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« Douce dame, grez et grâces… » une chanson courtoise du trouvère Gace Brulé

enluminure médiévale troubadour

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, chansonnier du Roy, manuscrit ancien
Période :  XIIe s,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre: Douce dame, grez et grâces vos rent 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois.
Album: Les Escholiers de Paris (Alba, 1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une nouvelle chanson médiévale de Gace Brûlé (Gace Brulé, Gaces Brullez). Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, ce trouvère et chevalier a produit une œuvre abondante qui n’a pas manqué d’inspirer des auteurs de sa génération et même de la suivante, comme Thibaut de Champagne. Sa poésie s’épanouit, principalement, dans le registre de la lyrique courtoise et la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, n’y déroge pas.

L’exercice de courtoisie d’un trouvère épris

Chanson annotée de Gace Brulé dans un Manuscrit médiéval

La chanson du jour annonce le thème de l’amour courtois dès ses premiers vers : Douce dame, grez et grâces vos rent. Gace chante pour obtenir un signe favorable de la belle qu’il convoite. Comme il nous l’expliquera, s’il aime cette dernière trop fort ou trop haut, il ne faut pas l’en blâmer. Le seul coupable c’est « amour », le grand maître des horloges émotionnelles et sentimentales. Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? La dame est si belle, si gracieuse et emplie de bienfaits que le loyal amant mourrait plutôt que de s’en séparer. Il ne lui reste donc plus qu’à patienter, implorer merci et que cette dernière le prenne en pitié. C’est un classique de la lyrique courtoise.

Comme on le verra, dans les deux dernières strophes de sa chanson, Gace Brulé s’adresse à deux personnages : Gilet et Renalt qu’on retrouve, par ailleurs, mentionnés en d’autres endroits de son œuvre. Ici, il les fustige tous deux d’avoir tourné le dos à « amour » que l’on est enclin à comprendre comme l’exercice de la poésie courtoise. Si quelques érudits se sont perdus en conjectures sur l’identité réelle de ces deux hommes, rien d’évident ne semble en être ressorti. Il a pu s’agir de poètes de l’entourage du trouvère ayant délaissé la plume, peut être au profit des croisades. Selon Gaston Paris, il pourrait s’agir de Hugon et Gautier de Saint-Denis (voir Les chansons de Gace Brulé, Gédéon Huet,1902).

Sources manuscrites médiévales

On peut retrouver cette chanson du trouvère Gace Brûlé dans un nombre important de manuscrits médiévaux. Dans l’image du dessus, vous la retrouverez, avec sa partition annotée, telle qu’elle se présente dans le Ms Français 844 de la BnF, encore connu sous le nom de chansonnier ou manuscrit du roy. De manière non exhaustive, on pourrait encore citer le Français 845 (utilisé pour l’image d’en-tête), le français 20050 dit Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés ou même encore le Chansonnier Cangé ou Ms Français 846.

Pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Gédéon Huet (op cité). Ci-dessous, nous vous proposons de la découvrir en musique avec une version polyphonique originale de l’Ensemble Gilles de Binchois.

Gilles Binchois & Les Escholiers de Paris

En 1992, l’Ensemble Gilles Binchois, sous la houlette de Dominique Vellard, proposait au public son album : Les Escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle. Avec 20 pièces présentées, pour un peu plus de soixante minutes de durée, cette production fut largement saluée par la scène des musiques anciennes et médiévales.

Les Escholiers de Paris - Album de musique médiévale

Comme l’indique le sous-titre de cet album qui rend hommage au Paris étudiant et fourmillant du XIIIe siècle, l’ensemble médiéval et son directeur ont fait le choix d’y proposer un nombre important de motets et de pièces polyphoniques. On y trouvera des pièces anonymes du codex de Montpellier, mais aussi des chansons d’auteurs comme Thibaut de Champagne, Gillebert de Berneville, et, bien sûr, Gace Brulé. Ils y côtoient quelques danses et estampies enlevées. S’y est ajouté le parti-pris original de reprendre à plusieurs voix, quelques chansons monophoniques de cette période. C’est le cas de celle du jour, revisitée ainsi pour le plus grand plaisir du public (voir notre article précédent sur cet album).

Cet album de musique médiévale a été réédité depuis sa sortie. On peut encore le trouver chez tout bon disquaire mais aussi à la vente en ligne, au format CD comme au format mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations : Les Escholiers de Paris, Ensemble Gilles Binchois, l’album.

Artistes ayant participé à cet album

Emmanuel Bonnardot (voix, rebec, vièle), Randall Cook (vièle, chalemie, recorder), Pierre Hamon (flute, cornemuses, percussion), Anne-Marie Lablaude (voix, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Susanne Norin (voix), Dominique Vellard (voix, cistre, direction), Willem de Waal (voix),


Douce dame, grez et grâces vos rent
en langue d’oïl avec aide à la traduction

Note sur la traduction : pour percer les mystères de la langue d’oïl de Gace Brulé, nous avons fait le choix, cette fois, de vous fournir plutôt quelques clefs de vocabulaire en français actuel. Pour le reste, ce sera donc à vous de jouer.

I
Douce dame, grez et grâces vos rent.
Quant il vos plaist que je soie envoisiez
* (content) ;
Atendu ai vostre comandement,
Si chanterai por vos joianz et liez
* (gaité),
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiez.
En tel guise vos en praigne pitiez
Qu’il ne vos poist
* (pèse) se j’aim si hautement.

II
Je sai de voir
* (vraiment) que resons me defent
Si haute amor se vos ne l’otroiez;
Mais haut et bas sont d’un contenement
* (contenance),
Qu’amor les a a son talent jugiez;
Siens est li bas qui por li est hauciez.
Et siens li hauz qui s’en est abaissiez;
Qu’a son voloir les monte et les descent.

III
Je ne di pas que nus aint
* (aime) bassement.
Puis que d’amor est sorpris
* (désireux) et liiez* (joyeux) ,
Honorer doit la joie qu’il atent,
S’il estoit rois, et ele ert
* (de estre, était) a ses piez.
Mais je sui, las, sor toz autres puiez
* (élevé),
De hautement amer
(aimer) a mort jugiez* (condamner à mort);
Mes moût muert bel qui fait tel hardement.
(1)

IV
Par Dieu, dame, l’amors de vos m’esprent
* (éprendre, embraser),
Qui m’occira, se vos ne m’en aidiez.
El ne fait mes qu’a son comandement,
Si li ert bel se por li m’ociez
* (de occire).
Et s’endroit vos
* (quant à vous) est vaincue pitiez,
Moie ert la perte, et vostres li péchiez,
Que dou partir de vos n’i a nient.
(2)

V
Fine biauté plesant et cors très gent
* (gracieux, joli)
Vos dona Dieus, dont il soit merciez.
Nus ne porroit loer si finement
Voz granz valors con vos les mostreriez,
En touz bienfèz et en toz biens proisiez
* (de proisier : prisées, estimées);
Et s’il vos plaist honorez n’essaussiez
* (ni élever ou exhalter)
N’iert ja a droit qui d’amor ne l’atent
(3).

VI
Chantez, Renalt, ki antan amïez ;
Or m’est avis que vos en retraiez
* (retirez).
Se del partir estes apareilliez
* (vous vous apprêtez),
Ja onques Deus oan
(désormais) ne vos ament.


VII

Par Dieu, Gilet, faus amanz desloiez* (faux amant déloyal),
Qui d’amor s’est partiz
* (séparé) et esloigniez,
Vaut assez plus qu’uns autres enragiez ;
Chastoiez
en vos* (réprimandez-vous en) et l’autre dolent* (s’en afflige).

(1) Mais il meurt de fort belle manière celui qui le fait si hardiment.
(2) Car il n’y a aucun moyen de se séparer de vous
(3) Il n’est jamais juste celui qui ne l’attend de l’amour.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : Sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Dominique Vellard, vous pourrez voir la page du manuscrit Ms Français 845 où l’on peut trouver cette même chanson de Gace Brulé. Cet ouvrage du XIIIe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable en ligne sur Gallica.

Fais ce que dois, un virelai de moralité d’Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Fay tousjours ce que tu doys»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.

Les vertus de l’homme de bien

Manuscrit Français 840 - poésie médiévale de Eustache Deschamps
Français 840 les œuvres d’Eustache Deschamps

Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.

Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.

Sources historiques et œuvre d’Eustache

Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Illustration poésie médiévale d'Eustache Deschamps avec enluminure

Fay tousjours ce que tu doys
dans le moyen-français d’Eustache

NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.

Fay tousjours ce que tu doys :
Ne t’esbahy se tu voys
Aucune chose grevayne
* (fâcheuse) ;
Ce qui puet avenir veigne :
Dieux cognoist tout une foys.

Convoitise ne te praigne,
N ‘envie ne te souspraigne ,
Maiz soyes douls et courtoys,
Qu’au fort
* (à la fin) li mauvaiz ont payne
Et renommée villayne,
Et les bons bien, car c’est droiz*
(juste).

Maulx regne un temps comme roys
Et fait les bons trop destroys
(1),
Puis chiet
(*de chaoir : choir) par cause soudayne ,
Et biens tient droite s’ansaigne
(2) .
Pour ce dy celon les droys :
Fay tousjours ce que tu doys.

Que vault richesse mondayne
Mal acquise ? n ‘est pas sayne ;
Mieux vaudroit mangier ses poys
Et boyre yaue*
(eau) de fontayne,
Que consentir chose vayne
Ne pechier pour avoir voys
(3).

Soixante ans ne sont c’un moys
Ou un jour souventesfoys ,
Que la mort vient tressoudayne
Qui le corps et l’ame enmayne ;
Si te conseille a mon choys :
Fay tousjours ce que tu doys.

(1) destreindre : tourmenter, angoisser
(2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance
(3) posséder renommée, faire autorité


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.

Un voyage poétique courtois en compagnie de Peire vidal

Enluminure médiévale du troubadour Peire Vidal

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période  : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur  : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :   Be.m pac d’ivern e d’estiu
Interprète : Flor Enversa
Evénement : Festival Troberea 2010

Bonjour à tous

ujourd’hui, nos pas nous ramènent du côté de la Provence médiévale en compagnie de Peire Vidal. Nous y découvrirons une nouvelle chanson du grand troubadour du XIIe-XIIIe siècle par le menu : sa traduction en français moderne, ses sources manuscrites, le tout accompagné d’une belle version servie par l’ensemble de musiques médiévales Flor Enversa.

Manuscrit médiéval français 854 et chanson de Peire Vidal
Be.m pac d’ivern e d’estiu dans le manuscrit français 854 de la BnF

Une chanson médiévale en forme de louange courtoise

On retrouvera, dans la chanson du jour, un Peire Vidal, grandiloquent et énergique à son habitude. Cette fois, il mettra toute sa verve au service non pas de ses hauts faits, mais de la nouvelle grande dame qu’il a élue ; Elle est, d’après ce qu’il nous confie, sise à Montesquieu, en Nouvelle-Aquitaine. Tout au long de ses strophes, il lui fera des louanges sans réserve tout en fustigeant ouvertement les adversaires de cette dernière. Au passage, le troubadour toulousain nous gratifiera de quelques purs joyaux de poésie occitane médiévale comme ces deux vers, par exemple, qu’on a presque peine à traduire tant cela fait peu justice à la langue d’origine :

Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Des roses m’apparaissent au milieu de la glace,
Et un temps clair par un ciel obscur.

Pour bien donner la mesure de son immense admiration pour la dame et du lien qui l’unit à elle, le troubadour fait aussi le choix de terminer la plupart de ses strophes par de grandes références bibliques, en invoquant aussi les saints et les anges. Dans son voyage poétique, il fera encore quelques détours vers d’autres destinations : l’un d’eux par Montoliu en Occitanie, un autre par la Castille et l’Espagne qui lui sont chères (dans ses pérégrinations, il a séjourné au cour de Castille et d’Aragon). Enfin, il citera également l’empire de « Manuel ». Il s’agit, sans grande doute, de Manuel Ier Comnène, empereur byzantin du XIIe siècle. Contemporain de Peire Vidal, ce souverain connut un long règne de 37 ans et fut très apprécié du monde chrétien occidental pour son soutien au royaume de Jérusalem.

En dehors de cela et même après traduction, ce texte ne livre pas tous ses secrets. Certaines références contextuelles demeurent obscures, leurs secrets engloutis dans le fleuve du temps mais il fallait bien que la poésies du troubadour voyageur conserve aussi ce charme.

Sources historiques et médiévales

Pour les sources historiques, Be.m pac d’ivern e d’estiu est présente dans une grand nombre d’ouvrages datés du Moyen Âge central à tardif et consacrés aux troubadours occitans. On pourra citer, par exemple, le chansonnier provençal K, référencé ms fr 12473 ou encore le  fr 12474 de le BnF, ou même le canzionere provenzale de la bibliothèque d’Estense. Aujourd’hui, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on peut la trouver dans le Ms Français 854 (voir image un peu plus haut dans cet article). Ce manuscrit médiéval, daté du XIIIe siècle et également connu sous le nom de Chansonnier occitan I, contient, sur un peu plus de 400 feuillets, de nombreuses poésies de troubadours. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et peut-être consulté sur Gallica.

Une interprétation du duo Flor Enversa

Nous retrouvons, aujourd’hui, le duo médiéval occitan Flor Enversa. Nous avions déjà eu l’occasion de vous parler de cette formation à l’occasion de l’étude d’une chanson du troubadour Marcabru (revoir l’article et la bio de Flor Enversa). Ce duo, formé en 2006, prend l’occitan médiéval et les troubadours du Moyen Âge central, très au sérieux ; ils ont déjà produit 5 albums sur ce sujet, en s’entourant au besoin d’autres musiciens et collaborateurs.

L’art des troubadours provençaux, l’album

La version de la chanson de Peire Vidal que nous vous proposons ici est extraite d’un concert donné à l’occasion du Festival Trobarea 2010. Cependant, vous pourrez également la retrouver dans un double album de Flor Enversa, sorti en 2018, et ayant pour titre L’Art des Troubadours Provençaux des XIIème et XIIIème siècles. Avec une durée total de 104 minutes d’écoute et au long de 21 pièces, ce double CD propose un très large voyage au temps des troubadours occitans du Moyen Âge.

Album de Flor Enversa sur l'art des troubadours médiévaux

On y retrouve des noms célèbres tels que la Comtessa de Dia, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Aurenga et bien sûr Peire Vidal, mais ils sont également entourés d’une foule d’autres troubadours d’époque un peu moins reconnus mais tout aussi intéressants. Au passage, la formation occitane nous gratifie de quelques contrafactum originaux qui fournissent l’occasion de découvrir de nouveaux textes et poésies. Nous vous proposons de retrouver cet album sur le site officiel de Flor enversa aux côtés de l’ensemble de leur discographie.

Membres du groupe Flor Enversa

Thierry Cornillon (chant, rote, flûtes, harpe, psaltérion…) et Domitille Vigneron (chant, vièles à archet). A l’occasion de cet album, les duettistes de Flor Enversa se sont aussi accompagnés du musicien David Zubeldia.


Be.m pac d’ivern e d’estiu de Peire Vidal,
en occitan médiéval et en français moderne

NB : pour cette traduction en français actuel, nous avons utilisé amplement le travail de Joseph Anglade (les poésies de Peire Vidal, 1913). Toutefois, nous nous sommes permis de le revisiter aux moyens de recherches complémentaires et de tournures plus personnelles.

I
Be -m pac d’ivern e d’estiu
E de fretz e de calors,
Et am neus aitan com flors
E pro mort mais qu’avol viu :
Qu’enaissi m ten esforsiu
E gai Jovens et Amors.
Equar am domna novela,
Sobravinen e plus bêla,
Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Je me délecte ( je me repais, j’apprécie) d’hiver et d’été
Et de froid et de chaleur,
Et j’aime la neige autant que les fleurs
Et un preux mort plus qu’un vil lâche :
Ainsi je me tiens avec force
En gaîté, Jeunesse et Amour.
Pareillement, comme j’aime une nouvelle dame,
Gracieuse et belle plus que toute autre,
je vois des roses au sein de la glace
et un temps clair dans un ciel obscur.

II
Ma domn’ a pretz soloriu
Denan mil combatedors,
E contra.ls fals fenhedors
Ten establit Montesquiu :
Per qu’al seu ric senhoriu
Lauzengiers no pot far cors,
Que sens e pretz la capdela,
E quan respon ni apela,
Sei dig an sabor de mel,
Don sembla Sant Gabriel.

Ma dame a un mérite unique
Face à mille combattants
Et contre les faux hypocrites
Elle tient Montesquieu fortifié ;
C’est pour cela qu’à sa puissante seigneurie
Aucun médisant ne peut s’attaquer,
Car la raison et l’honneur la guident
Et quand elle répond ou appelle,
Ses paroles ont saveur de miel,
Qui la font sembler à Saint-Gabriel.

III
E fai.s plus temer de griu
A vilas domnejadors,
Et als fis conoissedors
A solatz tant agradiu,
Qu’al partir quecs jur’ e pliu
Que domn’ es de las melhors :
Per que – m trahin’ e.m cembela
E.m tra.l cor de sotz l’aissela,
E a.m leial e fizel
E just plus que Deus Abel

Et elle se fait plus redouter qu’un griffon
Des galants méprisables
Et pour les fins connaisseurs (de l’amour ajoute Anglade)
Elle est d’une compagnie si charmante
Qu’en s’en séparant d’elle, chacun d’eux jure et assure
Qu’elle est une des meilleures dames qui soit ;
Pour tout cela, elle m’entraîne et m’attire
Et elle me tire le cœur de sous l’aisselle ;
Et je lui suis loyal et fidèle,
Et plus juste qu’Abel envers Dieu.

IV
Del ric pretz nominatiu
Creis tan sa fina valors
Que no pot sofrir lauzors
La gran forsa del ver briu.
Sei enemic son caitiu
E sei amie ric e sors.
Olh, front, nas, boch’ e maissela,
Blanc peitz ab dura mamela,
Del talh dels filhs d’Israël
Et es colomba ses fel.

De son précieux et remarquable mérite
S’accroît tant sa valeur parfaite
Que l’éloge ne peut exprimer
La grande force de sa valeur véritable.
Ses ennemis sont chétifs et misérables,
Et ses amis puissants et élevés.
Yeux, front, nez, bouche et menton,
blanche poitrine aux seins durs,
Elle est du même bois que les fils d’Israël
Et elle est colombe sans fiel.

V
Lo cor tenh morn e pensiu,
Aitan quant estauc alhors ;
Pois creis m’en gaugz e doussors,
Quan del seu gen cors m’aiziu.
Qu’aissi com de recaliu
Ar m’en ve fregz, ar calors ;
E quar es gai’ et isnela
E de totz mals aibs piucela,
L’am mais per Sant Raphaël,
Que Jacobs no fetz Rachel.

J’ai le cœur morne et pensif
Autant que je suis éloigné d’elle,
Puis ma joie et ma douceur augmentent
Quand je me rapproche de son corps gracieux.
Et ainsi comme lors d’une fièvre,
Tantôt me vient le froid, tantôt la chaleur.
Et parce qu’elle est gaie et joyeuse
Et vierge de tous vices,
Je l’aime d’avantage, par Saint Raphaël,
Que Jacob ne le fit de Rachel.

VI
Vers, vai t’en ves Montoliu
E di m’a las très serors,
Que tan mi platz lor amors,
Qu’ins en mon cor las escriu ;
Ves totas très m’umiliu ;
E.n fatz domnas e senhors.
E plagra.m mais de Castela
Una pauca jovensela,
Que d’aur cargat mil camel
Ab l’emperi Manuel.

Vers, allez vers Montolieu
Et dites aux trois sœurs
Que tant me plaisent leurs amours
Qu’au dedans de mon cœur je les ai gravées ;
Envers toutes trois, je m’incline ;
Et j’en fais mes dames et seigneuresses.
Et je préfère bien mieux de Castille
une modeste jouvencelle
Que mille chameaux chargés d’or
Et tout l’empire de Manuel.

VII
Qu’en Fransa et en Beriu
Et a Peiteu et a Tors
Quer Nostre Senher socors
Pels Turcs que.l tenon faidiu,
Car tout l’an los vaus e.l riu
On anavo.lh pechadors ;
E totz hom que no-s revella
Contr’aquesta gen fradella
Mal me sembla Daniel
Que.l dragon destruis a bel.

Qu’en France et en Berry,
Et à Poitiers et à Tours,
Notre Seigneur cherche secours
Contre les Turcs qui le tiennent banni,
Puisqu’ils lui ont enlevé les vallons et le ruisseau
Où se rendaientles pécheurs ;
Et tout homme qui ne se réveille pas
Contre cette gent scélérate
Me parait bien dissemblable à Daniel
Qui tua le dragon de Bel.

VIII
Per Sant Jacme qu’om apela
L’apostol de Compostela,
En Luzi’ a tal Miquel
Que.m val mais que cel del cel.

Par Saint Jacques qu’on appelle
L’apôtre de Compostelle,
A Luzia, il y a un Michel
Qui, pour moi, vaut mieux que celui du ciel.

IX
Francs reis, Proensa.us apella,
Qu’en Sancho la.us desclavella,
Qu’el en trai la cer’ e.l mel
E sai trametvos lo fel.

Nobles Rois, la Provence vous appelle ;
Que Don Sanche la détache de vous,
Car il en tire la cire et le miel
Et, ici, ne vous transmet que le fiel.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête nous avons simplement repris et retouché légèrement l’enluminure et le portrait de Peire Vidal qu’on trouve, en dessous de sa Vida, dans le Manuscrit 654 de la BnF.

une complainte du pays de France sous la plume d’Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «De la Complainte du Pays de France»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps,  G.A. Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.

Poésie Médiévale avec enluminure : complainte de Eustache Deschamps

Complainte sur une France en perdition

Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.

Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :

« Je conquestay jadis maint riche fort
Et mains pais soubmis par ma doctrine.
Toutes terres doubtoient mon effort,
Je n’oy adonc ne voisin ne voisine
Qui ne me fust obedient, encline,
Et qui en tout ne doubtast ma puissance,
Lasse! et je voy que mon fait se décline
Qui jadis fui la lumière de France. »

Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.

Contexte historique et sources

Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.

Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.

Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).


« De la Complainte du Pays de France« 
dans la langue d’Eustache Deschamps

Je plain et plour le temps que j’ay perdu,
Vaillance, honeur, sens et chevalerie,
Congnoissance, force , bonté et vertu ;
Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie,
Humilité, déduit, joieuse vie,
Et le bon nom que je souloie avoir,
Le hardement, la noble baronnie ;
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

J’ay veu partout honourer mon escu,
Et en tous lieux doubter ma seignourie,
Comme puissant et richement vestu;
Terre conquis par ma bachelerie
(1).
Lasse ! or me voy aujourdui si périe,
Que nul ne fait envers moy son devoir;
Bien doy éstre déboutée et esbahie,
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu?
Orgueil me suist, lascheté, villenie,
Trop convoiter, honte, que me fais-tu?
Dissimuler, barat
(2) et tricherie ;
Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie ,
Et chascun veult par force estre mon hoir.
Je périray ; c’est ce pour quoi je crie,
Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.

(1) Bachelerie : jeunes chevaliers. Voir aussi Ballade du bachelier d’armes ou encore Une branche d’armes, fabliau sur l’initiation du jeune chevalier

(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.