Sujet : poésie médiévale, morale, satirique, ballade, moyen français, fable, ingratitude Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « le paysan et le Serpent» Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , Georges Adrien Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
oici, pour aujourd’hui, une nouvelle fable médiévale à la façon d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle n’est pas sans rappeler le fabliau du pêcheur (ou fabliau des deux compères), que nous avions publié ici il y a quelque temps et dont nous avions même proposé une lecture audio.
Il y était question du peu de gratitude d’un homme manquant de se noyer, et qui, sauvé des eaux par un pêcheur charitable et étant malencontreusement blessé à l’oeil pendant l’opération, finissait, après avoir largement goûté à l’hospitalité de son bienfaiteur, par l’attaquer devant le tribunal pour en obtenir réparation. Sous la forme d’un proverbe alors bien connu du moyen-âge, et même au delà de la France d’une partie de l’Europe médiévale, la morale du fabliau restait implacable:
Raember de forches larron Quant il a fait sa mesprison, Jamès jor ne vous amera
Sauvez un larron de la potence Une fois qu’il a commis son crime Il ne vous aimera jamais pour autant
En fait de larron, la fable du jour met en scène un serpent et elle adresse plus largement l’ingratitude sous toutes ses formes. Elle fait partie des ballades de moralité de Eustache Deschamps et de ses poésies critiques dont il avait le secret.
A l’image des autres fables de l’auteur médiéval (voir Le Corbeau et le renard et encore les Souris et les Chats) celle-ci lui a été directement inspirée par Esope (Le Laboureur et le Serpent). Elle a été aussi été reprise par La Fontaine, quelques siècles plus tard, sous le titre Le villageois et le serpent. On se souvient de la morale enlevée qu’en tirait ce dernier :
Il est bon d’être charitable, Mais envers qui ? c’est là le point. Quant aux ingrats, il n’en est point Qui ne meure enfin misérable.
Jean De Lafontaine – Le villageois et le Serpent
Dans le style de la ballade qu’il affectionne particulièrement, Eustache Deschamps oppose ici à une morale finale un joli vers qui scande la poésie tout du long et qui, au passage, invite à réfléchir par son « on » inclusif, même s’il ne l’est, au fond, pas tant que ça, pour l’auteur au moins : « Mais on rent mal en lieu de bien, souvent. »
Ballade : le paysan et le Serpent
d’Eustache Deschamps
J’ay leu et veu une moralité Où chascuns puet assez avoir advis, C’uns païsans, qui par neccessité Cavoit terre, trouva un serpent vis Ainsis que mort ; et adonques l’a pris, Et l’apporta ; en son celier l’estent. Là fut de lui péus* (de paistre, nourri, reconforté), chaufez, nourris : Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.
Car li serpens , plains de desloyauté, Roussiaulx* (traître), et fel* (perfide,félon), quant il se voit garis Au païsant a son venin getté ; Par lui li fut mal pour bien remeris : Par bien faire est li povres homs punis, Qui par pitié ot nourri le serpent. Moult de gens sont pour bien faire honnis : Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.
C’est grant doleur quant l’en fait amisté A tel qui puis en devient ennemis ; Ingratitude est ce vice appellé , Dont pluseurs gens sont au monde entrepris, Rétribuens le mal à leurs amis, Qui leur ont fait le bien communément. Ainsis fait-on; s’en perdront paradis : Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : proverbe, citation, lombard, usurier, banquier, monde médiéval, littérature, poésie, histoire médiévale Période : moyen-âge central, du XIIe au XVIe Auteur : Gabriel Meurier, Rutebeuf, François Villon, Don Juan Manuel. Art, Peinture : Quentin Metsys
“Dieu me garde des quatre maisons De la taverne, du Lombard, De l’hospital et de la prison.”
Gabriel Meurier Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique (1568).
Bonjour à tous,
our être tiré d’un ouvrage qui nous porte sur les rives du XVIe siècle, le proverbe que nous publions aujourd’hui pourrait bien, sans anachronisme, trouver sa place dans les deux ou trois siècles qui en précèdent la publication. On le doit à Gabriel Meurier, un marchand qui, dans le courant du XVe siècle, peut-être poussé d’abord par des nécessités professionnelles, finit par se pencher sur les langues et devenir grammairien et lexicographe. Versé en moyen français, comme en flamand et en espagnol, il rédigea quelques traités de conjugaison et de grammaire, ouvrit même, semble-t-il, une école de langues et on lui doit encore quelques recueils de dicts et « sentences » dont ce Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique dontnous avons tiré le proverbe du jour.
Dans l’ensemble des dictons rapportés dans son ouvrage, il en a, sans doute, écrit quelques uns de sa plume mais comme il dit lui-même les avoir aussi glanés et répertoriés à longueur de temps et en bon lexicographe, pour la plupart d’entre eux, il est bien difficile, au bout du compte, de les dater ou d’en connaître l’origine précise. L’affaire se complique d’autant qu’il a aussi traduit des proverbes en provenance d’autres berceaux linguistiques. Quoiqu’il en soit, cet auteur a eu au moins le mérite de les répertorier, tout en en passant un certain nombre de l’oral à l’écrit pour la postérité. En dehors de sa valeur historique, l’ouvrage reste, par ailleurs, plutôt divertissant et agréable à feuilleter.
Comme nous le disions plus haut et pour en revenir au proverbe du jour, même si l’on n’en trouve apparemment pas trace avant cet ouvrage, il pourrait fort bien lui être antérieur avec sa défiance affichée envers ces quatre maisons que sont la prison, la taverne, l’hôpital et l’officine du « lombard ». Et si l’on comprend bien pourquoi on devrait se garder des trois premières, nous voulons parler plus précisément ici de la dernière, puisque ces « lombards » reviennent en effet souvent dans la littérature médiévale où ils font l’objet de satires et de critiques directes de la part de bien des auteurs. Mais avant de passer à quelques exemples pris dans ce champ, revenons un peu sur leur origine et leur histoire médiévale, guidé par un article exhaustif du professeur d’histoire et médiéviste Pierre Racine de l’Université des sciences humaines de Strasbourg sur ces questions (1).
Les Lombards, marchands banquiers
du moyen-âge central
algré les interdictions religieuses et politiques de l’usure depuis Charlemagne, sous la pression des besoins en numéraire et de la croissance économique, la société commerciale et civile du moyen-âge central inventera bientôt des formes de prêts à intérêts contournant les interdits. Les juifs, bien sûr, non soumis aux contraintes que font peser les institutions chrétiennes sur leurs ouailles, les pratiqueront, mais ils ne seront, comme nous allons le voir, pas les seuls.
Dans les débuts du XIIe siècle, période de forte expansion commerciale, les marchands génois mettront en place un système de contrat de change qui masquera les notions d’intérêt par un habile jeu de chiffres et d’arrondis. Les marchands itinérants italiens en provenance de la région utiliseront ces contrats à leur avantage pour investir et s’enrichir sur les grandes foires de Champagne et sur le pourtour oriental de la méditerranée. Leurs affaires florissantes leur permettront bientôt de devenir, à leur tour, marchands-banquiers et ils commenceront bientôt à s’organiser en véritables compagnies bancaires et commerciales. Dans le courant du XIIe siècle, le modèle gagnera d’autres régions italiennes et, loin d’être confinée à la Lombardi actuelle, l’appellation de « lombards » commencera à désigner, au sens large, ces marchands et préteurs venus d’Italie du Nord.
Un peu plus d’un siècle plus tard, dans le milieu du XIIIe, toujours bien implantés dans les foires de champagne, ces pourvoyeurs de marchandises luxueuses et d’argent trébuchant gagneront Paris et la cour royale. Par la suite, leur activité se répandra rapidement sur d’autres provinces. A la faveur du marché, ils auront alors délaissé les marchandises pour se spécialiser sur le « commerce » de l’argent et les prêts aux nobles, mais aussi en direction de toute personne, en milieu urbain ou rural, en mal de liquidités. Sous la pression de la demande, les taux d’intérêt deviendront vite prohibitifs et des premières réglementations seront mises en place. Inutile de dire que l’église, de son côté, n’aura de cesse de lutter contre ces pratiques, même si à quelques reprises on prendra quelques uns de ses dignitaires la main dans la sac.
« Leurs tables de prêt ou casane s’établissaient jusqu’au milieu des campagnes et dès lors ces financiers « lombards » devaient acquérir une mauvaise réputation à leur tour près des populations ayant recours à leur service. » Les Lombards et le commerce de l’argent au Moyen Âge – Pierre Racine
En l’absence de choix et outre la condamnation morale que le moyen-âge chrétien fait de l’usure, cette « mauvaise réputation » dont les lombards hériteront, semble aussi s’être fondée sur de sérieux écarts:
« Une enquête, provoquée par des habitants de Nîmes qui se sont plaints en 1275 près du sénéchal révèle que certains d’entre eux avaient été victimes d’une telle pratique (prêts de courte durée avec un système d’intérêts composés), aboutissant pour l’un d’entre eux à un intérêt s’élevant à 256 %. » Opus Cité
A l’évidence, même les tentatives officielles de réglementation ne parviendront pas totalement à encadrer ce trafic et ses abus. Au sortir, de marchand préteur, le terme de lombard deviendra bientôt synonyme d’usurier, honni du côté du peuple et attaché de toute une ribambelle de « qualités » assorties dans les satires. Bien sûr, de leur côté les puissants et même la couronne y auront largement recours, sachant les utiliser et usant même quelquefois d’un brin d’arbitraire pour confisquer leurs biens.
Pour conclure sur ses aspects historiques, on suivra avec intérêt dans l’article cité, les suspicions ou accusations auxquelles certaines de ces compagnies bancaires furent sujettes durant la guerre de cent ans, notamment pour leur rôle dans le financement des efforts de guerre des ennemis d’alors. Comme s’il était déjà devenu difficile, dès le courant du XIVe siècle, de mener efficacement des guerres sans l’intervention des banquiers. Quelle drôle d’idée…
Le préteur et sa femme, Quentin Metsys (1466-1530) peintre primitif flamand des XVe, XVIe
L’image du lombard
dans la satire et la littérature médiévale
ans un monde chrétien qui ne goûte pas l’usure et même si l’on a recours à leurs services, cette mauvaise réputation collera longtemps à la peau des « lombards » et leur vaudra bien des satires par les auteurs médiévaux du fin fond du XIIIe jusqu’au coeur du XVIe siècle. Pour enfoncer le clou, donnons-en quelques exemples, pris dans la littérature médiévale et dans les siècles antérieurs, en commençant par quelques vers deRutebeuf datant du XIIIe siècle :
« …Là Loi chevaucha richement Et decret orguilleusement Sor trestoutes les autres ars, Moult i ot chevalier lombars Que rectorique ot amenez Dars ont de langues empanez Por percier de cuers des gens nices Qui vienent jouster à lor lices, Quar il tolent mains héritages Par les lances de lor langages »
Rutebeuf – Oeuvres Complètes. A Jubinal.
Dans la continuité de cet exemple, dans lequel Rutebeuf nous parle de don pour la parole et pour embobiner les personnes naïves (nices) et « voler » « ôter »(toler) maintes héritages, on peut encore valablement citer un ouvrage castillan du XIVe siècle, qui se présente comme un petit traité de moral avec des exemples à valeur pratique : le comte Lucanor, apologues et fabliaux du XIVe de Don Juan Manuel, traduitpar Jean Manuel Puybusque (1854). On y trouvera notamment une parabole assez édifiante sur ce même thème de « mauvaise presse » du Lombard, jusqu’au sort (peu chrétien) que lui réserve ici son insatiable soif de possession.
L’histoire a pour titre Du miracle que fit Saint-Dominique sur le corps d’un Usurier. Elle conte l’aventure d’un lombard qui n’avait de cesse que d’accumuler les richesses. Tombé brutalement malade et sur son lit de mort, un ami lui conseilla de faire mander Saint-Dominique. L’homme s’exécuta mais le Saint étant occupé fit envoyer un moine à son chevet. Craignant que le religieux ne persuade le mourant de faire donation de toutes ses richesses au monastère, ses enfants lui firent dire que l’homme était en proie à une crise et n’était pas visible. Suite à cela, le malade perdit totalement l’usage de la parole – la faute à la rapacité de sa progéniture (dont le conte semble nous dire qu’elle serait héréditaire au moins chez le lombard) – et mourut sans confession et donc privé de Salut. Un de ses fils convainquit alors Saint-Dominique de dire, tout de même, l’oraison funèbre pour le mort. Le Saint accepta et dit dans son oraison « où est ton trésor, là est ton coeur ». Et pour montrer à l’assistance la véracité de ces paroles de l’évangile (Ubi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum) il commanda qu’on chercha le coeur du défunt là où il devait, en principe, se trouver. Pourtant, en ouvrant la poitrine de ce dernier pour y chercher l’organe, on ne le trouva pas à sa place. Il se trouvait pourrissant et grouillant de vers dans le coffre, là-même où l’homme avait gardé ses richesses. « Si corrompu , si pourri, qu’il exhalait une odeur infecte » nous dit le conte et le narrateur de conclure sur les dangers de vouloir amasser un trésor à n’importe quel prix, au détriment de ses devoirs et des bonnes oeuvres.
Enfin, donnons un dernier exemple si c’était encore nécessaire. On se souvient d’avoir encore trouvé cette figure du Lombard, prêteur et acheteur d’à peu près tout même le plus amoral, sous la plume de François Villonet de sa gracieuse ballade faite à Monseigneur de Bourbon pour lui soutirer quelques écus.
Si je peusse vendre de ma santé A ung Lombard, usurier par nature, Faulte d’argent m’a si fort enchanté Qu’en prendroie, ce croy je, l’adventure. Argent ne pend à gippon ne ceincture ;
Requête à monseigneur de Bourbon, Oeuvres de Maistre François Villon. JHR Prompsault (1835)
Finalement, près de trois siècles après Rutebeuf et comme l’atteste le proverbe queGabriel Meurier couchait sur le papier en 1568, les lombards ne semblaient guère avoir redoré leur blason, ni récupéré leur déficit d’image.
Pour ce qui est des toiles qui nous ont servi d’illustrations tout au long de cet article, elles sont toutes tirées de l’oeuvre totalement originale et incroyablement expressive du peintre primitif flamand des XVe, XVIe siècles Quentin Metsys (1466 -1530). Quelques années avant l’ouvrage de Gabriel Meurier, il faut avouer que le traitement artistique caricatural qu’il faisait du sujet de l’argent et de l’usure, allait tout à fait dans le même sens que la satire littéraire et sociale qui l’accompagnait et y renvoyait de manière très claire.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric F
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-â sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, moyen-âge chrétien, satire religieuse. Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..) Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)
Du siècle puant et orible m’estuet commencier une bible, por poindre, et por argoilloneir*(*aiguillonner), et por grant exemple doner. Se n’iert pas bible losangiere* (*enjoleuse, trompeuse) mais fine et voire* (vraie) et droituriere.
Mireors iere* a toutes gens (*qu’elle soit un modèle) ceste bible : ors ne argens de nus esloignier ne la puet, que de Deu et de raison muet ce que je vuel mostrer et dire. Et sens feloignie et sens ire vodrai molt lou siècle reprendre, et assallir, et raison rendre, et dis et exemples mostrer
ou tuit sil se doient mirer qui pacience et créance ont. Et toutes les ordres qui sont se poront mirer es biau dis et es biaus mos que j’ai escris : se mirent sil qui bien entendent et li saige molt s’i amandent !
Guiot de Provins – La Bible
Bonjour à tous,
uite à l’article sur le trouvère et moine Guiot de Provins, nous donnons aujourd’hui ici quelques extraits de sa bible satirique du début du XIIIe siècle. Bible pourquoi ? Non pas pour la moquer, il ne s’agit pas d’une satire de la bible, mais bien, pour le poète, de dresser le portrait de son temps et d’en faire le relevé critique. Et ce siècle « puant et horrible » comme il l’annonce dans ses premières lignes, il l’examine à la lumière de la bible et des lois chrétiennes justement et c’est aussi une bible parce que l’ouvrage se veut un guide moral et chrétien édifiant, sans complaisance mais encore « sans colère et sans félonie ».
« En la bible covient a dire parolles dures et cuissans et qui plairont a mainte gens, mais ja mençonge n’i iert dite, que j’ai si la matière escrite dedens mon cuer et la vertei. Ne me serait ja reprovei qu’en la bible mente ne faille; sens cuidier et sens devinaille je dirai raison tout de bout, et droite veritei per tout. »
Il prendra encore des précautions en disant ne pas citer de noms et faire sa bible sans haine et sans blâmer personne en particulier, en demandant que nul ne se sente viser ou blâmer au risque de montrer sa folie.
Avant de poursuivre, je précise ici me baser sur les extraits de l’oeuvre de Guiot de Provins, présent dans l’ouvrage de John Orr (opus cité), en prenant le texte au pied de la lettre de l’universitaire anglais et sans entrer dans les débats d’experts sur les manuscrits et les variations de l’un à l’autre.
De la folie du siècle
Dès l’introduction de sa bible, Guiot de Provins va puiser dans l’antiquité les sources de la sagesse pour mieux passer au crible son temps. On a perdu le contact avec les classiques, on a oublié les philosophes et les sages de l’antiquité. Bref, le siècle est devenu fou ou plutôt il est « retourné en enfance » et les premiers signes de cet anéantissement et de ce recul, peuvent être lu du côté des seigneurs, mais surtout des princes :
« Mais tout est torneiz a anfance li siècles et anoiantis. Des princes sui plus abahis, qu’il ne conoissent ne entendent. Sil n’empirent ne sil n’amandent : empirieir ne poroient il, et comment amanderont sil qui ne puent estre poiour ? Il n’ont ne doute ne paour de Deu, ne dou siècle vergoigne. »
Des princes, des vassaux et de l’usure
Plus de faste et plus de joie dans les cours des seigneurs. Nombre d’entre eux ne sont plus, mais une certaine féodalité est aussi en recul et il s’en plaint.
Guiot fait alors la très longue liste de ceux qu’il est supposé avoir servi, qui l’ont reçu dans leurs cours dignement et lui ont donné de quoi vivre et parmi lesquels il contait des amis, disparus depuis.
« La mort nos coite et esperonne ; trop m’ait tolut* de mes amis. (*enlevé) …. Tuit li vallant me sont emblei* : (enlevé, dérobé) molt voi lou siècle nice* et fol. » (ignorant, sot, niais)
Les grands vassaux n’ont plus la confiance des princes félons, durs et vilains qui sont ici les premiers en cause. En arrière plan, c’est aussi un monde seigneurial en déséquilibre et ses vassaux appauvris mais encore dépossédés ou amoindris par les couronnes, dont il nous fait le portrait. Le siècle est à Philippe Auguste.
« Les boins vavessours* voi je mors : (*vassaux) les grans orguels et les grans tors lor fait on et les grans outraiges. Ja en ont trop cruels damaiges, qu’il estoient herbegeor* (*hospitaliers) et libéral et doneor, et li prince lor redonoient Les biaus dons, et les honoraient
or lor tôt on ains c’on lor dogne, on les escorche on les reoigne. Sil prince nos ont fait la figue ; en herpe en vïele et en gigue en devrait on rire et chanteir; om nés doit covrir ne seler, trop nos ont lou siècle honi.
…Des barons et des chastelains cuit je moût bien estre certains que des vallans en i avroit ; mais li prince sont si destroit*, (*sévères) et dur, et vilain, et fellon por ceu se doutent li baron. De teius i ait qui prou seroient*, (*il pourrait y en avoir de très preux) mais nostre prince ne vorroient que nus feïst honor ne bien. »
Arthur (de Bretagne), Alexandre et même Frédéric 1er, ne cherchez plus les grands seigneurs d’antan, superbes et généreux :
« Que sont li prince devenu ? Deus ! que vi je, et que voi gié ! Moût mallement somes changié : li siècles fu ja biaus et grans or est de garçons et d’enfans. »
Les princes s’amenuisent jusqu’à « rapetisser ». Ils ne veulent plus qu’amasser sans rien dépenser. ils deviennent usuriers et n’utilisent plus leur argent pour faire le bien. Plus ils ont et plus ils convoitent.
Guiot nous brosse le portrait d’un recul à la fois économique et moral. C’est peut-être le trouvère déçu qui parle ici, la perte de son pain et la nostalgie d’un monde qui n’est plus, de ses joies et de ses fastes, mais c’est aussi et sans doute, déjà le moine qu’il est devenu et qui déplore à travers tout cela le manque de charité chrétienne.
Du clergé et de Rome
Après les princes, ce sera au tour du clergé et au personnel de l’épiscopat romain d’en prendre pour son grade et à tous les étages. Dés le début de cette partie, Guiot de Provins, annonce clairement son « ambitieux » plan de « travail : qu’on ne s’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde.
« Sor les romans vodrons parleir, ja de ce ne me quier saler : sor les plus haus comencerai et des autres hontes dirai. De cui ? per foi ! des archesvesques, et des ligals* (*légats) et des evesques. Des clers dirai et des chanoines, et des abbeis et des nors moinnes.
De Citeaus redirai je mont et de Chartresce* (*Chartreux) et de Grant mont (*Grandmont); après, de ceaus de Prei mostrei* (*ceux de l’ordre de Premoustré) comment il se resont provei ; et des noirs chanoines rigleiz, de ceaus redirons nos asseiz.
Et dou Temple et de l’Opitaul redirons nos, et bien et mal ; et des convers de Saint Antoinne parlerons, certes, jusque a none : n’ait gent qui tant saichent de guille*, (*ruse, fraude) bien lou voit on en mainte vile.
Et des nonains et des converses oreiz con elles sont diverses. Des faus devins i parlerons qui amonestent, et dirons des logistres; ce n’est pas biens que j’obli les fisicïens. Li siècles per trestout enpire. »
Convoitise, mauvaise vie, pas de foi, pas de religion. Le pauvre pape, à qui l’on fait porter une couronne de plume de paon, n’y voit goutte, abusé par ses mauvais conseillers.
« mais sil li ont les euls creveiz qui les autres ont avugleiz. »
Rome, le foyer de la malice et de la déchéance est en cause. Aprés tout, nous dit-il c’est sur cette même terre que Romulus avait occis son frère et qu’on tua aussi Jules César.
« Des Romains n’est il pas mervoille* (*il ne faut pas s’étonner) s’il sont faus et malicious; »
Au passage et toujours à se fier à ses écrits puisque nous n’avons que cela de lui, il semble que Guiot de Provins passa un temps notable en Languedoc et en Provence et reçut notamment des enseignements à Arles. Même s’il est vraisemblablement déjà à Cluny quand il rédige ses lignes, en voyant cette diatribe contre l’église romaine, on ne peut s’empêcher de rapprocher cela avec les remarques de certains historiens qui virent aussi dans les croisades albigeoises un moyen additionnel pour Rome de remettre au pli les églises de Provence qui demeuraient inféodées et un peu trop indépendante en esprit. En réalité, nous en sommes pratiquement aux portes, à dix ans près, du côté chronologique.
S’il serait tout de même enlevé d’affirmer que c’est aussi une certaine Provence qui parle par la bouche de Guiot, a travers la violence, mais aussi la liberté de ses propos, on mesure tout de même bien la distance immense de cette France monastique là à l’église romaine. A titre d’anecdote mais qui tombe tout de même à point pour servir ce propos, durant la croisade albigeoise, on retrouvera chez un « hérétique » du nom de Bernard Baragnon, à Toulouse, un exemplaire de la Bible de Guiot et le tribunal inquisitorial jugera suffisamment pertinent d’en faire mention dans ses procès verbaux et lors de son instruction (voir Charles Victor Langlois,La vie en France au moyen âge : de la fin du XIIe au milieu du XIVe, d’après des moralistes du temps, page 92).
Sur Rome encore :
Rome nos assote* (*suce) et transglout* (*engloutit), Rome trait et destruit tout, Rome c’est les doiz de malice dont sordent tuit li malvais vice. C’est uns viviers plains de vermine. Contre l’escriture devine et contre Deu sont tuit lor fait.
On le voit, les mots de Guiot sont durs et sans appel. Le poison vient de Rome. Convoitise, simonie, mauvaise vie,… On vend « Dieu et sa mère », l’argent disparaît dans le clergé romain tel en un gouffre, et le moine dénoncera encore le fait que ces richesses ne reviennent jamais en aide concrète ou en infrastructure: « ni chaussés, hôpitaux, ni ponts ». La critique ici passe de religieuse à politique et sociale : difficile de dissocier les trois aspects dans un moyen-âge chrétien où le clergé est une force et un pouvoir économique et politique bien réel.
Quant li peire ocist ses enfans grant pechié fait. Ha Rome, Rome, encor orcirrais tu maint home : vos nos ocïez chescun jor, crestïentei ait pris son tor. Tout est alei tout est perdu quant li chardenal sont venu, qui vienent sai tuit alumei de covoitise, et enbrasé.
Sa viennent plain de simonie et comble de malvaise vie, sa viennent sens nulle raison, sans foi, et sens religion, car il vendent Deu et sa meire et traïssent nos et lor peire.
Tout defollent et tout dévorent ; sertes, li signe nos demorent cui nostre sires doit mostreir quant li siècles dovrait finer; trop voi desapertir* (*désespérer) la gent. Que font de l’or et de l’argent qu’il enportent outre les mons ? Chauciees, hospitals ne pons n’an font il pas, ce m’est a vis.
Quant aux bons pasteurs ou aux bons évêques qui donneraient l’exemple et guideraient leurs ouailles sur la bonne voie, celle de dieu s’entend, ne les cherchez pas non plus, même si le moine admet qu’il en subsiste tout de même quelques uns :
« Mais covoitise ait tout vancu ; trop per ait vencu lou clergié qui sont si pris et si lie, il n’ont vergoigne ne doutance, ne de Deu nulle remembrance.* (*souvenir)«
On croirait presque, dans certaines de ses descriptions, voir déjà défiler les religieux des fabliaux, comme ceux, par exemple, du Testament de l’Asne de Rutebeuf.
« Provendes (1), églises achatent, en mainte manière baratent*. (*fraudent, trompent) Achater sevent et revendre, et les termes molt bien atendre, et la bone vante de bleif; »
(1)Avec le bénéfice qu’elles retirent de leurs charges ecclésiastiques (la prébende), les églises investissent.
Spéculateurs, rapaces, affairistes, ils vont même d’ailleurs jusqu’à s’adonner eux-aussi à l’usure dont Guiot a fait, dans sa bible, un de ses grands ennemis, en suivant très logiquement les pas du nouveau testament sur la question, puisqu’il est moine chrétien.
Je ne di pas qu’il soient tut de teil manière con je di. Ja Deus n’arait de ceaus merci qui font teil oevre et teille ordure, que c’est fine puant usure. …. Per foi lou seculeir clergié voi je malement engignié : il font lou siècle a mescroire. Se font li clerc et li prevoire et li chanoinne séculier ; sil font la gent desespereir.
Là encore, peu de concession et une satire qui ne prend pas de gant. Pas de colère, certes, mais aucun faux semblant ni détours non plus. Il faut sans doute se souvenir que pour être moine lui-même Guiot de Provins, pris en étau, mangera aussi son pain noir, de la bouche même du peuple, face auquel il devra répondre des abus réputés du clergé ou des abbés.
Par la suite, tous les ordres monastiques y passeront, à peu de choses près, chacun avec leurs propres travers et ils les connait bien. Et il s’en prendra, encore plus loin, aux théologiens, aux légistes. aux médecins mais nous garderons cela pour un deuxième article.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, troisième croisade. Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Guiot de Provins (ou Provens) (1150 – 12..) Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous allons parler, à nouveau, de poésie satirique et, pour ce faire, embarquer pour les rivages des XIIe et XIIIe siècles avec le trouvère et puis moine, Guiot de Provins.
Aventures et voyages de cour en cour
Il serait né autour de 1150. En Champagne et à Provins comme son nom semble l’indiquer ? Sans doute. Aucun document ne permet véritablement de l’attester, mais un certain nombre d’auteurs semble s’accorder sur ce point, en recoupant la liste des seigneurs qu’il dit avoir servi et qui sont champenois. Dans la courte « biographie » qu’il en faisait dans son ouvrage « Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique », John Orr n’était, de son côté, pas si affirmatif, en suivant le poète qui paraissait plutôt indiquer, dans certains des vers, être né en Île de France et donc être plus « français » que « champenois ».
Trouvère et poète de cour itinérant, à se fier à ses écrits, Guiot de Provins voyagea beaucoup, de cour en cour, en France (Champagne, Languedoc, Bourgogne, … ) et même au delà jusqu’à Jérusalem. Il se retrouva même à Mayence, en 1184, à la faste cour de l’empereur romain germanique Frédéric 1er Barberousse.
Dans cette première partie de sa vie, le poète fut, de ses propres dires toujours, extrêmement actif dans ses périples, au point même de pouvoir citer près d’une centaine de seigneurs qu’il dit avoir vu lors de ses pérégrinations et qui l’auraient honoré pour ses dons de trouvère, en deniers trébuchants.
« Je ne vous ai baron nommé Qui ne m’ait veü et donné; Por ce sont en mon livre escrit »
Il déplorera même, en parlant de certains de ces hommes de pouvoir défunts, la perte « d’amis », laissant entendre une certaine proximité avec eux, même s’il demeure difficile d’en évaluer le degré. Il reste que la liste qu’il en fournit entre ses « amis » et les autres demeure impressionnante.
De la vie de trouvère à l’ordre monastique
Durant la deuxième partie de son existence, le trouvère embrassera la carrière monastique. Contemporain de la troisième croisade, qui, à la fin du XIIe siècle, avait appauvri les seigneurs, leurs richesses et quelquefois même décimés certains d’entre eux, est-il revenu de ses aventures en terres lointaines pour retrouver une France seigneuriale asséchée par l’effort qu’avaient supposé les expéditions guerrières en terre sainte, affaiblie encore par les manœuvres royales de Philippe-Auguste rentré tôt des croisades pour ébranler la féodalité ? Certains de ses bienfaiteurs avaient-il été également emportés dans les flots meurtriers des batailles croisées, à l’image de Frédéric Barberousse ?
Peut-être, l’histoire ne le dit pas très clairement, mais c’est, en tout cas, l’hypothèse que forme John Orr, l’un de ses biographes, éminent professeur de l’Université du Manchester au début du XXe siècle. Pour lui, Guiot de Provins se serait trouvé, à son retour, face à une période charnière et à la naissance d’une poésie des trouvères qui glissait vers le public bourgeois et citadin, au détriment des cours des seigneurs exsangues. Certains poètes surent en tirer leur partie et s’en accommoder, mais toujours selon l’universitaire anglais, Guiot de Provins n’aurait pas alors trouvé les clés pour y entrer. Voilà ce qu’il nous en dit :
« …Tout autre, nous l’avons vu, avait été l’existence de notre poète, qui lui n’eut aucune attache avec les villes, et qui dut se trouver, de retour dans cette France nouvelle, vieilli et singulièrement égaré. Il ne se consola point de l’appauvrissement, du dépérissement des cours seigneuriales. Il ne comprit rien ni à la cause ni à la portée de changements qui ne lui apportaient que d’amers déboires. C’est alors qu’il s’en prend aux seigneurs eux-mêmes, et, les traitant d’avares et de dégénérés, devient, de poète courtois et courtisan, poète satirique » Les Oeuvres de Guiot de Provins, John Orr
De fait, sans le sou et ne trouvant plus les moyens de subsister de son art auprès de cours qui festoyaient largement moins, sinon plus ( il s’en plaindra explicitement dans ses rimes) Guiot de Provins se fera moine, chez les cisterciens de Clairvaux d’abord, mais il n’y restera pas. Les causes de son départ ne sont pas très précises, mais il fera, plus tard, de l’ordre blanc un portrait caustique et sans appel qui fournit quelques éléments d’explication. Se plaignant de la dureté du travail, il fustigera aussi le manque de fraternité et de compassion des moines blancs entre eux, mais de manière plus acerbe encore il nous dira qu’ils sont passés maîtres « dans l’art de trafiquer et de marchander« et qu’ils orientent tous leurs efforts « à agrandir leurs possessions, et à voler les terres des pauvres gens, les obligeant ainsi à mendier leur pain. »
Après seulement quatre mois, le nouvellement moine et ancien trouvère quittera donc l’abbaye de Clairvaux et se fera « moine noir », autrement dit bénédictin, pour finalement se retrouver à Cluny où il passera vraisemblablement tout le reste de son existence. Après une vie d’errance et un premier « métier » tout entier tourné vers le beau verbe, l’éloquence et le faste (même relatif pour un trouvère) des cours, la vie monastique, ses contraintes, ses privations autant que son vœu de silence lui pèseront pourtant et même s’il donnera le change à l’extérieur quand on l’haranguera sur la mauvaise tenue des abbés et de certains membres du clergé (mal du siècle ?), son indiscipline intra-muros et sa nature restée revêche lui vaudront, semble-t-il, quelques pénitences.
Pour tout dire, à lire certaines de ses lignes et mesurer son inconfort dans cette vie d’ascèse, on en vient même à se demander comment l’homme a fait pour tenir aussi longtemps chez les bénédictins en étant presque si viscéralement opposé, ou du moins si retors à certains aspects de la règle de Saint-Benoit, qui était aux sources même de la vie communautaire à Cluny. Fallait-il qu’il soit laissé à ce point sans choix ? Peut-être le temps passant et l’âge expliquent encore qu’il y soit resté.
L’oeuvre de Guiot de Provins
Que nous reste-t-il de son legs et de ses oeuvres? On les retrouve principalement dans deux manuscrits anciens : le MS français 25405 de la BnF et le Manuscrit 389 de la bibliothèque de Berne.
Lyrisme et amour courtois
Quelques chansons et poésies lyriques, cinq pour être précis, lui ont été attribuées. Elles se situent dans le registre de l’amour courtois. C’est assez conventionnel et sans grande surprise pour un trouvère de l’époque,
La Bible Guiot, satire de son temps :
du monde « civil » aux ordres monastiques
lus intéressant sans doute pour nous ici que ses poésies courtoises et, en tout cas, plus favorablement retenu par l’Histoire, on lui doit un ouvrage qu’il appela « la bible » et qui est une satire de son temps. Il l’aurait achevé entre 1204 et 1206 si nous nous fions à Charles Victor Langlois qui donne de nombreux arguments dans ce sens, dans son ouvrage La vie en France au moyen âge : de la fin du XIIe au milieu du XIVe, d’après des moralistes du temps, suivi d’ailleurs dans son raisonnement par John Orr (opus cité)
L’ouvrage ouvre sur une satire du monde « laïque » ou plutôt civil et se poursuit sur une satire du clergé, des prélats aux évêques, jusqu’aux ordres monastiques. Les deux parties ne sont liées que par le style et pourraient même avoir été écrites à deux époques différentes mais il demeure que cette satire de l’église et des ordres monastiques (de l’intérieur de surcroît) compte certainement parmi les premiers écrits de ce type en vieux français ou, si l’on préfère, en langue vulgaire.
En langue latine, il y a eu d’autres auteurs avant Guiot de Provins pour le faire et pour critiquer le clergé et ses prélats de ce moyen-âge central, si vite noyés dans les affres de l’opulence, la convoitise, et encore l’apparat et/ou la vie curiale et mondaine. Du XIIe au XIIIe siècle, ce personnel ecclésiastique qui « s’embourgeoise » ou s’empâte n’en finira pas d’ailleurs d’être montré du doigt par les poètes du temps, à travers les fabliaux entre autres textes. Et si on en trouve de nombreux signes dans la littérature satirique, on se souvient encore que ce qui était en germe dans cette critique sociale, finira par se concrétiser au XIIIe siècle par l’émergence de divers mouvements religieux d’obédience chrétienne, désireux, au moins dans leur préceptes, de revenir à des sources plus proches du christianisme des origines. L’affaire prendra d’ailleurs des tours dramatiques, donnant lieu à de véritables croisades de l’église, sur les terres même de l’Europe occidentale chrétienne (les albigeois, les vaudois, etc…), fait nouveau, et avec elles, naissance de nouvelles définitions de « l’hérésie » et création de l’inquisition.
L’empâtement du clergé et son enrichissement n’expliquent peut-être pas tout, et sans doute y avait-il encore là le contrecoup d’une réforme grégorienne qui, par son centralisme, avait confisqué une certaine forme de relation directe de l’homme à Dieu. Les intermédiaires, leur probité autant que leur légitimité se retrouvaient d’autant plus en question.
Le succès des ordres mendiants suivrait, intégré cette fois par l’Eglise, et même si ce succès allait être aussi dû à une plus large ouverture de la carrière monastique aux classes bourgeoises et urbaines, ce même constat critique d’un éloignement des sources chrétiennes se trouvait déjà sans doute en germe à l’intérieur même des ordres monastiques et chez certains de ses moines. En son temps, Guiot de Provins n’était certainement pas le seul d’entre eux à regarder autour de lui avec une certain recul satirique, moral et critique. Du reste, sa « Bible » satirique semble avoir été relativement populaire et lue durant le XIIIe siècle. Les références qu’en donnent d’autres auteurs qui l’ont succédé l’attestent, autant que le nombre relatif de manuscrits dont beaucoup se sont perdus ou égarés depuis.
A titre anecdotique, mentionnons encore que l’ouvrage est un des tout premiers à mentionner la boussole et son principe.
Le reste de l’oeuvre
Pour clore sur ses œuvres, une autre poésie morale est généralement attribuée à Guiot de Provins. Elle fut publiée pour la première fois en 1915 et par John Orr sous le nom de « l’armeüre de chevalier ». Nous aurons l’occasion d’y revenir également.
Enfin, il existe un débat du coté des spécialistes de littérature médiévale allemande qui n’est toujours pas tranché et qui tendrait à assimiler Guiot de Provins à un autre poète de langue française connu sous le nom de Kyot, Kyot Frage ou encore « le provençal« , auteur d’un Perceval postérieur à celui de Chrétien de Troyes et qui aurait inspiré à son tour, le Parzival du poète Wolfram Von Eschenbach (1170-1220). Ce dernier lança d’ailleurs le débat en clamant ouvertement cette référence, mais l’ouvrage auquel il faisait allusion s’étant perdu depuis, sauf à en trouver une autre copie quelque part, la question est demeurée ouverte.
Un moine rieur et bon vivant, franc parleur, fin observateur et critique
« …ennemi du charlatanisme de toute espèce, aimant la bonne chère et riant gros; jouissant de son franc-parler mais sans méchanceté ; juste, bon et sensé. » Les Oeuvres de Guiot de Provins, John Orr
Quoiqu’il en soit, pour en revenir à ce trouvère et moine du moyen-âge central atypique que fut Guiot de Provins, nous aurons dans de prochains articles l’occasion de savourer quelques extraits de sa poésie, empruntés, notamment, à sa bible satirique. A cette occasion, nous goûterons au passage son style direct autant que la distance et le sens de l’auto-dérision dont il a su aussi faire montre.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.