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Les grandes dames de la guerre de cent ans (4) : Les illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans

Enluminure médiévale de Valentine Visconti

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, Louis d’Orleans, Charles VI. Valentine de Milan, histoire médiévale.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Valentine Visconti (1368-1408)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2021)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes dames a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons les plus marquantes d’entre elles. Aujourd’hui, nous poursuivons avec la quatrième : la Princesse de Milan et duchesse d’Orléans, Valentine Visconti.


l n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. La princesse Valentine Visconti en aura fait l’amère expérience, elle qui, à cause de sa trop grande proximité avec le roi Charles VI, dut précipitamment quitter Paris, victime d’accusations de sorcellerie. Quand elle y fera son retour 12 ans plus tard, ce sera comme veuve. Et pour réclamer Justice.

Comme un vent de renaissance

Statue de  Valentine Visconti
Statue de Valentine de Milan, Victor Huguenin (1846) Jardin du Luxembourg, Paris

Intelligente, belle, fortunée : à la fin du XIVe siècle, Valentine Visconti est un astre qui ne manque pas d’attraits. C’est une Italienne, une Visconti originaire du très riche duché de Milan. Mais c’est aussi une princesse française de par sa mère, Isabelle de Valois, fille du roi Jean II. Sur le marché matrimonial européen, la cousine du roi de France a donc de quoi susciter les appétits. Et ce d’autant plus que son futur époux y gagnera une dot de 450 000 florins ainsi que le comté d’Asti, auxquels vient s’ajouter un précieux droit d’héritage sur les terres milanaises de son père, Jean Galéas Visconti.

L’heureux élu n’est autre que le duc Louis d’Orléans, frère de Charles VI. Héritier putatif du royaume de France, ce prince fait figure de mari idéal aux yeux de l’ambitieux duc de Milan. Or sitôt arrivée en France, Valentine va se révéler exceptionnellement cultivée. Sous la houlette de sa grand-mère Blanche de Savoie, elle a reçu une éducation mêlant lecture, calcul, musique et poésie. Dans ce château de Pavie où elle a grandi, Valentine a été habituée à la lumière, aux vastes salles, aux grandes fenêtres, à la peinture, la mosaïque, aux poètes et aux artistes. Elle parle le français, l’allemand et l’italien. Autant dire que comme le souligne François-Marie Graves, c’est « un sentiment du beau bien supérieur à celui qui existait alors en France » qu’apporte avec elle la princesse italienne. Et ce raffinement ne tardera pas à déteindre sur son mari.

Mécénat et amour des lettres

Sous son influence, Louis d’Orléans fait bâtir une bibliothèque qui doit concurrencer celle du Louvre – ou plutôt comme on l’appelle à l’époque, une « librairie ». Le nouvel édifice va bientôt rassembler quelques 62 ouvrages parmi lesquels se trouvent La Cité de Dieu de Saint Augustin, la Politique d’Aristote ou encore La Divine Comédie d’un certain Dante dei Alighieri.

Enluminure médiévale de Louis d'Orléans et Christine de Pisan
Louis d’Orléans reçoit un livre des mains de Christine de Pisan. British Library, Harley MS 4431

Pour Gérard de Senneville, « le mariage de Louis d’Orléans et Valentine Visconti réunit deux personnalités éprises de livres, d’art et de poésie. Elles s’employèrent ensemble à encourager les gens de lettres et les artistes ». Le médiéviste belge Alain Marchandisse note d’ailleurs que Christine de Pizan n’a pas de mots assez flatteurs, tant dans la Cité des dames que dans le Livre des fais et bonnes meurs ou le Livre du corps de policie, pour unir, dans une même estime, Louis et Valentine, son épouse, « forte et constant en courage, de grand amour a son seigneur, de bonne doctrine a ses enfants, avisée en gouvernement, juste envers tous, de maintien sage et en toute choses très vertueuse, et c’est chose notoire ».

La belle et bête

Seulement voilà, Valentine commence à faire l’objet d’accusations. Que lui reproche-ton, exactement ? Sa proximité avec son beau-frère, le roi de France. Car Charles VI, qui souffre depuis des années d’une folie intermittente, ne peut plus se passer d’elle. Alors qu’il ne reconnait plus ni son épouse ni ses enfants et va jusqu’à oublier qui il est, Valentine lui demeure familière. Il l’appelle « sa sœur bien-aimée », se fait marquer de costumes à sa devise, et même au plus fort de ses crises, va lui rendre visite quotidiennement. À beaucoup cette prédilection parait troublante. Et ce, d’autant plus que la maladie du roi, que nul médecin n’a jamais réussi à guérir, ressemble sous bien des aspects à un envoûtement. À époque aussi superstitieuse, l’Italienne fait donc figure de coupable idéale. Les mauvaises langues ne vont pas tarder à raconter que si elle a le pouvoir d’apaiser son beau-frère, c’est parce qu’elle l’aurait elle-même empoisonné.

Enluminure médiévale de Charles VI en prière
Charles VI en prière, Traictés de Pierre Salemon a Charles VI Manuscrit médiéval Ms-fr-165, Bibliothèque de Genève

« C’est une étrangère », insiste-t-on. Une fille de Milan, cette cité italienne où les Visconti ne reculent devant rien pour éliminer leurs adverses et font commerce spéculatif de l’argent. Les femmes n’ont-elles pas pour habitude de recourir à la magie, aux maléfices, à l’ensorcellement ? Qu’on en juge seulement : grâce à son miroir magique, un petit miroir d’acier poli qui lui permet de voir moult merveilles et d’accomplir d’étranges choses, la duchesse avait prédit qu’à une demi-lieue de Paris, un petit enfant se noierait. Elle avait alors demandé qu’on aille le quérir aux écluses du moulin et de fait, on avait retrouvé son petit corps inerte à cet endroit précis. Voilà bien la preuve de ses pouvoirs maléfiques ! Certains prétendent même qu’avec une pomme empoisonnée destinée au dauphin, la duchesse d’Orléans avait envenimé par erreur son fils de quatre ans, qui en était subitement tombé mort…

Face à de telles rumeurs, face à une telle pression exercée par l’opinion publique, la position de Valentine devient vite intenable. Il n’est pas un seul de ses déplacements, pas une seule de ses apparitions à la cour que les Parisiens n’accompagnent des plus violentes harangues. Aussi son époux le duc d’Orléans n’a-t-il finalement d’autre choix que d’éloigner de Paris, l’exilant alternativement dans leurs châteaux d’Amboise ou de Blois.

Enluminure des Chroniques de Froissart, Valentine Visconti, exil de Paris (Moyen âge)
Valentine Visconti, exil de Paris, Chroniques de Froissart, Harley Froissart, Harley MS 4379, British Library

Une femme outragée

Mais si le duc d’Orléans sait protéger son épouse, cela ne l’empêchera pas de la tromper. Selon la légende, le frère du roi était à ce point amateur du beau sexe qu’il aurait fait accrocher les portraits de la centaine de dames dont il avait fait la conquête dans un couloir de son hôtel. Or parmi elles se trouve Isabelle de Bavière, la reine de France. Des années durant, ces deux-là convoleront au vu et au su de presque tout le royaume.

Une double trahison, en somme, pour le duc d’Orléans, qui trompera en même temps et son frère Charles VI et son épouse. Mais ce n’est pas tout. On compterait aussi parmi les maîtresses de Louis une certaine Mariette d’Enghien, qui n’aurait sans doute autant fait parler d’elle si elle ne lui avait donné un enfant. Le duc ne trouvera pas mieux que de confier ce bâtard aux bons soins de Valentine qui acceptera de l’élever à sa cour, aux côtés de ses enfants légitimes.

À Blois, la duchesse lui montre autant de sollicitude que s’il s’était agi de son propre fils. Pratique somme assez courante, pour l’époque. Sage décision aussi, aux regards de l’histoire, si l’on considère que petit « Jean » deviendra plus tard le « Beau Dunois », le fameux « bastard d’Orléans », célèbre compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et véritable héros de la guerre de Cent Ans. Cette adoption n’en constitue pas moins une reconnaissance des innombrables turpitudes de son époux, qui en dit long sur l’aptitude de Valentine à l’aimer envers et contre tout.

La chef de clan

Eperdue d’amour pour son époux, Valentine Visconti aura donc tout accepté : les brimades, l’exil, l’humiliation d’être une femme trompée. Et quand Louis se fera sauvagement assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin de Bourgogne, l’Italienne n’hésitera pas davantage : en chef de clan, elle se rendra auprès du roi de France pour réclamer justice. Sans succès. Charles VI lui laissera, certes, la garde de ses enfants et une partie des domaines du défunt. Mais malgré son engagement solennel que « pour l’homicide et mort de son frère unique, il serait fait aussi tôt que possible bonne et brève justice », rien ne fut jamais entrepris. Le duc de Bourgogne ne fut ni arrêté, ni jugé, ni encore moins condamné. Pire encore, on le laissera justifier de son crime et le présenter comme un juste tyrannicide devant une cour de France littéralement médusée.

Peinture de Valentine Visconti
Valentine demande justice à Charles VI pour l’assassinat du Duc d’Orléans, A Colin ( 1836).

À ce moment-là, Valentine a donc presque tout perdu. Et la légende de lui prêter ces mots restés célèbres : « Rien ne m’est plus ! Plus ne m’est rien ! ». Il en faudrait cependant davantage pour l’abattre. La duchesse douairière s’en retourne à Blois où, comme l’explique Alain Marchandisse, « elle qui, jusqu’alors, était effacée, devient femme d’action et prend des mesures habituelles pour combattre ses ennemis par les armes, tout en faisant par ailleurs œuvre de gestionnaire terrienne et de femme d’Etat ». Elle ira même jusqu’à retourner à Paris entourée de ses enfants, pour plaider la cause de son mari et répondre point par point à la Justification du duc de Bourgogne. Mais à nouveau, sans résultat. Cette fois c’est le Dauphin, au nom du roi, qui se perd en promesses. La duchesse n’a alors d’autre alternative que de s’en retourner à Blois, pour cette fois ne plus jamais en sortir. Refusant toute visite, rongée par le chagrin et l’amertume, incapable de se nourrir, Valentine Visconti finit ainsi par suivre son mari dans la tombe, un an plus tard, en 1408, alors qu’elle n’avait pas encore 40 ans.

Sa tragique histoire ne pouvait toutefois s’arrêter là. D’abord parce que ce sont ses droits sur le Milanais que son petit-fils, le roi de France Louis XII, après Charles VIII, revendiquera pour mener ses guerres d’Italie. Ensuite parce que dès après sa mort, le flambeau de la lutte passera à son fils aîné, le jeune Charles d’Orléans. Presque malgré lui, le futur poète deviendra à 12 ans le chef d’une nouvelle ligue anti-bourguignonne qui prendra le nom d’ « Armagnacs ». Mais ceci est déjà une autre histoire. Une histoire qui commence avec le tome 2 des TROIS POUVOIRS.


Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.

Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ansYolande d’Aragon, la reine de fer. – Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmenteChristine de Pizan, championne des dames


Bibliographie & Références

F-M Graves, Quelques pièces relatives à la vie de Louis Ier, duc d’Orléans, et de Valentine Visconti, sa femme, p. V, Bibliothèque de XVe siècle, Honoré Champion, Paris
Gérard de Senneville, Les quatre frères d’Orléans, Editions de Fallois
Françoise Autrand, Charles VI, Fayard
Alain Marchandisse, Milan, les Visconti, l’union de Valentine et de Louis d’Orléans, vus par Froissart et par les auteurs contemporains, Presses universitaires de Liège

NB ; sur l’image d’en-tête, on peut voir un extrait d’une toile du peintre François Fleury-Richard (1777-1852). Elle représente la duchesse d’Orléans pleurant le décès de Louis d’Orléans. Daté de 1802, elle aida notablement à la renommée de l’artiste. Elle est, aujourd’hui, conservé au musée de l’Ermitage de, Saint-Pétersbourg.

Les Grandes dames de la guerre de Cent Ans (2) : Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, jeanne d’Arc, Charles VII.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Isabelle de Bavière (1370-1435)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2020)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes femmes a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons quatre d’entre elles. Nous poursuivons, aujourd’hui, avec la seconde : Isabelle de Bavière.


u tribunal de l’histoire, la reine de France Isabelle de Bavière apparaît coupable d’une double trahison : trahison à son époux Charles VI, qu’elle aurait allègrement trompé, mais aussi trahison à son royaume, de par la signature du « honteux » traité de Troyes livrant la France aux Anglais. Pour autant, cette reine allemande mérite-t-elle vraiment sa légende noire ?

L’entrée de la reine Isabelle de Bavière à Paris, en 1389, entourée des princes du sang, Miniature du MS Harley 4379, British Library (Chroniques de Froissart, Bruges, vers 1470)

Une reine cupide et adultère ?

Isabelle de Bavière n’aurait sûrement jamais atteint une telle renommée si Charles VI n’était tombé fou. Car lorsqu’il devient clair à tous que le roi de France, qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans la démence, ne reviendra jamais à son état normal, Isabelle de Bavière se voit attribuer la régence du royaume. Seulement voilà, cette souveraine se désintéresse de la politique. Raison pour laquelle elle s’empresse de confier à son beau-frère, le beau et séduisant Louis d’Orléans, les rênes du gouvernement. Dès lors, ces deux-là ne se quitteront plus. Selon toute vraisemblance, ils deviendront même amants. C’est en tout cas ce qu’en pensaient leurs contemporains, qui s’étonnaient de les voir longuement deviser ensemble au château de Saint-Germain-en-Laye, dans le logis royal, ou au couvent des Célestins. Mais ce n’est pas là le seul reproche fait à la reine.

Son infidélité au roi se doublerait d’un goût du luxe et de l’argent. Au point qu’on écrira sur elle dans Le Songe véritable, pamphlet politique de l’époque, que « tout ce qu’elle veut est d’en prendre tant qu’elle peut mais non pas tant comme elle veut ». Au point qu’à compter de cette époque, ses détracteurs ne la désigneront plus que sous le sobriquet d’« Isabeau ». Le cas de la reine s’aggrave encore lorsqu’elle consent à ce qu’une jeune concubine soit donnée au roi pour combler son absence dans le lit conjugal. Odette de Champdivers, cette maîtresse officielle dénommée la « petite reine », donnera même un enfant au roi. Et un moine augustin invité à prêcher à l’occasion des fêtes de la Pentecôte d’oser lancer à Charles VI que « la déesse Venus règne toute seule à votre cour… ».

Mais très vite, les choses vont se gâter. C’est d’abord le duc d’Orléans qui se fait assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne. C’est ensuite un royaume divisé entre Armagnacs et Bourguignons qui plonge dans la guerre civile, puis les chevaliers français qui se feront exterminés à la bataille d’Azincourt. C’est enfin Jean Sans Peur qui se fera tuer à son tour sur le pont de Montereau, privant ainsi la France du seul prince capable de s’opposer à l’appétit de conquête d’Henri V, le roi d’Angleterre.

Après la disparition de Louis d’Orléans

La reine se consolera de la disparition de Louis d’Orléans dans les bras d’autres amants, parmi lesquels un certain chevalier de Boisrédon. S’inspirant probablement des écrits du marquis de Sade, l’historien Philippe Erlanger dépeindra lsabelle de Bavière, à l’automne de sa vie, envahie de graisse, submergée, déformée au point que ne pouvant marcher, elle se faisait traîner dans une chaise roulante. « Jamais cependant, écrit-il encore, la colossale matrone, soufflante et gouteuse, n’avait tant aimé le faste et les plaisirs. Elle se soignait en absorbant de l’or potable… Immobile dans sa cathèdre, le chef écrasé sous le poids du hennin, le corps surchargé d’étoffes orfévrées, l’étrange dame présidait inlassablement aux ébats de la cour ».

Détail Français 2646, Chroniques Froissart, BnF, Arrivée et bon accueil de la Royne dans Paris (Bourgogne, vers 1475)

Mais il ne s’agit pas seulement de sa vie personnelle. Pour les historiens, Isabelle de Bavière est surtout coupable d’avoir négocié le traité de Troyes. L’accord qui livre le royaume aux Anglais, celui par lequel Charles VI déshérite le Dauphin, son fils unique, et donne sa fille en mariage au roi d’Angleterre Henri V, faisant de celui-ci l’héritier de la couronne et le régent du royaume. Animée, selon l’histoire Edouard Perroy, d’une « haine atroce » envers le futur Charles VII, Isabelle de Bavière se serait laissée acheter par l’Anglais pour renier son fils et lui livrer sa fille. De tous les désastres connus par la France au cours de son histoire, celui-là est sans doute l’un des plus graves : l’instauration d’une double monarchie sous égide anglaise, une capitulation en bonne et due forme. Or rien n’aurait pu se faire sans qu’Isabelle de Bavière l’étrangère, Isabelle l’allemande, ne renie préalablement son fils et avoue par là-même qu’il n’était qu’un bâtard.

Nous avons donc là le portrait d’une femme infidèle et cupide, voire débauchée, mauvaise mère, traître à son pays. Avouez qu’à ce prix-là, Isabelle de Bavière aurait plus encore que Marie-Antoinette mérité de voir sa tête rouler sur le billot. Seulement voilà, il s’agit là d’un portrait au vitriol. Car à y regarder de plus près, la reine de France bénéficie de circonstances atténuantes.

Une vie d’épreuves

Détail Harley 4380, Chroniques Froissart, BnF, Signature du traité de Troyes avec Charles VI ( (Bruges – vers 1475)

On ne saurait comprendre la conduite d’Isabelle de Bavière sans rendre compte de ce que son mari, à son corps défendant, lui a fait subir. A compter de 1392 et de sa première crise dans la forêt du Mans, le roi de France est schizophrène. Il s’agit donc d’une folie intermittente, qui le voit alterner les périodes de rémission avec les périodes de démence. Il devient alors incontrôlable, voire violent. Pris d’accès maniaques, il refuse de se laver, de se raser et se prend pour un chevalier vengeur, un certain « Georges ». Charles VI crie et hurle « comme s’il était piqué de mille pointes de fer ».

Le Religieux de Saint-Denis raconte ainsi que lorsque la reine Isabelle s’approchait de lui, «  le roi la repoussait en disant à ses gens : « Quelle est cette femme dont la vue m’obsède ? Sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi comme vous pourrez de ses persécutions et des importunités afin qu’elle ne s’attache pas ainsi à mes pas. » Il prétendait n’être pas marié et n’avoir jamais eu d’enfants…  Lorsqu’il apercevait ses armes ou celles de la reine gravée sur sa vaisselle d’or ou ailleurs, il les effaçait avec fureur ». Parfois même, le roi de France menaçait de s’en prendre à son épouse. Ce qui ne pouvait qu’inquiéter, attendu que lors de sa première crise dans la forêt du Mans, Charles VI avait tué quatre de ses gardes coup sur coup… Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi Isabelle de Bavière aura décidé de quitter le logis royal pour emménager dans l’hôtel Barbette, emportant avec elle tous ses enfants. Ce qui n’empêchera pas le sort de s’acharner sur la reine de France, qui perdra successivement ses deux fils aînés, les Dauphins Louis et Jean, morts tous deux de maladie dans les dix-huit mois suivant le désastre d’Azincourt.

Une amoureuse des arts

Le-cheval-d-or-Altötting commandé par la reine Isabelle, grand chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale

Il est toutefois remarquable qu’au milieu de ces désastres, la reine Isabelle de Bavière ait conservé un intérêt marqué pour les choses de l’esprit. Ainsi la voit-on mécène de l’écrivaine Christine de Pizan, première femme de lettres française, féministe avant l’heure, qui lui dédiera ses « Epîtres du Débat sur le Roman de la Rose » et composera même une « Epître à Isabelle de Bavière ».

Les comptes de la reine montrent d’ailleurs qu’elle faisait partie des plus importants mécènes de son temps et aimait beaucoup plus les livres que son royal époux. Ainsi la voit-on offrir à Charles VI « Le Petit Cheval d’or », sculpture en or émaillé et argent doré, ornée de saphirs, de rubis et de perles représentant la Vierge à l’enfant, véritable chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale qui figure aujourd’hui parmi le trésor de la collégiale d’Altötting, en Bavière. Ainsi découvre-t-on une reine bien plus intelligente et cultivée que ne le laisserait suggérer sa légende noire. Si elle a beaucoup dépensé, c’est aussi en proportion de son amour du Beau.

Une reine objet de tous les désirs

Isabelle de Bavière aura été, sa vie durant, une reine sous influence. Qu’il s’agisse de son amant le duc Louis d’Orléans, de son « beau cousin » de Bourgogne, Jean Sans Peur, ou du roi d’Angleterre Henri V, chacun aura cherché à se servir de son statut de reine pour accéder au pouvoir. Aussi par comparaison avec la « reine de fer » Yolande d’Aragon et la sainte de Domrémy, la Bavaroise fait-elle pâle figure. Elle aura même contribué, par sa parfaite incarnation de la pécheresse, à faire de Jeanne d’Arc cette nouvelle Eve, cette Marie lavant le royaume de France de ses péchés sans nombre.

Mais il faut admettre que la vie n’aura pas épargné cette princesse arrivée en France à l’âge de 14 ans sans parler un mot de français. Et que le désespoir l’aura sans doute étreint plus d’une fois, comme en cette nuit du 23 novembre 1407 où Louis d’Orléans, son amant passionnément aimé, périra sous les coups de haches quelques minutes seulement après l’avoir quittée.

De par ses multiples fragilités, Isabelle de Bavière n’en est que plus humaine et je dirais même, plus touchante. C’est pourquoi si elle ne mérite pas les lauriers de la gloire, il serait sans doute injuste de la jeter au bûché de l’histoire.

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.


Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ans signé de cet auteur :Yolande d’Aragon, la reine de fer – Christine de Pizanchampionne des damesLes illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.


Bibliographie & Références

Atlas de Paris au Moyen Âge, Philippe Lorentz et Dany Sandron, Parigrame.
Charles VII et son mystère, Philippe Erlanger, Gallimard.
Charles VI, Françoise Autrand, Fayard.
Chronique du Religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI, de 1380 à 1422, publiée en latin et traduite par M.L Bellaguet, imprimerie de Crapelet.
1328-1453, Le temps de la guerre de Cent Ans, Boris Bove, Belin

Note Moyenagepassion : la miniature ayant servi de fond à l’image d’en-tête représente Christine de Pisan tendant un de ses ouvrages à la reine Isabelle de Bavière. Cette illustration est issue du manuscrit médiéval Harley ms 4431, intitulé The book of the Queen. Daté des débuts du XVe siècle, cet ouvrage est conservé à la British Library et consultable en ligne à l’adresse suivante. Au premier plan, le buste de la reine est, quant à lui, issu de la photo d’une œuvre de Guy de Dammartin (1365-1404). Cette sculpture est encore exposée au Palais de Justice de Poitiers. En 2001, elle a également servi à la couverture d’un ouvrage de Jean Verdon au sujet de Isabeau de Bavière.

Les Grandes dames de la guerre de Cent Ans (1) : Yolande d’Aragon, la reine de fer

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, jeanne d’Arc, Charles VII.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Yolande d’Aragon (1380-1442)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2020)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes femmes a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons quatre d’entre elles et nous commençons, aujourd’hui, par la première : Yolande d’Aragon.


omment le petit roi de Bourges, prince fragile de corps et d’esprit, a-t-il pu se transformer en Charles VII le Victorieux, le Bien Servi, et finir par triompher de l’envahisseur anglais ? Comment Jeanne d’Arc, simple bergère de Lorraine, a-t-elle trouvé le moyen d’accéder à la cour de France ? de mener au-devant d’Orléans une armée composée de 3 000 hommes de guerre, 400 bêtes de bétail et plus de 600 voitures chargées de vivres ?

C’est que ces deux illustres personnages ont été aidés par une main invisible. La main invisible d’une femme dont beaucoup ignore le nom mais qui aura tenu le royaume de France à bout de bras quand celui-ci semblait condamné à disparaître. Cette femme, c’est Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou, reine de Sicile et des Quatre Royaumes. Femme de pouvoir, femme de l’ombre. Mais sur laquelle il convient de braquer le projecteur pour qui veut comprendre comment la France a gagné la guerre de Cent Ans.

Une femme de pouvoir

Fille du roi Jean Ier d’Aragon et de Yolande de Bar, la jeune Yolande a été éduquée pour régner, au milieu d’une cour brillante. Dès son plus jeune âge, elle s’intéresse aux choses de l’art et de l’esprit. Si bien qu’arrivée à l’âge adulte, elle se portera acquéreur des Belles Heures du duc de Berry, livre de prières enluminé figurant des scènes de cour et de campagne dans les châteaux des bords de Seine ou de Loire, véritable chef d’œuvre de l’art médiéval. Mais surtout, c’est une forte tête. Elle n’a pas 15 ans qu’elle exprime clairement son refus de se marier avec un cousin et le fait consigner par écrit, sous la forme d’un procès-verbal.

Yolande d’Aragon et Louis II d’Anjou, Chroniques de Froissart , Ms Harley 4379 , British Library (1470)

Si Yolande d’Aragon ne sera jamais souveraine, elle n’en deviendra pas moins l’épouse du duc d’Anjou, cousin du roi de France, qui règne alors sur de très vastes territoires : l’Anjou, la Provence, ainsi que le royaume de Sicile, soit tout le sud de l’Italie. Or le duc est souvent absent, notamment pour raisons militaires. Yolande d’Aragon se voit alors confier la lieutenance générale de ses fiefs. On calculera ainsi que durant leurs 6 dernières années de mariage, le duc et la duchesse d’Anjou ne se verront pas plus de 2 à 3 mois par an. Suffisamment toutefois pour concevoir cinq enfants, dont une fille, Marie, qui se mariera au dernier fils du roi de France Charles VI, un certain Charles de Ponthieu. Timide jeune homme au physique ingrat, jambes grêles et paupières tombantes, et qui ne semble pas destiné à régner. Mais que Yolande ne manquera pas de faire « sien » en l’élevant durant trois ans au milieu de sa cour angevine.

Aussi quand son époux décède, Yolande d’Aragon dispose déjà d’une solide expérience de la chose publique. Elle possède aussi un art consommé de la diplomatie. Or c’est justement ce dont l’époque, violente, tragique, crépusculaire, a si grand besoin : le roi de France Charles VI est fou, son frère le duc d’Orléans, amant de la reine, s’est fait assassiner, et la guerre des clans qui va s’en suivre dégénèrera bientôt en une guerre civile qui s’ajoutera au conflit avec les Anglais. Ceux-ci ont d’ailleurs remporté la célèbre bataille d’Azincourt, et prévoient déjà de revenir. Ultime malheur : les deux premiers héritiers de la Couronne de France meurent coup sur coup, sans qu’on ne sache jamais si leur disparition relève de l’empoisonnement ou de causes naturelles.

La bonne fée de Charles VII

Mais Yolande d’Aragon ne cessera jamais de croire dans le royaume de France. C’est d’ailleurs pour elle, chef du parti angevin et belle-mère du nouveau Dauphin, son intérêt. Et ce alors que ses partisans viennent d’assassiner le duc de Bourgogne Jean Sans Peur, poussant ainsi définitivement son duché dans les bras de l’Angleterre ; et ce alors que le roi de France Charles VI, de par le « honteux » traité de Troyes, vient de désigner le roi Henri V d’Angleterre comme son héritier présomptif ; et ce alors même que les défaites militaires s’enchaînent, que la reine de France Isabelle de Bavière a renié son propre fils.

Au faîte de ses malheurs, le « roi de Bourges » ira même jusqu’à vouloir quitter son royaume pour se réfugier en Ecosse. C’est dire si la situation semblait désespérée ! Désespérée pour tous peut-être, mais pas pour la reine de Sicile. Jamais. Son gendre a beau sombrer dans la mélancolie ou devenir le jouet des mauvais génies de sa cour, sa belle-mère n’aura de cesse de le rappeler à ses devoirs de roi. Comme l’écrira plus tard l’historien Philippe Erlanger au plus fort de la 2ème Guerre Mondiale, Yolande d’Aragon fut « l’âme, la foi, la volonté, la force profonde de la France. »

La protectrice de Jeanne d’Arc

Aussi quand en 1429, Yolande d’Aragon entendra dire que dans le Barrois, fief de sa famille maternelle, une bergère vêtue d’une robe rapiécée voulait mander au « Dauphin » qu’il eut à « bien se tenir et ne pas assigner bataille à ses ennemis puisque Messire lui enverrait un secours avant la Mi-Carême », qu’elle entendait quérir Charles VII et le mener à son sacre, la grande féodale comprit immédiatement le parti qui pourrait en être tiré.

Yolande en prière avec ses deux enfants,
Ms 691 Bibliothèque du Mans

Il n’est pas l’endroit ici de refaire toute l’histoire de Jeanne d’Arc. Remarquons simplement avec Philippe Erlanger, que dès avant que la jeune paysanne ait pris la route de Chinon, l’étonnante rumeur de ses prophéties s’était déjà répandue par tout le royaume, traversant les châteaux et les chaumières, bondissant de province en province, emplissant d’espoir tout le royaume de France.

La Pucelle accomplira la prouesse de parcourir 75 lieues en pays ennemi pour rejoindre le roi alors que des brigands guettaient en embuscade et avaient été chargés, dit-on, de l’enlever. Elle parviendra aussi à obtenir une audience auprès de Charles VII alors que de nombreux membres de son entourage y étaient opposés, puis à réunir une immense armée pour assiéger la ville d’Orléans. En réalité, rien de cela n’aurait été possible sans le soutien de Yolande d’Aragon. C’est la reine de Sicile qui se chargera d’examiner la prophétesse et de la certifier Vierge. C’est elle aussi qui, pour financer son armée, vendra bijoux et vaisselle.

Au service d’un destin supérieur

Bien que ses contemporains aient été nombreux à louer sa simplicité, sa proximité avec ses sujets, la chaleur de sa cour, Yolande d’Aragon demeure toutefois une femme politique, une femme d’Etat. Et quels que soient les sentiments de sympathie qu’elle ait pu éprouver pour sa protégée, elle n’hésitera pas à l’abandonner à son triste sort lorsque ses élans guerriers ne s’accorderont plus avec ses propres objectifs politiques : la négociation d’un retour d’alliance avec le duché de Bourgogne. La duchesse savait se montrer implacable et comme ses compagnons d’armes, comme l’Eglise, comme le roi lui-même, abandonnera la Pucelle aux Anglais ; à Cauchon, à son procès, au bûcher.

Dans les Rois maudits, Philippe Le Bel confiait à sa fille Isabelle : « Nous ne sommes points nés pour nous laisser aller à nos douleurs de personnes. Nous ne vivons point nos propres vies, mais celles de nos royaumes, et c’est par là seulement que nous pouvons trouver notre contentement… si nous convenons à notre destinée ». Voilà des mots, assurément, que Yolande aurait pu prononcer. Son petit-fils Louis XI, l’ « universel aragne », implacable souverain lui-même, la qualifiera de « tête d’homme sur un corps de femme ». Yolande d’Aragon fut donc bien une reine. Mais une reine de fer.

Reste son œuvre. Quand la reine de Sicile s’éteint en 1442, à l’âge de 62 ans, son gendre n’a pas entièrement libéré le pays, mais a déjà gagné la guerre. Et c’est bien là l’ironie, pour sa « bonne mère », que d’avoir si bien fait endosser ses décisions par le roi de France qu’elle en a elle-même été oubliée. De ce grand personnage de l’histoire de France, presque aucune image n’a subsisté. Mais telle était sans doute la volonté de Yolande d’Aragon. Au-delà des quelques biographies qui lui ont été consacrées, ne restait donc plus que le roman pour lui rendre hommage et la faire revivre, pour l’incarner. Raison pour laquelle nous avons décidé d’en faire l’un des personnages clefs de la saga des TROIS POUVOIRS.

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.

Voir également les autres articles du cycle Les grandes dames de la guerre de cent ans signés de cet auteur :   Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente – Christine de Pizanchampionne des damesLes illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.


Bibliographie & Références

Charles VII et son mystère, Philippe Erlanger, Editions Gallimard.
Yolande d’Aragon, la reine qui a gagné la guerre de Cent Ans, Gérard de Senneville, Editions Perrin.
Yolande d’Aragon ou l’unité de France, Arnaud des Roches de Chassay, Editions Charles Hérissey.
Les rois maudits, volume 1, le roi de fer, Maurice Druon, Editions Plon (réédition).

Note Moyenagepassion : l’image d’en-tête est une composition sur la base du film Jeanne d’Arc de Luc Besson (The Messenger, 1999). C’est l’actrice Faye Dunaway qui y incarnait, de manière impressionnante, le rôle de Yolande d’Aragon. Le fond de l’image est une miniature tirée du Ms 691 (Juratoire de la chapelle royale du Gué de Maulny)de la Bibliothèque municipale du Mans (médiathèque Louis Aragon). Elle représente Yolande d’Aragon, accompagnée de ses deux enfants Louis III et Marie, en prière devant la vierge (manuscrit à consulter ici).

Technologie : Le verre et les verriers au Moyen Âge

Sujet : verrerie, métier de verrier, technologie, histoire médiévale, maître verrier, histoire du verre, Moyen Âge central à tardif, proto-histoire à nos jours.

Bonjour à tous,

armi les matériaux qui ont révolutionné nos usages de façon si radicale que nous ne saurions plus comment nous en passer, le verre est, sans conteste, l’un de plus étonnants. Depuis plus de 3000 ans avant notre ère, il a accompagné l’histoire de l’humanité, des premiers enduits aux premiers objets d’art, perles ou parures, confectionnés en Perse et en Mésopotamie à ses usages les plus récents : domestiques (fenêtres, vaisseliers, miroirs,…), artisanaux et artistiques (bijoux, ornements, pièces décoratives) ou, encore, technologiques ( fibre optique, fibre de verre, télescope astronomique, micro-chirurgie, etc…)

Une découverte fortuite

Si nos ancêtres préhistoriques ont pu façonner divers objets fonctionnels ou ornementaux dans des formes de verre naturel (obsidienne, fulgurite,…), la légende nous conte que le moyen de fabriquer ce matériau fut découvert, de manière fortuite, par d’antiques voyageurs. Ayant fait leur feu, sans y prendre garde, sur un lit de sable riche en silice, ils se seraient aperçus, un peu plus tard, que l’opération avait donné naissance à une étrange matière. Un campement, un feu de camp, c’est donc ainsi que, plusieurs milliers d’années avant notre ère, la fabrication du verre serait apparue dans les civilisations humaines. Comme nous n’avons aucun document capable d’attester, ni de contredire cette version, il va falloir nous en contenter.

Verre et verriers dans le monde médiéval

D’abord décoratif, ornemental et utilisé plutôt dans des parures et des objets d’art, il fallut encore attendre quelques milliers d’années pour qu’on découvre comment produire des récipients en verre ou même encore comment souffler ce délicat matériau.

Durant ces périodes reculés, les égyptiens l’utiliseront de manière variée. Les phéniciens en feront aussi usage. Ils en amélioreront même le procédé et contribueront à commercialiser le verre autour du bassin méditerranéen. Tout au long de cette période, le matériau restera précieux à semi-précieux. Plus tard, on le retrouvera chez les romains et, quelques siècles avant notre ère, ses techniques de fabrication se répandront dans tout l’Empire et à travers l’Europe. Les romains y auront apporter entre-temps quelques innovations, notamment l’invention du verre coulé à plat à l’origine des premières vitres (même si ce dernier est alors loin d’être transparent et son usage très sélectif).

D’éternelles idées reçues

Concernant l’histoire médiévale du verre et cédant à l’habituelle facilité, vous trouverez toujours des férus d’obscurantisme pour vous expliquer que, de l’antiquité gallo-romaine à la renaissance, le Moyen Âge n’est qu’une longue période de 1000 ans passée essentiellement à patiner sur place. L’usage du verre au Moyen Âge n’y échappe pas puisqu’on le trouve assez souvent présenté comme une sorte de grand absent au tableau à quelques vitraux près et encore (1). Bien sûr, le monde médiéval n’a pas utilisé le verre autant que nous l’utilisons. Il n’en a pas non plus produit des quantités industrielles. Par contre, aux temps médiévaux, il n’y a pas, dans cette matière comme dans d’autres, une éclipse totale de la marche de l’humanité ou plutôt, pour coller à notre sujet une longue traversée du désert (de sable). La prétendue absence d’usage du verre, comme l’absence d’effervescence autour de sa fabrication, durant le Moyen Âge n’est qu’une caricature de plus à ajouter au tableau des idées reçues à l’encontre du monde médiéval. Dans la veine de notre article sur les préjugés et la révolution technique du Moyen Âge, nous allons nous évertuer à la déconstruire en apportant quelques éléments sur la question.

Usages du verre au Moyen Âge

Contre toute attente, le Moyen Âge a bien connu le verre et a même contribué à faire évoluer ses techniques de fabrication. De 2017 à 2018, le musée de Cluny consacrait d’ailleurs une grande exposition visant à montrer la richesse des objets et des usages du verre durant la période médiévale. On peut encore en trouver le fil conducteur en ligne et quelques belles images issues de cette exposition, comme celles ci-dessus ou le vitrail ayant servi d’en-tête à notre article.

L’art des vitraux

On ne peut parler de période médiévale sans évoquer les cathédrales et il est difficile de le faire sans penser aux incroyables vitraux mis alors en exergue dans ces édifices. Sans aller même jusqu’à ces superbes monuments architecturaux, du haut Moyen Âge au Moyen Âge tardif, des milliers de ces œuvres d’art sont venus peupler les lieux de culte de l’Europe : chapelle, églises, monastères et abbayes. Si l’on connait le vitrail depuis l’Antiquité, le monde médiéval (du haut Moyen Âge au central) lui a apporté des améliorations qui l’ont élevé au rang d’art à part entière et lui ont conféré toutes ses lettres de noblesses : amélioration des cadres et vitraux enchâssés (VIe s), vitraux au plomb (Xe s), puis plus grande richesse graphique, détails, apport de couleurs, rosaces, (XIe siècles et suivant). La renaissance les connaitra aussi et ce n’est que plus tard vers les XVIIe et XVIIIe que l’art du vitrail médiéval commencera à reculer.

Usages sacrés, profanes et scientifiques

Les vitraux sont loin d’avoir été les seuls à consacrer l’usage du précieux matériau. Le verre est présent dans l’architecture sacrée, sous forme décorative mais on le retrouve aussi dans les objets d’ornement. Pour parenthèse et concernant l’aspect religieux, on ne s’étonnera pas de le retrouver sur les autels, comme on lui confiait déjà un rôle dans les vitraux : sa nature hybride entre matière et lumière fascine et lui ont conféré, de tout temps, une dimension spéciale qui ne peut que séduire l’homme médiéval.

Cet attrait fait qu’il est encore à l’œuvre dans les parures et les perles de verre des orfèvres et, pour mieux en apprécier les effets, ses propriétés étonnantes permettent encore de jouer à Narcisse en se contemplant dans ses miroirs. Dans d’autres domaines, on se réjouira encore de découvrir de subtils élixirs ou de nouvelles fragrances grâce à son entrée dans l’univers de la distillerie et les alambics. En matière de science, il fera aussi des apparitions très remarquées dans la médecine et ses ustensiles, ou encore en optique dans les lunettes à montures, mises au point au début du Moyen Âge tardif.

Vaissellerie, récipients luxueux, émaux médiévaux, …

En vaissellerie, on trouvera le verre sur les plus grandes tables mais pas seulement. Les tavernes ou les fêtes populaires l’ont aussi connu. Bien sûr, la quantité, les degrés de qualité et de finition, les provenances y sont différentes de quand il siège dans les classes les plus hautes de la noblesse ou de la bourgeoisie, ou même dans les usages sacrés et consacrés du riche clergé, mais il est tout de même déjà présent là où on ne l’aurait pas attendu.

Pour finir ce petit tour d’horizon des usages du verre au temps médiévaux, on n’oubliera pas de mentionner le grand développement des techniques autour des émaux au Moyen Âge. Ils sont à l’origine de véritables trésors d’art décoratif, sacré ou ornemental qui nous émerveille encore à ce jour.

Verrerie médiévale d’orient et d’occident

Pour dire un mot de la production de verre au Moyen Âge, plusieurs berceaux culturels seront réputés pour la grande qualité de leurs réalisations. Dans les directions vers lesquels on se tourne, les créations en provenance du monde byzantin et du Moyen-Orient sont particulièrement réputées pour leur grande finesse. L’Italie et Venise joueront aussi un rôle de pointe. Les procédés de production n’y sont, bien sûr, pas étrangers. Ainsi par exemple, dans ces zones de production, pour abaisser la température de fusion, on peut utiliser comme fondants, des compositions savantes de végétaux marins et, notamment, la salicorne.

Les secrets de fabrication, comme le contenu et le dosage des matériaux intervenants dans les préparations, y sont bien sûr jalousement gardés. Autour du bassin méditerranéen, la concurrence est rude et l’enjeu de taille pour le matériau convoité. Dans ce contexte, on imagine que nombreux sont ceux désireux d’améliorer leurs recettes et leurs méthodes pour atteindre le « Graal », celui du verre idéal : le plus résistant et le plus durable, le plus pur, le moins opaque.

La Fabrication du verre – Gravure Robert Bénard (XVIIIe s), ‘Encyclopédie Diderot & Le Rond d’Alembert

A partir du XIIIe siècle jusqu’au long du Moyen Âge tardif, et même un peu plus tard, Venise, ou encore certains sites provençaux, commenceront à privilégier des procédés visant à concurrencer la qualité des verres en provenance des plus lointaines destinations. De leur côté, en France, les métiers du verre et l’industrie verrière se sont plutôt organisés, depuis les carolingiens, dans les zones forestières. Hêtres, fougères, on se sert de végétaux trouvées sur place, pour obtenir les fondants. Le verre produit y gagne une teinte plus résolument verdâtre et son aspect a tendance à s’altérer dans le temps, mais la production a le mérite d’être locale et de pouvoir servir une partie du marché.

Des ateliers de tailles et de vocation variables

Autour du Xe, XIe siècles, avant l’avènement de ces fondants composés de cendres végétales, un certain nombre d’ateliers intermédiaires, installés en zones urbaines, ne fabriquaient pas eux-mêmes le verre. Ces officines se servaient alors de lingots déjà constitués et de calcin pour refondre le matériau dans des chaudrons pouvant en supporter la chauffe. Au moyen de cette technologie, il n’était pas alors nécessaire d’atteindre les mêmes températures pour la refonte. Dans le courant du Moyen Âge central à tardif, de tels ateliers ont pu coexister aux côtés de grandes verreries forestières plus complètes dans leur approche de la chaîne de production. Les traces archéologiques sont trop faibles pour en former la certitude mais on touche, ici, la complexité des métiers gravitant autour de la verrerie : entre établissements capables de gérer tout le processus de fabrication, petites officines urbaines travaillant pour une clientèle plus locale et, peut-être, à la commande, et encore, en plus de tout cela, artisans plus spécialisés dans certains secteurs du verre que d’autres. (2).

Des évolutions technologiques sur la durée

« Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » : l’adage vaut en général pour toutes les sciences et techniques, mais il est sans doute encore plus vrai pour la fabrication du verre. Au fond, c’est un peu comme pour la forge, le fer, l’acier et ses multiples possibilités d’alliage : fusion, fondant, assemblage chimique, « modelage » à chaud, rigueur et précision dans les gestes, la production du verre est une affaire complexe. Elle fait intervenir des combinaisons subtiles de matériaux, différentes cuissons, différentes techniques d’usinage, de soufflage, de colorisation, … Au sortir de tout cela, si ses possibilités semblent infinies, son équilibre demeure subtil et fragile.

Si la recherche de perfectionnement par les artisans et les maîtres verriers est constante, les choses prennent nécessairement du temps ; ainsi, par exemple, Venise disposait, dès le XIIIe siècle, de grandes verreries et d’une corporation professionnelle déjà bien organisée et puissante. Les créations, ni le verre ne furent d’emblée au niveau des réalisations orientales mais les procédés de fabrication utilisés allaient conférer à Venise une avance certaine sur d’autres productions concurrentes du reste de l’Europe, moins « fines » et moins abouties. À force d’améliorations, il faudra attendre le XVe siècle pour que leur maestria permette aux verriers vénitiens d’atteindre une perfection inégalée. De la même façon, les évolutions ont existé dans la verrerie française médiévale, procédant de longueur de temps pour se peaufiner. Au cours du Moyen Âge, elles ont permis, par exemple, aux verriers du nord de la France de parfaire leur art et de produire leurs propres innovations avec, par exemple, la mise au point de verres à tiges.

Circulation des objets et concurrence culturelle

Inévitablement, en s’exportant et en circulant, les meilleurs produits finissent par susciter des vocations et des recherches en d’autres endroits. C’est vrai aujourd’hui. Ce fut aussi vrai de la circulation de objets, comme des idées et du savoir, aux temps médiévaux. Dans toutes ces évolutions technologiques autour du verre, on ne peut ignorer l’ouverture au monde qui s’opère durant le Moyen Âge central, ni les échanges commerciaux, culturels et inter-civilisationnels auxquels on assiste alors entre orient et occident.

Pour conclure, le monde médiéval occidental ne s’est donc pas contenté de colporter ou de reproduire des technologies qui présidaient à la fabrication du verre dans le monde gallo-romain. Les artisans et professionnels de ces métiers ont aussi fait évoluer ce matériau dans ses procédés de production, ses formes et ses couleurs, autant que dans ses usages. Toutes ces transformations se sont situées dans un contexte global d’échange, de commerce et d’émulation.

Du verre au cristal, l’après Moyen Âge

La renaissance et les siècles suivants connaîtront la même fascination pour le verre que le Moyen Âge. Les découvertes autour de l’incroyable matériau se poursuivront et s’élargiront pour en imposer graduellement un usage plus généralisé. On le verra même se démocratiser pour entrer dans les maisons des classes les plus modestes.

Grand tournant de plus dans l’histoire du verre, le début du XVIIe siècle verra naître le cristal. C’est en Angleterre qu’il sera mis au point mais on en découvrira bientôt les acarnes en France. Des régions comme la Lorraine s’en feront même une spécialité toute particulière, au point qu’un siècle plus tard, cette production fera de la France, le fer de lance d’une cristallerie de luxe qui marquera l’histoire et dépassera nos frontières. Aujourd’hui, à plus de deux-cent ans de là, les grands maîtres verriers français et lorrains continuent d’exercer tous leurs talents. Il y est question tout à la fois d’art, d’artisanat, de tradition et de lignage. Vous pourrez retrouver la liste des plus grands verriers français ici.

Le verre à la conquête de la modernité

Bien sûr, la course du verre vers le progrès ne s’arrêtera pas là. Il aura encore de nombreuses places à conquérir dans notre monde moderne. Au XIXe siècle, nos villes finiront par bénéficier de ses lanternes et, plus tard, de ses réverbères. Il entrera aussi, dans nos maisons en généralisant son usage à nos fenêtres. De la même façon, plus aucun vaisselier domestique ne pourra se passer de sa présence, des verres aux plats en pyrex. Au XXe et au XXIe siècle, il s’imposera, de plus en plus, comme une évidence dans le secteur des transports ou de l’architecture avec l’avènement du verre feuilleté et encore du verre teinté. On le retrouvera encore au cœur de vibrantes compétitions et dans des matériaux de pointe comme la fibre de verre. Enfin, il ne sera pas en reste et s’imposera dans les technologies d’information de plus haute performance avec la fibre optique. Enfin, quand l’humanité se piquera de conquérir l’espace et les mondes inconnus, il sera encore là, tourné vers les profondeurs de l’univers à l’intérieur de nos plus puissants télescopes.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête est un détail du vitrail les joueurs d’échec. Daté du XVe siècle, il provient de l’Hôtel de la Bessée à Villefranche-sur-Saône, et se trouve Grand Palais (musée de Cluny)


Notes

(1) En matière d’architecture par exemple, nous avons pu lire, par endroits, que les romains possédaient des carreaux à leur fenêtre et que le Moyen Âge, période amoureuse des éternels retours en arrière, n’en avait rien retenu. On oublie deux choses en disant cela. D’abord les romains même les plus nantis sont loin d’avoir tous eu des verres à leurs fenêtres. Ensuite, durant une période qui déborde largement le Moyen Âge, les procédés de fabrication ont fait, longtemps, du verre une matériau précieux à semi-précieux car, relativement fastidieux à produire. Pour poursuivre sur cet exemple des fenêtres, il faudra attendre, bien des siècles après la période médiévale pour qu’on commence à remplacer le papier huilé par des carreaux. On ajoutera encore, que durant le Moyen Âge l’usage des fenêtres et la quantité d’ouvrants dans les habitations reste limitées, pour des raisons pratiques et thermiques.

(2) voir Technologie, géographie, économie : les ateliers de verriers primaires et secondaires en Occident. Esquisse d’une évolution de l’Antiquité au Moyen Âge, Danièle Foy, Colloque organisé en 1989 par l’Association française pour l’Archéologie du Verre (Année 2000)

On pourra également retrouver des éléments sur l’exposition passée sur le site du musée de Cluny et notamment pour les plus jeunes un sympathique livret-jeu.