Sujet : poésie médiévale, littérature, auteur médiéval, moyen-français, poésie , rondeau, justice, raison, poésie courte Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Eureux est homs de bon pais» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome IX, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1893)
Bonjour à tous,
ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif et à la fin du XIVe siècle, avec une poésie d’Eustache Deschamps. Cette fois-ci, pour changer un peu des nombreuses ballades que nous a léguée cet auteur médiéval, nous vous présentons un de ses rondeaux.
Dans l’édition du Marquis de Queux de Saint-Hilaire (op cité), le titre « Heureux les habitants d’un pays où règne la justice » a été donné à cette courte pièce. C’est assez explicite ; il fait bon vivre dans un pays où règne justice et raison. Pour peu qu’il possède de quoi se nourrir, un toit ou même un lopin de terre, l’homme de bien n’aura plus qu’à y couler des jours heureux, en toute tranquillité.
Faut-il ranger ce rondeau d’Eustache dans ses poésies sur le thème de l’éloge du contentement (voir Aurea Mediocritas) ? En vérité, on serait plutôt tenté d’y lire le constat ou l’appel de celui qui a connu les affres de la guerre de cent ans tout au long de sa vie. Dans de nombreuses ballades, il s’est aussi beaucoup plaint des exactions, abus et pillages menés à l’encontre des pauvres gens (ou même encore, occasionnellement, de ses propres terres). Nul doute qu’Eustache connait la grande valeur de la justice et de la raison pour la paix sociale et pour la félicité des habitants d’un pays ou d’un royaume. De ce rondeau jusqu’à l’actualité récente, l’expérience a d’ailleurs prouvé que ce minimum exigible n’est pas si facile à réunir.
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.
Mais qu’il ne soit de nul haït
Et face bien toute saison
Eureux est homs de bon pais !
De nul en sera envahis,
Se ce n’estoit par traison;
Car, puis qu’il ne fait desraison,
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.
NB : pour ce qui est de l’enluminure utilisée dans notre illustration, elle est tirée d’un livre d’heures italien daté de la fin du XVe siècle : le manuscrit médiéval MS G14 actuellement conservé à la Morgan Library de New York.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, pauvreté, justice, poésie satirique Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Dou chien et d’une berbis Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820,
Bonjour à tous,
utour du premier siècle de l’ère chrétienne, Caius Iulius Phaedrus, plus connu sous le nom de Phèdre, lègue à la postérité un grand nombre de fables. Il crée ses propres récits, mais, pour une grande part d’entre eux, marche dans les pas du grec Esope qui l’avait précédé de cinq-cents ans.
Ce double-héritage traversera le temps jusqu’au Moyen Âge pour y être repris, en partie, sous le nom d’Ysopets ou Isopets. Ces petits récits où les personnages sont plantés par des animaux inspireront ainsi quelques auteurs médiévaux. A la fin du XIIe siècle, Marie de France est l’un des plus célèbres d’entre deux. Deux siècles plus tard, au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps s’y frottera aussi bien que dans une moindre mesure. Plus tard encore, au XVIIe siècle, par son talent stylistique hors du commun, Jean de Lafontaine, donnera, à son tour, à ses fables antiques de nouvelles lettres de noblesse. Aujourd’hui, nous étudions ensemble la fable médiévale de Marie de France intitulée : dou chien et d’une brebis.
Ou comment les puissants utilisent
la justice pour dépouiller les faibles
On trouve la trace de cette fable du Chien et de la Brebis chez Phèdre. Elle est , toutefois, reprise dans des formes un peu différentes chez Marie de France. Chez les deux auteurs, la justice est instrumentalisée de manière perfide par les puissants, au détriment des faibles. En effet, ces derniers n’hésiteront pas à produire de faux témoins pour dépouiller la brebis, éternel symbole de pauvreté, d’innocence et de faiblesse. Dans les complices de la malversation, la poètesse franco-normande a ajouté un rapace, qu’on ne trouve pas chez Phèdre et qui vient renforcer cette idée de collusion des prédateurs.
La fin de la fable de Phèdre est aussi plus heureuse puisque la Brebis paye ce qu’on lui réclame injustement mais ne périt pas. Egalement, le loup s’y trouve punit de son mensonge et la notion d’une justice transcendantale est mise en avant : les dieux le font tomber dans une fosse pour son mensonge. Chez Marie de France, la fin est sans appel. L es pauvres et les faibles sont sacrifiés par les puissants et on se partage leurs avoirs (et, même leur chair) entre prédateurs. Faut-il y voir le simple reflet du pessimisme de la poétesse ? On serait plutôt tenté d’y décrypter l’influence contextuelle de maux de son temps qu’elle entend dénoncer ainsi, ouvertement.
Le Brebis, le chien et le loup chez Phèdre
Les menteurs n’évitent guère la punition de leurs méfaits. Un Chien de mauvaise foi demandait à la Brebis un pain qu’il soutenait lui avoir laissé en dépôt. Le Loup, cité comme témoin, affirma qu’elle en devait non pas un, mais dix. La Brebis, condamnée sur ce faux témoignage, paya ce qu`elle ne devait pas. Peu de jours après elle vit le Loup pris dans une fosse : « Voilà, dit-elle, comme les dieux récompensent le mensonge! »
Les Fables de Phèdre, traduites par par M. E. Panckoucke (éd de 1864)
Dou Chien et d’une berbis
dans l’oïl franco-normand de Marie de France
Or cunte d’un Chien mentéour De meintes guises trichéour, Qui une Berbis emplèda Devant Justise l’amena. Se li ad un Pain démandei K’il li aveit, ce dist, prestei; La Berbiz tut le dénoia E dit que nus ne li presta. Li Juges au Kien demanda Se il de ce nus tesmoins a Il li respunt k’il en ad deus, C’est li Escufles è li Leus. Cist furent avant amenei, Par sèrement unt afermei Ke ce fu voirs que li Chiens dist: Savez pur-coi chascuns le fist, Que il en atendoient partie Se la Berbis perdeit la vie.
Li Jugièrres dunc demanda A la Berbis k’il apela, Pur coi out le Pain renoié Ke li Chienz li aveit baillié, Menti aveit pur poi de pris Or li rendist ainz qu’il fust pis. La Chative n’en pot dune rendre Se li convint sa leine vendre, Ivers esteit, de froit fu morte, Li Chiens vient, sa part enporte È li Escoffles d’autre par; E puis li Leus, cui trop fu tard Ke la char entre aus detreite Car de viande aveient sofreite. È la Berbiz plus ne vesqui E ses Sires le tout perdi.
Cest essample vus voil mustrer, De meins Humes le puis pruver Ki par mentir è par trichier, Funt les Povres suvent plédier. Faus tesmoignages avant traient, De l’avoir as Povres les paient; Ne leur chaut que li Las deviengne, Mais que chascuns sa part en tiengne.
Du chien et de la brebis
Adaptation en français moderne
NB : nous avons fait le choix d’une adaptation libre et versifiée plutôt qu’une traduction littérale.
On conte d’un chien menteur Aussi tricheur que trompeur, Qui, au tribunal, attaqua Une brebis pour qu’on la jugea. Un pain elle devrait rembourser Que, jadis, il lui a prêté. La brebis nia sans délai : « Jamais tel prêt ne lui fut fait ! Aussi, le juge requit du chien Qu’il puisse produire un témoin. Le chien rétorqua, sentencieux : « Milan et loup : ils seront deux » Ainsi, témoignèrent les compères Et, sous serment, ils affirmèrent Qu’ils confirmaient du chien, les dires. Savez-vous pourquoi ils le firent ? C’est qu’ils en tireraient partie Si la brebis perdait la vie.
Lors, le juge demanda, A la brebis qu’il convoqua Pourquoi avoir nié qu’un pain Lui fut bien prêté par le chien ? C’était là piètre menterie Qu’elle rende ce qu’elle avait pris ! La pauvrette qui n’avait rien Dut vendre sa laine à bas prix. C’était l’hiver elle en périt. Le chien vint prélever sa part, Puis le milan vint à son tour Et puis le loup, un peu plus tard, Ainsi la chair fut partagée Car de viande on avait manqué Et c’en fut fait de la brebis Que ces seigneurs avaient trahie.
Moralité
Cet exemple nous montre bien (et je pourrais en trouver maints) Comment par ruse et perfidie On traîne les pauvres en plaidoirie Leur opposant de faux témoins Qui se payent sur leurs maigres biens. Peu leur chaut de ce qu’il devienne, Pourvu que chacun, sa part, prenne.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : citations médiévales, sagesse persane, poésie morale, conte moral, cupidité, avidité, justice, devoir politique, abus de pouvoir. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291) Ouvrages: Gulistan, le jardin des roses, par Charles Defrémery (1838) et Gulistan le Parterre de Fleurs du Cheick Moslih-Eddin Sadi De Chiraz par N Semelet, (1834)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous levons les voiles en direction du moyen-orient médiéval pour découvrir une nouvelle histoire d’un des plus célèbres conteurs de la Perse du moyen-âge central : Mocharrafoddin Saadi. D’entre tous ses écrits, Le Gulistan ou Le Jardin des Roses demeure un véritable miroir des princes, un guide de la morale et de l’action pour les hommes, les puissants ou ceux qui les côtoient, et dans lequel seul le vrai sage saura tirer son épingle du jeu, par ses actes et non par ses mots.
Mansuétude, écoute, discernement, la sagesse dont il est question ici transcende l’application de quelque loi écrite, elle est la qualité suprême et intrinsèque qui peut élever le plus puissant comme le plus miséreux. Et Saadi fustige sans merci : cupidité, stupidité, égoïsme, orgueil, ambition, flatterie, négligence ou abus dans l’exercice du pouvoir, … Sous l’œil du conteur, il n’est nul homme, fut-il roi ou vizir, qui ne finisse par rencontrer sa propre destinée : l’impunité n’existe pas et tout finit, tôt ou tard, par se payer. C’est encore le cas dans le conte moral du jour. On y assistera à la ruine et la déroute d’un tyran contre les larmes de sang qu’il avait arrachées, par cupidité, aux plus déshérités et on trouvera, au passage, cette belle image de « la fumée des cœurs » des miséreux spoliés, montée en prière et entendue. » Ne trouble pas un coeur, parce qu’un soupir bouleversera tout un monde. «
Une fois de plus, le sage persan plaide pour la raison du plus faible contre la tyrannie du plus fort, la justice contre l’abus de pouvoir et l’avidité et c’est une justice à la fois transcendantale et sociale qui est ici à l’oeuvre, un peu, peut-être, dans l’esprit de celle que Saint-Louis avait rendue sous son chêne. Enfin, chez le conteur persan, comme dans notre moyen-âge central occidental, la roue de la fortune et du temps tourne et vient fournir un argument supplémentaire à la morale. Le temps de l’existence passe comme le vent du désert et le pouvoir comme la royauté demeurent éphémères.
Abus de pouvoir et avidité :
le pouvoir d’un cœur blessé
On raconte qu’un Tyran achetait, par la violence, le bois des pauvres et les donnait aux riches, moyennant un prix qu’il fixait arbitrairement. Un sage passa auprès de lui, et dit :
– Es-tu un serpent, toi qui piques tous ceux que tu vois ? Ou un hibou, puisque tu fouilles partout où tu te poses ? Si ta violence te réussit avec nous, elle ne réussira pas avec le maître qui connaît tous les secrets (ie: Dieu). N’exerce pas la violence sur les habitants de la terre, afin que leurs prières contre toi ne parviennent au-dessus du ciel.
L’oppresseur fut irrité de cette parole, fronça le sourcil a cause de ce conseil et n’y fit aucune attention; jusqu’à ce qu’une certaine nuit le feu tombât de la cuisine dans son magasin de bois, brûlât toutes ses richesses et lui laissât pour seul siège, au lieu d’un coussin bien rembourré, la cendre chaude.
Par hasard, le même sage passa auprès de lui, et l’entendit qui disait a ses amis : » Je ne sais d’où ce feu est tombé dans mon palais. » ll dit : » Il a été allumé par la fumée du coeur des pauvres (les soupirs). »
Distique : Garde-toi de la fumée des coeurs blessés, car la blessure du coeur se montre, à la fin, au dehors. Tant que tu le peux, ne trouble pas un coeur, parce qu’un soupir bouleversera tout un monde.
Sentence. Il était écrit sur la couronne du roi Qaï-Khosrou* (3eme roi de Perse, de la dynastie des Caïanides ) :
« Pendant combien d’innombrables années et de longs siècles les hommes marcheront sur la terre, au-dessus de notre tête* (notre tombeau) ? De même que la royauté nous est parvenue de main en main, ainsi elle parviendra aux mains des autres ».
Puisse cette belle leçon continuer de résonner à travers les siècles, aux oreilles des intéressés.
Une belle journée à tous.
Fred
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Sujet : contes moraux, sagesse, poésie persane, justice, valeurs humaines, citation médiévale. exercice du pouvoir, clémence, fourmi,éléphant. Période : moyen-âge central Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291) Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses.
J’ai toujours dans la pensée ce vers que me dit un gardien d’éléphants, sur le bord du fleuve du Nil : « Si tu ne connais pas la situation de la fourmi sous ton pied, sache qu’elle est comme serait la tienne sous le pied d’un éléphant. » Mocharrafoddin Saadi (1210-1291), Gulistan.
Bonjour à tous,
iré du premier chapitre du Gulistan et de la vingt deuxième historiette du conteur et poète médiéval persan Mocharrafoddin Saadi, ce distique vient conclure un des savoureux contes moraux dont il a le secret.
Il est question, ici, d’un sultan ayant décidé, sur le conseil de ses médecins, de tuer un enfant pour sauver sa propre vie et pour échapper à la maladie. Au moment fatidique, les paroles de l’enfant rappelleront finalement le vieux souverain à la raison et il décidera de le gracier. Clémence du roi envers le petit sujet, de l’homme envers la fourmi mis en abîme sous le pied de l’éléphant, parabole et leçon de discernement surtout: une vie en vaut une autre, et l’existence même du plus grand sultan ne saurait le soustraire à cette règle. Il aura fallu l’innocence et les rires d’un enfant pour le lui rappeler. Il aura fallu aussi que le sultan soit assez sage pour l’entendre. Voici le conte en entier.
Une fourmi sous le pied d’un éléphant
et la sagesse persane de Saadi
Un certain roi avait une maladie épouvantable. dont il ne convient pas de répéter le nom. Une troupe de médecins grecs s’accordèrent à dire : « Il n’y a point de remède pour cette maladie, si ce n’est le fiel d’un homme distingué par tels signes. »
Le roi ayant ordonné que l’on recherchât cet homme , on trouva un fils de villageois avec les qualités que les sages avaient dites. Le roi manda son père et sa mère, et les rendit satisfaits au moyen de richesses immenses.
Le câdhi* (*juge) délivra un fetva (décision juridique), portant qu’il était permis de répandre le sang d’un sujet pour la conservation de la vie du roi. Le bourreau se disposa donc à tuer l’enfant. Celui-ci leva son visage vers le ciel et se mit à rire. Le roi demanda : « Quel sujet y a-t-il de rire dans cette circonstance? »
Le jeune garçon répondit: « Caresser un enfant est une obligation pour ses père et mère; on porte les procès devant le câdhi, et l’on demande justice au roi. Or, maintenant mon père et ma mère m’ont livré au supplice, à cause des faux biens* (*bagatelles) de ce monde; le câdhi a rendu un fetva pour qu’on me tue, et le sultan voit son salut dans ma perte. Je n’aperçois donc pas de refuge, si ce n’est Dieu très-haut.‘’
« Devant qui élèverai-je mes cris contre toi ? Je demande justice de toi-même, devant toi-même. »
Le coeur du sultan se contracta à cause de cette parole ; il fit rouler des larmes dans ses yeux et dit : « Il vaut mieux pour moi périr que de répandre le sang d’un innocent« . Il le baisa sur la tète et les yeux, le serra sur son sein, lui donna des richesses immenses et le renvoya libre. On dit que le roi obtint sa guérison dans cette même semaine.
J’ai toujours dans la pensée ce vers que me dit un gardien d’éléphants*, sur le bord du fleuve du Nil : « Si tu ne connais pas la situation de la fourmi sous ton pied, sache qu’elle est comme serait la tienne sous le pied d’un éléphant. »
Mocharrafoddin Saadi (1210-1291), Gulistan, le parterre de roses. Traduit du persan par Charles Defréméry, 1858.
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* suivant les versions de la traduction du jardin des roses, on traduit quelquefois d’un gardien de chameaux et non pas d’éléphants, mais cela n’affecte en rien la morale.
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En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
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