Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Un Chant Polyphonique de Landini pour Défendre l’Art Musical

Enluminure de Landini dans le Codex  Squarcialupi

Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, chant polyphonique, Ars nova, madrigal, chanson médiévale, chanson morale, poésie morale
Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre : Musica son che mi dolgo
Interprètes : Ensemble Sollazzo
Album : Parle qui veut, chansons moralisatrices du Moyen Âge (2016).

Bonjour à tous,

n route pour le trecento italien avec un nouveau chant polyphonique du compositeur Francesco Landini. Entre Moyen Âge tardif et Renaissance italienne, ce très prolifique maître de musique et organiste florentin se pose comme un des plus grands représentants de l’Ars Nova de la péninsule.

La pièce de Landini qui nous intéresse aujourd’hui est un madrigal. Ce chant propose trois textes entrelacés pour trois voix. Comme on le verra, le passé et la nostalgie y sont à l’honneur. Nous sommes aussi dans le champ de la poésie morale. L’auteur y fera, en effet, référence à un temps révolu de l’art musical qu’il déplore, mais aussi à tout un monde de valeurs perdues.

Un madrigal nostalgique sur un art en perdition

Pour qui aime l’Ars Nova, Landini atteint le sommet de son art dans ce madrigal à trois voix. Sur le plan thématique, on s’éloigne quelque peu de sa lyrique courtoise habituelle et des émotions et déboires amoureux qu’il s’est si souvent plu à nous conter. Ici, le compositeur italien se fait plus moral et piquant, en adressant un art de la musique qui, selon lui, a perdu de sa grandeur et de ses vertus entre des mains inexpertes. L’affaire est faite pour le florentin. Les médiocres sont désormais dans la place et prétendent recevoir leur content de louanges sans même avoir acquis les prémisses de la maestria.

La composition musicale n’est pas la seule visée par ce madrigal de Francesco Landini. Selon lui, les vertus, autant que les cœurs nobles, se sont abâtardis. La musique n’en est finalement qu’une manifestation. Entre les lignes acerbes du compositeur florentin, on retrouve, bien que servie différemment, la thématique si souvent abordée au Moyen Âge d’un monde et ses vertus en perdition.

Les temps idéaux de la chevalerie et de la noblesse véritable ne cessent de s’éloigner et d’échapper à la poésie morale médiévale. Même si Landini ne va pas jusque là explicitement, ces « cœurs nobles abâtardis qui ont laissé derrière eux toutes les vertus » semblent résonner un peu de cette idée.

la chanson médiévale polyphonique du jour et l'enluminure représentant Landini dans le Codex Squarcialupi

Aux sources de ce madrigal : le Codex Squarcialupi

Du point de vue des sources, on retrouvera l’habituel Codex Squarcialupi (MS Mediceo Palatino 87 – Codex Squarcialupi). L’œuvre de Landini est particulièrement bien mise en valeur et enluminée dans ce célèbre ouvrage des XIVe/XVe siècles. Avec ses 354 pièces annotées musicalement, dont 150 ne sont présentes dans aucun autre manuscrit connu à ce jour, le Codex Squarcialupi représente un véritable trésor de la musique renaissante du Trecento et du nord de l’Italie.

Le madrigal de Landini ouvre la première page dédiée à l’auteur dans ce manuscrit médiéval. Pour sa version en musique, nous avons choisi l’interprétation de l’Ensemble Sollazzo ou du Sollazzo Ensemble (si on préfère son nom anglais).

Le Sollazzo Ensemble & les musiques anciennes

Fondé en 2014 par Anna Danilevskaia, voilà un autre ensemble de musique médiévale et renaissante ayant émergé dans le sillage de la Schola Cantorum Basiliensis. On ne compte plus les formations ou les collaborations musicales de très haute tenue auxquelles cette prestigieuse école de musiques anciennes de Bâle a donné naissance, depuis sa fondation. C’est là que les membres de ce qui allait devenir l’Ensemble Sollazzo se sont rencontrés. Venant tous de formations musicales diverses, leur passion pour les musiques du Moyen Âge tardif à la Renaissance les ont réunis pour le plus grand bonheur des amateurs du genre.

L'Ensemble Sollazzo en scène, 10 ans de passion pour les musiques anciennes et médiévales

Depuis son émergence, cette formation de musiques médiévales et anciennes n’a cessé de confirmer son grand talent, en accumulant les prix les plus prestigieux. Après une décennie de brillante carrière, l’Ensemble Sollazzo affiche une discographie riche de 7 albums. Inutile de préciser que chaque nouvelle sortie est toujours très attendue.

Côté concerts, la formation se partage entre divers pays d’Europe dont la France, la Suisse et la Belgique. Pour retrouver leur actualité et leurs programmes, tout se passe sur sollazzoensemble.net, leur site officiel (disponible, pour l’instant, en Anglais).

Parle qui veut, Moralizing songs of the Middle-Ages

Avec 13 morceaux pour 46 minutes d’écoute, l’album « Parle qui veut, chansons moralisatrices du Moyen Âge » réunit des pièces teintées de morale, en provenance de l’Italie et de la France des XIIIe et XIVe siècles. Ars nova et polyphonie y sont à l’honneur.

L'album du Sollazzo Ensemble : parle qui veut, chansons moralisatrices du Moyen  Âge

Cette production distingue aussi d’emblée l’approche de l’Ensemble Sollazzo et la direction d’Anna Danilevskaia. L’assemblage thématique est, en effet, original et on y découvre nombre de pièces rares et peu jouées jusque là. Le tout est exécuté avec grâce et talent et les connaisseurs de musique médiévale ne s’y sont pas trompés. Cet album précoce du l’Ensemble Sollazzo lui valut, en effet, un premier prix dans le cadre de la Compétition pour jeunes artistes du Festival pour les Musiques anciennes de York (le York Early Music Festival).

Vous pourrez écouter cet album sur les plateformes de musiques légales ou l’acquérir au format CD chez votre meilleur disquaire. Voici également un lien utile pour vous le procurer en ligne.

Artistes ayant participé à cet album

Anna Danilevskaia (Vièle et direction), Sophia Danilevskaia (Vièle), Perrine Devillers (soprano), Vincent Kibildis (harpe), Yukie Sato (soprano), Vivien Simon (tenor).


Le Madrigal de Landini
et sa traduction en français actuel

Musica son che mi dolgo, piangendo.
veder gli effetti mie dolci e perfetti
lasciar per frottol i vaghi intelletti.
Perché’ ignoranza e vizio ogn’uom costuma.
lasciasi ‘l buon e pigliasi la schiuma.

Gia furon le dolcezze mie pregiate
da cavalier, baroni e gran signori:
or sono imbastarditi e genti cori.
Ma di’ Musica sol non mi lamento.
ch’ancor l’altre virtù lasciate sento.

Ciascun vuoli narrar musical note.
e compor madrial, cacce, ballate.
tenendo ognor le sue autenticate.
Chi vuol d’una virtù venire in loda
conviengli prima giugner a la proda.

Traduction française

Je suis Musique qui souffre et pleure
De voir mes plus doux et parfaits effets
Abandonnés par frivolité et vagues arguties
(paresse intellectuelle)
Car l’ignorance et le vice deviennent coutumiers,
On laisse le meilleur et on ne prend que l’écume.
(la mousse, le superficiel)

Naguère mes douces créations
(bonbons, douceurs) furent appréciées
Des chevaliers, barons et grands seigneurs.
Désormais, les nobles cœurs sont corrompus.
Mais je ne me lamente pas seulement de la Musique
Car
(je ressens que) ils ont aussi laissé derrière eux toutes les autres vertus.

A présent, chacun veut écrire des notes de musique
Composer des madrigaux, des caccie
(chasses ou fugues) ou des ballate
En tenant pour authentique ses propres créations,
Mais celui qui veut, par sa vertu
(son talent), recevoir une louange,
Il convient d’abord qu’il atteigne le but visé.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Une Chanson de Mal mariée du Manuscrit de Bayeux

Sujet :  chanson, musique, médiévale, poésie médiévale,  manuscrit de Bayeux, mal mariée, humour, chanson d’amour.
Période  : Moyen Âge tardif (XVe), Renaissance.
Auteur :  anonyme.
Titre : Ne l’oserai-je dire
Interprète  :  Ensemble Obsidienne (2020).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au Moyen Âge en musique et avec une nouvelle chanson du Manuscrit de Bayeux. Ce très beau manuscrit normand, joliment enluminé et daté des débuts de la Renaissance (XVIe siècle) contient un peu plus de cent chansons de la fin du XVe siècle.

Les pièces du Manuscrit de Bayeux sont assez variés. On y trouve des chansons d’amour et d’autres plus grivoises, politiques ou satiriques. Nous avons eu l’occasion d’en aborder déjà un certain nombre sur Moyenagepassion (voir référence en pied d’article).

Le Manuscrit de Bayeux est actuellement conservé à la BnF sous la référence Français  9346 et on peut le consulter librement sur Gallica. Vous pouvez également le retrouver avec ses notations musicales modernes et ses textes retranscrits en graphie actuelle dans l’ouvrage de Théodore Gérold : Le Manuscrit de Bayeux, texte et musique d’un recueil de chansons du XVe siècle, aux Editions Librairie Istra (1921).

Une chanson de mal mariée

Le Manuscrit de Bayeux, "Ne l'oserais-je dire" chanson et partition, chanson des XVe, XVIe siècles

Loin de l’amour courtois, la chanson du jour est une pièce qu’on rattache généralement aux chansons de mal mariée. Comme leur nom l’indique, ces compositions ont pour thème les mariages arrangés mais qui ne conviennent guère aux intéressées (voir également cette chanson de Moniot de Paris).

Sous des airs retenus, une belle se plaindra ici du peu d’ardeur de son partenaire, considérant même d’en changer pour un plus adapté à ses désirs. Sous le drame apparent de l’union arrangée, difficile de ne pas lire entre les lignes de cette pièce un humour dont le Manuscrit de Bayeux ne tarit pas, par ailleurs.

D’un point de vue musical, la pièce est une branle coupé. On peut retrouver cette danse « récréative » et joyeuse de la fin du Moyen Âge décrite dans l’Orchésographie de Thoinot Arbeau.

Une interprétation en duo de l’Ensemble Obsidienne

Pour découvrir cette chanson du Manuscrit de Bayeux en musique, nous vous proposons une version de l’Ensemble Obsidienne. On retrouve ici Hélène Moreau et Emmanuel Bonnardot en duo, formation plutôt inhabituelle pour cet ensemble de musiques anciennes.

Un mot de l’ensemble Obsidienne

Sous la direction d’Emmanuel Bonnardot, l’ensemble Obsidienne officie depuis 1993 sur un répertoire marqué par les musiques médiévales à renaissantes. Au sortir d’une longue carrière, la discographie de cette formation est ample et de qualité : Guillaume de Machaut, Guillaume Dufay, Josquin Desprez, les Cantigas de Santa Maria, Carmina Burana, etc… Ce sont plus de 20 albums en tout autour des musiques profanes ou sacrées du Moyen Âge.

Largement reconnu sur la scène médiévale, l’ensemble Obsidienne s’est vu gratifier de nombreux prix pour son travail de restitution et d’interprétation. On lui doit encore quelques escapades hors de sa période historique de prédilection. Ainsi, la formation s’ouvre aussi sur le thème « de la chanson du Moyen Age à nos jours ». Dans sa discographie, on trouvera également des contes musicaux et des albums à destination de la jeunesse. Pour les suivre de près, nous vous invitons à consulter leur site web officiel sur obsidienne.fr.

Album : Chansons traditionnelles de France, Manuscrit de Bayeux

L'album, Chansons traditionnelles de France, Manuscrit de Bayeux de l'Ensemble Obsidienne

L’Ensemble Obsidienne a particulièrement bien mis en valeur les chansons du Manuscrit de Bayeux dans cet album sorti en 2021. Vous y retrouverez 24 titres dont une bonne partie est extraite de l’ouvrage renaissant. Cet album qui privilégie une approche polyphonique a fait l’objet d’une collaboration entre l’Ensemble Obsidienne et l’Ensemble Vocal Ligérianes dirigé par Jean-Charles Dunand.

Si vous souhaitez vous la procurer, cette production devrait être toujours à la vente chez votre disquaire habituel. A défaut, vous pourrez également la trouver à la vente en ligne (voir lien ). Hors du format CD, et pour les fans de musique dématérialisée, on trouve également cet album au format MP3 sur certaines plateformes de streaming légales.


Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
Mon père m’y maria,
Un petit devant le jour;
A un vilain m’y donna
Qui ne sait bien ni honnour.
Ne l’oserai-je dire.

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
La première nuitée
Que je fus couchée o lui,
Guère ne m’a prisée,
Au lit s’est endormi.
Ne l’oserai-je dire.

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
Je suis délibérée
De faire un autre ami,
De qui serai aimée
Mieux que ne suis de lui !
Ne l’oserai-je dire.


Découvrir d’autres chansons du manuscrit de Bayeux :
Hélàs, mon coeurUng espervier venant du vert boucaigeTriste plaisir et douloureuse joie Par droit, je puis bien complaindre et gemirLe Roi anglaisHellas Ollivier BasselinLa belle se sied au pied de la tourbon jour, bon mois.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Henri Baude, Plaidoyer pour la Paix et Contre les Va-t-en-guerre

Sujet : poésie morale, poète satirique,  poésie politique, Paix, va-t-en-guerre, moyen français, traité d’Arras.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Auteur :  Henri Baude (1430-1490)
Ouvrage  :  Les vers de Maître Henri Baude,  poète du XVe siècle,  M. Jules Quicherat (1856),

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif, avec une poésie du sieur Henri Baude. Au XVe siècle, ce petit fonctionnaire royal attaché au trésor s’exerçait, en dehors de ses offices, à une poésie satirique et caustique. Sa verve lui valut d’ailleurs quelques déboires, du temps de Louis XI. Il connut même la prison à deux reprises, dont une pour avoir moqué les manœuvres de cour autour du souverain (voir sa biographie). Son destin houleux et sa plume caustique le firent rapprocher, quelquefois, de François Villon dont il fut contemporain .

Une poésie satirique pour la Paix et contre les faiseurs de guerre

La poésie pour la Paix d'Henri Baude accompagnée d'une enluminure médiévale : Bataille de Grandson, chronique bernoise de Diebold Schilling l’Ancien, Manuscrit Mss.h.h.l.3, Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne.

Nous retrouvons, ici, Henri Baude dans une poésie en forme d’hommage à la paix. Il en profitera pour vilipender les ennemis de cette dernière. Exécrée des pervers et des va-t-en-guerre, la paix dépossède aussi les pillards de leur butin et tient les méchants en laisse. Le poète médiéval fustigera, au passage, les lâches cachés à l’ombre des cours et y menant une vie dissolue, tandis qu’ils encouragent les conflits meurtriers, en espérant en retirer quelques glorioles.

Si elle n’a guère vieilli d’un point de vue moral, cette pièce a eu pour contexte le traité d’Arras de 1482 qui mit fin à la guerre de Succession de Bourgogne. C’est, en tout cas, l’avis d’un des biographes de Baude Jules Quicherat, dans son ouvrage Les vers de maître Henri Baude, poète du XVe siècle, daté de 1856. L’historien et archéologue chartiste y souligne également que cette poésie de Baude fut sans doute lue dans l’enceinte du Palais de Justice de Paris comme le suggère la dernière strophe.


Touchant la paix, un pourpenser singulier
d’Henri Baude et en moyen français


J’ay veu, en dormant l’oeil ouvert,
Une perle, soubz mon chef mise
Dans ung moyen pot descouvert
Et nouvellement tainct en vert,
Que chacun si désire et prise,
De toute nation requise :
Et estoit escript sur le pot
En quatre lectres ung seul mot.

Ma quinziesme fut la première,
La première au second rang mys
La neufviesme au tiers plus legière.
Pour la quatriesme, la dernière
Laquelle fait en nombre dix.
(1)
Si pry à Dieu qu’en paradis
Soyent les ames colloquées
Qui ont ces lectres assemblées.

C’est ung trésor confortatif
Envelopé de doulx repoz,
Ung don de Dieu caritatif,
Ung remède consolatif
Contre gens de maulvais propoz,
Le soulaigement des suppostz.
La félicité des humains
Et la gloire de souverains.

C’est la vipère des pervers,
Le deschassement
(la dépossession) des pillars.
Le frain et bride des divers
(les mauvais, les inconstants)
Qui veullent aller de travers,
La destruction des paillars,
Le silence de babillars
(bavards, verbeux),
La confusion des vanteurs,
La correction des manteur.

Qu’en dites-vous, lasches courages,
Sans vertuz, sardanapalez,
(2)
Qui cuidez par voz grans oultrages
Acquerir loz et vasselaiges,
Sans honneur, tous effeminez ?
Vous perdez temps et vous mynez :
L’honneur demeure aux trespassez
Et à vous, si vous l’amassez.

A nostre perle retournons
Que devons aymer et chérir,
Et pensons que nous en ferons
Et comment nous la garderons
Saine et entière, sans périr.
On dit que pour l’entretenir
En ce Palais, pour sa nourrice,
Luy fault (ou la perdrons) justice.

Notes :

(1) Les 5 premiers vers de cette strophe sont une énigme et un jeu de lettres comme Baude les affectionne (il compte parmi les grands rhétoriqueurs). Il y fait allusion aux lettres de l’alphabet :

Ma quinziesme fut la première : P
La première au second rang mys : A
La neufviesme au tiers plus legière : I
Pour la quatriesme, la dernière laquelle fait en nombre dix. X

(2) Sardanapalez ; vivre comme un homme dissolu, personnage riche qui mène une vie de débauche, en référence au souverain grec mythique du même nom Sardanapale ou Sardanapalos.


NB : sur notre illustration, comme sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez des enluminures issues de la Chronique bernoise de Diebold Schilling l’Ancien. Ce manuscrit médiéval, daté de la fin du XVe siècle et conservé à la Bibliothèque Bourgeoise de Berne (Burgerbibliothek), narre avec force illustrations la violence des guerres bourguignonnes. Ces dernières ont précédé la guerre de succession de Bourgogne qui s’est finalement conclue par le traité d’Arras de 1482. Vous pouvez consulter ce manuscrit en ligne ici.

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Poésie amoureuse : une jolie Requête d’amour du XIIIe siècle

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : La Requeste d’amours 
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

out récemment, nous avions eu le plaisir de publier un article sur les saluts d’amour médiévaux, accompagné d’un bel exemple de ces poésies courtoises du Moyen Âge central.

Pour rappel, ces déclarations d’amour du XIIe au XIVe siècle, qu’on trouve d’abord chez les troubadours puis chez les trouvères, nous sont parvenues en nombre assez restreint. On en compte un peu moins d’une vingtaine entre langue d’oc et d’oïl et nous vous proposons, aujourd’hui, d’en découvrir une autre en vieux français.

Beaucoup de partages et d’engouement

Au passage, une fois publiée nous avons eu la très bonne surprise de constater que la poésie courtoise de notre article précédent a énormément plu, notamment sur les réseaux sociaux. Entre appréciation des talents de plume de l’auteur médiéval et étonnement sur les formes du français d’alors, le texte a fait l’objet de centaines de partages et de commentaires, suscitant beaucoup d’enthousiasme et de questions. Nous voulions le relever et vous en remercier chaleureusement ici.

Pour nous, c’est toujours un immense plaisir de voir combien le patrimoine culturel médiéval, sa littérature et sa poésie peuvent encore résonner chez nos contemporains. Le succès de certaines lectures de textes de Rutebeuf, Villon et d’autres auteurs sur notre chaine Youtube vont encore en ce sens. La Pauvreté Rutebeuf en vieux français a pratiquement atteint les 100 000 vues. Pour de la poésie lue, c’est quand même plutôt pas mal. Bref, le Moyen Âge continue de vous parler et de vous interpeler, et chaque fois qu’il touche au but, nous nous en réjouissons.

Un nouveau Salut d’amour anonyme
tiré du ms Français 837 de la BnF

Intitulée « La Requeste d’Amours », la poésie du jour est tirée du même ouvrage médiéval que le salut d’amour publié précédemment. Il s’agit du manuscrit ancien Ms Français 837, conservé au département des manuscrits de la BnF.

Cet ouvrage daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 249 œuvres entre dits, fabliaux et pièces versifiées diverses. Les noms de certains auteurs nous sont familiers (Rutebeuf, Jean Bodel, Jean Renart, ,…). D’autres nous sont demeurés anonymes comme celui de la « Requête d’amours » qui nous occupe aujourd’hui.

Concernant la version de ce texte en graphie moderne, on pourra se reporter utilement à la sélection que le médiéviste Achille Jubinal avait fait des pièces du ms Français 837 dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, daté de 1835.

La requête d'amour, d'un auteur anonyme dans le Ms Français 937 de la BnF
Poésie courtoise : La Requeste d’Amours, dans le ms Français 837, auteur anonyme (BnF)

Références littéraires et idylles médiévales

Si vous aviez lu le salut d’amour précédent, vous noterez, à la lecture de celui-ci, que les références de son auteur sont un peu plus littéraires. C’est peut-être d’ailleurs ce qui rendait la poésie précédente si rafraichissante, en la rapprochant même un peu du ton de certains fabliaux.

La Requeste d'amour, poésie courtoise du XIIIe siècle et une enluminure du Codex Manesse (XIVe siècle).

Dans le texte du jour, le trouvère fait des allusions à la célèbre idylle de Tristan et Iseult tombés éperdument amoureux l’un de l’autre, après avoir absorbé un filtre d’amour. Il cite aussi Cligès et Fenice (Phénice), deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle. Dans ce récit, le jeune Cligès tombera amoureux de Fénice, qui était destinée à épouser son oncle. Les deux amants auront à affronter les foudres de ce dernier.

Enfin, on trouvera dans cette poésie une autre référence à la littérature courtoise médiévale, en la personne de Blanchandin. Tiré d’un roman d’aventure des débuts du XIIIe siècle, le romanz de Blanchandin et de Orgueillose d’amors, (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour) conte l’histoire d’un adolescent aventurier, sorte de double lointain du Perceval des romans arthuriens. Élevé loin de la chevalerie et ayant pourtant succombé à son appel, Blanchandin partira lui aussi en quête de hauts faits. Il croisera en chemin la passion amoureuse et ses défis.

Leçon de fine amor pour un loyal amant courtois

Pour le reste, les codes courtois mis en avant dans ce salut d’amour ne changent pas. Loyal amant et fine amor restent au programme. L’auteur y fait l’éloge des nombreuses qualités de l’élue de son cœur. Il s’ouvre également à elle de sa grande souffrance et du feu qui le brûle : feu aussi dur à supporter que plaisant et qui résume toute la contradiction du désir courtois.

Que la dame ne s’offusque pas si le poète lui parait un peu familier. Comme il nous l’expliquera, il a appris et maîtrise les codes de la courtoisie. Il saura donc l’aimer avec distance, sagement, courtoisement et dans le secret. Une grande partie de ses vers lui permettra d’ailleurs d’exposer les différences entre le loyal amant (qu’il est) et le sans cœur, le grossier qui ne connait rien des règles de l’amour. Au passage, il expliquera aussi à sa douce qu’il préférerait mourir plutôt que de s’enticher d’une courtisane un peu facile et fourbe, donc tout le contraire d’elle.


La Requeste d’Amours
Un salut d’amour anonyme en langue d’oïl

NB : pour vous guider dans cette poésie médiévale courtoise et vous en faciliter la lecture, nous vous proposons de nombreuses clés de vocabulaire.

Douce, simple, cortoise et sage,
Et debonere
(douce, aimable) sanz outrage,
Sanz orgueil et sanz vilonie,
Vous mant salut, ma douce amie.

Douce amie, salut vous mant,
Plus de .c. foiz en soupirant,
Simple de vis et de cuer douz,
Com cil qui ert li vostre touz;
(celui qui vous est tout entier dévoué)
De cuer, de volenté, de cors,
Je n’en vueil noient metre fors
(je ne veux nullement exclure),
Que je trestoz vostres ne soie.
(que je ne sois entièrement votre)
Si m’ait Diex que je voudroie
Que vous séussiez mon martire,
Et que je vous péusse dire
Et raconter tout en apert
(ouvertement)
Le mal que j’ai por vous souffert.

Les maus, mès li maus mult me plest;
N’encore pas ne me desplest
Le mal d’amer à soustenir;
Mult fet bon la bele servir
Dont l’en atent si douz loier.
Ne porroie miex emploier
Mon cuer qu’en vous, ce m’est avis,
Gente de cors, simple de vis,
Cortoise et douce plus que miex.
Cist penssers m’est mult bons itiex
(tellement) ,
Quant je pens à vous, douce amie.

Nel’ tenez pas à vilonie (bassesse, grossièreté)
Se douce amie vous apel,
Quar je ne truis
(trouve) nul non plus bel
Certes en moi ne remaint mie
Que vous n’aiez non douce amie,
Quar j’ai apris à bien amer,
Sanz vilonie et sanz fausser
(tromperie, fausseté)
Belement et céleement,
Sagement de cortoisement ;
Et qui d’amors vet bien ouvrer,
Cortoisement l’estuet mener
Et sagement, dont di por voir
(en vérité)
Que il estuet
(convient) franchise avoir
A bien amer, dont à nul fuer
(en aucune manière)
N’estuet amer vilain de cuer :

Vilains de cuer soit li honis,
Qu’il est fel
(perfide, mauvais) en fais et en dis,
Et venimeus et orguilleus,
Et envieus et ramposneus
(querelleur, injurieux);
Mes bénéoiz
(bénis) soit gentiz cuers,
Qu’il est atornez à bien lués
(bien disposé pour les choses de l’amour?),
Et est tantost navrez
(blessé) d’amors.
Volentiers soustient les dolors.
Je proverai qu’en bien amer,
Ne troveroit nus que blasmer,
Dont proveron que Blanchandin,
A cui grand règne fu aclin,
Ama Orguilleuse d’amors,
Tristrans
(Tristan) en ot maintes dolors,
Por Yseut la blonde, la bele,
Ausi por lui maint mal ot-ele ;
Et Cliges en ama Fenice.
Qui n’en fu ne fole ne nice
(ignorant, sot)

D’examples d’amor i a mil.
Je di por voir
(que véritablement) rien ne vaut cil
Qui n’a amor bone et loial,
Et quant il le voit desloial,
Il le doit lessier et fuir.
Je meismes vueil mieux morir
Qu’amer fame présentière
(facile, qui se donne à tous)
Ne trop baude (
impudente), ne trop doublière (trompeuse).
Merci, merci, ma douce dam
Qui tout avez mon cors et m’âme :
Tout avez en vostre prison ;
Por ce quier
(je réclame) à vous garison ;
Quar l’en doit querre
(chercher) la santé,
Où l’en a pris l’enfermeté.

L’enfermeté est fine amor,
Dont je sens por vous la dolor,
Si grant que dire nel porroie,
Se tout mon pooir i metoie.
Briefment le vous di, douce amie,
Vous este ma mort et ma vie :
Ma mort que tuer ne poez,
Se vous de moi merci n’avez.
Mès trop seroit grant vilonie,
Se por vous perdoie la vie,
Quar je ne cuit
(crois) que vous truisiez (trouviez)
Jamès plus léaus amistiez.


Explicit la Requeste d’Amours.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure ainsi que les premiers vers de notre poésie courtoise du jour, tels qu’on peut les voir dans le Ms Français 837 de la BnF. L’enluminure ayant servi à illustrer cette requête d’amour dans notre deuxième image est, quant à elle, à nouveau, extraite du très célèbre Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand est postérieur d’un siècle à la poésie mais il illustre de très belle manière le thème médiévale de l’amour courtois.