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Un rondeau caustique de Clément Marot à l’encontre d’un ignorant

Gravure ancienne de Clément Marot

Sujet : humour, poésie, rondeau, moyen-français, poésie satirique, auteur, poète médiéval
Auteur : Clément Marot (1496-1544)
Période : Moyen Âge tardif, début de la renaissance
Titre : A un poète ignorant
Ouvrage : Œuvres complètes de Clément Marot, Tome 2, Pierre Jannet (1873)

Bonjour à tous,

oilà longtemps que nous n’avons publié une pièce de Clément Marot. Ce poète du Moyen Âge tardif, lui-même fils de Jean Marot, autre plume de cour, finit par connaître quelques déboires politiques et même deux exils pour des faits religieux et encore pour ses écrits.

Poète de cour considéré comme un des plus importants de son temps, Marot a usé de sa poésie dans, à peu près, toutes les circonstances : amour, humour, politique, religion, négociation, séduction de ses bienfaiteurs ou des dames, épitaphes, mais aussi règlements de compte. Il a laissé, derrière lui, une œuvre prolifique qui alterne des pièces ambitieuses à d’autres plus courtes et légères dans lesquelles il laisse s’exprimer son esprit et son humour. La poésie du jour fait partie de ces dernières. C’est un rondeau dans lequel il malmène, avec causticité, un autre poète de son temps. (ce n’est pas la première fois on se souvient de son épigramme à Maistre Grenouille)

"A un poète ignorant", Rondeau illustré de Clément Marot

A un poète ignorant (1536)

Qu’on mene aux champs ce coquardeau*,
Lequel gaste
(1), quand il compose,
Raison, mesure, texte, et glose,
Soit en ballade ou en rondeau.


Il n’a cervelle ne cerveau,
C’est pourquoy si hault crier j’ose:

Qu’on mene aux champs ce coquardeau.

S’il veult rien faire de nouveau,
Qu’il
œuvre hardiment en prose
(J’entens s’il en sçait quelque chose),
Car en rithme ce n’est qu’un veau
Qu’on mene aux champs.

*Coquardeau : jeune galant ignorant, benêt. S’écrit aussi cocardeau
(1) gaster : ravager, dévaster, corrompre


Quelques autres poésies humoristiques du même auteur
Frère Thibault, Humour Grivois et amours interdites
D’un Curé, épigramme humoristique
D’un qu’on appelait Frère Lubin
Deux épigrammes caustiques sur l’Erémitisme

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : au premier plan, sur l’image d’en-tête, le portrait de Clément Marot est tiré d’une toile anonyme datée du milieu du XVIe siècle. Cette dernière est actuellement conservée à la bibliothèque de Genève et peut être consultée en ligne ici. L’arrière plan de l’illustration est un détail tiré d’une superbe enluminure du peintre Jean Clouet. Actuellement conservée au Musée Condé de Chantilly, elle provient du Manuscrit Ms 721 daté de 1534 : Les Trois premiers livres de Diodore de Sicile, traduit par Antoine Macault et Etienne Le Blanc. On y voit la cour de François 1er. Le roi y est entouré de ses gens mais aussi du dauphin François, d’Henri d’Orléans et de Charles d’Angoulême. Face au souverain, l’auteur en train de faire une lecture n’est pas Clément Marot mais Antoine Macault. Ce dernier lui présente l’œuvre qu’il vient de traduire en français et qui est l’objet principal de ce manuscrit ancien. Cette miniature se tient même sur le premier folio de l’ouvrage.

chant royal : Le devoir de vérité de l’honnête homme dans un monde en chute libre

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Que nulz prodoms ne doit taire le voir»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.

Poésie morale et résonnances éthiques

D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.

Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales

Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.

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La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.

* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).

Effet miroir, modernité, normes intériorisées

La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.

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Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…

Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.

E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité

Un Chant royal de Eustache Deschamps illustré avec enluminure

Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.

Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.

Les héros et conquérants du passé

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Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).

Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.

Sources manuscrites et modernes

Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps,  par le  Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).

Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.


« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« 
dans le moyen français du Moyen Âge tardif

Aucuns dient que je suis trop hardis
Et que je parle un pou trop largement
En reprouvant les vices par mes dis
Et ceuls qui font les maulx villainement.
Mais leur grace sauve
(sauf leur respect) certainement,
Verité faiz en general scavoir
Sanz nul nommer
(sans nommer personne)
fors que generalment
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis
Et rendoit l’en partout vray jugement
Et Veritez qui vint de paradis
Blasmoit chascun qui ouvrait
(oeuvrait) laidement;
Par ce vivoit le monde honnestement.
Mais nul ne fait fors l’autre decevoir,
Mentir, flater dont je dy vrayement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Par pechié voy les grans acouardiz
(rendus lâches)
Et les saiges gouverner sotement,
Riches avers
(avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère),
Nobles villains
(rustres), jeune gouvernement,
Avoir aux vieulx et jeunes ensement
(pareillement)
D’eulx presumer car trop cuident
(pensent) valoir.
Se j’en parle c’est pour enseignement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis
En l’escripture et ou viel testament
Et pour leurs maulx les dampnent touz edis
Que l’en souloit
(avait l’habitude de) garder estroictement.
Mais aujourd’ hui verité taist et ment;
Ce monde cy qui ne quiert
(cherche) que l’avoir (les possessions).
Coupable en est qui telz maulx ne reprant
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches)
Dont le renom yert pardurablement,
Qui conquirent terres, villes, pais,
Juif, Sarrazin, et crestienne gent,
Qui aux vertus furent si diligent
Que des vices ne vouldrent nulz avoir;
Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent !
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.


L’envoy

Princes, je traiz (1) en hault hardiement,
Sanz nul ferir s’entechié ne se sent
(2)
Et que sur lui laist mon carrel cheoir,
Dont il se puet garder legierement
(qu’il peut éviter facilement)
Par le fuir; et dy, en concluent.
Que nulz preudoms ne doit taire le voir.

(1) Lancer un trait de flèche
(2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?


Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.

d’une chienne près de mettre bas, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.

Une fable sur l’ingratitude et la perfidie

Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.

Fable médiévale illustrée de Marie de France : "d'une lisse qui vuleit Chaaler"

D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France

D’une Leisse vus veil cunter
Qui preste esteit à chaéler ;
Mès ne sot ù gésir el deust,
È ù ses Chaiaus aveir peust.
A une autre Lisse requist
K’en sun ostisel la sufrist
Tant k’ele éust chaellei,
Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;

Tant l’en ad requise è proiée,
Ke od li l’ad dunc herbregiée
Puiz kant ot éu ses chéiauz
E espeudriz les ot è biauz,
Cele à kui li ostiex esteit
Suvent par ax demage aveit,
De sa maisun les rueve issir
Ne les vuleit mès cunsentir.

L’autre se prist à démenter,
E dist qu’el ne seit ù aler ;
Yvers esteit pur la freidur
Murreit de freit à grant dolur ;
Dunc li requist par caritéi
Q’el herbrejast jusqu’en estéi,
E cel ot de li grant pitié
Otréia li par amistié.

Qant le bel tens vit revenir
Adunc les rueve forz issir,
L’autre cumença à jurer
Que se jamès l’en ot parler,
Que si Chaiel la detrairunt
È forz de l’uis l’a bouterunt ;
La force est lor en la maisun,
Fors l’en unt mise sanz raisun.

Moralité

Cest essemple poez savoir,
È par meint Preudomes vooir,
Ke par bunté de sun curage
Est chaciez de sun hiretage ;
Ki felun Hume od li aquieut
Ne s’en ist mie qant il vieut.

D’un chienne qui voulait mettre bas
traduit en français actuel

D’une chienne je veux vous conter
Qui était prête à mettre bas
Mais ne savait où se poser
Ni où ses chiots donner la vie.
A une ami chienne elle pria
Qu’en son gite elle l’accepta
Le temps qu’elle put accoucher.


Elle insista tant et si bien
Que l’autre l’hébergea chez elle.
Puis, quand ses chiots furent nés,
Et élevés, tous beaux et vifs,
Celle à qui appartient le logis
Auquel ils causaient souvent des dégâts
Les prie tous de vouloir sortir ;
Elle ne veut plus qu’ils restent là.

L’autre chienne se met à gémir
Disant qu’elle ne sait où aller ;
L’hiver est là et ses froideurs
Ils y mourraient à grand douleur ;
Aussi, elle implore charité
Qu’on l’héberge jusqu’en été !
L’autre la prit en sa pitié,
Et lui céda par grand bonté.


Quand le beau temps fut revenu
L’hôte revint pour les sortir.
L’autre commença à jurer,
Que si elle l’entendait encore,
Elle jetterait ses chiens sur elle
Qui la chasseraient loin de là.
Ils règnent en maître en la maison
Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).

Moralité

Dans cet exemple bien l’on voit
De nombreux hommes instruits et sages
Qui, par la bonté de leur cœur
Sont chassés de leur propre toit ;
Celui qui accueillera félon en son logis
Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.


Marie de France dans les pas de Phèdre

Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.

Enluminure du livre de chasse de Gaston Febus

Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.

En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).

Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)

Habent insidias hominis blanditiae mali;
quas ut uitemus, uersus subiecti monent.
Canis parturiens cum rogasset alteram,
ut fetum in eius tugurio deponeret,
facile impetrauit. Dein reposcenti locum
preces admouit, tempus exorans breue,
dum firmiores catulos posset ducere.
Hoc quoque consumpto flagitari ualidius
cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae
par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.

La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)

Enluminure d'un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF
Enluminure d’un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF.

Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter.
Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »


Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).

D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine

Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.

Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa Compagne revient.
La Lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court (3), elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfants étaient déjà forts.

Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.

1400 articles sur le moyen âge : chansons, poésies médiévales et bien plus !

Bonjour à tous,

ous le savez si vous faites partie des visiteurs réguliers du site, de temps en temps, nous faisons un point sur les contenus publiés à date. Cela permet de mieux voir le chemin parcouru mais surtout de vous donner des pistes de recherche concrètes. Nous avons, désormais passé le cap de 1400 articles mis en ligne et, au fil des années ( 5 ans déjà), moyenagepassion a pris le tour d’une encyclopédie médiévale. Si cette dernière reste relativement modeste en taille, quelques informations peuvent s’avérer grandement utiles pour une meilleure exploration du site.

Rappelons-le. En terme de ligne éditoriale, notre vocation première a toujours été de proposer une archive permettant de découvrir le Moyen Âge historique et ses productions, autant que certaines représentations plus modernes du Moyen Âge. Ces deux dernières années, si la rubrique évènementielle que nous maintenions aussi, a forcément pâti de l’annulation de nombreux fêtes et animations médiévales, nous avons poursuivi nos efforts. Nous nous sommes concentrés sur des choses moins éphémères et le Moyen Âge historique a donc gagné en taille. L’aventure a donc continué et c’est le plus important.

Archive médiévale & textes du Moyen Âge

Une des catégories les plus appréciées du site reste son archive médiévale. Elle regroupe près de 500 poésies, chansons et extraits de littérature du Moyen Âge. Les textes présentés et commentés sont, dans leur très grande majorité, traduit par nos soins. Pour chacun d’entre eux, nous indiquons également les sources historiques et manuscrites. De fait, vous trouverez référencés et présentés sur moyenagepassion près d’une centaine de manuscrits anciens et médiévaux. Quand il s’agit de chansons, nous nous efforçons de joindre également les notations musicales anciennes, ainsi qu’une interprétation par un groupe de musique spécialisé dans le répertoire du Moyen Âge.

Tout cela étant posé, voici quelques éléments pour vous aider à tirer le meilleur parti de cette archive. Nous ne notons ici que quelques aspects généraux. Pour le reste, vous pourrez toujours explorer les catégories de la navigation de gauche ou vous servir du champ de recherche. Plus de 4000 mots-clés sont aussi référencés sur le site.

Une pléthore d’auteurs médiévaux

Un total de 65 auteurs médiévaux est déjà recensé sur moyenagepassion auquel il faut ajouter une large quantité d’anonymes. Tous ces auteurs peuvent être seigneurs ou princes, simples clercs ou jongleurs, troubadours, trouvères, chroniqueurs, écrivains, philosophes, savants, poètes de cour officiels ou plus marginaux et occasionnels, …

Quant aux thèmes couverts, ils reflètent cette diversité et se concentrent principalement sur la littérature du Moyen Âge central à celle du Moyen Âge tardif, avec quelques incursions sur le haut Moyen Âge et la Renaissance : lyrique courtoise, poésies satiriques, contes moraux, poésies politiques, légendes arthuriennes, humour médiéval, fabliaux, fables mais aussi médecine, histoire ou philosophie, sciences et techniques,… En matière de provenance, tous ces textes proviennent, en grande partie, de la France médiévale (langue d’oïl, vieux français, moyen-français, occitan médiéval) mais ils ne s’y limitent pas. Nous explorons également l’Europe médiévale : Espagne, Portugal (espagnol ancien, galaïco-portugais), Italie, Angleterre jusqu’à même des destinations méditerranéennes plus lointaines.

En plus de ces auteurs d’époque, vous trouverez, sur le site, un grand nombre de personnages du Moyen Âge qui ne sont pas nécessairement des écrivains mais que les textes proposés nous conduisent à croiser et à présenter. Enfin, pour avoir une vision complète du tableau, de nombreux historiens et médiévistes des XIXe, XXe et XXIe siècles sont cités ou invités dans nos colonnes (conférences, ouvrages, publications…) et nous comptons encore quelques auteurs contemporains venus publier leurs propres articles sur le site.

Découvrir tous nos auteurs médiévaux sur ce lien

Ensembles médiévaux & musique ancienne

i vous aimez la musique ancienne, vous trouverez aussi, sur moyenagepassion, quantité de formations à découvrir et écouter (72 à date). Ces ensembles de musique médiévale, férus d’ethnomusicologie, sont présentés, dans le détail, avec leur fondateur, leur répertoire, ainsi que certaines de leurs œuvres et albums. Dans une catégorie à part, nous avons également répertorié des artistes que le Moyen Âge a plus librement inspirés (variations libres, emprunts textuels, folk,…).

Découvrir tous nos ensembles de musique ancienne et médiévale

Encore plus de contenus ?

Comme nous l’avons indiqué, les catégories et le moteur de recherche sont là pour vous aider à explorer le site au gré de vos inspirations et de vos intérêts. Mais mentionnons tout de même des thèmes comme le culte marial et l’étude que nous avons entreprise des Cantigas de Santa Maria du roi Alphonse X de Castille : 25 de ces chants sont déjà commentés, traduits en français et disponibles à l’écoute. Dans un tout autre registre et si vous aviez envie de vous rafraîchir les idées, vous pouvez également consulter nos articles contre les préjugés à l’encontre du Moyen Âge ou même encore jeter un œil sur notre rubrique citations médiévales.

Pour conclure, disons un mot de notre chaîne youtube. Si elle est un peu demeurée à la traîne du site, elle s’approche désormais des 400 000 vues. Nous y passerions volontiers plus de temps mais, pour cela, il nous faudrait franchir la barre des 1000 abonnés. Ce n’est pas quelque chose sur lequel nous avons particulièrement insisté jusque là, mais sachez que vous nous aideriez grandement en vous abonnant. C’est totalement gratuit et ne requiert qu’un simple clic. Visiter la chaîne youtube de moyenagepassion.

Merci encore de votre présence et de votre lecture.

Frédéric Effe.
Pour moyenagepassion.com.
À la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure, en-tête d’article, est tiré du manuscrit MS 9278 conservé au KBR Museum de Bruxelles (Débat de vraie noblesse, Buonaccorso de Pistoie – collection des ducs de Bourgogne). Elle représente l’écrivain, traducteur, prêtre et enlumineur Jehan Miélot (1420-1472) à son ouvrage.