Sujet : poésie médiévale, chanson médiévale, sirvantois, servantois, sirventès, poésie satirique, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, Période : XIIIe siècle, moyen-âge central Titre: Li nouviaus tens que je voi repairier Auteur : Jacques (Jaque) de Cysoing (vers 1250)
Bonjour à tous,
uite au portrait que nous avions fait de Jacques de Cysoing et de son legs (voir article), nous vous proposons, aujourd’hui, de découvrir l’une de ses rares poésies satiriques. Ce trouvère du XIIIe siècle ayant, en effet, chanté principalement l’amour courtois, ce serventois, calqué sur le modèle des Sirventès provençaux, fait donc exception à la règle.
Datations, sources anciennes et manuscrits
Au vu de son contenu, cette chanson a été écrite un peu après la Bataille du Caire (1249-1250) qui, durant la 7e croisade, assista à la défaite des armées de Louis IX. Comme nous l’avions déjà mentionné, ce repère donné par le trouvère, permet encore de supposer raisonnablement que le comte de Flandres auquel il adresse ici est certainement Guy de Dampierre, contemporain lui aussi de l’événement.
On peut trouver cette chanson dans le très précieux Chansonnier du Roy (MS Français 844) (photo ci-dessus), dans lequel elle est incomplète, mais aussi dans le Manuscrit du Vatican 1490 (début du XIVe). Connu encore sous le nom de Chansonnier français A, ce dernier manuscrit a également copié par JB de La Curne de Sainte-Palaye, dans le courant du XVIIIe siècle, pour donner lieu au Manuscrit 3101 de la Bibliothèque de l’Arsenal (Anciennes chansons françoises avant 1300).
Quand les pingres Seigneurs
ne savaient s’entourer
Jacques de Cysoing nous conte ici les misères politiques de son temps sous l’angle des cours et des nobles. Il y critique le manque de largesse, tout autant que la cupidité des seigneurs et barons. Selon le trouvère, ces derniers n’ont d’oreilles que pour les chevaliers de peu de valeur et les moins dignes de confiance ; l’ombre des mauvais conseillers et des alliances passées pour de mauvaises raisons planent ainsi sur l’ensemble de cette chanson satirique. C’est même pour lui une des raisons de l’issue défavorable de la Bataille du Caire. C’est un hypothèse mais entre ses lignes, on peut se demander s’il n’exprime pas également quelques difficultés personnelles à trouver un Seigneur qui le prenne à son service.
Ajoutons enfin que dans sa dernière strophe, il prend soin d’abstraire de sa diatribe, le comte de Flandres, en signifiant bien à ce dernier qu’il n’est pas visé par ses vers.
NB : dans un premier temps et pour varier un peu l’exercice, nous avons fait le choix, ici, de l’annotation et des clefs de vocabulaire du vieux-français vers le français moderne, plutôt que de l’adaptation littérale.
Li nouveaus tans que je voi repairier
Li nouviaus tans que je voi repairier* (revenir) M’eust douné voloir de cançon faire, Mais jou voi si tout le mont enpirier Qu’a chascun doit anuier* (chagriner) et desplaire; Car courtois cuer joli et deboinaire Ne veut nus ber* (baron) a li servir huchier* (mander), Par les mauvais ki des bons n’ont mestier* (n’ont d’utilité) ; Car a son per*(semblable, égal) chascun oisiaus s’aaire* (faire son nid).
Nus n’est sages, se il ne set plaidier Ou s’il ne set barons le lor fortraire (leur soustraire leurs biens). Celui tienent li fol bon conseillier Qui son segneur dist ce qui li puet plaire Las! au besoing nes priseroit on gaire. Mais preudome ne doit nus blastengier* (blâmer, calomnier). Non fais je, voir!* (vrai!) ja mot soner n’en quier, Ne de mauvais ne puet nus bien retraire* (en dire, en raconter).
Une merveille oï dire l’autrier Dont tuit li preu doivent crier et braire, Que no jöene baron font espiier les chevaliers mainz coustans* (honéreux), maiz qu’il paire* (être égal, semblable, s’associer): Teus les vuelent a lor service atraire. Maiz ce lor font li malvaiz fauconnier Qui si durs ges lor metent au loirrier* (dressé au leurre) Qu’il lor en font ongles es piés retraire.
Il n’i a roi ne prince si gruier* (expert), S’il veut parler d’aucun bien grant afaire Ançoiz n’en croie un vilain pautonier* (scélérat), Por tant qu’il ait tresor en son aumaire* (coffre), Que le meillor qu’il soit trusqu’a Cesaire* (Césarée), Tant la sache preu et bon chevalier. Mais en la fin s’en set Deus bien vengier: Encor parut l’autre foiz au Cahaire*(la bataille du Caire).
Princes avers* (avares) ne se puet avancier, Car bien doners toute valor esclaire. Ne lor valt rienz samblanz de tornoier* (de tournoi), S’il n’a en eus de largece essamplaire*(le modèle de la libéralité). Mais qant amors en loial cuer repaire* (habite), Tel l’atire qu’il n’i a qu’enseignier* (qui ait toutes les qualités). Por ce la fait bon servir sanz trichier, Car on puet de toz biens a chief traire.
Quens* (Comte) de Flandres, por qu’il vos doive plaire, Mon serventois vueill a vous envoier, Maiz n’en tenez nul mot en reprovier* (reproche), Car vos feriez a vostre honor contraire.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, fine amor, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, fin’amor, biographie, portrait, manuscrit ancien. Période : XIIIe siècle, moyen-âge central Titre: Quant la sesons est passée Auteur : Jacques de Cysoing (autour de 1250)
Bonjour à tous,
ers le milieu du XIIIe siècle, à quelques lieues de la légendaire Bataille de Bouvines qui avait vu l’Ost de Philippe-Auguste défaire les vassaux et rivaux de la couronne moins d’un demi-siècle auparavant, vivait et chantait un trouvère du nom de Jacques de Cysoing. Connu également sous les noms de Jacquemont (Jakemont) de Chison, Jaque, Jaikes, Jakemès de Kison, ou encore Messire de Chison, et même de Cison, ce poète, qui s’inscrit (presque sans surprise) dans la veine de la lyrique courtoise, compte dans la génération des derniers trouvères.
Eléments de biographie
Jacques de Cysoing serait issu d’un village, non loin de Lille et d’un lignage noble qui lui ont donné son patronyme. Il serait le troisième fils de Jean IV ou de Jean III de Cysoing (les sources généalogiques diffèrent sur cette question). Si l’on en croit ces mêmes sources généalogiques et s’il s’agit bien de lui, en plus de s’exercer à l’art des trouvères et de composer des chansons, Messire de Chison aurait été chevalier, ainsi que seigneur de Templemars et d’Angreau.
Entre les lignes
On peut déduire un certain nombre de choses entre les lignes des poésies et chansons de ce trouvère. Il a été contemporain de la 7e croisade et notamment de la grande bataille qui eut lieu au Caire et à Mansourah. Il y fait une allusion dans un Sirvantois, rédigé à l’attention du comte de Flandres (sans-doute Guy de Dampierre, si l’on se fie aux dates). Nous sommes donc bien autour de 1250 ou un peu après.
Dans une autre poésie, Jacques de Cysoing nous apprend également qu’il a été marié et il se défend même de l’idée (dont on semble l’accabler) que cette union aurait un peu tiédi ses envolées courtoises et ses ardeurs de fine amant.
« Cil qui dient que mes chans est rimés Par mauvaistié et par faintis corage, Et que perdue est ma joliveté* Par ma langor et par mon mariage »
* joliveté : joie, gaieté, coquetterie plaisir de l’amour). petit dictionnaire de l’ancien français Hilaire Van Daele
Au passage, on note bien ici le « grand écart » que semble imposer, au moins d’un point de vue moderne, la fine amor aux poètes du moyen-âge central quand, pouvant être eux-mêmes engagés dans le mariage, ils jouent ouvertement du luth (pour le dire trivialement) sous les fenêtres de dames qui ne sont pas les mêmes que celles qu’ils ont épousaillées. S’il faut se garder de transposer trop directement ce fait aux valeurs de notre temps (et voir d’ici, voler quelques assiettes), on mesure tout de même, à quel point, en dehors de ses aspects sociaux quelquefois doublement transgressifs (l’engagement fréquent de la dame convoitée s’ajoutant à celui, potentiel, du poète) la fine amor se présente aussi véritablement comme un exercice littéraire conventionnel aux formes fixes auquel on s’adonne. D’une certaine façon, la question de la relation complexe et de la frontière entre réalité historique et réalité littéraire se trouvent ici, une nouvelle fois posée.
Œuvre et legs
On attribue à Jacques de Cysoing autour d’une dizaine de chansons. Elles gravitent toute autour du thème de l’amour courtois et du fine amant, mais on y trouve encore un sirvantois dans lequel le poète médiéval dénonce les misères de son temps. Toutes ses compositions nous sont parvenues avec leurs mélodies.
On peut les retrouver dans divers manuscrits anciens dont le Manuscrit français 844 dit chansonnier du roi (voir photo plus haut dans cet article) ou encore dans le Ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal; très beau recueil de chansons notées du XIIIe, daté du début du XIVe, on le connait encore sous le nom de Chansonnier de Navarre(photo ci-contre). Il contient quatre chansons du trouvère (Quant la sesons est passée, Nouvele amour qui m’est el cuer entrée, Quant l’aube espine florist et Contre la froidor) et vous pouvez le consulter en ligne sur Gallica.
Quant la sesons est passée
dans le vieux français de Jacques Cysoing
Quant la sesons est passee D’esté, que yvers revient, Pour la meilleur qui soit née Chanson fere mi convient, Qu’a li servir mi retient Amors et loial pensee Si qu’adés m’en resouvient* (sans cesse je pense à elle) Sans voloir que j’en recroie* (de recroire : renoncer, se lasser) De li ou mes cuers se tient* (mon coeur est lié) Me vient ma joie
Joie ne riens ne m’agree* (ne me satisfait) Fors tant qu’amors mi soustient. J’ai ma volonté doublee A faire quanqu’il convient Au cuer qui d’amors mantient Loial amour bien gardee. Mais li miens pas ne se crient* (n’a de craintes) Qu’il ne la serve toz jorz. Cil doit bien merci* (grâce) trouver Qui loiaument sert amors.
Amors et bone esperance Me fet a cele penser Ou je n’ai pas de fiance* (confiance, garantie) Que merci puisse trouver. En son douz viere* (visage) cler Ne truis nule aseürance, S’aim melz* (mieux) tout a endurer Qu’a perdre ma paine. D’amors vient li maus Qui ensi mos maine.
Maine tout a sa voillance Car moult bien mi set mener En tel lieu avoir baance Qui mon cuer fet souspirer Amors m’a fet assener* (m’a mené, m’a destiné) A la plis bele de France Si l’en doi bien mercier, Et di sanz favele* (sans mensonge), Se j’ai amé, j’ai choisi Du mont* (monde) la plus belle.
Bele et blonde et savoree* (exquise, agréable) Cortoise et de biau maintien, De tout bien enluminee*(dotées de toutes les qualités), En li ne faut nule rien (rien ne lui manque, ne lui fait défaut) Amors m’a fet mult de bien, Quant en li mist ma pensee. Bien me puet tenir pour sien A fere sa volonté. J’ai a ma dame doné Cuer et cors et quanque j’é* (tout ce que j’ai)…
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : trouvère, langue d’oïl, vieux français, poésie, chanson médiévale, lyrique courtoise Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Chrétien de Troyes (1135-1185) Titre : « Amors, tençon et bataille» Interprète : Ensemble Tre Fontane Album : Musiques à la Cour d’Aliénor d’Aquitaine (2007)
Bonjour à tous,
ous repartons aujourd’hui au XIIe siècle vers les premières trouvères de la France médiévale et même vers l’un des plus célèbres d’entre eux bien qu’il doive sa renommée à d’autres talents qu’ à ses chansons lyriques. Eclipsé par le caractère « monumental » de ses romans arthuriens, on en oublierait presque, en effet, que Chrétien de Troyes compte aussi parmi des premiers à avoir transposé les codes de la lyrique courtoise d’Oc dans cette langue d’Oïl qui allait donner naissance, à travers le temps, au français moderne (voir conférence de Richard Trachsler pour mieux cerner cette notion de célébrité).
Il faut dire aussi que l’auteur du célèbre Conte de Graal, du Chevalier au Lion ou encore du Lancelot, chevalier de la charrette pour ne citer que ceux-là, ne nous a pas laissé quantité de chansons et il demeure encore plus vrai que les quelques unes qu’on pensait devoir lui attribuer ont été longtemps sujettes à caution. Si on l’avait, en effet, crédité d’une demi dizaine de pièces, du côté des médiévistes et experts de ces questions, il semble qu’on soit enclin à ne désormais à n’en retenir que deux pour certaines.
On doit cette clarification aux analyses de la philologue et romaniste Marie-Claire Zai dans son ouvrage Les chansons courtoises de Chrétien de Troyes, daté de 1974. Jusqu’à nouvel ordre et selon son expertise, il nous reste donc deux chansons lyriques de Chrétien de Troyes à nous mettre sous la dent: D’Amors, qui m’a tolu a moi, pièce sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus tard dans le temps, et celle du jour Amors, tençon et bataille.
Amors, tençon et bataille dans les manuscrits anciens
On ne retrouve pas cette chanson de Chrétien dans quantité de manuscrits mais seulement dans deux d’entre eux.
L’un est conservé à la BnF. Il s’agit du MS Français 20050 (photo ci-dessous). Connu encore sous le nom de Chansonnier français de Saint-Germain des Prés, ce manuscrit, écrit à plusieurs mains, comprend 173 feuillets et on peut y trouver des chansons, romances et pastourelles du moyen-âge central. Il est daté du XIIIe siècle.
Le second ouvrage est conservé en Suisse à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (Burgerbibliothek). Nomenclaturé Manuscrit de Berne 389 (Cod 389) ou encore Chansonnier Français C ou trouvère C. Il est également daté du XIIIe siècle mais est largement plus étoffé que le précédent puisqu’il contient 249 feuillets. On y trouve des chansons de trouvères (anonymes ou attribuées) et il présente. en tout, la bagatelle de 524 pièces médiévales dont un grand nombre n’existe que dans cette source, c’est dire s’il est précieux. Vous pourrez trouver plus d’articles à son sujet ici.
La chanson médiévale de Chrétien de Troyes « Amors, tençon et bataille » dans le Manuscrit de Berne 389 ou chansonnier Français C
Amors,tençon et bataille, Chrétien de Troyes par l’Ensemble Tre fortuna
L’Ensemble Tre Fontane A l’exploration de l’Art de « trobar »
Fondé en 1985 par trois musiciens français originaires d’Aquitaine, l’Ensemble médiéval Tre Fontane s’est donné pour objectif, dès sa création, d’explorer le répertoire des troubadours et trouveurs du Moyen-âge central. Chants sacrés, chansons profanes, depuis plus de 30 ans, la formation a continué sur sa lancée en proposant concerts, spectacles, animations mais aussi stages et ateliers.
Au titre de sa longue carrière, Tre Fontane a produit près d’une douzaine d’albums sous différents labels : contes du moyen-âge, art des jongleurs, chants de troubadours, … Pour l’instant, on peut retrouver facilement en ligne quatre d’entre eux parmi les plus récents. L’un est dédié au troubadour Jaufre Rudel (2011), un autre propose la découverte des chants de l’Andalousie et de l’Occitanie médiévales en collaboration avec le célèbre musicien espagnol Eduardo Paniaga et son ensemble (1998), un troisième celle du Codex cistercien de las Huelgas, monastère célèbre du Moyen-âge, sur la route de Compostelle (1997) et enfin un quatrième dont est tiré la pièce du jour.
Musiques à la Cour d’Aliénor D’Aquitaine
En 2007, l’Ensemble nous gratifiait donc d’un album très inspiré, ayant pour titre Musiques à la Cour D’Aliénor D’Aquitaine. On pouvait y retrouver 12 pièces représentatives de ce bouillonnement et de ce carrefour culturel qui tint place à la cour de cette grande dame du Moyen-âge. Et ce n’est sans doute pas par hasard que celle qui fut Reine de France et d’Angleterre. mais aussilapetite fille de Guillaume IX d’Aquitaine, le premier des troubadours, favorisa les rencontres entre les cultures de la France du Sud en Oc, du Nord en Oïl mais encore avec celle de l’Angleterre médiévale. Cette dynamique se prolongera jusqu’à la cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor, dont Chrétien de Troyes fut contemporain et même encore deux générations plus tard, à travers le petit fils de cette dernière, Thibaut de Champagne.
Ainsi, dans cet album, c’est un peu de ces trois influences culturelles que l’on retrouve : de Guillaume le troubadour à son arrière petit-fils Richard Coeur de Lyon et sa célèbre complainte, en passante par Thibaut de champagne, l’incontournable Bernard de Ventadorn et encore d’autres noms célèbres, aux côtés de pièces non signées de ces XIIe et XIIIe siècles. Cette production étant toujours édité, comme nous le disions plus haut, voici un lien utile pour en écouter des extraits ou l’acquérir au format CD ou MP3 : Album Musiques a la cour d’Aliénor d’Aquitaine [Explicit]
I. Amors tençon et bataille Vers son champion a prise, Qui por li tant se travaille Q’a desrainier sa franchise A tote s’entente mise. S’est droiz q’a merci li vaille, Mais ele tant ne lo prise Que de s’aïe li chaille.
II. Qui qe por Amor m’asaille, Senz loier et sanz faintise Prez sui q’a l’estor m’en aille, Qe bien ai la peine aprise. Mais je criem q’en mon servise Guerre et [aïne] li faille: Ne quier estre en nule guise Si frans q’en moi n’ait sa taille.
III. Fols cuers legiers ne volages Ne puet d’amors rien aprendre. Tels n’est pas li miens corages, Qui sert senz merci atendre. Ainz que m’i cudasse prendre, Fu vers li durs et salvages; Or me plaist, senz raison rendre, K’en son prou soit mes damages.
IV. Nuns, s’il n’est cortois et sages, Ne puet d’Amors riens aprendre; Mais tels en est li usages, Dont nus ne se seit deffendre, Q’ele vuet l’entree vandre. Et quels en est li passages? Raison li covient despandre Et mettre mesure en gages.
V. Molt m’a chier Amors vendue S’anor et sa seignorie, K’a l’entreie ai despendue Mesure et raison guerpie. Lor consalz ne lor aïe Ne me soit jamais rendue! Je lor fail de compaignie: N’i aient nule atendue.
VI. D’Amors ne sai nule issue, Ne ja nus ne la me die! Muër puet en ceste mue Ma plume tote ma vie, Mes cuers n’i muerat mie; S’ai g’en celi m’atendue Qe je dout qi ne m’ocie, Ne por ceu cuers ne remue.
VII. Se merciz ne m’en aïe Et pitiez, qi est perdue, Tart iert la guerre fenie Que j’ai lonc tens maintenue!
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl, vieux français. Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : une branche d’Armes Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.
Loin du chevalier de la lyrique courtoise
Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps). Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)« donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.
En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.
Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique
Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.
Empruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat, même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.
Aux origines
Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837
C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.
Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.
Chez les historiens médiévistes du XIXe s
Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).
Entre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.
Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.
Une Branche d’Armes
Qui est li gentis bachelers Qui d’espée fu engendrez, Et parmi le hiaume aletiez, Et dedenz son escu berciez ? Et de char* (chair) de lyon norris, Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis, Et au visage de dragon, Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon, Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre, Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre, Et qui fet de son poing maçue ? Qui cheval et chevalier rue Jus à la terre comme foudre? Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière) Que faucons ne fet la rivière ? Qui torne ce devant derrière J. tornoi por son cors déduire, Ne cuide que riens li puist nuire; Qui tressaut la mer d’Engleterre Por une aventure conquerre, Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais) Là sont ses festes et si geu* (jeux) ; Et s’il vient à une bataille, ‘ Ainsi com li vens fet la paille, Les fet fuire par-devant lui, Ne ne veut jouster à nului Fors que du pié fors de l’estrier; S’abat cheval et chevalier, Et sovent le crieve par force. Fer ne fust, platine, n’escorce, Ne puet contre ses cops durer, Et puet tant le hiaume endurer Qu’à dormir ne à sommeillier Ne li covient autre oreillier; Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries) Que pointes d’espées brisiés, Et fers de glaive à la moustarde : C’est uns mès qui forment li tarde; Et haubers desmailliez au poivre. Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire), Avoec l’alaine des chevaus, Et chace* (chasse) par mons et par vaus, Ours et lyons et cers de ruit* (en rut), Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ; Et done tout sanz retenir. Cil doit mult bien terre tenir, Et maintenir chevalerie, (3) Que cil dont li hiraus s’escrie : Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez, Mès ou fiens des chevaus trovez. S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur), Sachiez qu’il li dient grant honte.
Explicit une Branche d’Armes.
Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? », cela pourrait aussi se tenir.
Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat. En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.
Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus gigantesques batailles.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être.
(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)
(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.