Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, manières de table, auteur médiéval, ballade, poésie morale, satirique ballade, moyen-français, vin, Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Va à la court, et en use souvent » Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud 1893)
Bonjour à tous,
ous avons, jusque là, publié tant de poésies morales et acerbes d’Eustache Deschamps que nous devons faire aujourd’hui un peu justice à la nature plus légère dont il sait aussi faire montre dans certains de ses textes.
S’il a effectivement chanté les excès et les artifices de la vie curiale, les valeurs dévoyées et tant d’autres travers de son temps, il a aussi, plus que nul autre avant et après lui, amené la ballade médiévale sur les terrains les plus variés. Grand amateur du procédé de l’accumulation, il y établit souvent de longues listes qui prennent quelquefois des allures de monographie et ravissent les médiévistes par leur richesse et leur exhaustivité; toute chose qui continue encore d’imposer ce poète médiéval comme un témoin d’importance sur bien des aspects de son siècle.
Sur le thème du jour « bonne chère et bons vins », on compte chez lui un nombre important de ballades et poésies à travers lesquelles il nous dévoile sa nature de bon vivant; l’homme apprécie, en effet, les mets de choix dans toute leur grande variété, pourvu qu’ils soient dûment accompagnés de bons vins. Il grincera même des dents quand les tables auxquels il s’assoit ne l’honorent pas assez à son goût ou même quand les usages se perdent (« Li usaiges est faillis ») et que « les meilleurs vins viez et nouveaulx » que l’on offrait autrefois aux baillis et aux juges ont fini par leur passer sous le nez (ballade Des vins que on souloit anciennement présenteraux baillis et juges). Dans un autre registre, l’attention à la nourriture fera encore l’objet chez lui de considérations et de ballades plus hygiénistes et « préventives » (dans l’intention au moins) contre les terribles épidémies de peste.
Nourriture
& satire chez Eustache Deschamps
Que l’on ne s’y trompe pas pourtant, si le thème de la satire n’est pas dans la ballade du jour ce qui saute aux yeux, Eustache Deschamps ne baisse pas toujours la garde quand il parle de nourriture, loin s’en faut. Il se servira même du thème dans un nombre non négligeable de ballades pour moquer certaines coutumes alimentaires de provinces ou pays ou pour se plaindre encore de mauvais séjours passés en terres lointaines. De la même façon, dans ses diatribes contre la cour, il montrera souvent du doigt les excès de gloutonnerie qu’on y trouve. La figure de l’excès de nourriture (amoral, profiteur, glouton, avide, etc …) s’opposera ainsi souvent chez lui à celle d’une consommation plus saine, loin des bruits, des fastes et des pratiques parasites de la cour.
On trouvera, dans l’article cité ci-dessus de la romaniste Susanna Bliggenstorfer, une analyse exhaustive de la question et des développements tendant à ramener la majeure partie des textes de l’auteur médiéval sur le sujet de la nourriture vers la satire. On notera, en particulier, sous la plume de cette dernière, la démonstration intéressante de l’usage qu’Eustache Deschamps fait, dans de nombreux cas, du procédé d’accumulation qu’il affectionne particulièrement (nous le disions plus haut) pour le mettre au service de la critique ou de l’invective, et au bout du compte de la satire.
Il demeure décidément difficile pour notre poète d’échapper à sa propre nature, mais pour le coup et pour aujourd’hui au moins, la ballade que nous vous présentons déroge à la règle. Le ton est plutôt léger même si le sujet dont il traite entend faire autorité (on ne se refait pas) : « Faictes Obeissance au vin ». Il y est question de l’importance que l’auteur accorde à la présence du vin à sa table (« manières de table » et non pas excès) et, si elle se situe dans les usages et pas du tout dans la poésie gollardique ou les clins d’oeil « Villonesque » à la Taverne, cette poésie pourrait avoir tout de même tout à fait sa place au début d’un bon repas ou même d’un banquet.
« Faictes obeissance du vin »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps
Ce texte en moyen-français du XIVe siècle ne présente pas de difficultés majeures de compréhension. Une fois n’est pas coutume, les notes de vocabulaire destinées à vous guider sur les quelques points de difficultés sont toutes issues du tome VIII des œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, dans lequel on peut retrouver cette ballade.
Offices des hostelz royaux, C’est assavoir panneterie, Cuisine atout voz grans boyaux, Escurie et la fruiterie, Fourriere (1)contre qui l’en crie Pour les logiz souventefois, Soiez l’un a l’autre courtois; Mais je vous conseille en la fin, Pour mieulx attemprer* (rafraîchir) vostre voix Faictes obeissance au vin.
Car telz offices est tresbiaux Et ly noms d’eschançonnerie : Chapons rostiz, boucs ne veaulx Ne sausses de la sausserie Sans vin n’est c’une moquerie : Avoine et foing, poires et nois Ne logis ne vault .II. tournois Sans ce hault poete divin, Bachus, et pour ce que c’est drois, Faictes obeissance au vin.
On est content pour .II.morsiaux De pain : s’en boit on mainte fie* (fois) A ces tasses, voirres, vessiaulx A l’usance de Normandie. Sanz vin tout office mandie, Mais par li a l’en char et poys, Pain, brouet* (jus, ragoût), avoine et tremoys (blé de mars), Lumiere, fruit soir et matin, Buche et charbon : tous les galoys* (les bons vivants) Faictes obeissance au vin.
L’ENVOY
Chambre aux dernier, gaiges du moys, Tous offices et ceulz de boys, Queux, escuiers, li galopin, Chapellains, nobles gens, bourgoys, Escuiers, clers, gardez voz loys* (attributions), Faictes obeissance au vin.
(1)officier de fourrier, officier charger de l’intendance, notamment durant les campagnes militaires et les déplacements.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
NB : L’illustration présente sur le visuel provient d’une toile de Theodoor Rombouts, fabuleux peintre flamand des XVIe et XVIIe siècles.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, lyrique courtoise. poésie satirique, sirvantes, occitan Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Lo vers comens quan vei del fau» Interprète : Ensemble Céledon Album: Nuits Occitanes (2014)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson et poésie médiévale de Marcabru, troubadour et maître occitan du « trobar clus ». Comme nous le disions dans l’article précédent, nous sommes, en effet, avec cet artiste médiéval face à une poésie hermétique faite d’allusions et de sous-entendus qui ne se livre pas toujours simplement. Avec la longueur de temps passé, la difficulté se corse d’autant et prétendre en détenir toutes les clés relève de la gageure. Tout cela étant dit, nous donnerons tout de même quelques éclairages sur la chanson du jour et nous en approcherons même la traduction.
Quant à l’envoûtante version musicale et vocale de cette pièce médiévale occitane que nous vous présentons ici, elle provient de l’Ensemble Céladon, uneformation française pointue dans le domaine de la musique ancienne dont nous n’avions pas encore parlé jusque là. Cet article nous en fournira donc l’occasion.
Lo vers comens quan vei del fau, de Marcabru par l’Ensemble Céladon
Paulin Bündgen et l’Ensemble Céladon
Formé en 1999, l’Ensemble Céladon explore le répertoire des musiques anciennes, sur une période qui va du Moyen Âge à l’ère baroque. Sorti avec un premier prix de conservatoire quelques temps après la création de la formation, son directeur artistique, le contre-ténor Paulin Bündgen, n’avait que 22 ans au moment où il la fonda. Il a, depuis, fait un long chemin.
Présent dans de nombreux festivals, très actif sur la scène artistique, des musiques anciennes au classique en passant par l’opéra et en allant même jusqu’à la musique contemporaine, ce talentueux artiste dirige aussi, chaque année, Les Rendez-vous de Musique Anciennede Lyon. Quand il ne se produit pas avec son propre ensemble, Il intervient, au niveau international, au sein de prestigieuses formations et sa discographie comprend déjà près de 40 titres.
De son côté et depuis ses premiers pas, l’Ensemble Céladon a produit huit albums. Sur le plan médiéval, leurs productions couvrent des thèmes aussi variés que l’art des troubadours, les chansons d’amour courtois de Jehannot de Lescurel, et encore les musiques autour de la guerre de cent ans ou les chants de quête et d’amour sur les chemins des croisades. Sur des périodes plus récentes, il faut encore ajouter à leur répertoire la musique européenne de la renaissance, les cantates sacrées de Maurizio Cazzati, compositeur italien du XVIIe mais aussi l’exploration de la musique contemporaine.
En près de vingt ans, le parti-pris de l’Ensemble Céladon n’a pas dévié et reste l’exploration d’un répertoire « hors des sentiers battus » selon la définition même de ses artistes. Sans épuiser la richesse de leur travail artistique ni la résumer à cela, le timbre de voix autant que le talent de son fondateur et directeur a largement guidé leurs choix de répertoires et demeure une des signatures originales de l’ensemble. Du côté de l’Ethnomusicologie et de leur exigence de restitution, il faut encore ajouter qu’à l’occasion de chaque album, l’ensemble s’entoure de conseillers historiques et d’experts éclairés.
Toujours actifs sur la scène, ils se produisent notamment en France sur les mois à venir. Pour aller les entendre en direct et connaître leur agenda de concerts, voici deux liens indispensables :
Leur belle interprétation de la chanson Lo vers comens quan vei del faude Marcabru est tirée d’un album enregistré en 2013 et sorti à la vente en 2014. A cette occasion, l’ensemble célébrait ses quinze ans de carrière.
L’album a pour titre Nuits Occitanes et il reçut 5 diapasons dès sa sortie. Comme son titre l’indique, l’ensemble partait ici en quête de l’art des premiers troubadours et de leur poésie. On peut ainsi y retrouver Marcabru en compagnie de huit autres compositeurs en langue occitane du Moyen Âge central et des XIe et XIIe siècles : Raimon de Miraval, Bernart de Ventadorn, Bertran de Born, entre autres noms, et encore la trobaraitz Beatriz de Dia.
L’album est toujours disponible en ligne sous forme CD mais aussi sous forme dématérialisée (MP3). Pour plus d’informations, en voici les liens :
Les paroles de la chanson occitane de Marcabru & leur traduction en français
Pour revenir au contenu de la chanson du jour, si, dès le départ, et comme dans nombre de poésies courtoises, Marcabru nous transporte avec lui dans la nature, nous sommes, cette fois-ci, plongé dans un paysage désolé et entré en hibernation.
« E segon trobar naturau, Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, »
« Et suivant l’art naturel de trouver, je porte la pierre (silex), l’amorce et le briquet », le « trouveur », le troubadour est celui qui allume le feu de la création et qui en porte l’étincelle. Marcabru veut-il encore nous dire par là que c’est aussi celui qui révèle, qui fait la lumière ? De fait, il nous sert ici un Sirvantès (servantois); le ton sera donc satirique et le poète y adressera les moeurs de son temps, autant que ses détracteurs. Et peu lui importera ceux qui le moquent ou se rient de ses vers, il ne cédera pas devant leurs moqueries et il les défiera même de lui chercher des poux dans la tête.
Au pied d’un arbre rendu sans feuille, le poète médiéval attend donc le renouveau mais il n’est pas vraiment question ici de conter fleurette. Les jeux de l’amour reviendront un peu avant la fin de la poésie. Est-ce simplement par convention ou règle-t-il ici tout en sous-entendu des comptes avec une maîtresse qui l’aurait éconduit? Difficile de l’affirmer. L’amour ne sera, en tout cas pas au centre des préoccupations du troubadour dans cette poésie et le thème restera traité dans un contexte satirique plus global. Au fond, si les jeux d’amour sont biaisés, ce n’est qu’une des conséquences de ce « siècle » aux usages corrompus.
Victoire de la cupidité sur la loyauté et la droiture, l’hiver dont Marcabru nous parle ici est indéniablement celui des valeurs. On se drape des meilleurs apparats pour commettre le pire, on se comporte comme des animaux en matière de pouvoir comme en matière d’amour. Bref tout va mal, comme si souvent d’ailleurs, dans les poésies morales. Le troubadour ira même jusqu’à faire une allusion aux prophéties bibliques annonciatrices de grands changements et de destruction (Jérémie). « Le seigneur devient le serf, le serf devient le seigneur ». Ce thème de l’inversion et du vilain qui se fait « courtois » se retrouvera dans d’autres de ses poésies.
Densité thématique et sujets imbriqués
our conclure, comme nous le disions en introduction, même une fois traduite, la poésie de Marcabru peut s’avérer assez difficile à décrypter. Elle est faite assurément de son actualité immédiate mais elle est aussi codée pour s’adresser à un public d’initiés.
Comme c’est encore le cas ici, à l’intérieur d’une même poésie, le troubadour semble souvent sauter d’un sujet à l’autre, d’une strophe à l’autre, avec une désinvolture qui pourrait presque paraître désarmante à nos yeux. Encore une fois tout ceci n’est peut-être qu’une impression (représentations modernes, hermétisme du code, …) mais d’une certaine manière, cet effet « d’empilement » ou de « sujets imbriqués » interpelle et questionne nos vues sur la notion de « cohérence » thématique. Sans être totalement décousu non plus, loin s’en faut, le procédé pourrait presque, par moments, prendre des allures de soliloque ou de « causerie » à parenthèses. Quoiqu’il en soit, au final, on ne peut que constater le fait ce « vers comens » nous met face à une grande densité et variété thématique.
Pour le reste et sur le fond, si nous avons perdu en route quelques éléments de contexte (historique) ou si encore certains codes de la poésie de ce troubadour occitan nous demeurent inaccessibles, peut-être faut-il aussi savoir l’apprécier sans chercher à l’épuiser totalement rationnellement. C’est d’ailleurs l’éternel débat en poésie. Pour goûter l’oeuvre de Marcabru, il faut aussi savoir simplement se laisser aller à la beauté et à la musicalité de la langue occitane et de la composition et, plutôt que buter dessus, savoir apprécier l’aura de mystère qui continue d’entourer ses mots.
Notes sur l’adaptation /traduction
Concernant l’adaptation, si je me sers encore largement des oeuvres complètes de Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909), je m’en éloigne toutefois à quelques reprises, sous le coup de recherches personnelles. Je ne reporte dans les notes que les écarts les plus significatifs. Je dois avouer et je le fais d’autant plus facilement que le bon docteur l’avait lui-même affirmé (voir article), que certaines de ses traductions ne me convainquent pas totalement. Pour être très honnête, j’aurai d’ailleurs, à mon tour, à coeur de revenir sur celles que je fais ici pour les retravailler, mais il faudra du temps. Qu’on les prenne donc pour ceux qu’elles sont, une première approche ou un premier jet, et pas d’avantage.
Lo vers comens quan vei del fau
Lo vers comens quan vei del fau Ses foilla lo cim e·l branquill, C’om d’auzel ni raina non au Chan ni grondill, Ni fara jusqu’al temps soau Qu·el nais brondill.
Je commence mon vers (ma poésie) quand du hêtre je vois la cime et les branches effeuillés Quand de l’oiseau ou de la grenouille, On n’entend ni le chant ni le coassement Et qu’il en sera ainsi jusqu’à la douce saison où naîtront les nouveaux rameaux.
E segon trobar naturau Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, Mas menut trobador bergau Entrebesquill, Mi tornon mon chant en badau En fant gratill.
Et selon l’art naturel de trouver Je porte la pierre, l’amorce et le briquet, Mais d’insignifiants troubadours frelons et brouillons* (embrouilleurs, entremis) Tournent mon chant en niaiseries Et s’en moquent (1)
Pretz es vengutz d’amont aval E casegutz en l’escobill, Puois avers fai Roma venau, Ben cuig que cill Non jauziran, qui·n son colpau D’aquest perill.
Le(s) prix s’est venu du haut vers le bas Et a chu dans les balayures* (immondices); Puisque les possessions rendent Rome vénale Je crois bien que ceux-là Ne s’en réjouiront pas qui sont coupables de ce danger* (de cette situation périlleuse).
Avoleza porta la clau E geta Proez’ en issill! Greu parejaran mais igau Paire ni fill! Que non aug dir, fors en Peitau, C’om s’en atill.
La bassesse* (vileté, lâcheté) porte la clef* (est souveraine) Et jette les prouesses en exil ! Il sera difficile désormais que paraissent égaux Les pères comme les fils ! Car je n’entends pas dire, sauf en Poitou, Que l’on s’y attache. (que l’on s’en préoccupe)
Li plus d’aquest segle carnau Ant tornat joven a nuill, Qu’ieu non trob, de que molt m’es mau, Qui maestrill Cortesia ab cor leiau, Que noi·s ranquill.
Les plus nombreux de ce siècle* (monde) charnel Ont changé la jeunesse en mépris, (ont dévoyé leur jeunesse ?) Car je n’en trouve pas, ce qui m’émeut grandement, Qui pratiquent avec maestria (avec art, habileté) La courtoise et la loyauté de coeur Et qui ne soient pas « boiteux ».
Passat ant lo saut vergondau Ab semblan d’usatge captill! Tot cant que donant fant sensau, Plen de grondill, E non prezon blasme ni lau Un gran de mill.
Ils ont sauté le pas sans vergogne Sous l’apparence des usages (habitudes) souverains ! Tout ce qu’ils donnent est contre rétribution (tribut, redevance) (2), (et ils suscitent) plein de grondements (grognements) (3) Et blâme ou louange leur importent aussi peu
qu’un grain de mil.
Cel prophetizet ben e mau Que ditz c’om iri’ en becill, Seigner sers e sers seignorau, E si fant ill, Que·i ant fait li buzat d’Anjau, Cal desmerill.
Celui-là prophétisa bien et mal Et qui dit comment viendrait un « bouleversement », Le seigneur serf et le serf seigneur* (« seigneuriant »), Et ils font déjà ainsi, Comme ont fait les buses d’Anjou (4) Quelle déchéance* (démérite) !
Si amars a amic corau, Miga nonca m’en meravill S’il se fai semblar bestiau Al departill, Greu veiretz ja joc comunau Al pelacill.
Si Amour (une amante maîtresse) a ami loyal Je ne m’étonne plus du tout Qu’on se comporte comme des animaux Au moment de la séparation Car vous ne verrez jamais facilement un jeu commun (égal. Dejeanne: « parité complète ») au jeu d’amour.
Marcabrus ditz que noil l’en cau, Qui quer ben lo vers e·l foill Que no·i pot hom trobar a frau Mot de roill! Intrar pot hom de lonc jornau En breu doill.
Marcabru dit qu’il ne lui en chaut Que l’on recherche bien dans son vers (sa poésie) et le fouille, Car aucun homme n’y peut trouver en fraude Un mot de rouille ! Un grand homme (un ainé, homme d’expérience, ) peut passer Par un petit trou. (5)
NOTES
(1) trad Docteur JML Dejeanne : en font des gorges chaudes
(2) Donner à cens : louer contre rétribution en nature ou en espèces.
(3) « Plen de grondill »,trad Docteur JML Dejeanne « ce qui fait gronder beaucoup ». Ce « plen de grondill » pourrait aussi s’appliquer dans le sens, il donnent à cens mais le font en plus de mauvaise grâce?
(5) trad Docteur JML Dejeanne : « je consens qu’un homme grand passe par un petit trou (?) ».Il me semble plutôt que Marcabru parle de lui ici et explique qu’étant plus âgé et expérimenté il est habile et ne prête pas le flan à la critique.
En vous souhaitant une belle journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, poésie morale, satirique ballade, moyen français, vie curiale Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Va à la court, et en use souvent » Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , GA Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
oici une nouvelle ballade en moyen-français du XIVe siècle, signée de la plume d’Eustache Deschamps. L’auteur du moyen-âge tardif nous y entraîne à nouveau du côté de la poésie satirique, en mettant au banc les artifices de la vie curiale.
Vie dissolue, excès, règne des apparences et des faux-semblants, jeux de pouvoir et phrases assassines sous le fard grimaçant du rire, les rois et les princes changent, les cours et les courtisans demeurent. Avec son caractère trempé d’un seul bloc, on imagine assez mal, notre poète médiéval, tout pétri de valeurs de loyauté et de droiture et si souvent impitoyable envers les travers de ses contemporains, se couler aisément dans le moule de cette vie de cour pleine de vacuité et de fatuité. C’est encore sans doute plus vrai de ses poésies tardives. Devenu encore moins souple, le Eustache vieillissant a fait son deuil d’une certaine réussite et il est en plus désabusé par le peu de prestige et d’avantages qu’il a pu retirer d’une longue vie au service de la couronne.
Quoiqu’il en soit, par ses fonctions autant, certainement que par ambition, notre poète médiéval s’est suffisamment frotté à la vie curiale durant ses jeunes années pour s’en trouver échaudé et c’est un thème qu’il a coeur de traiter et de dénoncer ( voir pourquoi viens-tu si peu à la cour ? ou encore deux ballades sur la cruauté des jeux de cour ).
Du point de vue de la forme c’est une ballade dialoguée. Un peu à la manière de la lyrique courtoise, le poète s’adresse dans les premières lignes à une Dame pour le guider dans sa quête, ici, d’élévation sociale. En fait de lui donner de beaux conseils, elle l’invitera plutôt, de manière ironique, à cultiver tous les vices et à les exercer à la cour.
« Va à la court, et en use souvent »
des moyens de parvenir à la cour
Apprenez-moy comment j’aray estat (1) Soudainement, dame, je vous en prie, Et en quel lieu je trouveray bon plat Pour gourmander et mener glote* (*gloutonne) vie.
– Je le t’octroy : Traïson et envie Te fault sçavoir, ceuls te mettront avant : Mentir, flater, parler de lécherie* (*débauche, libertinage) : Va à la court, et en use souvent.
Pigne-toy* (*de peigner) bel, ton chaperon abat, Soies vestus de robe très jolie, Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat ;(2) Ten-toi brodé d’or et de pierrerie ; Ment largement afin que chascuns rie, Promet asse, et tien po de convent* (*promesse). Fay tous ces poins, ne te chaille (de chaloir, importer) qu’om die : Va à la court, et en use souvent.
A maint l’ay veu faire qui s’i embat,(3) Soi acointier de l’eschançonnerie, (4) Jouer aux dez tant qu’il gaingne ou soit mat, Qu’il jure fort, qu’il maugrie ou regnie* (*de regnïer : blasphémer, jurer), Et lors sera de l’adroite mesgnie. Fay donc ainsi, met-toy tousjours devant ; Pour avoir nom tous ces vices n’oublie : Va à la court, et en use souvent.
Envoy
Princes, bien doy remercier folie, Qui m’a aprins ce beau gouvernement , Et qui m’a dit : A ces poins estudie Va à la court, et en use souvent.
NOTES
(1) Comment j’aray estat : comment je pourrais m’élever socialement, comment je pourrais conquérir une position sociale élevée,
(2) Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat : de forrer : couvrir, garnir, tapisser : ie Pare-toi des plus beaux habits sans regarder à la dépense.
(3) A maint l’ay veu faire qui s’i embat : embatre : se précipiter, pousser, insinuer, s’adonner,… Je l’ai vu faire à nombre d’entre eux qui s’y adonnent, qui s’y précipitent.
(4)Soi acointier de l’eschançonnerie : lie-toi d’amitié avec l’échansonnerie. avec les officiers en charge de servir les boissons.
En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : humour médiéval, littérature médiévale, fabliaux, vilains, paysans, satire, conte satirique, poésie satirique, conte moral, moyen-âge chrétien. Période : moyen-âge central Titre : Du Vilain qui conquist Paradis par plait Auteur : anonyme Ouvrage : Les Fabliaux, Etienne Barbazan. Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe, Anatole Montaiglon et Gaston Raynaud.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous avons le plaisir de vous présenter un très célèbre fabliau en provenance du moyen-âge central. Nous en sommes d’autant plus heureux que nous nous vous proposons, à coté de sa version originale en vieux-français, son adaptation complète en français moderne par nos soins.
Un vilain « exemplaire » et pourtant
Pour faire écho à notre article sur le statut du vilain dans la littérature médiévale, ce conte satirique réhabilite quelque peu ce dernier. Comme nous l’avions vu, en effet, « l’homologue » ou le « double » littéraire du paysan sont l’objet de bien des moqueries dans les fabliaux et, d’une manière générale, dans la littérature des XIIe au XIVe siècles. Ce n’est donc pas le cas dans le conte du jour, puisque l’auteur y accorde même l’entrée du Paradis au vilain, contrairement à Rutebeuf qui ne lui concède pas dans son « pet du vilain« .
Pour le conquérir, le personnage aura à lutter en rendant verbalement coup pour coup et en démontrant de véritables talents oratoires, mais ce n’est pas tout. Entre les lignes, ce fabliau nous dressera encore le portrait d’un paysan qui a mené une vie exemplaire de charité et d’hospitalité. C’est donc un « bon chrétien » qui nous est présenté là et il possède aussi une parfaite connaissance des écritures bibliques qu’il retourne d’ailleurs à son avantage. Pour autant et comme on le verra, la question de cette nature chrétienne, si elle jouera sans doute indirectement un rôle, ne sera pas ce que le conte nous invitera finalement à considérer en premier.
Du Vilain qui conquit le Paradis en plaidant en vieux-français, adapté en français moderne
oncernant cette traduction/adaptation et pour en préciser l’idée, nous avons plutôt cherché, autant qu’il était possible, à suivre au plus près le fil de la traduction littérale tout en conservant le rythme et la rime du texte original. Pas de grandes envolées lyriques ou de révolution ici donc, on trouvera même sans doute quelques coquilles de rimes, mais cette adaptation n’a que la prétention d’être une « base » de compréhension ou même, pourquoi pas, une base de jeu pour qui prendrait l’envie de s’essayer à sa diction ou de monter sur les planches. La morale serait sans doute à retravailler pour la rime mais, pour être honnête, je n’ai pas eu le coeur à la dénaturer.
Pour des raisons de commodité et pour l’étude, nous vous proposons également une version pdf de cette adaptation. Tout cela représente quelques sérieuses heures de travail, aussi si vous souhaitiez utiliser cette traduction, merci de nous contacter au préalable.
Avant de vous laisser le découvrir, j’ajoute que les césures entre les strophes ne sont que l’effet de notre propre mise en page, destiné à offrir quelques espaces de respiration dans la lecture. Ce fabliau se présente, en général, d’une seul traite.
Nos trovomes en escriture Une merveilleuse aventure ! Qui jadis avint un vilain, Mors fu par .I. venredi main; Tel aventure li avint Qu’angles ne deables n’i vint; A cele ore que il fu morz Et l’ame li parti du cors, Ne troeve qui riens li demant Ne nule chose li coumant. Sachiez que mout fu eüreuse L’ame, qui mout fu pooreuse; Garda à destre vers le ciel, Et vit l’archangle seint Michiel Qui portoit une ame à grant joie; Enprès l’angle tint cil sa voie. Tant sivi l’angle, ce m’est (a)vis, Que il entra en paradis.Seinz Pierres, qui gardoit la porte, Reçut l’ame que l’angle porte; Et, quant l’ame reseüe a, Vers la porte s’en retorna. L’ame trouva qui seule estoit, Demanda qui la conduisoit : « Çaienz n’a nus herbergement, Se il ne l’a par jugement : Ensorquetot, par seint Alain, Nos n’avons cure de vilain, Quar vilains ne vient en cest estre. Plus vilains de vos n’i puet estre, Çà, » dit l’ame, « beau sire Pierre ; Toz jorz fustes plus durs que pierre. Fous fu, par seinte paternostre, Dieus, quant de vos fist son apostre; Que petit i aura d’onnor, Quant renoias Nostre Seignor ; Mout fu petite vostre foiz, Quant le renoiastes .III. foiz; Si estes de sa compaignie, Paradis ne vos affiert mie. Alez fors, or tost, desloiaus, Quar ge sui preudons et loiaus ; Si doi bien estre par droit conte.»Seins Pierres ot estrange honte ; Si s’en torna isnel le pas Et a encontré seint Thomas ; Puis li conta tot à droiture Trestote sa mesanventure, Et son contraire et son anui. Dit seinz Thomas : « G’irai à lui, N’i remanra, ja Dieu ne place! » Au vilain s’en vient en la place : « Vilains, » ce li dist li apostres, «Cist manoirs est toz quites nostres, Et as martirs et as confès; En quel leu as tu les biens fais Que tu quides çaienz menoir? Tu n’i puez mie remanoir, Que c’est li osteus as loiaus. Thomas, Thomas, trop es isneaus* De respondre comme legistres; Donc n’estes vos cil qui deïstes As apostres, bien est seü, Quant il avoient Dieu veü Enprès le resuscitement ? Vos feïstes vo sei rement Que vos ja ne le querriez Se ses plaies ne sentiez; Faus i fustes et mescreanz. » Seinz Thomas fut lors recreanz De tencier, si baissa le col;Puis s’en est venuz à seint Pol, Si li a conté le meschief. Dit seinz Pols : « G’irai, par mon chief, Savoir se il vorra respondre. » L’ame n’ot pas poor de fondre, Aval paradis se deduit : « Ame, » fait il, « qui te conduit ? Où as tu faite la deserte Por quoi la porte fu ouverte ? Vuide paradis, vilains faus ! « Qu’est ce ? dit il, danz Pols li chaus, Estes vos or si acoranz Qui fustes orribles tiranz ? Jamais si cruels ne sera ; Seinz Etienes le compara, Que vos feïstes lapider. Bien sai vo vie raconter ; Par vos furent mort maint preudome. Dieus vos dona en son le some Une buffe de main enflée. Du marchié ne de la paumée N’avon nos pas beü le vin ? Haï, quel seint et quel devin ! Cuidiez que ge ne vos connoisse? « Seinz Pols en ot mout grant angoisse. Tornez s’en est isnel le pas, Si a encontré seint Thomas Qui à seint Pierre se conseille ; Si li a conté en l’oreille Du vilain qui si l’a masté : « En droit moi a il conquesté Paradis, et ge li otroi. » A Dieu s’en vont clamer tuit troi. Seinz Pierres bonement li conte Du vilein qui li a dit honte : « Par paroles nos a conclus ; Ge meïsmes sui si confus Que jamais jor n’en parlerai.»Dit Nostre Sire : « Ge irai, Quar oïr vueil ceste novele. » A l’ame vient et si l’apele, Et li demande con avint Que là dedenz sanz congié vint : « Çaiens n’entra oncques mès ame Sanz congié, ou d’ome ou de feme ; Mes apostres as blastengiez Et avilliez et ledengiez, Et tu quides ci remanoir ! Sire, ainsi bien i doi menoir Con il font, se jugement ai, Qui onques ne vos renoiai, Ne ne mescreï vostre cors, Ne par moi ne fu oncques mors ; Mais tout ce firent il jadis, Et si sont or en paradis. Tant con mes cors vesqui el monde, Neste vie mena et monde ; As povres donai de mon pain ; Ses herbergai et soir et main, Ses ai à mon feu eschaufez ; Dusqu’à la mort les ai gardez, Et les portai à seinte yglise ; Ne de braie ne de chemise Ne lor laissai soffrete avoir ; Ne sai or se ge fis savoir ; Et si fui confès vraiement, Et reçui ton cors dignement : Qui ainsi muert, l’en nos sermone Que Dieus ses pechiez li pardone. Vos savez bien se g’ai voir dit : Çaienz entrai sanz contredit ; Quant g’i sui, por quoi m’en iroie ? Vostre parole desdiroie, Quar otroié avez sanz faille Qui çaienz entre ne s’en aille ; Quar voz ne mentirez par moi. Vilein, » dist Dieus. « et ge l’otroi ; Paradis a si desresnié Que par pledier l’as gaaingnié ; Tu as esté à bone escole, Tu sez bien conter ta parole ; Bien sez avant metre ton verbe. »Li vileins dit en son proverbe Que mains hom a le tort requis Qui par plaidier aura conquis ; Engiens a fuxée droiture, Fauxers a veincue nature ; Tors vait avant et droiz aorce : Mielz valt engiens que ne fait force.Explicit du Vilain qui conquist Paradis par plait
On trouve dans une écriture Une merveilleuse aventure Que vécut jadis un vilain Mort fut, un vendredi matin Et telle aventure lui advint Qu’ange ni diable ne vint Pour le trouver, lors qu’il fut mort, Et son âme séparée du corps, Il ne trouve rien qu’on lui demande Ni nulle chose qu’on lui commande. Sachez qu’elle se trouvait heureuse L’âme, un peu avant, si peureuse; (1) Elle se tourna vers le ciel, Et vit l’archange Saint-Michel Qui portait une âme à grand(e) joie; De l’ange elle suivit la voie. Tant le suivit, à mon avis, Qu’elle entra jusqu’au paradis.Saint-Pierre, qui gardait la porte, Reçut l’âme que l’ange porte; Et quand elle fut enfin reçue, Vers la porte, il est revenu. Trouvant seule l’âme qui s’y tenait il demanda qui la menait : « Nul n’a ici d’hébergement, S’il ne l’a eu par jugement (jugé digne) D’autant plus par Saint-Alain,
Que nous n’avons cure de Vilain. Les vilains n’ont rien à faire là, Et vous êtes bien un de ceux-là. « ça, dit l’âme, Beau Sire Pierre; Qui toujours fût plus dur que pierre. Fou fut, par Saint Pater Nostre, Dieu, pour faire de vous son apôtre; Comme petit fut son honneur, Quand vous reniâtes notre seigneur. Si petite fut votre foi, Que vous l’avez renié trois fois. Si vous êtes bien de ses amis, Peu vous convient le Paradis, Tantôt fort, tantôt déloyal moi je suis prudhomme et loyal Il serait juste d’en tenir compte. »Saint-Pierre pris d’une étrange honte, Sans attendre tourna le pas Et s’en fut voir Saint-Thomas; Puis lui conta sans fioritures Tout entière sa mésaventure Et son souci et son ennui Saint-Thomas dit : « j’irai à lui Il s’en ira, Dieu m’est témoin ! Et s’en fut trouver le vilain « Vilain, lui dit alors l’apôtre, « Cet endroit appartient aux nôtres Et aux martyres et aux confesses En quel lieu, as-tu fait le bien Pour croire que tu peux y entrer ? Tu ne peux pas y demeurer C’est la maison des bons chrétiens. » « Thomas, Thomas, vous êtes bien vif A répondre comme un légiste ! N’êtes vous pas celui qui dites Aux apôtres, c’est bien connu, Après qu’ils aient vu le seigneur Quand il fut ressuscité, Faisant cette grossière erreur, Que jamais vous ne le croiriez Avant d’avoir touché ses plaies ? Vous fûtes faux et mécréant. » Saint-Thomas perdit son allant à débattre et baissa le col.Et puis s’en fut trouver Saint-Paul, Pour lui conter tous ses déboires. Saint Paul dit « J’irai le voir, On verra s’il saura répondre. » L’âme n’eut pas peur de fondre, A la porte elle se réjouit (jubile). « Ame » dit le Saint, qui t’a conduit? Ou as-tu juste eu le mérite D’avoir trouvé la porte ouverte ? Vide le Paradis, vilain faux! » « Qu’est-ce? dit-il, Don Paul, le chaud! Vous venez ici, accourant, Vous qui fûtes horrible tyran ? Jamais si cruel on ne vit, Saint Etienne lui s’en souvient, Quand vous le fîtes lapider. Votre vie, je la connais bien, Par vous périrent maints hommes de bien. Dieu vous le commanda en songe, Un bon soufflet bien ajusté, Pas du bord, ni de la paumée. (2) N’avons-nous pas bu notre vin ? (3) Ah ! Quel Saint et quel devin ! Croyez-vous qu’on ne vous connoisse? » Saint-Paul fut pris de grand angoisse Et tourna vite sur ses pas, pour aller voir Saint-Thomas, Qui vers Saint-Pierre cherchait conseil; Et il lui conta à l’oreille Du vilain qui l’avait maté : « Selon moi, cet homme a gagné Le paradis je lui octrois » A Dieu s’en vont clamer tous trois, Saint-Pierre tout bonnement lui conte Du vilain qui leur a fait honte : « En paroles il nous a vaincu ; J’en suis moi-même si confus Que jamais je n’en parlerai. »Notre Sire* (le Christ) dit, « Alors j’irai Car je veux l’entendre moi-même » Puis vient à l’âme et puis l’appelle Lui demande comment il se fait Qu’elle soit là sans être invitée « Ici n’entre jamais une âme, Sans permission, homme ou femme, Mes apôtres furent outragés Insultés et (puis) maltraités, Et tu voudrais encore rester ? « Sire, je devais bien manoeuvrer Comme eux, pour obtenir justice Moi qui ne vous renierai jamais Ni ne rejetterai votre corps (personne) Qui pour moi ne fut jamais mort; Mais eux tous le firent jadis, Et on les trouve en paradis. Tant que j’ai vécu dans le monde J’ai mené (une) vie nette et pure Donnant aux pauvres de mon pain Les hébergeant soir et matin, A mon feu je les réchauffais Jusqu’à la mort, je les gardais (aidais) Puis les portais en Sainte Eglise. De Braie pas plus que de chemise, Ne les laissais jamais manquer, Et je ne sais si je fus sage, Ou si je fus vraiment confesse. Et vous fis honneur dignement. Qui meurt ainsi, on nous sermonne Que Dieu ses péchés lui pardonne Vous savez bien si j’ai dit vrai. Ici, sans heurt, je suis entré Puisque j’y suis, pourquoi partir ? Je dédierais vos propres mots Car vous octroyez sans faille Qu’une fois entré, on ne s’en aille, Et je ne veux vous faire mentir. » « Vilain », dit Dieu, « je te l’octroie : Au Paradis, tu peux rester Puisque qu’en plaidant, tu l’as gagné. Tu as été à bonne école, Tu sais bien user de paroles Et bien mettre en avant ton verbe. »Le vilain dit dans son proverbe Que maints hommes ont le tort requis Au plaidant qui conquit ainsi
son entrée dans le paradis. (4) L’adresse a faussé la droiture (5) Le faussaire (a) vaincu la nature ; Le tordu file droit devant et le juste part de travers : Ruser vaut mieux que force faire. (6)Explicit du Vilain qui conquit le Paradis en plaidant
NOTES
isneaus* ; vif, habile (1) « L’âme qui moult fut peureuse » : l’âme qui avait eu très peur au moment de se séparer du corps.
(2) Pas du bord ni de la paumée : pas du bout des doigts, ni du plat de la main. Pour le dire trivialement : toute la tartine.
(3) N’avons-nous pas bu notre vin ? Allusion à l’évangile de Saint-Thomas. « N’ais-je pas accompli mes devoirs de bon chrétien? » (4) littéral : à celui qui aura conquis en plaidant.
(5) Sur l’ensemble de l’explicit, certains termes employés sont assez larges au niveau des définitions, il a donc fallu faire des choix. Engiens : ruse, talent, adresse. Nature : ordre naturel, loi naturelle. Droiture: raison, justice.
(6) La ruse vaut mieux que la force.
Profondeur satirique & analyse
n se servant de la distance au personnage, l’auteur semble à première vue, conduire ici une réflexion profonde et acerbe sur la légitimité des intermédiaires (en l’occurrence les apôtres), pour accorder l’entrée au paradis et juger de qui en a le privilège ou non. En mettant l’accent sur la dimension humaine des Saints et leurs faiblesses, on pourrait même vraiment se demander à quel point l’auteur n’adresse pas ici vertement la reforme grégorienne. On se souvient que par certains aspects, cette dernière avait confisqué, en effet, aux chrétiens le dialogue direct avec Dieu ,en faisant des personnels épiscopaux les intermédiaires nécessaires et incontournables pour garantir aux croyants, le Salut de son âme.
Travers humains
& légitimité des intermédiaires
Au fond, si les Saints et apôtres eux-même, pour leurs travers humains ou leurs erreurs passées, n’ont pas la légitimité de refuser à notre joyeux et habile paysan l’entrée en paradis, que dire alors du personnel de l’église ? On sait que par ailleurs les fabliaux nous font souvent des portraits vitriolés de ces derniers (cupidité, lubricité, etc).
Sous les dehors de la farce, il est difficile de mesurer l’intention de l’auteur ou la profondeur véritable de la satire, mais on ne peut pas faire l’économie de cette lecture de ce fabliau. Le conteur y adresse-t-il la légitimité des hommes, aussi « Saints » ou canonisés soient-ils, à tenir les portes du paradis et juger du Salut des âmes ? Est-ce une lecture trop « moderne » pour le moyen-âge ? Bien que ce conte satirique paraisse soulever clairement la question, ses conclusions et sa morale nous tirent au bout du compte, en un tout autre endroit, de sorte qu’il est difficile de savoir si l’auteur n’a fait ainsi que se dégager de la forte satire présente sur ces aspects ou si son propos n’était simplement pas là.
Talent oratoire plus que valeurs chrétiennes ?
out d’abord et par principe finalement, le vilain n’est pas autorisé à entrer au Paradis. « Il ne peut être un bon chrétien ». Le fabliau s’évertuera à nous démontrer le contraire, mais d’emblée, c’est un fait entendu qui a force de loi. Dès le début du conte, nous sommes dans la conclusion du « Pet du vilain » de Rutebeuf. : aucun ange, ni diable ne viennent chercher l’âme défunte. Personne ne veut du vilain; ni l’enfer ni le paradis ne sont assez bons pour lui. S’il veut sa place, il lui faudra la gagner, faire des pieds et des mains. Autrement dit dégager, un à un, tous les intermédiaires et leurs arguments – en réalité ils n’en ont pas, il ne font qu’opposer une loi – en remettant en cause leur légitimité à juger de ses mérites.
A-t-il démontré au sortir de cette joute qu’il est un bon chrétien ? En réalité non. La conclusion s’empêtre dans quelques contradictions dont il est permis, encore une fois, de se demander, si elles ne sont là que pour atermoyer la question de fond par ailleurs bien soulevée : « Beaucoup d’hommes donneront tort au vilain d’avoir ainsi gagné son entrée au paradis« , et pourtant finalement il n’est pas ici question d’affirmer que le vilain l’a gagné par sa parfaite connaissance des écritures, et encore moins par une certaine « exemplarité chrétienne » de sa vie : « Le faussaire a vaincu la nature (l’ordre naturel, la loi)… Le tordu file droit et le juste part de travers… «
Au fond, c’est son talent à argumenter qui est explicitement mis à l’honneur, dusse-t-il être considéré comme « tordu ». Les Saints ont eu affaire à plus grand orateur qu’eux et ce vilain là n’a gagné son entrée au paradis que par sa propre habilité. Il demeure donc une exception et celle-ci ne doit rien à son respect des valeurs chrétiennes: « la ruse, le talent triomphe de la force, du juste, de la loi ». Ce qui fait que le fabliau est drôle (au sens de l’humour médiéval), c’est que le vilain a réussi finalement à berner les Saints. Les questions de fond sur la légitimité de ces derniers à détenir les clefs du paradis, comme celle plus large des hommes, de leurs travers et de leur bien fondé à juger du Salut d’un des leurs, vilain ou non, se retrouvent bottées en touche. Après avoir été soulevées, leur substance satirique est en quelque sorte désamorcée ou en tout cas amoindrie.
D’ailleurs, le Christ en personne (« nostre Sire ») n’accordera aussi son entrée au vilain que sur la base de son talent oratoire et sa capacité à « gloser » sur le fond des évangiles: « Tu as été à bonne école, tu sais bien user de paroles et bien mettre en avant ton verbe ». CQFD : les actions du vilain de son vivant, chrétiennes ou non, ne sont pas adressées. Elles ne sauraient semble-t-il, en aucun cas, fournir une raison suffisante à son entrée en Paradis. La loi reste la loi. Pour que l’humour fonctionne, il faut, semble-t-il, que ce vilain reste une exception et ne soit qu’à demi réhabilité.
Pour parenthèse et avant de nous séparer, veuillez noter que les photos ayant servi à illustrer cet article sont toutes des détails de toiles du peintre bolognais du XVIe/XVIIe siècle, Guido Reni (1575-1642): dans l’ordre, le Christ remettant les clefs du Paradis à Saint-Pierre, suivi d’un portrait de Saint-Pierre et de Saint-Paul.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.