Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, ballade, moyen-français Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Il me souffist que je soye bien aise» Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)
Bonjour à tous,
ans les oeuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis de Queux Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (Tome 5), la ballade que nous vous présentons aujourd’hui se trouve titrée « Eloge de la tranquillité d’esprit« . En réalité, on aurait tout aussi bien pu la nommer « ballade contre la convoitise et/ou l’ambition démesurée d’avoirs et de pouvoirs » : toutes choses auxquelles s’adonnent les nobles et les puissants de son siècle et qu’Eustache Deschamps n’aura de cesse de pointer du doigt.
« Il me souffist que je soye bien aise » : on peut lire, tout à la fois, dans l’expression qui scande cette poésie, la notion de confort, commodité, contentement, tranquillité et, sous le ton léger de celui qui sait se satisfaire de choses simples, le poète du XIVe en profite, au passage, pour nous donner, en filigrane, une définition satirique des valeurs dévoyées de son temps, en se livrant, une fois de plus, à un exercice de moralité.
On notera que si la non transgression de ces valeurs reste ( moyen-âge occidental oblige), trempée de morale chrétienne, elles sont ici, en quelque sorte, intériorisées puisque leur récompense vient se placer sous le signe du confort « psychologique » (paix, tranquillité d’esprit, etc…) que l’on y gagne et non plus sous la menace d’une punition divine éventuelle.
Bien sûr, on retrouve encore, entre les lignes de ce texte, une variation sur la médiocrité dorée (Aurea Mediocritas) chère à Eustache Deschamps. « Savoir se contenter » est l’un de ses aspects et pas le moindre. Si elle puise ses racines chez les poètes antiques, cette éloge de la « voie moyenne », reprise par l’auteur, aux comptes des valeurs chrétiennes, demeure indubitablement, pour lui, une ligne de conduite « positive », au coeur de cette tenue morale. Si ce contentement tout relatif pourrait être, sans doute, décrit comme « bourgeois » en ce qu’il suppose que l’on ait déjà atteint un niveau « suffisant » pour s’en satisfaire, il ne faut pas non plus omettre que le poète médiéval l’adresse ici, vers le haut, aux plus riches et puissants que lui.
« Il me souffist que je soye bien aise »
Éloge de la tranquillité d’esprit.
Chascuns parle de chevance* (biens, possessions) acquérir, D’avoir estât* (position sociale importante), puissance et renommée, Qu’om se voye de pluseurs requérir* (être sollicité recevoir des requêtes), Qu’om ait honeur qui tant est désirée : C’est tout triboul* (tourment) et labour* (travail) de pensée; Je ne vueil rien au cuer qui me desplaise, Mais en passant de journée en journée, Il me souffist que je soye bien aise.
Des faiz de nul ne vueil ja enquérir, Ne d’autruy biens avoir la teste emflée, Ne moy tuer pour terre conquérir; Si riche n’est qui ait que sa ventrée! (1) Pour sens avoir ne vueil langue dorée,(2) Ne pour honeur tant soufrir de mesaise; Tous telz estas* (de telles choses) n’est que vent et fumée : Il me souffist que je soie bien aise.
Ne sçay je bien qu’il fault chascun mourir? Sanz espargnier personne qui soit née, Nature fait tout homme a mort courir; C’est sanz rapel, par sentence ordonnée* (irrévocable). Pour quoy est donc vie desordonnée, Pour acquérir la chevance mauvaise ? Fy de l’avoir et richesce emmurée* (entourée de murs)! Il me souffist que je soye bien aise.
L’envoy
Prince, on se doit en ce monde esjouir, Garder* (respecter) la loy, a Dieu faire plaisir Sanz convoiter ne faire euvre punaise* (action condamnable, puante) ; Qu’om face bien, et se doit on tenir A ce qu’om a, et pour vray soustenir :(3) Il me souffist que je soye bien aise.
(1) Si riche n’est qui ait que sa ventrée! Pour riche que l’on soit on ne peut manger au delà de sa propre capacité.
(2)Pour sens avoir ne vueil langue dorée : pour conserver mon bon sens, pour être censé, je ne veux pas user de mots trompeurs.
(3) Pour bien faire il faut s’en tenir à ce qu’on a, et pour rester dans le vrai:
En vous souhaitant une excellente journée !
Fred
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Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, moyen-âge chrétien, Espagne médiévale Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Ensemble : Alla Francesca, Brigitte Nesle. Titre : Cantiga 7 « Santa Maria amar » Album : Cantigas (2000, opus 111)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous continuons de suivre le fil des Cantigas de Santa-Maria et, à travers elles, celui du culte marial dans l’Europe du moyen-âge central. Au programme, la Cantiga 7 par le menu, avec son adaptation-traduction et une belle interprétation de l’ensemble médiéval Alla Francesca.
Le miracle de l’abbesse tombée enceinte, puis délivrée et graciée
C’est un autre récit de Miracle qui nous est proposé ici. Son histoire est d’autant plus intéressante qu’elle nous présente une Sainte Vierge dont la justice et la compassion tranchent, au dessus des lois des hommes, cela nous le savions, mais, dans le cas précis et comme nous le verrons, au dessus même de celles de l’église et de sa hiérarchie.
Il y est question d’une abbesse ayant fauté, puisque, nous conte le poète, elle était tombée malencontreusement enceinte de son intendant, ce qui, pour une religieuse, a fortiori de son rang, était d’assez mauvais effet. De fait, dénoncée auprès de l’évêque du cru par les autres nonnes auxquelles la grossesse n’avait pas pu échapper, l’infortunée pécheresse que le démon avait tentée, fut sommée par le haut dignitaire (arrivé de toute urgence pour la confondre), de s’en expliquer devant lui.
La religieuse en appela alors à la vierge et l’histoire nous dit qu’elle s’endormit et que, comme dans un songe, la Sainte lui apparut et accomplit un miracle. En lui accordant sa grâce, elle la délivra, en effet, de l’enfant et manda ce dernier à Soissons afin qu’il y soit élevé. Et quand l’abbesse ouvrit les yeux, au sortir de cette vision, l’évêque lui demanda de se dénuder devant lui, afin d’établir la preuve irréfutable du pêché. Elle s’exécuta alors et l’homme de foi, ne put trouver, là, aucune trace de progéniture, de grossesse ou d’enfantement. L’enfant était sauvé et la vierge avait amendé la religieuse qu’elle savait être une de ses grandes fidèles.
L’histoire dit encore que l’évêque fustigea les nonnes pour avoir accusé injustement leur abbesse et qu’il ne put qu’accorder à cette dernière son salut, en retirant l’allégation fallacieuse qu’il était venu porter.
La Cantiga Santa Maria 7 par l’ensemble Alla Francesca
Les Cantigas de Santa Maria
par l’Ensemble Alla Francesca
Dans le courant de l’année 2000, Alla Francesca, grandeformation spécialisée dans les musiques en provenance du monde médiéval dont nous avons déjà parlé par ailleurs, proposait au public un album ayant pour titre « Cantigas » consacré aux Cantigas de Santa-Maria du roi Alphonse X de Castille.
Enregistré à l’Église luthérienne Saint-Jean de Grenelle de Paris, fin 1999, ce bel album contient pas moins de dix-sept d’entre elles. Du côté distribution, on peut encore le trouver au format CD ou dématérialisé (MP3) au lien suivant : Cantigas par Alla Francesca
Cantiga de Santa Maria 7
adaptation traduction en français moderne
Esta é como Santa Maria livrou a abadessa prenne, que adormecera ant’ o seu altar chorando
Cette histoire nous montre comment Sainte-Marie délivra à l’abbesse enceinte qui s’était endormi devant son autel, en pleurant.
Santa Maria amar devemos muit’ e rogar que a ssa graça ponna sobre nos, por que errar non nos faça, nen pecar, o demo sen vergonna.
Nous devons fortement aimer Sainte-Marie
et la prier de nous accorder ses grâces,
afin que le démon sans vergogne
ne nous fasse point errer* (nous perdre) , ni pécher.
Porende vos contarey dun miragre que achei que por hûa badessa fez a Madre do gran Rei, ca, per com’ eu apres’ ei, era-xe sua essa. Mas o demo enartar- a foi, por que emprennar- s’ ouve dun de Bolonna, ome que de recadar avia e de guardar seu feit’ e sa besonna.
Pour cela, je vous conterai D’un miracle que j’ai trouvé Que fit en faveur d’une abbesse La Mère du grand Roi* (le Tout-puissant) Car, comme je l’ai su Elle la tenait pour une des siennes* (une fidèle véritable) Mais le démon (Diable) la pièga Pour qu’elle soit mise enceinte Par d’un homme de Bologne dont le travail était de la servir et de protéger ses actes et ses affaires* (son intendant)
Santa Maria amar…
As monjas, pois entender foron esto e saber ouveron gran lediça; ca, porque lles non sofrer queria de mal fazer, avian-lle mayça. E fórona acusar ao Bispo do logar, e el ben de Colonna chegou y; e pois chamar- a fez, vêo sen vagar, leda e mui risonna.
Les nonnes, quand elles comprirent et surent celà conçurent une grande joie Car l’abbesse ne leur passait rien Et elles lui en gardaient rancune Aussi, elles allèrent la dénoncer Près de l’évêque du lieu. Ce dernier vint de Colonna et, une fois arrivé, il la fit appeler Et elle vint sans délai très heureuse et souriante.
Santa Maria amar…
O Bispo lle diss’ assi: «Donna, per quant’ aprendi, mui mal vossa fazenda fezestes; e vin aquí por esto, que ante mi façades end’ amenda.» Mas a dona sen tardar a Madre de Deus rogar foi; e, come quen sonna, Santa Maria tirar- lle fez o fill’ e criar- lo mandou en Sanssonna.
L’évêque lui dit ainsi : « Donna* (« Madame »), à ce que j’apprends Vous vous êtes bien mal comportée Je suis venu ici Pour cela et pour que, devant moi, Vous vous en amendiez. » Mais sans attendre, la Donna se mit à prier la mère de Dieu Et, comme dans un songe, Santa Maria la délivra de l’enfant et, pour qu’il soit élevé, Le manda à Soissons
Santa Maria amar…
Pois s’ a dona espertou e se guarida achou, log’ ant’ o Bispo vêo; e el muito a catou e desnua-la matidou; e pois lle vyu o sêo, começou Deus a loar e as donas a brasmar, que eran d’ordin d’Onna, dizendo: «Se Deus m’anpar, por salva poss’ esta dar, que non sei que ll’aponna.»
Quand la femme s’éveilla
Et vit qu’elle était délivrée,
Elle se présenta devant l’évêque;
Et lui la regarda attentivement
Et lui demanda de se dénuder.
Et quand il vit son sein,
Il commença à louer Dieu
Et à blâmer les nonnes
Qui étaient de l’Ordre d’Oña* (ville de la province de Burgos)
En disant « Que Dieu me protège,
je vous accorde le salut,
car je ne sais de quoi vous accuser. »
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, poésie réaliste, ballade, moyen-français, humour. Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Je suis de Paupere Regno» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons un retour au moyen-âge tardif, avec une ballade d’Eustache Deschamps. Cette poésie est titré « Ballade sur sa pauvreté » dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps du Marquis de Queux-Saint-Hilaire. Elle est intéressante parce que l’auteur médiéval se place, ici au centre du texte pour conter ses propres déboires ou misères. Elle viendra, ainsi, alimenter un certain nombre de réflexions déjà conduites, sur la mise en scène du « Je » dans les poésies réalistes ou satiriques du moyen-âge, comme on en trouve, par exemple, chez Rutebeuf, Villon, Meschinot, Michault Taillevent, et quelques autres.
On a souvent cherché à déterminer quel était le premier poète ou s’il existait même un pionnier médiéval de ce « courant » qui a consisté, pour un auteur à replacer sa propre subjectivité et ses propres misères au cœur du texte. S’il semble indéniable que Rutebeuf en soit un digne représentant, et sauf à questionner les dosages faits du procédé par un certain nombre d’auteurs au sein de leurs œuvres, il faut sans doute plus parler d’une « émergence progressive » et peut-être même, plus encore, d’une « tradition » d’une innovation attribuable à un auteur en particulier.
Quoiqu’il en soit, Eustache Deschamps a laissé un grand nombre de ballade de ce type ; on peut citer, entre autres exemples de thèmes abordés : son apparence, ses misères physiques, sa vieillesse, mais encore le peu de reconnaissance dont il souffre pécuniairement et /ou « socialement » contre tous les services rendus aux diverses têtes couronnées, etc…
Pauvreté et misères « de classe »
dans la poésie médiévale
Du point de vue du thème, c’est un constat et une « complainte » sur sa propre pauvreté que l’auteur médiéval nous distille ici. Concernant la réalité qu’elle recouvre, même s’il est a supposer que cette ballade fut écrite à la faveur d’une mauvaise conjoncture, il faut sans doute en relativiser le propos ou, au moins, remettre sociologiquement en perspective cette « pauvreté » à laquelle elle fait référence, en se souvenant que la poésie médiévale est, dans sa grande majorité, longtemps demeurée l’apanage de la noblesse au sens large, fut-elle aussi petite ou modeste, que grande, puissante et fortunée.
Aussi, sans nier la nature « douloureuse » des misères ou des difficultés d’un Rutebeuf ou d’un Eustache Deschamps (qui sont sûrement, par ailleurs, déjà différentes entre elles, du point de vue du statut, des causes et des degrés), ces déconvenues ou ces déboires ne sont pas non plus, tout à fait, les mêmes que ceux que connaissent alors les classes très pauvres ou très miséreuses du moyen-âge. Pour n’en donner que quelques arguments et sans expédier trop hâtivement le bien-fondé ou les apparences (en suivant les conseils de notre ballade du jour), on sait tout de même, à travers la lecture de leurs autres poésies, et pour ne parler que de ces deux poètes, qu’ils ont, par ailleurs, possédé des maisons, des valets ou même des servantes, des chevaux, etc… Des soldes régulières ? On sait qu’Eustache en perçut, à quelques rares périodes près. Pour Rutebeuf, il est difficile de l’affirmer puisqu’on ne sait pratiquement rien de ses autres occupations, ni si l’en avait (à le lire, il semble que non).
Bien sûr, un certain statut social entraînent les frais et les conditions qui leur sont afférents et il demeure toujours possible de se trouver en situation délicate même en étant socialement privilégié, autant que d’en ressentir une détresse véritable, mais, pour en avoir une vision claire, on comprend bien que la notion de « pauvreté » doive tout de même être, ici, un peu bordée. Cette nuance apportée, on notera, au passage, que cette dernière (la véritable pauvreté de classe au sens social véritable) est un spectre qu’agite, à d’autres reprises et dans d’autres ballades, Eustache Deschamps; il montre même, à ces occasions, une conscience particulièrement aiguë de sa terrible réalité.
Ou lieu trop bas qui est assis en plaine Ne se doit nulz tenir pour mendier. Car povreté est reprouche certaine. Et si n’est homs qui vueille au povre aidier; (Voir Benoist de Dieu est qui tient le moien).
ou encore
Car a suir la guerre aux champs Ont touz maulx, toutes povretez, Faim, froit, soif, chault, logis meschans, Et s’en sont pluseurs endebtez Et mainte foiz déshéritez, Mors, occis, en destruction Ou hais, pour la fraction Que pluseurs font qui se desrivent En pillant par extorcion : Je ne sçay comment telz gens vivent.
Pour être clair encore sur les intentions derrière cette mise en scène littéraire « du je et de ses déboires », et sur leur contexte, il faut aussi ajouter que ce type de récits ou narrations prend bien souvent, chez nombre de ces auteurs médiévaux qui fréquentent les cours ou leur entourage, la forme d’appels du pied en direction de leur protecteur ou de la plus haute noblesse, pour en obtenir quelque « chevance » ou quelques honneurs ou grâces. Les deux derniers vers de cette ballade d’Eustache Deschamps semblent bien devoir l’inscrire, sans équivoque, dans cette tendance :
« Pensez y bien, grant et meneur : Je suis de paupere regno ».
Pour le reste, cette poésie lui fournit l’occasion d’expliquer qu’au delà des apparences, il ne possède, en réalité, pas grand chose. On notera d’ailleurs ici que le ton change, en comparaison de quelques autres de ses textes dans lesquels il rendra responsable de ses misères et de sa condition, les jeux de cour, ou même encore, au moins entre les lignes, une certaine ingratitude des puissants. Ici, il privilégie un autre angle et se donne plutôt le beau rôle, en nous expliquant que c’est parce qu’il sert, qu’il est foncièrement charitable et qu’il dépense sans compter, dans ce sens, pour femme et jeunes enfants, qu’il est le « roi des pauvres ». La noblesse du chevalier et ses valeurs ne sont donc pas très loin.
« J’ay servi, dont je suis meschans, Sanz cueillir ne feuille, ne fleur, Vielle femme et jeunes enfans
« Je suis de paupere regno »
Quant au refrain, mâtiné de latin, de cette ballade « Je suis de paupere regno », l’usage qu’en fait Eustache Deschamps, soulève un certain nombre de questions. On peut le traduire par « je suis du royaume des pauvres » ou même plutôt « je suis de pauvre royaume », et même encore « Je suis le roi des pauvres » (cette dernière traduction étant empruntée à l’ouvrage Les « Dictez vertueulx » d’Eustache Deschamps, Forme poétique et discours engagé à la fin du Moyen Âge, Miren Lacassagne et Thierry Lassabatère, Sorbonne 2005)
Est-ce une simple forme d’élégance stylistique ? Une référence faite au poète Stace, qui, au premier siècle de notre ère, écrivait, en parlant de Thèbes : « Bellum es de paupere regno » ? Est-ce encore une façon, pour l’auteur, de renvoyer à la nature académique de son éducation en l’opposant, ici, à sa pauvre condition ? (ie bien qu’éduqué et connaissant mon latin, je suis pourtant le premier des pauvres). Sans aller jusqu’à l’humour désopilant, est-ce enfin, une note légère en relation avec cette référence classique, un espace de respiration permettant d’atermoyer un peu la nature du propos et d’y introduire un soupçon de distance (que le ton général de la ballade ne ménage pas) ou, au contraire, une manière de lui donner, une note sentencieuse et une profondeur classique ? Nous ne nous aventurerons pas à trancher mais quelques grandes pistes sont, en tout cas, posées.
Je suis de paupere regno
« Ballade sur sa pauvreté »
Chascuns me dit que je suis grans Et que je fais bien le seigneur Et que j’ay grant nombre de frans; Helas ! dont me vient ceste honneur ? Pour ce qu’om me voit en tristeur Et que je suis comme nemo, L’en se moque de ma doleur : Je suis de paupere regno.
S’en deviens pensis et pesans, Car ceuls qui bien gardent le leur Ont prez, terres, vignes et champs Et se vivent de leur labour, Et je me voy au lit de plour Par trop despendre et gaingner po. Mais j’ay mis le plus beau defueur* (dehors): Je suis de paupere regno.
J’ay servi, dont je suis meschans* (malheureux), Sanz cueillir ne feuille, ne fleur, Vielle femme et jeunes enfans Qui m’ont faicte mainte langour Sanz remerir* (récompenser), de quoy je plour, Quant je n’ay ne recept ne tro* (cachette); Pensez y bien, grant et meneur : Je suis de paupere regno.
En vous souhaitant une excellente journée !
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, ballade, auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, satire, analyse sociale, littéraire. Auteurs :François Villon (1431-?1463) Alain Chartier (1385-1430) Titre : « La ballade des contre-vérités » Période : moyen-âge tardif, XVe siècle. Ouvrages : oeuvres diverses de Villon,
Bonjour à tous
omme il répondra au Franc-Gontier de Philippe de Vitry en opposant à une sagesse (supposée) et un minimalisme (revendiqué) de la vie campagnarde, un contredit urbain, jouisseur et jaloux de son propre confort et de ses fastes, Villon écrira aussi sa ballade des contre-vérités que nous présentons aujourd’hui, en référence à un autre auteur médiéval. Cette fois, il s’agit du célèbre Alain Chartier (1385-1430) et d’une réponse à une poésie de ce dernier faisant l’éloge des valeurs nobles et bourgeoises de son temps ; valeurs convenues et, il faut bien le dire, même presque plates (au sens de platitudes), surtout après que Villon soit passé par là, pour les prendre à rebrousse-poil.
Cette ballade de Villon est une poésie que l’on place plutôt dans la jeunesse de l’auteur et autour de 1456. Il a alors 25 ans. Voici donc, pour bien commencer, le texte original lui ayant inspiré cette Ballade des contre-vérités :
La ballade d’Alain Chartier
Il n’est danger que de vilain, N’orgueil que de povre enrichy, Ne si seur chemin que le plain, Ne secours que de vray amy, Ne desespoir que jalousie, N’angoisse que cueur convoiteux, Ne puissance où il n’ait envie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Ne servir qu’au roy souverain, Ne lait nom que d’homme ahonty, Ne manger fors quant on a faim, N’emprise que d’homme hardy, Ne povreté que maladie, Ne hanter que les bons et preux, Ne maison que la bien garnie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Ne richesse que d’estre sain, N’en amours tel bien que mercy, Ne de la mort rien plus certain, Ne meilleur chastoy que de luy ; Ne tel tresor que preudhommye, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ne paistre qu’en grant seigneurie, Ne chère que d’homme joyeulx ;
Au passage, et c’est d’ailleurs amusant de le noter, les ressemblances de style sont si grandes entre les deux poésies, que, dans le courant du XIXe siècle, la pièce originale de Chartier fut même ré-attribuée à François Villon par certains auteurs et dans certaines éditions (P Jannet, 1867, P Lacroix 1877). Après quelques révisions utiles, sa paternité revint finalement à son véritable auteur et l’on établit qu’elle ne fit qu’inspirer à Villon ses impertinents contre-pieds.
Exercice de style, poésie satirique ou « poétique de la criminalité »
Avec sa virtuosité coutumière, Villon jouera, ici, du procédé de la contradiction et des oxymorons qui lui sont chers, pour faire la nique aux aphorismes et aux axiomes de Chartier et qu’on peut supposer assez largement partagés et approuvés par les hautes classes sociales et bourgeoises de son temps.
Dilution du satirique dans le stylistique ?
Sans lui enlever une certaine dose d’humour et/ou de provocation, comme on voudra, Villon se livre-t-il seulement dans cette ballade des contre-vérités, à un exercice de style comme choisissent de l’avancer certains auteurs ? Autrement dit, pour suivre Paul Barrette, spécialiste américain de littérature française médiévale, cette poésie n’est-elle qu’un « tour de force » dont le but « est moins de développer une idée que de ranger dans un moule des séries d’aphorismes » ? (Les ballades en jargon de François Villon ou la poétique de la criminalité, Paul Barrette, Romania 1977, sur persée)
C’est peut-être prêter à Villon, un peu moins d’intention qu’il n’en a. Sans vider à ce point cette ballade de sa moelle satirique, faut-il, à l’opposé, suivre le raisonnement d’un Gert Pinkernell, dans ses efforts assez systématiques pour rattacher concrètement les moindres écrits de Villon à des épisodes supposés de la vraie vie de ce dernier, dont ils ne seraient que l’expression retransposée ? ( voir notamment la Ballade des menus propos de maître François Villon et l’analyse littéraire de Gert Pinkernell).
Positionnement, signes d’appartenance
& apologie sociale de la marginalité ?
Au sujet de cette Ballade des contre-vérités, Gert Pinkernell ira même jusqu’à lui donner une dimension « sociale » et même plutôt « socialisante » au sens étroit ; autrement dit, au Villon plus tardif et repenti du testament, le romaniste interprétera cette ballade de jeunesse, comme la marque d’un homme qui « reflète sa forte conviction d’appartenir à un groupe et d’y être quelqu’un ». Comme dans le lais (et toujours d’après Gert Pinkernell), cette poésie aurait donc fourni l’occasion à l’auteur médiéval d’affirmer une marginalité assumée face à un véritable public (marginal et criminel) déjà constitué, et de fait, il aurait ainsi exprimer face à ce groupe social, un positionnement, voir même une forte marque d’appartenance.
« …Or cette verve et cette morgue de Villon émanent visiblement de sa certitude d’être au diapason de son public, public apparemment très bien connu de lui et dont il semble faire partie lui-même. Tant pis si c’est un public très spécifique, à savoir un groupe de jeunes marginaux cultivés et criminels à la fois » Mourant de soif au bord de la fontaine : le pauvre Villon comme type de l’exclus, Gert Pinkernel, dans Figures de l’exclu: actes du colloque international de littérature comparée, Université de Saint-Etienne, 1997
De l’analyse littéraire à la projection sociale
Nous l’avions évoqué à l’occasion de notre article sur la ballade de bonne doctrine, pour certains de ses textes et notamment les plus humoristiques ou les plus grivois, on imagine, c’est vrai, assez bien Villon en train de fanfaronner et de les déclamer dans quelques tavernes ou lieux de perdition obscures, face à un public goguenard, déjà acquis à ses propos, La thèse de Pinkernell sur cette ballade participe donc un peu de cette idée, mais, même si l’on peut se plaire à l’imaginer, on passe, en l’affirmant et en le posant comme hypothèse de travail, de considérer cette ballade, d’une « simple » expression ontologique, littéraire et poétique à une forme « d’apologie » de la vie en marge auprès d’un groupe socialement circonscrit auquel l’auteur se serait livré. Sans être un saut quantique, ce n’est pas rien.
Toute proportion gardée, cette ballade pourrait alors presque prendre des allures de manifeste, ou en tout cas, devenir, ou prétendre être, l’expression d’un ensemble de valeurs partagées par un groupe social marginal et criminel, dont Villon se ferait l’écho, voir le porte-parole. L’analyse passe donc du littéraire au social et même finalement du satirique à « l’identitaire ». Des contre-vérités comme « Il n’est soing que quant on a fain » (ie et à l’emporte-pièce : on réfléchit mieux le ventre vide) « Ne ris qu’après ung coup de poing », se présentent alors comme la traduction de ce système de valeurs appliquées par le groupe en question.
Le propos de Villon est-il vraiment si sérieux que cela sur le fond et son intentionnalité si claire ? Peut-être pas, sauf à penser que la moquerie fait aussi partie intégrante de l’ensemble des valeurs dont il se ferait ici le porte-parole, et que, en quelque sorte, quand l’auteur médiéval s’amuse et n’exprime rien de particulièrement factuel et fonctionnel sur ces dernières, l’humour en devient l’expression (‘Ne santé que d’homme bouffy« , « Orrible son que mélodie« , « Il n’est jouer qu’en maladie« ), sauf à penser encore que le public de Villon est effectivement circonscrit au moment où il écrit tout cela à un cercle de clercs ou d’étudiants avertis et cultivés, suffisamment en tout cas pour comprendre ses références littéraires en creux à Alain Chartier, qui semblent bien, tout de même, aussi, dans cette ballade, au coeur de son propos.
Pour conclure
Alors, une certaine virtuosité stylistique épuise-t-elle l’ambition sémantique de cette ballade, ou même la profondeur d’un certain positionnement satirique de fond ? Certainement pas, il est difficile d’assimiler Villon à certains rhétoriqueurs qui l’ont précédé dans le temps. Faut-il, pour autant, voir là, une sorte de manifeste social par lequel l’auteur aurait eu l’intention d’affirmer son appartenance et son positionnement auprès d’un auditorat marginal, complaisant ? C’est une possibilité mais un pas non négligeable reste tout de même à franchir pour l’affirmer.
Si cette ballade se situe, indéniablement, dans un contrepied des valeurs « bourgeoises », mais aussi plus largement « sociales » ambiantes et leur « renversement » symbolique (sur le ton de la provocation et de l’impertinence), comme ces valeurs sont celles portées par ses « pairs » et presque contemporains en poésie (et pas les moindres, en la personne d’Alain Chartier), il est en revanche indéniable que Villon s’inscrit ici dans une ambition satirique qui se situe (d’abord?) sur le plan de la littérature qui les portent. Il se positionne donc vis à vis d’une certaine littérature, de cela nous sommes au moins sûrs.
Dans la veine des hypothèses émises par Pierre Champion dans François Villon, sa vie et son temps, Villon est-il encore, en train, de retraduire, ici et à sa manière, un certain contexte historique ? Ce siècle perdu et « bestourné » d’un Eustache Deschamps et d’autres moralistes qui fustigent l’argent, la convoitise et les abus de pouvoir pour avoir tout perverti ? Dans la lignée de ces auteurs, ilserait alors plutôt en train d’adresser, à travers cette ballade, une satire sociale au deuxième degré à ses valeurs en perdition. C’est encore une troisième piste.
« La ballade des contre-vérités »
de François Villon
Il n’est soing que quant on a fain, Ne service que d’ennemy. Ne maschier qu’ung botel de foing. Ne fort guet que d’omme endormy. Ne clémence que felonnie, N’asseurence que de peureux. Ne foy que d’omme qui regnie. Ne bien conseillé qu’amoureux.
Il n’est engendrement qu’en baing, Ne bon bruit que d’omme banny, Ne ris qu’après ung coup de poing, Ne los que debtes mettre en ny, Ne vraye amour qu’en flaterie, N’encontre que de maleureux, Ne vray rapport que menterie. Ne bien conseillé qu’amoureux.
Ne tel repos que vivre en soing, N’onneur porter que dire : « Fi ! », Ne soy vanter que de faulx coing. Ne santé que d’omme bouffy, Ne hault vouloir que couardie, Ne conseil que de furieux, Ne doulceur qu’en femme estourdie, Ne bien conseillé qu’amoureux.
Voulez vous que verté vous die ? Il n’est jouer qu’en maladie, Lettre vraye que tragédie, Lasche homme que chevalereux, Orrible son que mélodie, Ne bien conseillé qu’amoureux.
Une excellente journée à tous !
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.