pénitence
Et sans tort je demandai pardon ;
Et je tirai de rien un gentil don,
Et de la colère, la bienveillance,
Et la joie parfaite, des pleurs,
Et de l’amer, la douce saveur ;
Et je suis courageux par peur,
Et je sais gagner en perdant,
Et, quand je suis vaincu, triompher* (surpasser)

III
E quar anc no fis falhensa,
Sui en bona sospeisso
Quel maltraitz me torn en pro,
Pos lo bes tan gen comensa.
E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

Et comme jamais je ne commis de faute,
J’ai bon espoir
Que l’effort * (souffrance, peine) tourne à mon profit,
Puisque le bien commence si gentiment.
En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

IV
Estiers non agra garensa,
Mas quar sap que vencutz so,
Sec ma domn’ aital razo
Que vol que vencutz la vensa ;
Qu’aissi deu apoderar
Franc’ umilitatz ricor,
E quar no trob valedor
Qu’ab leis me pose’ aiudar,
Mas precs e merce clamar,

Sans cela, je n’aurais pas de salut (secours);
Mais quand, me sachant vaincu,
Ma dame suit un tel principe
Qu’elle veut que, vaincu, la vainque :
Car ainsi doit l’emporter
La franche humilité sur la puissance (la franche et noble humilité ?)
Et je ne trouve aucune aide,
Qui, auprès d’elle, me puisse secourir,
Autre que lui demander pitié et merci.

V
E pos en sa mantenensa
Aissi del tôt m’abando,
Ja ,no’m deu de no ;
Que ses tota retenensa
Sui seus per vendr’e per dar.
E totz hom fai gran folor
Que ditz qu’eu me vir alhor ;
Mais am ab leis mescabar
Qu’ab autra joi conquistar.

Et puisque, en son pouvoir (territoire, garde, …)
Ainsi, tout entier, je m’abandonne,
Jamais elle ne me refuse :
Car, sans aucune réserve,
Je suis sien pour vendre ou pour donner,
Et tout homme fait grande folie
Qui dit que je me tourne ailleurs,
Puisque je préfère faillir auprès d’elle
Qu’avec une autre conquérir le bonheur ( me procurer de la joie).

VI
E cel que long’ atendensa
Blasma, fai gran falhizo ;
Qu’er an Artus li Breto,
On avian lor plevensa.
Et eu per lonc esperar
Ai conquist ab gran doussor
Lo bais que forsa d’amor
Me fetz a mi dons emblar,
Qu’eras lo-m denh’ autreiar.

Et celui qui longue attente,
Blâme, commet une grande faute :
Car, hier, en Arthur, les Bretons
avaient mis leur confiance, (1)
Et, moi, par une longue attente
J’ai conquis avec grande douceur
Le baiser que la force d’amour
Me fit ravir à ma dame,
Et que, désormais, elle daigne m’octroyer.

VII
Bels Rainiers, per ma crezensa,
Noms sai par ni companho,
Quar tuit li valen baro
Valon sotz vostra valensa.
E pos Deus vos fetz ses par
E.us det mi per servidor,
Servirai vos de lauzor
E d’als, quant o poirai far,
Bels Rainiers, car etz ses par.

Beau Rainier, par ma foi,
Je ne vous connais ni pair ni compagnon,

Car tous les vaillants barons
Valent moins que votre vaillance.
Et puisque Dieu vous fit sans égal
Et me donna à vous pour serviteur,
Je vous servirai en faisant votre éloge
Et de toute manière que je pourrai,
Beau Rainier, car vous êtes sans égal.

(1) traduction de J. Langlade : « car maintenant les Bretons ont leur Arthur où ils avaient mis leur espoir. » 

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

Un peu d’histoire sur les troubadours, leur art et la langue occitane

troubadour_langue_oc_musique_poesie_monde_medieval_moyen-age_passionSujet : poésie, musique médiévale,langue d’oc, occitan, provençal, langues des troubadours
Période : du moyen-âge à nos jours
Média : vidéo documentaire

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passiont si on parlait un peu d’histoire des langues sur notre belle terre de France aujourd’hui et notamment du parlé et du chanté des mythiques troubadours provençaux du moyen-âge? Voici donc quelques réflexions et informations sur le sujet, accompagnées d’un documentaire court mais très informatif aux couleurs du Languedoc d’aujourd’hui et de la belle langue provençale d’oc, de ses racines passées à ses plus belles feuilles contemporaines. Nous parlerons ensuite de manière un peu plus précise des troubadours.

Vidéo-documentaire  sur la langue occitane

On sourira peut-être à la pensée que c’est à un poète-écrivain Italien du moyen-âge, le grand Dante Alighieri (portrait ci-dessous par Sandro Botticelli, 1495) que l’on doit une des premières mentions de la langue d’oc. Il avait en effet  dans son ouvrage « De vulgari eloquentia » (le parler commun ou le parler « vulgaire » au sens commun) classifié les langues romanes suivant la façon de dire « Oui ».: « Oil » au nord, « Oc » au Sud, « Si » en Italie.

Langue millénaire parlée par une bonne moitié sud de la France pendant de nombreux siècles et jusqu’à aujourd’hui dans une moindre mesure, on fait remonter la naissance de l’occitan autour du VIIIe siècle. C’est donc une langue romane qui a aussi des formes dialectales et dont l’espace allait alors de l’Atlantique à la plaine du Pô en Italie, jusqu’au nord du Massif Central et des Pyrénées.

langue_oc_occitan_poesie_musique_monde_medieval_troubadours

Pour la période médiévale qui nous concerne, on doit, entre autres choses, à la langue d’oc et à ses troubadours la création d’une forme poétique chantée unique en son genre qui comprend, notamment, les grands chants courtois et qui rayonna au delà des frontières occitanes dans le bassin méditerranéen et bien sûr jusqu’au nord de la France où les trouvères qui, eux, s’exprimaient en vieux français et ou plutôt même en langue d’oil, s’en inspirèrent largement.

L’Art des troubadours  et la langue d’Oc
au coeur du moyen-âge central

Dans un article sur la question des troubadours (universalis en ligne),  Paul  Zumthor, romancier et poète suisse, spécialiste de poésie médiévale, nous apprend que l’on dénombrait entre les années 1100 et 1350 et dans la France médiévale, plus de 450 troubadours et plus de 2500 chansons. Ces chiffres donnent la mesure de l’ampleur du phénomène et du berceau de créativité incroyable qu’a été le pays d’oc durant ces périodes. Des artistes, hommes et femmes (les « trobairitz » photo ci-dessous) s’adonnent à cet Art musical et poétique et la « canso » occitane (chanson, vers chantés) connaît son apogée.

femme_troubadour_poesie_musique_medievaleIl n’y a pas, alors, dans les chansons des troubadours que les chants d’amour courtois que l’on a souvent retenu. Ces poètes de monde médiéval déclinent, en effet, leur Art sous d’autres formes: polémiques ou satiriques (le Sirventès), ou en forme d’homélie ou de lamentations sur la mort d’un être aimé (le Planh). Fait qui nous en dit encore beaucoup sur les troubadours et l’exercice de leur art, l’absence de notation dans les compositions laisse alors libre champ à l’interprétation de l’artiste sur la rythmique:  « le compositeur abandonnait à son interprète le soin de quantifier les temps » (Paul  Zumthor. op cité). Au fond, le troubadour et son Art n’existent que face à un public et pour ce public. Dans le même esprit, il y  aura aussi les chants improvisés, mais encore les défis poétiques que se lancent entre eux les troubadours pour donner le spectacle. Même si cet leur Art obéit dans l’écriture à des codes, cela reste donc bien une école de la créativité et du jeu.

Les racines et les influences des troubadours et de leurs « cansos » (chansons)

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Le plus étonnant de ce phénomène artistique et de ces troubadours qui enflammèrent littéralement le moyen-âge demeure que l’on n’a toujours pas trouvé les traces d’une inspiration claire des formes artistiques uniques qu’ils ont crée; entendez par là qu’historiquement, les formes musicales et versifiées de leur poésie leur sont propres et sont originales, Elles ne semblent pas émerger clairement de quelques copies ou influences « historiques » directes leur ayant pré-existé. On a émis quelquefois l’hypothèse que l’ouverture à l’Espagne musulmane d’alors et certaines formes de poésies soufies aient pu les inspirer mais rien ne permet de l’établir de manière certaine. Il est possible encore que certaines formes musicales sémitiques aient également influencé certains d’entre eux; les communautés juives étant alors nombreuses en France méridionale et médiévale. Quoiqu’il en soit, on reste, face à tout cela, dans le champ des hypothèses et si ce petit monde des troubadours semble bien s’entendre sur des formes artistiques  « communes », il demeure relativement hétérogène.

Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)
Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)

Pour avoir une vision un peu plus complète du tableau, il faut ajouter que ces artistes, qu’ils soient rois, chevaliers, clercs ou même anonymes, avaient souvent, à leur actif, une bonne culture latine. Concernant enfin les formes de l’amour courtois dont ils feront une promotion active, marquant ainsi à jamais notre littérature comme notre culture, l’influence des légendes celtiques de Tristan et Yseult a aussi  indéniablement compté au nombre de leurs sources d’inspiration. Cette légende et de nombreux récits autour d’elle seront, en effet, publiés sous plusieurs formes en Europe dans le troubadours_musique_poesie_medievale_bernard_de_ventadorn_langue_occitane_moyen-agecourant même du XIIe siècle (Angleterre, France, Allemagne) et des troubadours tels que Bernard de Ventadorn (portrait ci-contre, enluminure du XIIIe siècle) ou Raimbaut d’Orange auront tôt fait, dès ce même siècle, de les chanter, en comparant leurs propres amours à celles contrariées des deux amants bretons qui, ne pouvant le faire de leur vivant, choisirent pour s’aimer de se rejoindre dans la mort.

Bernard de Ventadour (Ventadorn), « Tant ai mo cor ple de joya »
Extrait en version originale occitane

« Eu n’ai la bon’ esperansa.
Mas petit m’aonda,
C’atressi.m ten en balansa
Com la naus en l’onda.
Del mal pes que.m desenansa,
No sai on m’esconda.
Tota noih me vir’ e.m lansa
Desobre l’esponda.
Plus trac pena d’amor
De Tristan l’amador,
Que.n sofri manhta dolor
Per Izeut la blonda. »

Traduction français moderne
« j’ai le coeur si plein de joie »

« Je garde bonne espérance,
– Qui m’aide bien peu –
Car mon âme est balancée
Comme nef sur l’onde.
Du souci qui me déprime
Où m’abriterai-je?
La nuit il m’agite et jette
Sur le bord du lit :
Je souffre plus d’amour
Que l’amoureux Tristan
Qui endura maints tourments
Pour Iseult la blonde. « 

Bernard de Ventadour ou Bernard de Ventadorn (1145-1195)

Quelques réflexions hors champ
pour élargir un peu sur le mythe de Babel

« Une langue différente est une autre vision de la vie »
Federico Fellini

Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle
Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle

Pardonnez-nous la digression qui va suivre mais tout cela nous donne l’occasion de parler un peu de l’apprentissage des langues en général parce qu’au delà de l’appellation « langue régionale » qui semble quelquefois reléguer le débat à quelques documentaires aux heures de peu d’écoute de France 3, il faut se souvenir que plus qu’un assemblage de mots, chaque langue cache d’infinies richesses, un monde de représentations, une façon d’être au monde et de le percevoir. Un mot, un vocable, ne désigne pas seulement la chose mais il l’a crée aussi ou lui donne corps. Chez les touaregs et l’exemple est connu, il existe de nombreux mots pour désigner le sable parce que l’observation et la connaissance de leur milieu de vie les ont conduits à percevoir des nuances là où l’étranger n’y voit goutte (vous me direz dans un désert, cela peut se comprendre). Quoiqu’il en soit, il en est de même langage_babelpour les choses comme pour les sentiments ou les représentations du monde. Contre toutes idées reçues, apprendre une langue, quelle qu’elle soit, ne sert jamais à rien.

On peut, quelquefois, avoir la tentation de souhaiter une certaine fin de Babel, en rêvant d’un monde où nous pourrions tous « enfin » nous comprendre: une langue unique, un esperanto, mais il suffit, en général, d’imaginer que nous perdions notre propre langue maternelle au détriment d’une autre (l’anglais par exemple) pour comprendre combien se diluerait avec cette perte toute une vision des choses, des sentiments, du monde. Fort heureusement, l’homme est un animal linguistique et il n’y a jamais rien eu d’incompatible à apprendre un idiome commun tout en gardant le sien. Louons donc le bilinguisme, le trilinguisme, le quadrilinguisme et plus pourquoi pas, puisque nous en sommes tout à fait capables pour peu qu’on nous en laisse la possibilité.

La tour de Babel de Pieter Brueghel l'Ancien, 1563
La tour de Babel de Pieter Brueghel l’Ancien, 1563

De tout temps,  la lutte des sociétés aux pouvoirs centralisées (et elles le sont désormais toutes), contre leurs langues intra-muros, a toujours été bien plus politique que fondée sur la capacité des hommes à   apprendre et manier plusieurs langages. Le dire ne casse pas trois pattes à un canard, ni ne révolutionne l’usage du fil à couper le beurre, mais ce n’est jamais langue_culture_et_societetant la facilité des échanges que l’on cherche que l’uniformisation des consciences: la langue unique, le citoyen unique et finalement, allons-y, à l’heure de la mondialisation, le marché unique. Une seule étiquette pour tout le monde sur les pots de Yaourt, le bonheur enfin! J’ironise à peine mais, encore une fois, tout cela n’est pas vraiment un projet culturel pour l’homme et n’en prend, en tout cas, jamais la forme (ci-dessus illustration tirée du célèbre film The Wall des Pink Floyd). D’ailleurs, dans les régions où les identités culturelles se défendent encore pour ne pas s’éteindre, les détracteurs l’ont bien compris puisqu’ils en prennent le contre-pied en défendant leur langue d’une manière qui pourrait même, parfois, dérouter le visiteur, quand ce n’est pas le compatriote. Imaginez que je parle français mais que quand vous m’adressiez la parole je vous réponde en Limousin, vous percevrez un peu mieux mon exemple. Il faut vivre quelque temps à Barcelone et en Catalogne pour comprendre tout cela mais du même coup, comprendre un peu mieux aussi le Quebec. Il faut encore rencontrer les indiens Bribri du Costa Rica ou d’autres endroits pour comprendre que les priver de leur langue revient à les priver de leurs racines, de leur histoire et de leur identité profonde. Ils l’ont compris d’ailleurs et se remettent à l’apprendre et à l’enseigner à leurs langage_babel_apprentissage_languesenfants, en plus de l’Espagnol, comme quoi encore une fois, cela n’est pas incompatible.

Comment défendre son identité culturelle sans défendre sa langue dans un contexte qui  l’oppresse? C’est une question très difficile même si contre le repli, il faut sans doute mieux plaider pour l’ouverture. Apprendre les langues du monde et conserver la sienne?Inviter l’autre à découvrir sa propre langue et, avec elle, s’ouvrir à un monde insoupçonné? Encore une fois, rien d’impossible! 

Pour revenir au monde médiéval, Roger Bacon, le célèbre savant et érudit du XIIIe siècle nous disait déjà que  «la connaissance des langues est la porte de la sagesse». Avoir la chance  ou le privilège d’apprendre une langue étrangère à la sienne est une richesse que l’on mesure souvent, une fois l’étape franchie mais à n’en pas douter, les vraies richesses des hommes sont nichées dans leurs cultures et de leurs différences, et qu’on le veuille ou non, tout cela passe par leur langage. C’est aussi cela qui a fait, depuis des millénaires, marcher le monde et avancer l’humanité. Au fond, Babel est peut-être aussi un défi merveilleux qui recèle d’infinis trésors. Il faut aimer les langues et les cultures si l’on aime les hommes et il faut les aimer, même si c’est difficile quelquefois, car ils en ont besoin et n’ont peut-être, au fond même, que ce seul vrai besoin là.

Une belle journée à tous!

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes