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« Quan l’erba fresch… » ou la joie du troubadour Bernart de Ventadorn au renouveau printanier

trouveres_troubadours_musique_poesie_medievale_musique_ancienneSujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, amour courtois, oc.
Période  : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  : Bernart de Ventadorn, (Bernatz) Bernard de Ventadour. (1125-1195)
Titre : Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
Interprète : Camerata Mediterranea
Album :  Bernatz de  Ventadorn, le fou sur le pont (1993)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la poésie lyrique occitane du Moyen-âge central par la grande porte puisque nous vous présentons une nouvelle chanson de Bernart de VentadornBernard de Ventadour).

S’il a compté parmi les nombreux troubadours du XIIe siècle, ce noble limousin est demeuré l’un des plus célèbres et reconnus d’entre eux. On le considère même comme un représentant des formes poétiques les plus abouties de la Langue d’Oc. Pour accompagner cette chanson médiévale, trempée de fine amor (fin’ amor) et de lyrique courtoise, nous nous appuierons sur l’interprétation de la belle formation Camerata Mediterranea.

Bernatz de Ventadorn par la Camerata Mediterranea

Bernatz de Ventadorn : le fou sur le pont

C’est en 1993 que la Camerata Mediterranea de Joel Cohen et de Anne Azéma décida de faire une incursion approfondie dans l’univers de Bernart de Ventadorn. Il faut dire que le legs plutôt prolifique du troubadour offrait l’embarras du choix (de quelques 45 chansons à près de 70, en fonction des  biographes et médiévistes). Au sortir, l’ensemble médiéval choisit de présenter 17 pièces. parmi lesquelles on trouvait, bien sûr, des chansons du troubadour, mais également des extraits lus de sa Vita.

bernard-de-ventadour_ventadorn_troubadour_chanson_medievale_occitan_camerata_mediterraneaPour l’instant, cet album n’est, semble-t-il, pas réédité, mais on peut tout de même en trouver quelques  exemplaires à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Le Fou sur le Pont de Joel Cohen.

Sur l’art et la musique des troubadours de langue occitane mais aussi de langue galaïco-portugaise, rappelons que la Camerata Mediterranea n’en était pas à son premier galop d’essai. Trois ans avant cette production dédiée à Bernard de Ventadour, elle avait, en effet, régalé son public d’un album consacré à ce large répertoire. Sous le titre Lo Gai Saber : Troubadours et Jongleurs 1100-1300, on y trouvait déjà deux chansons de Bernart.

Au renouveau,
le fine amant courtois entre joie et détresse

Dans la pure tradition médiévale courtoise, notre fine amant et troubadour s’éveille ici, avec le printemps, aux joies de l’amour et la nature se joint au concert pour lui envoyer comme autant de signes de son émoi intérieur (cf l’homme médiéval et la nature avec Michel Zink). Pourtant, comme le veut la tradition, derrière la joie viendra aussi se nicher, invariablement, la souffrance et, encore, ce qu’on pourrait être tenté d’appeler, de nos jours, la frustration.

Comme nombre de ses contemporains troubadours, Bernard de Ventadour nous chante  ici, un amour caché, voilé, silencieux qui, pour le coup, ose même à peine se confesser auprès de l’élue. Hors des conventions et de la bienséance, ce sentiment et ce désir, qui flirtent avec les interdits, emportent aussi avec eux leur lot habituel de jalousie et d’inimitié : ces ennemis, médisants ou délateurs qu’on devine dans l’ombre.

Dans cette pièce, Bernard, transporté par son désir ajoutera même une touche d’érotisme et de sensualité avec un baiser volé à sa dame dans son sommeil. L’aimera-t-elle ? Lui cédera-t-elle ? Feindra-t-elle ? Le destin du désir dans l’amour courtois est de ne pouvoir se poser sur son objet, au risque d’y éteindre sa flamme. Sa sublime et son point culminent se situent  dans l’attente, l’incertitude, le doute et il faut que le prétendant de la lyrique courtoise demeure voué à l’inconfort ; sa gloire, sa perfection, sa consécration même en tant que fine amant, étant la force qu’il a de l’accepter ou de s’y résigner.

Notes sur la traduction

Une fois n’est pas coutume, pour cette traduction nous suivons, sans en changer une seule virgule, le travail de Léon Billet, grand spécialiste de Bernard de Ventadorn, dans son ouvrage Bernard de Ventadour troubadour du XIIème siècle, Orfeuil (1974).  Chanoine de son état, cet auteur et biographe fut primé à plusieurs reprises pour ses ouvrages. De son vivant, il créa aussi une association autour de Bernard de Ventadour et de son legs, ayant pour nom la Société Historique des Amis de Ventadour. Si vous vous intéressez de près à ce grand troubadour, nous ne pouvons que vous conseiller de découvrir leur site web. Vous y trouverez une information foisonnante sur l’oeuvre du poète limousin, mais aussi sur les duchés et fiefs rattachés à son nom.


Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
Quand l’herbe est fraîche et la feuille paraît

En introduction de cette pièce interprétée par la Camerata Meditteranea et servie par la voix de Jean-Luc Madier, on trouve, comme indiqué plus haut, un extrait de la vida de Bernard de Ventadour:

E·l vescons de Ventadorn si avia moiller bella, joven e gentil e gaia. E si s’abelli d’En Bernart e de soas chansos e s’enamora de lui et el de la dompna, si qu’el fetz sas chansos e sos vers d’ella, de l’amor qu’el avia ad ella e de la valor de leis. 

« Le vicomte de Ventadour avait une femme belle, jeune, noble et joyeuse.  Et, en effet, elle apprécia Bernart et ses chansons, et s’éprit de lui, et lui de la dame ; aussi fit-il ses chansons et ses « vers » à son sujet, et sur l’amour qu’il avait pour elle et sur ses mérites. » 

I

Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
E la flors boton’ el verjan
E.l rossignols autet e clar
Leva sa votz e mou so chan
Joi ai de lui e joi ai de la flor
Joi ai de mi e de midons major
Daus totas partz sui de joi claus e sens
Mas sel es jois que totz autres jois vens

Quand l’herbe est fraîche et la feuille paraît
et la fleur bourgeonne sur la branche
et le rossignol haut et clair
élève sa voix et entame son chant
j’ai joie de lui et j’ai joie de la fleur
et joie de moi-même et joie plus grande de ma dame.
De toutes parts je suis endos et ceint de joie
mais celui-ci est joie qui vainc toutes les autres.

II

Ai las com mor de cossirar
Que maintas vetz en cossir tan
Lairo m’en poirian portar
Que re no sabria que.s fan
Per Deu Amors be.m trobas vensedor
Ab paucs d’amics e ses autre seignor
Car una vetz tan midons no destrens
Abans qu’eu fos del dezirer estens

Hélas comme je meurs d’y penser
car maintes fois j’y pense tellement
des voleurs pourraient m’emporter
que je ne saurais rien de ce qu’ils font
Par Dieu ! amour tu me trouves bien vulnérable
avec peu d’amis et sans autre seigneur
pourquoi une fois ne tourmentes-tu pas autant ma dame
avant que je ne sois détruit/éteint de désir ?

III

Meraveill me com posc durar
Que no.ill demostre mo talan
Can eu vei midons ni l’esgar
Li seu bel oill tan be l’estan
Per pauc me teing car eu vas leis no cor
Si feira eu si no fos per paor
C’anc no vi cors meills taillatz ni depens
Ad ops d’amar sia tan greus ni lens

Je m’étonne comment je peux supporter si longtemps
de ne pas lui révéler mon désir
quand je vois ma dame et la regarde.
Ses beaux yeux lui vont si bien
à peine puis-je m’abstenir de courir vers elle
et je le ferais ne serait la peur
car jamais je vis corps mieux taillé et peint
au besoin de l’amour si lourd et tard.

IV

Tan am midons e la teing char
E tan la dopt’ e la reblan
C’anc de me no.ill auzei parlar
Ni re no.ill quer ni re no.ill man
Pero ill sap mo mal e ma dolor
E can li plai mi fai ben et onor
E can li plai eu m’en sofert ab mens
Per so c’a leis no.n aveigna blastens

J’aime tant ma dame et je la chéris tant
et je la crains tant et la courtise tant
que jamais je n’ai osé lui parler de moi
et je ne lui demande rien et je ne lui mande rien.
Pourtant elle connaît mon mal et ma douleur
et quand cela lui plaît, elle me fait du bien et m’honore
et quand cela lui plaît, je me contente de moins
afin qu’elle n’en reçoive aucun blâme.

V

S’eu saubes la gen enchantar
Mei enemic foran efan
Que ja us no saubra triar
Ni dir re que.ns tornes a dan
Adoncs sai eu que vira la gensor
E sos bels oills e sa frescha color
E baizera.ill tan la boch’ en totz sens
Si que d’un mes i paregra lo sens

Si je savais enchanter les gens
mes ennemis deviendraient des enfants
de façon à ce que même pas un seul sache choisir
ni dire rien qui puisse tourner à notre préjudice.
Alors je sais que je verrai la plus gracieuse
et ses beaux yeux et sa fraîche couleur
et je lui baiserais la bouche dans tous les sens
si bien que durant un mois y paraîtrait la marque.

VI

Be la volgra sola trobar
Que dormis o.n fezes semblan
Per qu’e.ill embles un doutz baizar
Pus no vaill tan qu’eu lo.ill deman
Per Deu domna pauc esplecham d’amor
Vai s’en lo tems e perdem lo meillor
Parlar degram ab cubertz entresens
E pus no.ns val arditz valgues nos gens

Je voudrais bien la trouver seule
qu’elle dorme ou qu’elle fasse semblant
pour lui voler un doux baiser
car je n’ai pas le courage de le lui demander.
Par Dieu dame nous réussissons peu de chose en amour
le temps s’en va et nous perdons le meilleur
nous devrions parler à mots couverts
et puisque la hardiesse nous est d’aucun recours recourons à la ruse.

VII

Be deuri’om domna blasmar
Can trop vai son amic tarzan
Que lonja paraula d’amar
Es grans enois e par d’enjan
C’amar pot om e far semblan aillor
E gen mentir lai on non a autor
Bona domna ab sol c’amar mi dens
Ja per mentir eu no serai atens

On devrait bien blâmer une dame
si elle fait trop attendre son ami
car long discours d’amour
est d’un grand ennui et paraît tromperie
car on peut aimer et faire semblant ailleurs
et gentiment mentir là où il n’y a pas de témoins.
Excellente dame, si seulement tu daignais m’aimer
je ne serais jamais pris en flagrant délit de mensonge.

Tornada

Messatger vai e no m’en prezes mens
S’eu del anar vas midons sui temens

Envoi

Messager va et qu’elle ne m’en estime pas moins
si je crains d’aller chez ma dame.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.

Quan vei la lauzeta mover: Bernart de Ventadorn, grand troubadour du XIIe siècle

trouveres_troubadours_musique_poesie_medievale_musique_ancienneSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, amour courtois, fin’amor, langue d’oc.
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Bernart de Ventadorn, Bernard de Ventadour. (1125-1195)
Interprète : Gérard Zuchetto
Titre : Quan vei la lauzeta mover (quand je vois l’alouette)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous nous rendons aujourd’hui en terres d’Oc, pour découvrir ou redécouvrir la poésie chantée d’un des plus  grands représentants de l’Art des troubadours occitans du moyen-âge central et  du XIIe : Bernart de Ventadorn (francisé Bernard de Ventadour).

Sa vie nous est connue principalement au travers de ses propres oeuvres et notamment de manière posthume par les « vidas », ces biographies de troubadours attribuées (au moins pour celle de Bernard de Bernard de Ventadour, enluminure, Manuscrit 12473 , BnF (XIIIe siècle)Ventadorn) au troubadour et  poète Uc de Saint-Circ    (1213 -1257).

Bernard de Ventadour,
Manuscrit 12473 , BnF (XIIIe)

Ces vidas  apparaissent au XIIIe et près d’un demi-siècle après la mort du célèbre poète. Elles se destinaient à  témoigner de l’art des trouveurs occitans et à introduire leurs œuvres poétiques et leurs chansons.

La vida de Bernart de Ventadorn

La vida de Bernart de Ventadorn nous conte ainsi que le poète était d’origine limousine. On le dit d’humble lignage. Il aurait fréquenté la cour d’Alienor d’Aquitaine dont il serait tombé amoureux et qu’il aurait suivi après que cette dernière se fut mariée au duc de Normandie et roi d’Angleterre Henri II Plantagenet.  Plus tard, notre poète et « trouveur » aurait servi à la cour de Raymond V de alienor_aquitaine_bernard_ventadour_ventadorn_lauzeta_poesie_musique_medievale_troubadoursToulouse, pour, plus tard, renoncer à son art poétique en se faisant moine à l’Abbaye de Dalon, en Dordogne où il finira sa vie.

Les « vidas »  sont aujourd’hui étudiées plus, ou au moins autant, pour leur valeur littéraire que pour l’authenticité historique de leurs affirmations. Il est donc difficile de savoir si Bernart de Ventadorn fut vraiment amoureux d’Alienor d’Aquitaine comme l’affirme Uc de Saint Circ  ou s’il s’agit là d’une façon romancée de présenter la vie du grand troubadour occitan.

« Et el s’en parti e si s’en anet a la duchessa de Normandia, qu’era joves e de gran valor e s’entendia en pretz et en honor et en bendig de lausor. E plasion li fort las chansos e·l vers d’En Bernart, et ella lo receup e l’acuilli mout fort. Lonc temps estet en sa cort, et enamoret se d’ella et ella de lui, e fetz mantas bonas chansos d’ella. Et estan ab ella, lo reis Enrics d’Engleterra si la tolc per moiller e si la trais de Normandia e si la menet en Angleterra. En Bernart si remas de sai tristz e dolentz, e venc s’en al bon comte Raimon de Tolosa, et ab el estet tro que·l coms mori. Et En Bernart, per aquella dolor, si s’en rendet a l’ordre de Dalon, e lai el definet. »

« (…) Et il s’en sépara (l’épouse du vicomte de Ventadour) et s’en alla à la duchesse de Normandie qui était jeune et de grande valeur et qui comprenait le prix et l’honneur et les belles paroles de louange et elle le reçut et l’accueillit très bien. Longtemps il fut en sa cour et fut amoureux d’elle et elle de lui et fit beaucoup de bonnes chansons d’elle. Et étant près d’elle le roi Henri d’Angleterre la prit pour femme et l’emmena de Normandie et l’emmena en Angleterre. En Bernart resta de ce côté triste et douloureux et s’en alla au bon comte de Toulouse et fut près de lui jusqu’à ce que le comte mourût. »

Vida de Bernart De Ventadorn – Extrait

L’auteur médiéval légua quarante-cinq chansons considérées comme de véritables fleurons de la langue occitane dans sa forme la plus aboutie. Il y chante le fin’amor, cet amour courtois que les troubadours porteront haut et fort durant le XIIe siècle et qui influencera les formes littéraires du sentiment amoureux durant de nombreux siècles après eux.

Gérard Zuchetto, un troubadour moderne
à la recherche des trésors occitans

Musicien, interprète  et chercheur, Gérard Zuchetto a consacré son temps, ses recherches et son talent à l’art  des troubadours des XIIe et XIIIe siècles. Nous sommes avec cet artiste, passionné de musiques médiévales au point d’en être devenu expert, autant dans la performance artistique que dans l’ethnomusicologie, c’est à dire dans le parti-pris de restitution au plus près de l’esprit de l’art des trobadors. Créatif, il propose également des compositions plus libres d’inspiration autour de ce même thème.

musique_poesie_chanson_medievale_ancienne_troubadours_bernard_de_vendatour_ventadorn_gerard_zuchetto_moyen-age_centralSes recherches se déclinent en productions musicales, mais aussi en films et encore en ouvrages sur la question. Au fil du temps, une troupe s’est d’ailleurs formée autour de Gérard Zuchetto qui produit spectacles, concerts et autres événements en relation avec l’art des troubadours et la culture occitane, sous les labels et appellations Trob’Art production et Troubadours Art Ensemble. Vous trouverez le détail  de leurs activités et productions, ainsi que leur agenda sur leur site web:  art-troubadours.com.

La primavera d’amore, Trovatori XII-XIIIe

Dans cet album enregistré en 1997 et sorti l’année suivante chez Foné, Gérard Zuchetto était accompagné des musiciens et instrumentistes  Patrice Brient et Jacques Khoudir  pour mettre à l’honneur son sujet de prédilection et nous proposer entre autre, cette très belle version de la célèbre Lauzeta de Bernart de Ventadorn.

troubadours_bernard_ventadorn_ventadour_gerard_zuchetto_musique_poesie_chanson_medievale_amour_courtois_lauzeta


Quan vei la lauzeta mover : les paroles en occitan & adaptation en français moderne

Can vei la lauzeta mover
De joi sas alas contra’l rai,
Que s’oblid’ e’s laissa chazer
Per la doussor c’al cor li vai,
Ai! Tan grans enveya m’en ve
De cui qu’eu veya jauzion!
Meravilhas ai, car desse
Lo cor de dezirer no’m fon

Quand je vois l’alouette
agiter de joie ses ailes
face aux rayons [du soleil],
s’oublier et se laisser choir
dans la douceur qui au cœur lui vient,
hélas ! une si grande envie me pénètre
de ce bonheur que je vois,
que je tiens à miracle
si mon coeur ne se consume pas de désir.

Ailas! Tan cuidava saber
D’amor, e tan petit en sai,
Car eu d’amar no’m posc tener
Celeis don ja pro non aurai.
Tout m’a mon cor, e tout m’a me,
E se mezeis e tot lo mon;
E can se’m tolc, no’m laisset re
Mas dezirer e cor volon.

Hélas ! Je croyais tant savoir
sur l’amour et j’en sais si peu !
Car je ne peux me retenir d’aimer
celle que je ne peux atteindre.
Elle a tout mon coeur, elle m’a tout entier,
elle-même et tout l’univers.
Elle ne m’a rien laissé,
sauf le désir et un coeur fou.

Anc non agui de me poder
Ni no fui meus de l’or’ en sai
Que’m laisset en sos olhs vezer
En un miralh que mout me plai.
Miralhs, pus me mirei en te,
M’an mort li sospir de preon,
C’aissi’m perdei com perdet se
Lo bels Narcisus en la fon.

Je n’eus sur moi plus de pouvoir
et je ne m’appartins plus,
du jour où elle me laissa mirer en ses yeux,
miroir qui beaucoup me plaît.
Miroir, depuis que je me suis miré en toi,
les soupirs profonds m’ont fait mourir.
Je suis perdu comme se perdit
en la fontaine le beau Narcisse.

De las domnas me dezesper;
Ja mais en lor no’m fiarai;
C’aissi com las solh chaptener,
Enaissi las deschaptenrai.
Pois vei c’una pro no m’en te
Vas leis que’m destrui e’m cofon,
Totas las dopt’ e las mescre,
Car be sai c’atretals se son.

Je désespère des femmes ,
jamais je ne me fierai à leurs paroles;
de même que j’avais coutume de les louer,
de même je les déprécierai.
Pas une pour me défendre
auprès de celle qui me détruit et me confond !
Je les hais toutes et les renie,
car je sais bien qu’elles sont toutes ainsi.

D’aisso’s fa be femna parer
Ma domna, per qu’eu’lh’ o retrai,
Car no vol so c’om voler,
E so c’om li deveda, fai.
Chazutz sui en mala merce,
Et ai be faih co’l fols en pon;
E no sai per que m’esdeve,
Mas car trop puyei contra mon.

Bien femme aussi apparaît ma dame,
et c’est pourquoi j’enrage,
car elle ne veut pas ce qu’on doit vouloir,
elle fait ce qu’on lui défend.
Je suis tombé en pitoyable fortune.
J’ai bien fait le fou sur le pont,
et je ne sais pourquoi je m’égare,
voulant monter contre mont.

Merces es perduda, per ver,
Et eu non o saubi anc mai,
Car cilh qui plus en degr’aver,
Non a ges, et on la querrai ?
A ! Can mal sembla, qui la ve,
Qued aquest chaitiu deziron
Que ja ses leis non aura be,
Laisse morrir, que no l’aon.

Perdue la pitié vraiment
(et de cela je ne me doutai jamais),
car celle qui devait en avoir le plus
n’en a pas; et où la chercherai-je ?
Ah ! Quelle apparence trompeuse ! En la voyant,
l’imaginerait-on capable de laisser mourir
un passion malheureuse
qui jamais ne s’épanouira sous ses lois ?

Pus ab midons no’m pot valer
Precs ni merces ni’l dreihz qu’eu ai,
Ni a leis no ven a plazer
Qu’eu l’am, ja mais no’lh o dirai.
Aissi’m part de leis e’m recre;
Mort m’a, e per mort li respon,
E vau m’en, pus ilh no’m rete,
Chaitius, en issilh, no sai on.

Puisque plus rien ne peut valoir,
ni prière, ni pitié, ni un droit qui fut le mien,
puisque nullement ne lui plaît
le fait que je l’aime, jamais plus je ne lui parlerai,
je me sépare d’elle et je renonce.
Elle me tue, et c’est un mort qui parle.
Et je m’en vais, puisqu’elle ne me retient,
malheureux, en exil, je ne sais où.

Tristans, ges non auretz de me,
Qu’eu m’en vau, chaitius, no sai on.
De chantar me gic e’m recre,
E de joi e d’amor m’escon.

Tristan, vous n’aurez rien de moi,
car je m’en vais, malheureux, je ne sais où.
Je mets un terme à mes chants et y renonce.
Loin de la joie et de l’amour je me cache.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Un peu d’histoire sur les troubadours, leur art et la langue occitane

troubadour_langue_oc_musique_poesie_monde_medieval_moyen-age_passionSujet : poésie, musique médiévale,langue d’oc, occitan, provençal, langues des troubadours
Période : du moyen-âge à nos jours
Média : vidéo documentaire

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passiont si on parlait un peu d’histoire des langues sur notre belle terre de France aujourd’hui et notamment du parlé et du chanté des mythiques troubadours provençaux du moyen-âge? Voici donc quelques réflexions et informations sur le sujet, accompagnées d’un documentaire court mais très informatif aux couleurs du Languedoc d’aujourd’hui et de la belle langue provençale d’oc, de ses racines passées à ses plus belles feuilles contemporaines. Nous parlerons ensuite de manière un peu plus précise des troubadours.

Vidéo-documentaire  sur la langue occitane

On sourira peut-être à la pensée que c’est à un poète-écrivain Italien du moyen-âge, le grand Dante Alighieri (portrait ci-dessous par Sandro Botticelli, 1495) que l’on doit une des premières mentions de la langue d’oc. Il avait en effet  dans son ouvrage « De vulgari eloquentia » (le parler commun ou le parler « vulgaire » au sens commun) classifié les langues romanes suivant la façon de dire « Oui ».: « Oil » au nord, « Oc » au Sud, « Si » en Italie.

Langue millénaire parlée par une bonne moitié sud de la France pendant de nombreux siècles et jusqu’à aujourd’hui dans une moindre mesure, on fait remonter la naissance de l’occitan autour du VIIIe siècle. C’est donc une langue romane qui a aussi des formes dialectales et dont l’espace allait alors de l’Atlantique à la plaine du Pô en Italie, jusqu’au nord du Massif Central et des Pyrénées.

langue_oc_occitan_poesie_musique_monde_medieval_troubadours

Pour la période médiévale qui nous concerne, on doit, entre autres choses, à la langue d’oc et à ses troubadours la création d’une forme poétique chantée unique en son genre qui comprend, notamment, les grands chants courtois et qui rayonna au delà des frontières occitanes dans le bassin méditerranéen et bien sûr jusqu’au nord de la France où les trouvères qui, eux, s’exprimaient en vieux français et ou plutôt même en langue d’oil, s’en inspirèrent largement.

L’Art des troubadours  et la langue d’Oc
au coeur du moyen-âge central

Dans un article sur la question des troubadours (universalis en ligne),  Paul  Zumthor, romancier et poète suisse, spécialiste de poésie médiévale, nous apprend que l’on dénombrait entre les années 1100 et 1350 et dans la France médiévale, plus de 450 troubadours et plus de 2500 chansons. Ces chiffres donnent la mesure de l’ampleur du phénomène et du berceau de créativité incroyable qu’a été le pays d’oc durant ces périodes. Des artistes, hommes et femmes (les « trobairitz » photo ci-dessous) s’adonnent à cet Art musical et poétique et la « canso » occitane (chanson, vers chantés) connaît son apogée.

femme_troubadour_poesie_musique_medievaleIl n’y a pas, alors, dans les chansons des troubadours que les chants d’amour courtois que l’on a souvent retenu. Ces poètes de monde médiéval déclinent, en effet, leur Art sous d’autres formes: polémiques ou satiriques (le Sirventès), ou en forme d’homélie ou de lamentations sur la mort d’un être aimé (le Planh). Fait qui nous en dit encore beaucoup sur les troubadours et l’exercice de leur art, l’absence de notation dans les compositions laisse alors libre champ à l’interprétation de l’artiste sur la rythmique:  « le compositeur abandonnait à son interprète le soin de quantifier les temps » (Paul  Zumthor. op cité). Au fond, le troubadour et son Art n’existent que face à un public et pour ce public. Dans le même esprit, il y  aura aussi les chants improvisés, mais encore les défis poétiques que se lancent entre eux les troubadours pour donner le spectacle. Même si cet leur Art obéit dans l’écriture à des codes, cela reste donc bien une école de la créativité et du jeu.

Les racines et les influences des troubadours et de leurs « cansos » (chansons)

troubadour_langue_oc_musique_poesie_moyen-age_monde_medieval

Le plus étonnant de ce phénomène artistique et de ces troubadours qui enflammèrent littéralement le moyen-âge demeure que l’on n’a toujours pas trouvé les traces d’une inspiration claire des formes artistiques uniques qu’ils ont crée; entendez par là qu’historiquement, les formes musicales et versifiées de leur poésie leur sont propres et sont originales, Elles ne semblent pas émerger clairement de quelques copies ou influences « historiques » directes leur ayant pré-existé. On a émis quelquefois l’hypothèse que l’ouverture à l’Espagne musulmane d’alors et certaines formes de poésies soufies aient pu les inspirer mais rien ne permet de l’établir de manière certaine. Il est possible encore que certaines formes musicales sémitiques aient également influencé certains d’entre eux; les communautés juives étant alors nombreuses en France méridionale et médiévale. Quoiqu’il en soit, on reste, face à tout cela, dans le champ des hypothèses et si ce petit monde des troubadours semble bien s’entendre sur des formes artistiques  « communes », il demeure relativement hétérogène.

Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)
Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)

Pour avoir une vision un peu plus complète du tableau, il faut ajouter que ces artistes, qu’ils soient rois, chevaliers, clercs ou même anonymes, avaient souvent, à leur actif, une bonne culture latine. Concernant enfin les formes de l’amour courtois dont ils feront une promotion active, marquant ainsi à jamais notre littérature comme notre culture, l’influence des légendes celtiques de Tristan et Yseult a aussi  indéniablement compté au nombre de leurs sources d’inspiration. Cette légende et de nombreux récits autour d’elle seront, en effet, publiés sous plusieurs formes en Europe dans le troubadours_musique_poesie_medievale_bernard_de_ventadorn_langue_occitane_moyen-agecourant même du XIIe siècle (Angleterre, France, Allemagne) et des troubadours tels que Bernard de Ventadorn (portrait ci-contre, enluminure du XIIIe siècle) ou Raimbaut d’Orange auront tôt fait, dès ce même siècle, de les chanter, en comparant leurs propres amours à celles contrariées des deux amants bretons qui, ne pouvant le faire de leur vivant, choisirent pour s’aimer de se rejoindre dans la mort.

Bernard de Ventadour (Ventadorn), « Tant ai mo cor ple de joya »
Extrait en version originale occitane

« Eu n’ai la bon’ esperansa.
Mas petit m’aonda,
C’atressi.m ten en balansa
Com la naus en l’onda.
Del mal pes que.m desenansa,
No sai on m’esconda.
Tota noih me vir’ e.m lansa
Desobre l’esponda.
Plus trac pena d’amor
De Tristan l’amador,
Que.n sofri manhta dolor
Per Izeut la blonda. »

Traduction français moderne
« j’ai le coeur si plein de joie »

« Je garde bonne espérance,
– Qui m’aide bien peu –
Car mon âme est balancée
Comme nef sur l’onde.
Du souci qui me déprime
Où m’abriterai-je?
La nuit il m’agite et jette
Sur le bord du lit :
Je souffre plus d’amour
Que l’amoureux Tristan
Qui endura maints tourments
Pour Iseult la blonde. « 

Bernard de Ventadour ou Bernard de Ventadorn (1145-1195)

Quelques réflexions hors champ
pour élargir un peu sur le mythe de Babel

« Une langue différente est une autre vision de la vie »
Federico Fellini

Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle
Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle

Pardonnez-nous la digression qui va suivre mais tout cela nous donne l’occasion de parler un peu de l’apprentissage des langues en général parce qu’au delà de l’appellation « langue régionale » qui semble quelquefois reléguer le débat à quelques documentaires aux heures de peu d’écoute de France 3, il faut se souvenir que plus qu’un assemblage de mots, chaque langue cache d’infinies richesses, un monde de représentations, une façon d’être au monde et de le percevoir. Un mot, un vocable, ne désigne pas seulement la chose mais il l’a crée aussi ou lui donne corps. Chez les touaregs et l’exemple est connu, il existe de nombreux mots pour désigner le sable parce que l’observation et la connaissance de leur milieu de vie les ont conduits à percevoir des nuances là où l’étranger n’y voit goutte (vous me direz dans un désert, cela peut se comprendre). Quoiqu’il en soit, il en est de même langage_babelpour les choses comme pour les sentiments ou les représentations du monde. Contre toutes idées reçues, apprendre une langue, quelle qu’elle soit, ne sert jamais à rien.

On peut, quelquefois, avoir la tentation de souhaiter une certaine fin de Babel, en rêvant d’un monde où nous pourrions tous « enfin » nous comprendre: une langue unique, un esperanto, mais il suffit, en général, d’imaginer que nous perdions notre propre langue maternelle au détriment d’une autre (l’anglais par exemple) pour comprendre combien se diluerait avec cette perte toute une vision des choses, des sentiments, du monde. Fort heureusement, l’homme est un animal linguistique et il n’y a jamais rien eu d’incompatible à apprendre un idiome commun tout en gardant le sien. Louons donc le bilinguisme, le trilinguisme, le quadrilinguisme et plus pourquoi pas, puisque nous en sommes tout à fait capables pour peu qu’on nous en laisse la possibilité.

La tour de Babel de Pieter Brueghel l'Ancien, 1563
La tour de Babel de Pieter Brueghel l’Ancien, 1563

De tout temps,  la lutte des sociétés aux pouvoirs centralisées (et elles le sont désormais toutes), contre leurs langues intra-muros, a toujours été bien plus politique que fondée sur la capacité des hommes à   apprendre et manier plusieurs langages. Le dire ne casse pas trois pattes à un canard, ni ne révolutionne l’usage du fil à couper le beurre, mais ce n’est jamais langue_culture_et_societetant la facilité des échanges que l’on cherche que l’uniformisation des consciences: la langue unique, le citoyen unique et finalement, allons-y, à l’heure de la mondialisation, le marché unique. Une seule étiquette pour tout le monde sur les pots de Yaourt, le bonheur enfin! J’ironise à peine mais, encore une fois, tout cela n’est pas vraiment un projet culturel pour l’homme et n’en prend, en tout cas, jamais la forme (ci-dessus illustration tirée du célèbre film The Wall des Pink Floyd). D’ailleurs, dans les régions où les identités culturelles se défendent encore pour ne pas s’éteindre, les détracteurs l’ont bien compris puisqu’ils en prennent le contre-pied en défendant leur langue d’une manière qui pourrait même, parfois, dérouter le visiteur, quand ce n’est pas le compatriote. Imaginez que je parle français mais que quand vous m’adressiez la parole je vous réponde en Limousin, vous percevrez un peu mieux mon exemple. Il faut vivre quelque temps à Barcelone et en Catalogne pour comprendre tout cela mais du même coup, comprendre un peu mieux aussi le Quebec. Il faut encore rencontrer les indiens Bribri du Costa Rica ou d’autres endroits pour comprendre que les priver de leur langue revient à les priver de leurs racines, de leur histoire et de leur identité profonde. Ils l’ont compris d’ailleurs et se remettent à l’apprendre et à l’enseigner à leurs langage_babel_apprentissage_languesenfants, en plus de l’Espagnol, comme quoi encore une fois, cela n’est pas incompatible.

Comment défendre son identité culturelle sans défendre sa langue dans un contexte qui  l’oppresse? C’est une question très difficile même si contre le repli, il faut sans doute mieux plaider pour l’ouverture. Apprendre les langues du monde et conserver la sienne?Inviter l’autre à découvrir sa propre langue et, avec elle, s’ouvrir à un monde insoupçonné? Encore une fois, rien d’impossible! 

Pour revenir au monde médiéval, Roger Bacon, le célèbre savant et érudit du XIIIe siècle nous disait déjà que  «la connaissance des langues est la porte de la sagesse». Avoir la chance  ou le privilège d’apprendre une langue étrangère à la sienne est une richesse que l’on mesure souvent, une fois l’étape franchie mais à n’en pas douter, les vraies richesses des hommes sont nichées dans leurs cultures et de leurs différences, et qu’on le veuille ou non, tout cela passe par leur langage. C’est aussi cela qui a fait, depuis des millénaires, marcher le monde et avancer l’humanité. Au fond, Babel est peut-être aussi un défi merveilleux qui recèle d’infinis trésors. Il faut aimer les langues et les cultures si l’on aime les hommes et il faut les aimer, même si c’est difficile quelquefois, car ils en ont besoin et n’ont peut-être, au fond même, que ce seul vrai besoin là.

Une belle journée à tous!

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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