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Chanson médiévale : « Amigo, queredes vos ir ? » une cantiga du Roi Denis du Portugal

roi_troubadour_poete_denis_1er_portugal_poesie_chansons_medievales_moyen-age_centralSujet    :  troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chansons médiévales, cantigas de amor, galicien-portugais, musique médiévale
Période  : Moyen Âge central, XIIIe, début XIVe
Titre :  Amigo, queredes vos ir ?
Auteur    : Denis 1er du portugal  (1261-1325)
Interprète    : Paulina Ceremuzynska
Album : Cantigas de amor y de amigo, 2004

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu Moyen Âge central,  de nombreux  seigneurs et même rois se sont adonnés à l’art  des  troubadours et à l’exercice de la poésie courtoise.  On en trouve de célèbres dans le sud, comme dans le nord de la France, mais de nombreux autres pays d’Europe ne sont pas en reste.  C’est notamment le cas de la péninsule ibérique.

En Espagne, on connaîtra des lignées de grands rois et seigneurs, grand amoureux de littérature et  férus de  rimes,  dont Alphonse X de Castille n’est pas le moindre, bien sûr. Quant au  Portugal des XIIIe et XIVe siècles,  il léguera aussi de beaux auteurs et troubadours à la postérité, dont l’un des plus célèbres  n’est autre qu’un monarque du Portugal lui-même : Dom Dinis,  connu encore  sous le nom de Denis 1er du portugal, grand roi laboureur, fin politique,  homme de lettres et poète  à ses heures qui laissera de très belles pièces courtoises. C’est donc une d’entre elles que  nous vous présentons aujourd’hui, et sa belle interprétation par la talentueuse  Paulina Ceremuzynska.   Cette chanson d’amour médiévale a pour titre   « Amigo, queredes vos ir ? » : Ami, (ainsi) vous voulez partir ? »

Une cantiga de amor

Cantiga de amor plus que cantiga de amigo,   en fait de belle esseulée chantant l’absence de son  amant,  le Roi Denis nous propose plutôt ici un dialogue  entre un amant courtois et sa dame. Sur le thème de la séparation et du déchirement, on  peut lire entre ses rimes   ce qui pourrait être  une situation digne de   celle de Tristan et Yseult :   amour interdit ou illégitime  qui semble même  peut être déjà consommé ?  La cantiga-amor-roi-denis-musique-chanson-medievale-chansonnier-vaticanliaison qui sous-tend cette pièce poétique est, en tout cas, réciproque et bien engagée mais elle doit se terminer à l’initiative de l’amant.

On peut trouver notamment cette pièce dans le Cancioneiro da Vaticana. Cet impressionnant manuscrit du XVIe siècle  est  la copie d’un original daté du XIIIe-XIVe siècle. Il contient plus de 1200 cantigas, pour près d’une centaine d’auteurs. Voir également cet article.

Bien qu’à la torture, ce dernier prend en effet sur lui de   se « départir » de la dame.  Dut-il en mourir, il lui faut  s’en aller pour la sauver, elle ou sa réputation.  L’amour impossible, illicite,   trouve ici   ses limites et découvre toute l’étendue de son drame.

Du point de vue du style, le choix des mots reste celui de la simplicité comme c’est presque toujours le cas dans le genre des cantigas de amigo ou de amor espagnoles et portugaises. En fait de refrain formel, c’est le thème de la mort qui vient ici  scander cette poésie,  en faisant planer sa menace sur les deux amants meurtris d’avance à l’idée de la séparation.

 Amigo, queredes vos ir  par   Paulina Ceremuzynska

Cantigas de amor y de amigo
l’album de   Paulina Ceremuzynska

En 2004,       Paulina Ceremuzynska   sortait un superbe album   sur le thème  des    Cantigas de amor y de amigo du Moyen Âge central qu’elle affectionne particulièrement.  On se souvient, en effet,  que  cette  talentueuse chanteuse soprano et musicologue portugaise s’est installée à Santiago de Compostelle  où elle a eu l’occasion d’étudier de près la musique ancienne et les manuscrits du Portugal et de l’Espagne médiévale.
chanson-medievale-cantiga-amigo-roi-denis-album-Paulina-Ceremuzynska-moyen-ageCet album présente treize pièces superbement interprétées : neuf cantigas sont issues du répertoire de Don Denis du Portugal.  Quatre autres proviennent de celui du célèbre troubadour Martin  Codax.

A ce jour,  cette production  ne semble pas avoir été rééditée. Les seuls exemplaires qui se trouvaient disponibles à l’import  sur Amazon, sont, à date de cet article, écoulés : voir cantigas de Amor e Amigo.    On pourra peut-être la retrouver sur quelques plateformes dématérialisées légales mais il faut espérer qu’il sera également disponible à nouveau au format CD : la voix et les performances de Paulina Ceremuzynska ont toujours quelque chose de très spéciale et de très pur et,  à l’image de son travail, cet album est un véritable réussite.


« Amigo, queredes vos ir ? »    du roi Denis
traduit en français moderne

Amigo, queredes vos ir?
Si, mia senhor, ca nom poss’al
fazer, ca seria meu mal
e vosso; por end’a partir
mi convem d’aqueste logar;
mais que gram coita d’endurar
me será, pois m’é sem vós vir!

– Mon ami,   vous voulez partir ?
– Oui, ma dame, puisque je ne peux
faire autrement, car rester serait mon malheur
et le vôtre : c’est pourquoi il convient,
pour finir,   
que je quitte cet endroit.

Mais quel grand malheur vais-je devoir endurer
Puisque je ne vous verrai plus !

Amigu’, e de mim que será?
Bem, senhor bõa e de prez;
e pois m’eu fôr daquesta vez,
o vosso mui bem se passará;
mais morte m’é de m’alongar
de vós e ir-m’alhur morar.
Mais pois é vós ũa vez ja!

– Mon ami, et de moi qu’adviendra-t-il ?
– Et bien, belle dame de grande valeur
Quand je serais parti, cette fois
Votre bonheur disparaîtra,
Mais m’éloigner de vous me tuera,
Et pourtant il me faut m’éloigner
Même si c’est pour vous que je le fais!

Amigu’, eu sem vós morrerei.
– Nom querrá Deus esso, senhor;
mais pois u vós fôrdes, nom fôr
o que morrerá, eu serei;
mais quer’eu ant’o meu passar
ca assi do voss’aventurar,
ca eu sem vós de morrer hei!

Queredes-m’, amigo, matar?
Nom, mia senhor, mais por guardar
vós, mato-mi que m’o busquei.

– Mon ami, moi sans vous, je mourrai
– Je ne veux pas cela, madame,
Mais puisque là où vous irez, je ne pourrais aller,
Celui qui mourra, ce sera moi
Mais je veux mourir avant
De vous causer des mésaventures 
Car sans vous je mourrais.

– Ami, vous voulez-me tuer ?
–    Non ma dame, mais pour vous protéger
C’est moi que je cherche à tuer (c’est moi que je veux tuer puisque je l’ai mérité).

Note :   cette traduction mériterait quelques vérifications aussi  disons que c’est une premier jet.


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

La Cantiga de Santa Maria 140 : chant de louange à la Vierge et culte marial médiéval

musique_espagne_medievale_cantigas_santa_maria_alphonse_de_castille_moyen-age_centralSujet  : musique médiévale,  Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, louange, Sainte-Marie,  vierge, miséricorde
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga  140    « Sean dados honrados »
Ensemble :  Theatrum Instrumentorum & Aleksandar Sasha Karlic 
Album :  Alfonso « El Sabio »: Cantigas de Santa Maria (1999)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous  revenons, aujourd’hui, à l’Espagne médiévale d’Alphonse le Savant et ses Cantigas de  Santa Maria. Nous avons, jusque là, étudié de nombreux miracles  issus de ce corpus du roi de Castille du XIVe siècle.   Cette fois-ci, pour varier un peu, la pièce que nous vous proposons, la cantiga  140 est un chant de louange. Elle alimentera également,   nos autres articles au  sujet du culte marial et son importance au Moyen Âge central.

Theatrum Instrumentorum & Aleksandar Sasha Karlic

Theatrum  Instrumentorum   et   Aleksandar Sasha Karlic 

La formation Theatrum  Instrumentorum fut fondée  au milieu des années 90  et dirigée par   Aleksandar Sasha Karlic.  La passion de ce musicien yougoslave pour les musiques anciennes ou encore ethniques, n’était pas nouvelle.  Installé en Italie, il y  avait suivi le conservatoire de Milan et de Parme. Plus tard, il avait également collaboré avec quelques grands noms de la scène locale des musiques anciennes et traditionnelles. En plus de ses talents  de directeur, Aleksandar Sasha Karlic  est aussi  joueur de luth , de oud, de  percussions et il également doté de talents vocaux.

musique-medievale-cantigas-santa-maria-Theatrum-instrumentorum-Aleksandar-Sasha-Karlic-moyen-age

Sous sa houlette, la formation  Theatrum Instrumentorum   s’est faite connaître dans le domaine des musiques anciennes et médiévales,  en Italie,  mais aussi dans d’autres pays d’Europe. Du point de vue discographique, elle a légué 6 albums qui furent tous  bien accueillis par la critique.   En plus des Cantigas de Santa Maria qui font l’objet de cet article, on peut y trouver les Carmina Burana, le Llibre Vermell de Montserrat, mais encore des Chants grégoriens et religieux de Giovanni Pierluigi da Palestrina en provenance du XVIe siècle.

Sauf erreur, Theatrum Instrumentorum n’est plus actif depuis longtemps déjà et on ne trouve plus grand chose à son sujet sur le net.  Quant à son directeur, en 2004, il a fondé, toujours en Italie,   Balkan Blues, une nouvelle formation autour des musiques des Balkans qu’il affectionne particulièrement depuis ses débuts de carrière.  Parallèlement, il a  continué de laisser vibrer sa passion pour les musiques anciennes et traditionnelles du berceau méditerranéen, en étant encore largement salué par la critique pour ses travaux dans ce domaine.

Alfonso « El Sabio »: Cantigas de Santa Maria

En 1999,   Theatrum Instrumentorum sortait un album   autour des Cantigas d’Alphonse X de Castille.  On peut y trouver 12 pièces  d’exception qui laissent une large  place  à  l’interprétation vocale.

cantigas-santa-maria-140-musique-medieval-album-theatrum-instrumentorumCet album est toujours disponible à la distribution. Le CD ne semble pas avoir été réédité, ces dernières années ; Il peut donc s’avérer difficile à débusquer ou être mis en vente à des prix un peu hors de portée. En revanche,  les pièces qui le composent sont disponibles à la vente et au téléchargement, au format MP3, sur divers sites internet. A toutes fins utiles, voici le lien correspondant sur Amazon : Alfonso X « El Sabio »: cantigas de Santa Maria by Theatrum Instrumentorum.


La Cantiga 140
Du    galaïco-portugais  au français moderne

Esta es de loor de Santa María.

Celle-ci (cette cantiga) est en louanges à Sainte Marie

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Qu’à Sainte-Marie soient faites
des louanges respectueuses.
(Que soit louée avec respect Sainte Marie)

Loemos a sa mesura,
seu prez, e ssa apostura,
e seu sen, e ssa cordura,
mui mais ca cen mil vegadas.

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Louons sa mesure,
Son prestige et son intégrité (maintien)
Son bon jugement et sa raison,
Bien plus  de cent mille fois.

refrain.

Loemos a ssa nobressa,
sa onrra e ssa alteza,
sa mercee e ssa franqueza,
e sas vertudes preçadas.

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Louons sa noblesse,
son honneur et son altesse (élévation, noblesse des valeurs)
Sa miséricorde, sa franchise
Et ses précieuses vertus.

refrain.

Loemos sa lealdade,
seu conort’ e ssa bondade,
seu accorr’ e ssa verdade,
con loores mui cantadas.

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Louons sa loyauté,
Sa consolation (ou confort : dans le sens de conforter) et sa bonté,
Son secours et sa vérité
Avec des louanges bien chantées.

refrain.

Loemos seu cousimento,
conssell’ e castigamento,
seu ben, seu enssinamento,
e sass graças mui grãadas.

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Louons son attention,
Son conseil et ses mises en garde,
Son bien, ses enseignements,
Et ses grâces très prisées.

refrain.

Loando-a, que nos valla,
lle roguemos na batalla
do mundo que nos traballa,
e do dem’ a donodadas.

A Santa Maria dadas
sejan loores onrradas.

Et la louant, nous la prions,
qu’elle nous prête courage dans la bataille
Contre le monde qui nous tourmente
Et contre le démon.


Vous pourrez trouver ici les Cantigas de Santa Maria que nous avons étudiées jusque là : soit commentées et traduites en français moderne, avec leur  interprétation par les plus grandes formations de musique médiévale.

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

Culte marial : le miracle du marchand sauvé des eaux dans la Cantiga de Santa Maria 193

musique_espagne_medievale_cantigas_santa_maria_alphonse_de_castille_moyen-age_centralSujet : musique médiévale,  Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge,    sauvetage, croisades, Saint-Louis, De Joinville
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Cantiga  193 « Sobelos fondos do mar »
Ensemble : Sequentia
Album : Songs for King Alfonso X of Castille and León   (1991)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans la continuité de nos articles sur le culte marial dans l’Europe médiévale du Moyen Âge central, voici un nouveau récit de miracle tiré du corpus du roi Alphonse X de Castille. Il s’agit cette fois de la Cantiga de Santa Maria  193.

La vierge et son manteau contre les  éléments

Au Moyen Âge, il n’est pas d’éléments terrestres qui puissent arrêter les miracle de la vierge.  Des profondeurs des mers jusqu’aux plus hauts sommets, elle peut, en effet, intercéder en faveur de ceux qui la prient et ont foi en elle, et lever tous les obstacles.

culte-marial-medieval-miracle-saint-vierge-Moyen-age-chretien-cantigas-193Le récit de la Cantiga 193 porte sur un sauvetage en mer miraculeux. L’histoire  se déroule durant ce qui semble être la première croisade de Saint-Louis. Le poète nous conte qu’un marchand fortuné se tenait sur un navire    de la large flotte. L’homme était visiblement entouré de mauvaise compagnie puisqu’il fut jeté par dessus bord par l’équipage qui voulut lui dérober ses biens pour les dépenser à la  guerre.  Quoiqu’il en soit, la vierge intervint et déploya un voile blanc (un drap, un tissu, ailleurs il sera question de son manteau) entre l’homme et les eaux afin qu’il ne fut pas noyé. Quelque temps plus tard, survint une autre nef qui tira l’homme d’affaire. Suite au miracle, il décida qu’il se joindrait à la guerre et tous louèrent la Sainte pour son intervention.

La version de la Cantiga de Santa Maria  193 par Sequentia


Les Cantigas de Santa Maria par  Sequentia

culte-marial_ensemble-medieval_sequentia_cantigas_de_santa-maria_alphonse-X_moyen-ageEn  1991, l’ensemble  Sequentia  fit, à son tour, un tribut aux célèbres cantigas d’Alphonse X. Enregistré en Suisse, l’album sortit l’année d’après sous le label Deutsche Harmonia Mundi. Il contient 18 pièces dont 13 cantigas et a pour titre : Songs for King Alfonso X of Castille and León (1221-1284).     Pour plus de détails à son sujet voir  :  un chant de Louanges de Cantigas par Sequentia.  Vous pouvez également vous procurer cet album au lien suivant : Sequentia performs    Vox Iberica III by El Sabio.  Quant à la formation de Benjamin Bagby  et  Barbara Thornton, vous la trouverez présentée  ici :  portrait de l’ensemble médiéval Sequentia

Aux origines de la Cantiga 193  :
un récit de Sire de Joinville ?

On trouve la trace de miracles semblables à celui de la Cantiga 193 dans des sources diverses. Pour la plupart d’entre eux, ils portent toutefois sur le sauvetage de plusieurs pèlerins de la noyade par l’intervention de la Sainte. (Les Collections De Miracles De La Vierge en Gallo et Ibéro-Roman au XIII Siècle, Paule V. Bétérous, 1993).  Autour de 1248-1250, un récit de Sire de Joinville a pu également inspirer le souverain d’Espagne. L’histoire conte, en effet, un miracle ayant de troublantes correspondances avec celui du roi espagnol, à ceci près qu’il s’agit d’une chute malencontreuse à la mer, et pas d’une tentative d’homicide. Dans Les mémoires de Saint-Louis de De Joinville, c’est aussi une des nefs royales qui secourut l’homme.  La voici  dans le détail, telle que traduite par  Natalis de Wailly, en 1874  :

jehan_de_joinville_chroniqueur_poete_ecrivain_historien_medievale« 650. Une autre aventure nous advint en mer; car monseigneur Dragonet, riche homme de Provence, dormait le matin dans sa nef, qui était bien une lieue en avant de la nôtre, et il appela un sien écuyer et lui dit : « Va boucher cette ouverture, car le soleil me frappe au visage.» Celui-ci vit qu’il ne pouvait boucher l’ouverture s’il ne sortait de la nef: il sortit de la nef. Tandis qu’il allait boucher l’ouverture, le pied lui faillit, et il tomba dans l’eau, et cette nef n’avait pas de chaloupe, car la nef était petite : bientôt la nef fut loin. Nous qui étions sur la nef du roi, nous le vîmes, et nous pensions que c’était un paquet ou une barrique, parce que celui qui était tombé à l’eau ne songeait pas à s’aider.

651 . Une des galères du roi le recueillit et l’apporta en notre nef, là où il nous conta comment cela lui était advenu. Je lui demandai comment il se faisait qu’il ne songeait pas à s’aider pour se sauver, ni en nageant ni d’autre manière. Il me répondit qu’il n’était nulle nécessité ni besoin qu’il songeât à s’aider ; car sitôt qu’il commença à tomber, il se recommanda à Notre-Dame de Vauvert, et elle le soutint par les épaules dès qu’il tomba, jusques à tant que la galère du roi le recueillît. En l’honneur de ce miracle, je l’ai fait peindre à Joinville en ma chapelle, et sur les verrières de Blécourt. « 

 Jean Sire de Joinville Histoire de Saint Louis,
credo et lettre a Louis X
,  Natalis de Wailly (1874)

Contre ce récit miraculeux de Jehan de Joinville, et sous réserve que le roi d’Espagne s’en soit inspiré, on notera que la version de ce dernier ne met pas tellement à l’honneur  la qualité de l’ost du roi de France et, encore moins, certains membres de sa flotte.


Les paroles de la Cantiga de Santa Maria 193
et approche de traduction française

Como Santa Maria guardou de morte u mercadeiro que deitaron no mar.

Comment Sainte-Marie sauva de la mort un marchand qu’on avait jeté à la mer.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra
á poder Santa Maria, Madre do que tod’ ensserra.

Sur les profondeurs des mers et les plus hautes montagnes,
Elle a tout pouvoir Sainte Marie, Mère de celui qui règne sur toute chose,

E daquest’ un gran miragre vos direi e verdadeiro,
que fezo Santa Maria, Madre do Rei josticeiro,
quand’ o Rei Lois de França a Tunez passou primeiro
con gran gente per navio por fazer a mouros guerra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Et, à ce propos, je vous conterai un grand et véritable miracle
Que fit Sainte-Marie, Mère du Roi de  Justice   (Dieu, Jésus),
Quand le roi Louis de France navigua  vers la Tunisie
Avec une grande armée pour faire la guerre contre les Maures.

En ha nave da oste, u gran gente maa ya,
un mercador y andava que mui grand’ aver tragia;
e porque soo entrara ontr’ aquela conpania,
penssaron que o matassen pera despender na guerra

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Sur l’un des navires de son ost, où on comptait beaucoup de gens vils,
voyageait un marchand qui avait avec lui une grande fortune.
Et comme il s’était embarqué seul avec une telle compagnie
Ceux-ci eurent l’idée de le tuer pour dépenser à la guerre

O aver que el levava. E [tal] conssello preseron
que eno mar o deitassen, e un canto lle poseron
odeito aa garganta e dentro con ele deron.
Mais acorreu-ll[e] a Virgen que nunca errou nen erra,

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

 toutes les richesses qu’il avait avec lui. Ils s’accordèrent
pour le jeter à la mer,   et il lui   
attachèrent
une pierre autour de son cou,   et le jetèrent à l’eau.
Mais la Vierge, qui n’a jamais commis de péchés et n’en commettra jamais, vint le secourir.

Que aly u o deitaron tan tost’ ela foi chegada
e guardou-o de tal guisa, que sol non lli noziu nada
o mar nen chegou a ele, esto foi cousa provada;
ca o que en ela fia, en ssa mercee non erra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Ainsi, elle vint aussitôt à l’endroit où ils l’avaient noyé
et le protégea de sorte que la mer ne lui fit aucun mal
et ne le toucha même pas. C’est là une chose admise,
que, dans sa miséricorde, elle n’abandonne jamais ceux qui ont foi en elle.

E ele ali jazendo u o a Virgen guardava,
a cabo de tercer dia outra nav’ y aportava;
e un ome parou mentes da nav’ e vyu com’ estava
aquel ome so a agua, e diz: «Mal aja tal guerra

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Et l’homme resta couché là où la vierge le protégeait
Et trois jours plus tard, un autre navire s’est approché
Et un homme a arrêté le navire et en voyant comment se trouvait
cet homme sous l’eau, il a dit : «Maudit soit une telle guerre

U assi os omes matan en com’ a este mataron.»
E dando mui grandes vozes, os da nave ss’ y juntaron,
e mostrou-lles aquel ome; e logo por el entraron
e sacárono en vivo, en paz e sen outra guerra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Dans laquelle les hommes tuent comme ils tuèrent celui-ci.»
Et comme il poussait de grands cris, ceux du navire le rejoignirent
Et il leur montra cet homme ; et ensuite, ils entrèrent (sous les eaux)
et l’en sortirent vivant, en paix et sans autres difficultés.

E poi-lo om’ a cabeça ouve da agua ben fora,
catou logo os da nave e falou-lles essa ora
e disse-lles: «Ai, amigos, tirade-me sen demora
daqui u me deitou gente maa que ameud’ erra.»

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Et quand l’homme eut la tête bien hors de l’eau,
Il vit alors ceux du navire et leur fit cette supplique,
et leur dit : « Ah, mes amis, tirez-moi sans tarder
de là où m’ont jeté ces mauvaises gens qui aiment faire du tord (pêcher)« .

Quando os da nav’ oyron falar, espanto prenderon,
ca tian que mort’ era; mais pois lo ben connoceron
e lles el ouve contado como o no mar meteron,
disseron: «Mal aja gente que contra Deus tan muit’ erra.»

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Quand ceux du navire l’entendirent parler, ils furent pris de terreur
car ils pensaient qu’il était mort ; mais ils le connaissaient bien
et en l’entendant conter comment on l’avait jeté à l’eau,
ils dirent :  » Bien mauvaises gens qui contre Dieu agissent à si grand tort »

E depois lles ar contava como sempre as vigias
el jajava da Virgen e guardava os seus dias;
e porend’ o guardou ela e feze-lle no mar vias
que o non tangess’ a agua e lle non fezesse guerra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Et ensuite il leur a conté comment toujours il gardait
Le  jeûne pour la Vierge et célébrait ses fêtes :
Et c’est pour cela qu’elle le protégeait  et le faisait sur les voies maritimes
Pour qu’il ne tombe pas à l’eau et qu’on ne lui fasse pas la guerre.

«E porque entendeu ela que prendera eu engano,
log’ entre mi e as aguas pos com’ en guisa de pano
branco, que me guardou senpre, per que non recebi dano;
poren por servir a ela seerei en esta guerra.»

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Et parce qu’elle a compris qu’on m’avait trompé
Alors, entre moi et les eaux, elle a posé, comme un drap (tissu)
Blanc, qui m’a protégé sans cesse, afin que je ne sois pas blessé;
Aussi,    pour la servir, je participerais à cette guerre.

Quando os da nav’ oyron esto, mui grandes loores
deron a Santa Maria, que é Sennor das sennores;
e pois foron eno porto, acharon os traedores
e fezeron justiça-los como quen atan muit’ erra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Quand ceux des navires entendirent cela, de très grandes louanges
Ils firent à Sainte Marie, qui est la dame d’entre les dames :
Et puis ils allèrent au port, livrer les traîtres
Et leur firent justice comme on le fait à ceux qui agissent mal.

Poi-la jostiça fezeron, o mercador entregado
foi de quanto lle fillaran quando foi no mar deitado;
e el dali adeante sempre serviu de grado
a Virgen Santa Maria sen faliment’ e sen erra.

Sobelos fondos do mar e nas alturas da terra…

Lorsque le châtiment fut appliqué, le marchand retrouva
tout ce qu’ils lui avaient pris avant de le jeter à la mer.
Et lui, à partir de ce jour, servit toujours de bon gré
La Sainte-Vierge sans faille et sans péchés.


Retrouvez ici l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria traduites et commentées, et leur interprétation par les plus grands ensembles de musique médiévale.

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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Culte marial : la Cantiga de Santa Maria 29 ou l’apparition miraculeuse d’une vierge sur la pierre

musique_espagne_medievale_cantigas_santa_maria_alphonse_de_castille_moyen-age_centralSujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, pèlerin, Gethsémani
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga 29 « Nas mentes sempre teer »
Ensemble : Micrologus
Album : Madre de Deu(1998)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu cour de nos nombreuses pérégrinations autour du Moyen Âge, nous avons entrepris, il y a quelque temps, l’exploration et la traduction des Cantigas de Santa Maria. Rédigés en galaïco-portugais, ces chants dévots du XIIIe siècle furent compilés, et peut-être même écrits pour certains, de la main du roi Alphonse X de Castille. Un grand nombre d’entre eux ont trouvé leur inspiration dans les récits de miracles liés au culte marial qui circulaient alors en Espagne et même au delà. Certains provenaient d’ouvrages écrits par divers religieux, d’autres plus directement de récits de pèlerins.

La cantiga 29 ou  l’apparition de l’image
de la vierge  sur  une  pierre

Aujourd’hui, nous nous penchons sur la Cantiga de Santa Maria 29. Il s’agit donc d’un nouveau récit de miracle. Il conte l’apparition miraculeuse d’un image de la vierge à l’enfant sur une « pierre » et se réfère à un récit de pèlerins s’étant rendu à Gethsémani. Nous tenterons de jeter quelques lumières sur tout cela. Pour illustrer cette présentation, nous vous proposons également l’interprétation de ce chant marial par l’ensemble italien Micrologus dirigé par la talentueuse Patrizia Bovi

La Cantiga de Santa Maria 29 par l’Ensemble Micrologus

Les cantigas d’Alphonse X par Micrologus

Si l’on peut trouver la pièce du jour sur la chaîne Youtube de Micrologus, elle provient d’une production de l’ensemble médiéval, datée de 1998 et dédiée aux Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X. Intitulé Madre de Deus, l’album présente quinze cantigascantigas-santa-maria-29-miracle-culte-marial-micrologus. On le trouve disponible à la vente en ligne sous forme CD et même sous forme de fichiers MP3. Lien utile : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria.

Pour en apprendre plus sur cette formation médiévale italienne, vous pouvez également consulter l’article suivant : portrait de Micrologus.

La vierge de Gethsémani : aux origines de la cantiga de Santa Maria 29

Dans les Évangiles, Gethsémani est désigné comme le lieu de la dernière cène. Avec le temps, on l’a associé à plusieurs endroits. Situé à l’est de Jérusalem, il peut désigner le mont des Oliviers ou, de manière plus spécifique, son jardin ou  même encore la grotte de Gethsémani qui se situe non loin. En l’occurrence et dans la cantiga de Santa Maria 29, il est vraisemblablement fait référence à l’église du sépulcre de la Sainte Vierge. Suivant le récit ayant inspiré ce chant, c’est, en effet, à l’intérieur du tombeau supposé de Marie et sur une de ses colonnes, que se trouvaient les représentations dont l’auteur nous conte qu’elles n’étaient ni des peintures, ni des sculptures, mais des apparitions miraculeuses.

Le Liber Mariae de Juan Gil de Zamora

cantiga-de-santa-maria-29-culte-marial-monde-medieval-traduction-miracle-moyen-age-centralCi-contre, miniature du
Manuscrit médiéval MS T.I 1
de la Biblioteca del Monasterio
de El Escorial, Madrid

D’après les sources, la datation de ce miracle est contemporaine de l’Espagne d’Alphonse X. Il est toujours possible qu’elle soit antérieure, mais, factuellement,  on le retrouve dans le Liber Mariae du franciscain Juan Gil de Zamora (1241(?)-1318). Secrétaire du roi et tuteur de son fils Sancho, l’homme était lui-même un érudit. Il collabora aux différentes œuvres du monarque espagnol et, entre les nombreux ouvrages qu’il a légués, son Liber Mariae, compilation de divers récits de miracles mariaux, a, semble-t-il, compté pour la rédaction des Cantigas de Santa Maria.

Hypothèse de médiévistes sur la cantiga 29

Deux historiens américains, spécialisés dans la littérature médiévale espagnole et contemporains du XXe siècle, se sont penchés sur le miracle de la Cantiga 29 (Keller John Esten and Richard P. Kinkade, Myth and Reality in the Miracle of Cantiga 29, la Corónica, 1999)De leurs côtés, ils ont rattaché l’origine possible de ce récit à  la Basilique de la Nativité de Bethléem, elle-même sur la route des pèlerinages. On aurait trouvé, en effet, sur les colonnes de cette dernière, des images peintes, dont notamment une de la vierge à l’enfant. Ces peintures ont été datées de 1130 et la technique utilisée pour les exécuter aurait été particulièrement novatrice pour l’époque ; elle permettait, en effet, de peindre sur le marbre préalablement poli. Selon ces deux auteurs, plus d’un siècle après l’exécution de cette oeuvre représentant la vierge et face à la particularité de la technique usitée et son effet d’incrustation, certains pèlerins auraient pu voir là la trace d’un miracle.

A plus de 700 ans de là et quelle que soit la validité de cette hypothèse, voici les paroles de cette Cantiga de Santa maria 29, accompagnées d’une traduction en français moderne, effectuée par nos soins.


La Cantiga de Santa Maria 29 :  traduction
du galaïco-portugais au français moderne

Esta é como Santa Maria fez parecer nas pedras omages a ssa semellança. 

Celle-ci (cette cantiga) conte comment Sainte-Marie fit apparaître sur des pierres des images à sa ressemblance (des images d’elles).

Nas mentes sempre tẽer
devemo-las sas feituras
da Virgen, pois receber
as foron as pedras duras.

Dans nos esprits, toujours nous
Devons garder les prouesses* (actions, œuvres ?)
De la vierge car elles furent
Gravées sur des pierres dures.

Per quant’ eu dizer oý
a muitos que foron i,
na santa Gessemani
foron achadas figuras
da Madre de Déus, assi
que non foron de pinturas.

Nas mentes sempre tẽer …

Parce que j’ai entendu dire
Par de nombreuses personnes qui allèrent là bas
En la Sainte Gethsémani
Qu’on y a trouvé des images
De la mère de Dieu, telles
Qu’elles n’étaient pas des peintures.

Refrain…

Nen ar entalladas non
foron, se Déus me perdôn,
e avia y fayçôn
da Sennor das aposturas
con séu Fill’, e per razôn
feitas ben per sas mesuras.

Nas mentes sempre tẽer …

Elles n’avaient pas non plus été sculptées,
Et, que Dieu me pardonne,
On y voyait les traits
Et l’élégance de la dame
Avec son fils, et elles étaient  bien faites,
Avec raison et
 de justes mesures (dimensions, proportions).

Refrain…

Porên as resprandecer
fez tan muit’ e parecer,
per que devemos creer
que é Sennor das naturas,
que nas cousas á poder
de fazer craras d’ escuras.

Nas mentes sempre tẽer …

Par conséquent, il (Dieu) les fit resplendir
Et apparaître de manière si parfaite
Que nous devons croire
Qu’elle est la dame de la nature
Qui, sur les choses, a le pouvoir
De changer l’obscurité en clarté.

Refrain…

Déus x’ as quise figurar
en pédra por nos mostrar
que a ssa Madre onrrar
deven todas creaturas,
pois deceu carne fillar
en ela das sas alturas.

Nas mentes sempre tẽer …

Dieu voulut la figurer
Sur la pierre pour nous montrer
Que toutes les créatures
Doivent prier sa mère 

Car il est descendu pour s’incarner
En elle, depuis les hauteurs (le ciel).

Refrain…


Retrouvez ici l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria traduites, commentées, et présentées par les plus grands ensembles de musique médiévale.

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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