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Fable médiévale : Le Paon mécontent son Chant, Marie de France

Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, franco-normand, auteur médiéval, poésie satirique, langue d’oïl, vanité, envie, contentement, bestiaire médiéval.
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : Dou Poon qi pria qu’il chantast miex
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge central à la découverte d’une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au XIIe siècle, celle qu’on considère comme une des premiers écrivains en langue vernaculaire s’adonne à l’écriture de lais, de récits religieux. mais aussi à l’adaptation de fables antiques en franco-normand. Son isopet fut même le premier recueil de fables connu en langue française.

Dans la fable du jour, la poétesse nous invite à suivre un paon mécontent de son sort et surtout de son chant. A l’habitude, nous remonterons aux origines historiques de ce récit. Nous vous en proposerons également un commentaire et une traduction en français actuel. Avant cela, disons un mot du paon et de quelques symboles qui lui sont attachés dans les bestiaires médiévaux.

Le paon des bestiaires médiévaux

Enluminure d'un paon faisant la roue dans le Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764 daté du XIIIe et conservé à la la Bibliothèque Bodléienne d'Orford (Bodleian Library).
Enluminure d’un paon faisant la roue, Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764 (XIIIe s)

Au Moyen Âge central, on retrouve souvent le Paon et sa roue associés au symbole de la vanité. Dans Li livres dou tresor (1260-1267), Brunetto Latini reconnaît à l’oiseau des qualités esthétiques : « une poitrine de couleur saphir et une riche queue de diverses couleurs dont il se réjouit incroyablement« .

L’auteur décrit aussi le paon comme ayant une tête de serpent, une voix de diable et il lui prête une vanité qui confine à la vulgarité. Quant à sa chair elle est, toujours selon Latini, dure et nauséabonde.

En fait de chant, il est vrai que le cri du volatile s’approche plus du  braillement que du gazouillis de certains de ses congénères à plumes. Sur l’idée de vanité, on peut lire encore que si ce cri est effroyable c’est qu’à son réveil l’oiseau panique et s’étrangle de peur d’avoir perdu sa beauté.

Chez Hildegarde de Bingen on trouve une description qui décrit le paon comme une créature assez ambivalente et vicieuse. Brisant les œufs de sa propre engeance, il n’hésite pas non plus, selon elle, à verser dans des habitudes déviantes et des accouplements contre-nature avec d’autres animaux 1.

Dans d’autres bestiaires, on trouvera encore le paon lié à la renaissance ou la résurrection. Sa symbolique est donc assez ambivalente et complexe.

Du Paon qui implorait un meilleur chant

Enluminure d'un Rossignol  dans le Bodley Bestiary, manuscrit MS Bodley 764
Enluminure de Rossignol, MS Bodley 764

Pour revenir à cette fable médiévale de Marie de France, un paon furieux s’y plaint auprès de Junon de posséder un chant exécrable.

La déesse a beau lui faire remarquer qu’il a reçu, d’entres tous les oiseaux, le plus beau des plumages, le volatile reste inconsolable. Il continue de loucher vers le Rossignol qui, bien que plus petit que lui et bien moins remarquable en apparence, possède un chant plus enviable.

Au sortir, Junon restera sourde aux jérémiades du paon et s’en irritera même. Elle finira par lui enjoindre de se contenter de ce que la nature et les dieux lui ont déjà donné. Vanité et envie contre importance du contentement 2 sont donc au programme de cette fable mais d’où vient cette référence à Junon, la déesse de déesse ?

Argos, Junon et les paons

Nul n’ignore la beauté du paon et de sa roue. Selon les mythologies grecque et romaine, il aurait justement hérité de cet apparat par la déesse Junon (Héra en grec), épouse de Jupiter (Zeus) et reine des dieux auquel cet oiseau est attaché depuis l’antiquité.

Junon et ses paons, enluminure du MS Français 9197, Libvre des eschés amoureux, ou des eschés d'amours (XVe s), BnF département des manuscrits.
Junon & ses paons, enluminure du Français 9197

La Mythologie nous conte que Jupiter s’était entiché de la belle Io, fille du dieu fleuve Inachos. Afin de la soustraire à la terrible jalousie de Junon, le Dieu des dieux décida de changer sa maîtresse en génisse.

Il en fallait toutefois plus pour calmer la méfiance de Junon. Voulant s’assurer que sa rivale soit totalement neutralisée, la déesse la fit garder par Argus, le géant aux cent yeux. Ayant appris cela, Jupiter décida de libérer Io. Il manda son fils Mercure (Hermès) endormir le colosse à l’aide d’une flute de pan. Une fois dans les bras de Morphée, la tête du gardien fut tranchée.

Découvrant Argus mort, Junon fort attristée décida de le récompenser en parant les plumes de son oiseau favori, le paon, des cent yeux du géant.


"Du poon qi pria qu'il chantast miex", texte de la fable du jour en franco-normand avec enluminure d'un paon tirée du manuscrit BM 14 de la Bibliothèque de Chalons (fin XIIIe siècle)

Dou Poon qi pria qu’il chantast miex
dans la langue de Marie de France


Uns Poons fu furment iriez
Vers sei-méisme cureciez
Pur ce que tele voiz n’aveit,
[a]Cum à sa biautei aveneit.
A la Diesse le mustra
E la Dame li demanda
S’il n’ot assez en la biauté
Dunt el l’aveit si aorné ;
De pennes l’aveit fait si bel
Qe n’aveit fait nul autre oisel.

Le Poons dist qu’il se cremeit
Q’à tuz oisiauz plus vilx esteit
Pur ce que ne sot bel chanter.
Ele respunt lesse m’ester,
Bien te deit ta biauté soufire ;
Nenil, fet-il, bien le puis dire
Qant li Rossegnex q’est petiz
A meillur voiz, j’en sui honniz.

MORALITÉ.

Qui plus cuvoite que ne deit
Sa cuvoitise le deçeit ;
Pur cet Fable puvez savoer
Que nuz Hum ne puit avoer
Chant è biauté tute valor.
Pregne ce qu’a pur le meilor.

Du paon qui voulait mieux chanter
(adaptation en français actuel)

Un paon était fort irrité
Et courroucé envers lui-même
Pour ne posséder un chant tel
Qui convienne à sa beauté.
Il s’en plaignit à la Déesse
Qui, à son tour, lui demanda
S’il n’avait assez de la beauté
Dont elle l’avait si bien parée ;
Son plumage était le plus beau
Supérieur à bien des oiseaux.

Le paon dit qu’il se trouvait, lui,
Le plus vil d’entre les oiseaux
Car il ne savait bien chanter.
Elle répondit, « laisse moi en paix
Contente-toi de ta beauté » ;
« – Nenni, fit-il, et je l’affirme,
Quand le rossignol si petit,

Chante bien mieux, j’en suis honni (honteux, bafoué)« .

Moralité

Qui plus convoite qu’il ne doit
Sa convoitise le déçoit.
Cette fable nous fait savoir
Que nul homme ne peut avoir
Chant et beauté tout à la fois (de même valeur)
Qu’il prenne ce qu’il a de meilleur
3.


De Phèdre à Marie de France

Douze siècles avant Marie de France, on trouvait déjà la fable du paon et de Junon chez Phèdre (10 av J-C. -50) . La version de la poétesse française en est assez semblable. Seule différence, le fabuliste illustrait son propos à l’aide d’autres exemples pris dans le règne aviaire.

Voici cette fable de Phèdre dans sa version latine, suivie de sa traduction en français.

Pavo ad Junonem
Phèdre, livre III, fable XVIII

Tuis conteus no concupiscas aliena

Pavo ad Junonem venit, indigne ferens
Cantus luscinii quod sibi no tribuerit;
Illum esse cunctis auribus mirabilem,
Se derideri simul ac vocem miserit.
Tunc consolandi gratia dixit dea:
Sed forma vincis, vincis magnitudine;
Nitor smaragdi collo præfulget tuo,
Pictisque plumis gemmeam caudam explicas.

Quo mi inquit mutam speciem si vincor sono?
Fatorum arbitrio partes sunt vobis datæ;
Tibi forma, vires aquilæ, luscinio melos,
Augurium coruo, læva cornici omina;
Omnesque propriis sunt contentæ dotibus.
Noli adfectare quod tibi non est datum,
Delusa ne spes ad querelam reccidat.


Le paon se plaint à Junon
traduit du latin de Phèdre

Content du tien, n’envie point celui des autres

Le paon vint trouver Junon, piqué de ce qu’elle ne lui avait point donné le chant du rossignol, qui faisait l’admiration de tous, tandis qu’on se moquait de lui dès qu’il montrait son chant.

La déesse, pour le consoler, lui répondit alors : « aussi l’emportez-vous par votre beauté, par votre grandeur. L’éclat de l’émeraude brille sur votre cou, et avec vos plumes bien colorées, vous déployez une queue semée de pierreries: « A quoi me sert tant de beauté, dit le paon, si je suis vaincu du côté de la voix. »

Junon lui rétorqua : « l’ordre des destins vous a donné à chacun votre part ; à vous la beauté, la force à l’Aigle, la voix mélodieuse au Rossignol, l’augure au Corbeau, les mauvais présages à la Corneille, et tous sont contents des avantages qui leur sont propres. Ne désirez pas ce que vous est étranger, de peur que vos espérances ne s’évanouissent en regrets superflus. »

Phèdre affranchi d’Auguste, en latin et en françois
ed Nicolas et Richard Lallemant (1758) .


Le Paon se plaignant à Junon de La fontaine

Plus de 400 ans après Marie de France, Jean de La Fontaine s’est, lui aussi, penché sur cette fable de Phèdre pour en proposer sa version. En suivant le récit du fabuliste latin du premier siècle, le talentueux auteur français du XVIIe siècle reprenait la liste des qualités données à chaque oiseau.

Après bien des déboires et à travers l’histoire, le paon vaniteux de la fable apprit donc une leçon d’importance de la bouche même de Junon. Il lui faudrait se contenter des avantages que la nature lui a donnés.

Une belle journée, en vous remerciant de votre lecture.

Frédéric Effe.
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Monde Médiéval sous toutes ses formes.


Notes

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure d’un paon aux couleurs très vives tirée du BM 14 de la Bibliothèque de Chalons. Ce manuscrit médiéval daté de la fin du XIIIe siècle peut être consulté en ligne ici. Sur notre illustration, nous l’avons installé sur un joli fond de verger médiéval. Cette autre enluminure est tirée du Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais ou ms Français 136 de la BnF. Ce codex est un peu plus tardif puisqu’il date du XVe siècle.

  1. Hildegard von Bingen’s Physica: The Complete English Translation of Her Classic Work on Health and Healing, Pricscilla Throop, Healing Arts Press, 1998 ↩︎
  2. On trouvera souvent cette idée de contentement au Moyen Âge. Voir par exemple cet extrait du Roman de la Rose ↩︎
  3. Qu’il se contente de ce qu’il a de mieux. ↩︎

Saadi : postérité, action politique et gouvernement juste

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, charité, bienfaisance, vanité, citations médiévales, citations, sagesse.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Le Verger de Saadi traduit pour la première fois en français,  par A. C. barbier de Meynard, (1880)

Bonjour à tous,

u XIIIe siècle, à des lieues de l’Europe médiévale, le conteur persan Saadi dispense ses contes moraux à qui veut les entendre, mais le plus souvent, tout de même, aux princes, aux puissants et aux lettrés. 800 ans après son œuvre, les perles de poésie et de sagesse qu’il a semées nous sont parvenues, notamment à travers deux de ses ouvrages : le Gulistan (jardin de roses) et le Boustan (ou Bustan, le verger).

Juste gouvernement et action politique, une citation extraite du Boustan de Saadi
Une citation médiévale de Saadi contre la vanité et pour la charité dans l’action politique

Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir un nouveau conte tiré du Boustan. Il provient du premier chapitre de l’ouvrage intitulé : « Des devoirs des rois ; de la justice et du bon gouvernement ; règles de politique et de stratégie. » et il nous entraînera dans une parabole morale destinée à l’homme le plus modeste comme aux gouvernants.

A la lecture de cette courte histoire, il sera difficile de ne pas avoir à l’esprit les « miroirs aux princes« . Ces traités politiques et moraux, qui portent des visées éducatives à l’attention des puissants, forment, en effet, un genre littéraire que l’on retrouve aussi, du côté de l’Occident médiéval, dès les débuts du Moyen-Âge central.


Le lutteur et le squelette, de Saadi Shirazi

Un lutteur disgracié par la fortune et dénué de toutes ressources ne trouvait jamais ni à dîner ni à souper. Pressé par la faim impérieuse, il s’employait à porter de la terre sur son dos ; le métier d’athlète ne fait guère vivre son homme. Dans cette condition misérable, son cœur s’épuisait dans la douleur et son corps dans la fatigue. Tantôt il déclarait la guerre à ce monde égoïste, tantôt il maudissait la fortune ennemie ; un jour, à l’aspect du bonheur d’autrui, il refoulait dans sa gorge des larmes amères ; un autre jour, éperdu de chagrin, il s’écriait :

— Vit-on jamais une existence plus misérable que la mienne ! D’autres réunissent sur leur table miel, volaille et agneau ; moi je ne puis même mettre un légume sur mon pain. A dire vrai, c’est chose injuste que je sois à demi-nu quand le chat lui-même a sa fourrure. Que je serais heureux si, tandis que je pétris l’argile, quelque trésor me tombait sous la main ; je pourrais alors vivre à ma guise et secouer la poussière de la pauvreté !

Un jour qu’il creusait le sol, il trouva la mâchoire d’un crâne rongée de vétusté, dont les débris couverts de terre étaient disjoints et les dents disparues ; mais de cette bouche sans langue sortirent de sages conseils :

— Ami, lui dit-elle, supporte patiemment ta misère. Regarde, n’est-ce pas ainsi que finit toute chose, la bouche qui a savouré le miel et celle qui n’a dévoré que ses regrets (litt. le sang de son cœur) ? Ne te plains pas des vicissitudes de la sphère inconstante, longtemps encore elle tournera et nous ne serons plus. 

En se présentant à son esprit, ces pensées en éloignèrent le triste cortège du chagrin :

— Être sans raison, ni sagesse, se dit-il à lui-même, supporte courageusement tes maux, au lieu de te consumer dans les regrets. L’homme qui plie sous un lourd fardeau et celui qui, du front, touche les cieux, l’un et l’autre, quand vient la catastrophe suprême, oublient leur condition première. Le chagrin s’évanouit comme la joie et rien ne survit, sauf la rétribution des œuvres et la bonne renommée. La bienfaisance subsiste et non le trône et la couronne. 

Grands de la terre, faites le bien si vous voulez laisser un bon souvenir; ne tirez vanité ni de votre cour somptueuse ni de votre puissance, d’autres les ont possédées avant vous et les posséderont quand vous ne serez plus. Voulez-vous préserver votre trône d’une chute prochaine, donnez tous vos soins à la religion et à vos sujets, et puisque il faut quitter la vie, répandez l’or de l’aumône à pleines mains. Quant a Saadi, il n’a pas d’or, mais il prodigue les perles de la poésie.

Mocharrafoddin Saadi – Le Boustan (op cité)


Des leçons de vie de la bouche d’un mort

Les thèmes moraux traités dans ce conte seront familiers à ceux qui connaissent Saadi ou qui ont lu certains de nos articles à son sujet (voir, par exemple, les regrets du roi d’Egypte ou encore l’Incendie de Bagdad) : la mort (ici personnifiée par la mâchoire) reste toujours bonne conseillère. Saadi lui donnera même la parole. Le moment venu, elle nivellera de sa présence et pour tout un chacun, les joies, comme les regrets et les plaintes. Saadi invoque la Camarde pour donner au déshérité, le courage de résister à l’adversité, mais aussi pour souligner ce que retiendra la postérité de son passage sur terre.

Enluminure médiévale : le voyage de Saadi

Dans un deuxième temps, il élargit son propos aux puissants en prenant pour cible leurs tentations de vanité. La bonne renommée, les bonnes actions et la bienfaisance, voilà les seules traces que l’homme de pouvoir comme l’homme simple devraient vouloir laisser après lui. Comme des empreintes de pas sur les dunes, le reste sera effacé par le premier vent du désert.

Charité et mansuétude contre vanité, on pourra arguer que le thème est redondant mais c’est le lot du sage que de se répéter. Aussi, comme un vieux professeur, Saadi multiplie les paraboles en variant les angles pour mieux toucher ses cibles.

Bien que des lieues séparent le grand conteur persan de la France médiévale, on ne manquera pas, également, de relever les parentés morales entre les valeurs qu’il met en exergue et celles que l’on croise chez certains auteurs moraux du Moyen Âge chrétien (voir les 4 saisons de la vie, la mort médiévale contre la vanité des hommes ou encore réflexions sur la mort au Moyen Âge).

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur l’image d’en-tête, on retrouve un détail d’enluminure tiré d’un manuscrit du Boustan conservé actuellement à la bibliothèque du Palais de Niavaran à Téhéran et daté du XIXe siècle.

Un chant royal contre la vanité et la convoitise des puissants

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, chant royal, vanité, convoitise, poésie morale, poésie politique, satire.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1882)

Bonjour à tous,

chaque fois que nous abordons l’œuvre d’Eustache Deschamps, nous ne cessons de le dire : cet homme d’armes, employé à la cour et qui fut au service des rois, dans diverses fonctions, a écrit sur pratiquement tous les sujets, au cours de sa vie.

Une œuvre colossale de plus de 80000 vers

Si l’on trouve mentionnés, dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, les misères du peuple, la cruauté des jeux de cours, les affres de la peste ou de la guerre de cent ans, son amour de la France, ses comptes-rendus de voyage, ses poésies sentimentales et courtoises, ses poésies morales mais encore ses réflexions sur la vie, la mort et sur le sens de l’existence, ou ses déroutes (les souffrances de l’âge, de l’indifférence ou de la maladie), les sujets ne sont pas tous de haut vol.

Tout, Eustache a presque tout couché en rimes, de manière presque systématique. L’écriture est inégale, pas toujours très digeste mais, au final, il nous a laissé plus de 80000 vers sur ses états d’âme, ses goûts, ses aversions, ses attractions, bref ses réactions à tout et sur tout. Avec une telle abondance, il ne faut pas toujours s’attendre à une grande profondeur de vue. Ainsi, on y trouvera plus d’un chose triviale : son goût pour les petits pâtés ou pour la moutarde, son vœu de ne plus jamais prêter de livres parce qu’on ne lui rend pas, son agacement pour avoir été mal reçu ou mal traité, et une bonne dose de détails qui pourraient nous paraître bien insignifiants avec le recul du temps, mais qui peuvent aussi nous le rendre plus réel, plus proche et plus attachant.

Le chant royal d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
Le chant royal d’Eustache Deschamps dans le Ms Français 840 de la Bnf

Les découvreurs & historiens du XIXe siècle

Dans le courant du XIXe siècle, l’un des premiers auteurs à opérer un tri dans ce gigantesque corpus pour le mettre à la lumière fut Georges Adrien Crapelet. Autour de 1832, il sélectionna dans l’œuvre d’Eustache des ballades de moralité qu’il fit publier : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et bailli de Senlis.

D’autres auteurs, à sa suite, s’essayeront à des sélections. Prosper Tarbé fut notamment l’un de ceux-là avec ses Œuvres inédites d’Eustache Deschamps en 2 tomes, datées de 1849. Un peu plus tard, c’est au Marquis de Queux de Saint-Hilaire relayé par Gaston Raynaud que l’on doit la publication es œuvres complètes d’Eustache, publiées sur pas moins de 11 volumes (1878-1903). L’histoire ne s’arrêtera pas là et on retrouvera l’auteur médiéval mentionné dans d’autres anthologies. Bien connu des historiens, des philologues et des médiévistes, sa célébrité n’atteindra pourtant jamais celle d’un Villon, ni d’un Charles d’Orléans auprès du grand public.

Plus près de nous

Aujourd’hui encore, les médiévistes, philologues et érudits exploitent l’œuvre d’Eustache sous des angles différents, soit pour aborder l’histoire du temps de cet auteur, soit encore à l’occasion de recherches spécifiques ou d’études thématiques transversales sur sa poésie : la table chez Eustache Deschamps, les jeux de cour, les âges de la vie, etc… En 2017, son œuvre a également fait l’objet d’une Anthologie dans l’esprit de mieux la faire connaître et de fournir un point de départ utile à son étude : Eustache Deschamps ca. 1340–1404 : Anthologie thématique de Laidlaw James et Scollen-Jimack Christine, Editions Classiques Garnier, 2017.

Nous concernant, nous parcourons les nombreuses poésies d’Eustache, en dilettante, pour y suivre les inspirations de l’auteur et pour y retrouver un peu de l’esprit de son temps. Inutile de dire que les aspects les plus moraux et politiques sont ceux qui nous séduisent le plus ; l’homme a le privilège de ne pas être un poète de cour. Il ne vit donc pas de sa plume, ni n’en dépend pour vivre. De fait, il souffle un vent de liberté sur certains de ses écrits et il n’hésite pas à se montrer caustique ou satirique par instants, ce qui est, de notre point de vue, plutôt rafraîchissant.

Aux sources de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Concernant cette œuvre massive et les sources manuscrites d’époque, le manuscrit médiéval Français 840 du département des manuscrits de la BnF, est un incontournable dans lesquels on n’imagine que plus guère de paléographes ne doivent mettre le nez depuis le travail de transcription de Auguste-Henry-Édouard Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud.

De notre côté, nous le faisons pour aller chercher la source ancienne et historique à chaque nouvelle étude de texte. C’est un peu, pour nous, comme une façon de remonter au premier trait de plume médiéval, celui qui, il y a plus de 500 ans et dans le courant du XVe siècle, a permis d’immortaliser ce corpus impressionnant et l’œil de l’homme sur son temps ; une façon, en somme, de réconcilier le passé et le présent. Pour le reste, ce manuscrit ancien est consultable sur Gallica. A noter que la poésie du jour y apparait deux fois, à quelques feuillets d’intervalle. L’œuvre est si grande que sur 1200 pages, on conçoit que même les copistes aient pu quelquefois s’y perdre.

Eustache contre la convoitise & la vanité

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Le texte d’Eustache Deschamps que nous vous proposons, aujourd’hui, est un chant royal. On peut le retrouver dans le tome III des Œuvres Complètes de l’auteur par le marquis de Queux de Saint-Hilaire. On y retrouvera un Eustache en réflexion sur la convoitise et la vanité, notamment celles des hommes de pouvoir et de leurs guerres.

C’est, donc, une fois de plus une poésie politique et morale que nous vous invitons à découvrir. L’auteur médiéval se placera du côté du peuple victime des guerres et contre le sang versé et son discours ira aux princes insatiables de terre, d’avoirs et de conflit.

Certes, l’enfer est évoqué et leur sera promis. Pourtant, l’exhortation que leur fait Eustache de rechercher la paix et de mettre fin à leur convoitise touche non pas tant, ici, leur salut dans l’au-delà, que la vacuité de leur vanité et leur orgueil face à l’évanescence de la vie. Si puissants soient-ils, ils mourront comme les plus grands. L’envoi viendra encore le souligner en mêlant héros antiques, héros arthuriens et héros médiévaux. Mais où sont les neiges d’Antan ? chantera un peu plus tard François Villon, peut-être en écho à ces questionnements.

« Toy mort, n’aras fors que VII piez de terre« 
dans le moyen-français d’Eustache

PS : à l’habitude, pour faciliter la compréhension de cette poésie en français ancien, nous vous indiquons quelques clefs de vocabulaire.

O convoiteus de l’avoir (de possessions) de ce monde,
Que tu ne puez un certain jour tenir;
Des que tu nais, la mort en toy habonde :
Voy que tu muers et te convient fenir
(finir),
Et ne scez quant, et sur le mieulx venir
(dans le meilleur des cas)
N’as le terme fors que de soixante ans ;
Et si lairas les richesces mourans,
Ou te lairont par fortune de guerre ;
Pour quoy veulz tu estre si acquerans ?
(1)
Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre.

Par convoitier voy que guerre se fonde
Entre les roys pour terres acquérir ;
Le sang humain font espandre a grant onde,
Les vaillans cuers et le peuple mourir,
Clercs et marchans, et l’Eglise périr,
Crestienté, frères participans
De foy, de loy, un baptesme prenans,
Pour le vain nom d’autrui pais acquerre;
Désiste toy, tes frères delaissans ;
Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre.

Tu qui es faiz a l’assemblance ronde
Du firmament et de Dieu, puez veir
Que tout créa, et tout homme redunde
A s’ymaige ; pour ce dois tu cremir
(craindre)
De deffaire, par convoiteux désir,
Ce qu’il forma a ta forme semblans ;
Car le corps mort, les esperis
(esprit, vie, âme) tremblans
Seulent
(de soloir : ont l’habitude) a Dieu de toy vengence querre (réclamer);
Se tu es bien ces choses remembrans
(souvenant),
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre,

Tu auras bien ta fosse plus parfonde,
Et grant tombel pour icelle couvrir,
Mais la convient que ton convoiter fonde,
Et de .VII. piez te fault content tenir
(il te faudra te contenter),
Estre oublié et cendre devenir.
Ton nom pervers yert au monde manans
(2),
Ton esperit aura divers tourmens;
Pour ses péchiez seras mis soubz la serre
Des infernaulx ; es tu au monde grans ?
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

Chascuns doubter doit vie et mort seconde,
Et de s’ame lui doit bien souvenir,
Qui tousjours vit, et plustost c’une aronde
(hirondelle)
Du corps mortel la convient départir
(se séparer).
Et lors la fault selon ses faiz merir
(être payé en retour)
Ou bien ou mal, car c’est drois jugemens ;
Roys, faictes paix, ne soiez guerrians
Sur vostre loy, alez paiens requerre
(attaquer, livrer bataille) (3),
Car dire puis
(je puis) a chascun des tirans :
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

L’Envoy
Prince, ou est or Oliviers et Rolans,
Alixandres, Charles li conquerans,
Artus, César, Edouard d’Angleterre ?
Ilz sont tous mors et si furent vaillans.
Et se tu es bien ce considerans,
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

(1) Pour quoy veulz tu estre si acquerans ? Qu’est-ce qui te pousses à vouloir posséder autant ?
(2) Ton nom pervers yert au monde manans : ton nom détruit n’est plus de ce monde, ton nom disparu n’habite plus ce monde. A vérifier. Dans la recopie du feuillet 114 sur le manuscrit 840 : on peut lire « Le nom » et pas « Ton nom ». Du reste, je ne lis pas « pervers » mais « puers » ou « puezs » dans les deux cas : « Ton nom puers yert au monde manans » (108) et « Le nom puers ert au monde manans » (114)
(3) Si l’on se fie à l’analyse de Miren Lacassagne (Présence de l’épopée dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, dans Études de littérature médiévale offertes à André Moisan, Presses universitaires de Provence 2000), Eustache fait ici, un clair appel pour la paix franco-française.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’enluminure utilisée pour l’image d’en-tête comme pour l’illustration est tirée du Ms Royal 20 C VII : Chroniques de France ou de St Denis. Le manuscrit médiéval, daté de la fin du XIVe siècle (vers 1380) et contemporain d’Eustache Deschamps, est actuellement conservé à la British Library. Vous pouvez le consulter ici. L’enluminure de la mort triomphant dans le coin inférieur de l’illustration est, quant à elle, tirée du Livre d’heures à l’usage de Rome. Référencé Rés 810367, ce manuscrit du début du XVIe (1510) et actuellement conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon.

Saadi : HUMILITÉ contre vanité intellectuelle et ORGUEIL

Sujet    : citations médiévales, sagesse persane,   conte moral, vanité, orgueil, science, apprentissage, humilité.
Période    : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur  :   Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage   :  Le Boustan  (Bustan) ou Verger,  traduction de  Charles Barbier de Meynard   (1880)


« Le vase qui déborde ne peut plus rien recevoir. (…) Suivez l’exemple de Saadi : parcourez le monde en renonçant à toute chose et vous reviendrez le cœur plein de science.« 

Mocharrafoddin SaadiChapitre IV De l’Humilité – Le Boustan


Bonjour à tous,

ous le savez, il nous arrive de sortir des frontières de l’Europe médiévale pour aller voir, un peu plus loin, ce qui se pense et ce qui s’écrit. Durant ces pérégrinations, nos pas nous ont souvent entraîné du côté du Moyen-Orient ; c’est encore le cas aujourd’hui, puisque nous revoilà dans la Perse du XIIIe siècle : celle du conteur et voyageur Mocharrafoddin Saadi.

La pire des ignorances

« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. »

Socrate – Platon, l’Apologie de Socrate

Le petit conte du jour est une anecdote édifiante contre l’orgueil et la vanité intellectuelle. Saadi nous y enseigne qu’il n’est plus grand ennemi de la connaissance que la prétention de celui qui pense déjà tout savoir ; ajoutons pour notre compte que c’est même, sans doute, la pire forme d’ignorance.

Ainsi donc, pour pouvoir se remplir de « science », il faut être vide d’aprioris, mais surtout ne pas être plein de soi-même. En creux, on retrouvera l’idée d’une certaine humilité nécessaire dans l’apprentissage. Même si les philosophes grecs anciens ne l’ont pas toujours mise en exergue, on la retrouve relativement présente dans l’histoire de l’éducation et de la pédagogie.

L’humilité, valeur morale,
de Saadi à l’Occident médiéval

En tant que valeur morale en soi, l’humilité est omniprésente dans l’histoire des religions et des spiritualités. Les récits de transmission de la tradition asiatique et les relations de maître à disciple en sont remplis et, cinq siècles avant notre ère, Lao Tseu nous en contait déjà les vertus : « Toute noblesse vient de l’humilité. »

Cette même humilité sera louée par Saadi, à plusieurs reprises, dans ses œuvres. Il y consacrera même un chapitre entier du Boustan dont est tirée l’histoire du jour.

« L’humilité, voilà la règle (tarikat) du derviche. Toi qui aspires à la grandeur, sois petit et humble, c’est par là seulement que tu parviendras au faîte ; l’homme doué d’une raison supérieure s’incline humblement, comme l’arbre qui penche vers la terre ses rameaux chargés de fruits.

SaadiChapitre IV De l’Humilité – Le Boustan

Devant les hommes, devant Dieu, valeur sociale, valeur morale, valeur d’apprentissage, comme dans de nombreuses spiritualités, c’est, chez lui, une valeur à tiroirs, extensible du monde spirituel au monde réel. Dans le conte du jour, en « contrepoison de l’orgueil » pour paraphraser Voltaire, cette leçon d’humilité sera personnifiée par Abou’l-Hassan Gouschiar (442- 494), grand astronome du cinquième siècle, originaire de la province iranienne du Guilan ; le célèbre personnage refusera même de délivrer son enseignement à un prétendant à l’apprentissage, trop imbu de lui-même.

Au même moment, à des lieues de là, dans le Moyen Âge occidental et sous l’égide du christianisme, l’humilité trouvera également de nombreux arguments sous la plume d’un certain nombre d’auteurs. Ainsi, entre autres exemples, Rutebeuf, contemporain de Saadi, nous en montera la voie dans ses œuvres :


« Humiliteiz est si grant dame
Qu’ele ne crient home ne fame,
Et li Frere qui la maintiennent
Tout le roiaume en lor main tiennent »

Rutebeuf Ci encoumence li diz de la mensonge

Un peu plus tard encore, Eustache Deschamps écrira : « Humilité attrait le cuer des gens  » exhortant les puissants à la pratiquer, en en faisant, presque même, un argument de séduction.

une citation illustrée de Saadi

Gouschiâr et l’astrologue vaniteux

Un homme qui joignait a quelques connaissances astrologiques un orgueil insensé, fit un long voyage pour aller chez Gouschiâr ; il se présenta, le cœur plein du désir d’apprendre et la tête troublée par les fumées de l’orgueil. Le savant se détourna de lui sans lui apprendre un mot de la science qu’il enseignait ; mais lorsque l’étranger, déçu dans son attente, se préparait à partir, l’illustre astrologue lui dit :

— Tu crois être un savant accompli : mais le vase qui déborde ne peut plus rien recevoir. La vanité remplit ton cœur et voilà pourquoi tu t’en vas les mains vides. Il fallait te présenter à moi sans prétentions, si tu voulais partir riche de connaissances.

– Suivez l’exemple de Saadi : parcourez le monde en renonçant à toute chose et vous reviendrez le cœur plein de science.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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