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le miracle de Cantiga de Santa Maria 154 : une flèche ensanglantée pour un joueur colérique

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, colère, blasphème, joueur de dés, Catalogne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Cantiga de Santa Maria 154  « Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fillo » 
Interprète : Música Antigua et Eduardo Paniagua, Cantigas De Catalunya (2007)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons vers le XIIIe siècle et le Moyen Âge central avec l’étude de la Cantiga de Santa Maria 154. Au cœur de l’Espagne médiévale, le roi Alphonse X de Castille compila plus de 400 récits de miracles et chants de Louange à la vierge Marie.

Issu d’une lignée de rois lettrés, Alphonse le Sage aimait s’adonner à la poésie et à l’écriture. Il composa et mit en musique lui-même une partie de ces cantigas de Santa Maria. Pour l’ensemble du corpus, des troubadours et musiciens de sa cour apportèrent aussi leur contribution.

La plupart des miracles relatés dans les cantigas de Santa Maria ont pour origine des lieux de pèlerinage de l’Europe médiévale mais certains proviennent aussi de destinations plus lointaines (Afrique, Proche-Orient, …).

Témoin de l’importance du culte marial au Moyen Âge central, tout autant que de la musique de cette période, le corpus des chants à Sainte-Marie d’Alphonse X est encore largement joué sur la scène des musiques anciennes et médiévales. Nous espérons que le fait de détailler leurs partitions et traductions, en y associant des versions musicales par les plus grands ensemble de la scène médiévale contribuera à les faire mieux connaître mais aussi jouer.

La Cantiga de Santa Maria 154 et ses enluminures dans le Codice Rico de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 154 et ses enluminures dans le Codice Rico de l’Escurial (consulter en ligne)

Le Miracle de la cantiga de Santa Maria 154

La Cantiga de Santa Maria 154 se déroule en Catalogne. Elle a pour théâtre les abords d’une église dédiée à Sainte Marie et met en scène un groupe de joueurs de dés. Parmi eux, un joueur de dés malchanceux et coutumier du fait tente à nouveau sa chance.

Enluminures de la Cantiga 154 : les joueurs de dés sont devant l'église de Sainte Marie, le joueur malchanceux s'empare d'une arbalète.
Le joueur de dés malchanceux se saisit d’une arbalète

Ayant perdu une fois de plus, l’infortuné succombera à la colère. Dans son emportement, il décidera de tirer un trait d’arbalète en direction du ciel pour rendre à Dieu ou à la vierge la monnaie de leur pièce pour sa propre malchance. La flèche sera perdue de vue. Revenu à son occupation, le joueur et son auditoire auront la surprise de voir choir du ciel la flèche ensanglantée. Elle viendra même se ficher directement dans le plateau de jeu éclaboussant le plateau de sang et suscitant l’épouvante du joueur comme de l’assistance.

Le sang était-il celui de Dieu ou de la vierge ? Comme on le verra, il s’agit bien plutôt une leçon pour apprendre à l’intéressé à se méfier de son vice et de ses colères, comme de ses intentions violentes et blasphématoires.

Terrifié par son acte et ses conséquences, le joueur rentrera sur le champ dans les ordres. Ayant opté pour une voie monastique et d’ascèse, il trouvera finalement le salut après une vie plus rangée et, on l’imagine, loin des blasphèmes et des jeux de dés.

Au Moyen Âge central, les miracles ouvrent constamment des portes vers le surnaturel et rien ne semble freiner le pouvoir de Marie et ses manifestations dans le monde temporel.

Enluminure de la Cantiga 154 : le  joueur de dés tirent en direction du ciel  une flèche, la flèche retombe ensanglantée et se plante sur le plateau de jeu
Dans un geste de colère il tire une flèche en direction de Dieu et de la Vierge, qui retombe ensanglantée

Autres miracles des cantigas sur les joueurs de dés

Ce n’est pas la première fois que les cantigas de Santa Maria nous présentent un miracle marial lié au jeu. On se souvient notamment du ménestrel et joueur de dés invétéré de la Cantiga de Santa Maria 238.

Dans ce récit très similaire à celui du jour, ce féru de jeu ne cessait de blasphémer et de fustiger Dieu et la Sainte pour sa malchance. Emporté par la passion du jeu, il s’en prit à un religieux qui lui conseillait de faire pénitence. Ayant blasphémé et défié l’homme de foi, une fois de trop, le joueur finit emporté en pleine lumière par le démon, tout droit jusqu’aux enfers. S’il est, lui aussi, victime de propre colère, le joueur de la Cantiga de Santa Maria 154 trouvera, après une leçon plutôt sanglante, un peu plus de clémence.

Dans la même veine, on trouve encore la Cantiga de Santa Maria 163. Ici, un joueur de dés de Huesca ayant tout perdu reniera la sainte, la rendant coupable de sa déroute. L’affaire lui vaudra de se trouver paralysé sur le champ et de perdre totalement l’usage de la parole. Il lui faudra beaucoup de repentance et rien moins qu’un pèlerinage pour obtenir la clémence de Marie et recouvrer l’usage de ses membres et de sa langue. Moralité : si le jeu d’argent ne paye pas, le blasphème paye encore moins.

Dans les trois cas, il est intéressant de relever que c’est la colère et l’attitude blasphématoire des joueurs qui les condamnent, plus que le jeu en lui-même.

Enluminure de la Cantiga 154 : le joueur se convertit et se fait moine jusqu'à sa mort, il obtiendra finalement le pardon et le salut
Converti à la suite de ce miracle, le joueur de dés trouvera finalement le salut et le pardon à sa mort

Au Moyen Âge, les jeux de dés sont extrêmement populaires et on les croise à la taverne comme dans la littérature. Entre tricheries (les pipeurs de dés de Villon), addiction ou malchance (la Grièche d’Hiver de Rutebeuf), ils auront causé la déroute de plus d’un homme médiéval, sans même que les miracles s’en mêlent.

Cantiga 154 & enluminures du Codice Rico

La partition de la Cantiga De Santa Maria 154 dans le Codice de los Musicos de l'Escurial (MS B.I.2)

Pour les sources historiques de la Cantiga 154, nous avons choisi, tout au long de cet article, le très beau Codice Rico de la Bibliothèque de l’Escurial et ses enluminures (Manuscrit MS T.I.1).

On retrouve également cette cantiga et sa partition dans le Códice de los músicos conservé lui aussi à l’Escurial. Ci-contre, voici la partition de la Cantiga 154 telle qu’on peut la trouver dans ce dernier manuscrit.

Pour la version en musique, nous avons puisé, une fois de plus, dans l’impressionnant travail de restitution des Cantigas de Santa Maria par Eduardo Paniagua et sa formation Música Antigua.

L’impressionnant tribut d’Eduardo Paniagua aux Cantigas de Santa Maria

Passionné de musiques anciennes, le musicien et directeur Eduardo Paniagua accompagné de sa formation Música Antigua entreprit, un jour, l’ambitieux projet d’enregistrer l’ensemble des Cantigas de Santa Maria. Il lui fallut près de 30 ans pour y parvenir et cela donna lieu à de nombreux albums classés par thèmes abordés ou par région.

Les cantigas de Santa Maria en Catalogne avec Música Antigua


C’est en 2007 que sortit l’album d’Eduardo Paniagua dédié aux Cantigas de Santa Maria ayant pour cadre la Catalogne. Intitulée « Cantigas De Catalunya, Abadía de Montserrat, Alfonso el Sabio 1221-1284 » (Chants de Catalogne, abbaye de Montserrat, Alphonse le Sage), cette production propose 9 titres à la façon du directeur espagnol dont celui du jour. Sa durée totale d’écoute est de 75 minutes.

Il ne semble pas que cet album ait été réédité aussi pour vous le procurer au format CD, voyez avec votre disquaire favori. Sans cela, vous pourrez le trouver au format MP3 sur certaines plateformes légales de streaming. Voici un lien utile à cet effet : téléchargez l’album Cantigas De Catalunya d’Eduardo Paniagua.

Musiciens ayant participé à cet album

César Carazo (chant, alto), Luis Antonio Muñoz (chant, fidule), Felipe Sánchez (luth, citole, vièle), Jaime Muñoz (cornemuse, flaviol, tarota, axabeba, tambour), David Mayoral (darbouka, dumbek, tambourin), Eduardo Paniagua (psaltérion, flûte à bec, cloche, darbouka, gong, rochet, hochets, hochet, goudron) et direction.


La cantiga de Santa Maria 154 en galaïco-portugais & sa traduction française

Como un tafur tirou con ũa baesta ũa saeta contra o céo con sanna porque perdera, e cuidava que firiría a Déus ou a Santa María.

Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança,
que porque i non dultemos, a vezes faz demostrança.

Celle-ci (cette Cantiga) relate comment un joueur en colère tira une flèche contre le ciel car il avait perdu, pensant ainsi blesser Dieu ou Sainte-Marie.

Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, qu’elle le démontre de nombreuses fois afin que nous n’en doutions pas.

Desto mostrou un miragre grand’ e fórte e fremoso
a Virgen Santa María contra un tafur astroso
que, porque perdía muito, éra contra Déus sannoso,
e con ajuda do démo caeu en desasperança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

A ce sujet, elle montra un miracle aussi grand que beau et impressionnant,
La vierge Sainte-Marie, contre un joueur malchanceux
Qui, parce qu’il perdait beaucoup, était en colère contre Dieu,
Et, par l’influence du Démon, était tombé dans le désespoir.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Esto foi en Catalonna, u el jogava un día
os dados ant’ ũ’ eigreja da Virgen Santa María;
e porque ía perdendo, creceu-lle tal felonía
que de Déus e de sa Madre cuidou a fillar vingança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

L’histoire survint en Catalogne, un jour qu’il était en train de jouer
Aux dés devant une Eglise de Sainte-Marie ;
Et comme il était en train de perdre, il lui vint une telle colère
Qu’il pensa pourvoir se venger de Dieu et de sa mère.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

E levantou-se do jógo e foi travar mui correndo
lógo en ũa baesta que andava i vendendo
un corredor con séu cinto e con coldre, com’ aprendo,
todo chẽo de saetas; e vẽo-ll’ ên malandança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Ainsi, il se leva de la table de jeu et courut pour se saisir
D’une des arbalètes que vendait, non loin de là,
Un soldat, avec sa ceinture et son carquois (comme on me l’a l’appris)
rempli de flèches ; et le joueur fit cela par pure disgrâce (mauvaise conduite),
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union,

E pois armou a baesta, disse: “Daquesta vegada
ou a Déus ou a sa Madre darei mui gran saetada.”
E pois que aquesto disse, a saet’ houve tirada
suso escontra o céo; e fez mui gran demorança

Et alors il arma l’arbalète, en disant : « Cette fois
Je ferai une très grande blessure à Dieu ou à sa mère. »
Et une fois qu’il eu dit cela, il tira la flèche
En direction du ciel ; et celle-ci disparût et tarda beaucoup

en vĩir; e el en tanto, assí como de primeiro,
fillou-s’ a jogar os dados con outro séu companneiro.
Entôn deceu a saeta e feriu no tavoleiro,
toda cobérta de sángui; e creede sen dultança

A retomber ; et pendant ce temps, l’homme retourna à ses occupations,
Il se remit à jouer aux dés avec un autre de ses compagnons.
Et alors, la flèche retomba et vint se planter sur le plateau de jeu,
Toute couverte de sang ; et vous pouvez me croire sans douter
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Que sanguent’ o tavoleiro foi. E quantos i estavan
En redor veend’ o jógo fèrament’ ên s’ espantavan,
Ca viían fresc’ o sángui e caent’, e ben cuidavan
que algún deles ferido fora d’ espad’ ou de lança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Que le plateau se trouva tout ensanglanté, et tous ceux qui étaient
Là autour, à regarder le jeu, en furent épouvantés,
Car en voyant tout ce sang frais et chaud, ils pensèrent
Que l’un deux avait été blessé par une épée ou une lance.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Mais depois que entenderon que esto assí non éra
e que o sang’ a saeta ben do céo adusséra,
e nembrou-lle-la paravla que ant’ o tafur disséra,
houvéron mui grand’ espanto. Mas o tafur sen tardança

Mais quand ils comprirent que ce n’était pas le cas
Et que le sang de la flèche provenait bien du ciel,
Ils se souvinrent des mots qu’avait prononcé le joueur,
Et alors leur terreur fut plus grande encore. Mais le joueur, sans attendre
,

fillou mui gran pẽedença e entrou en ôrdin fórte,
fïand’ en Santa María, dos pecadores conórte.
E assí passou sa vida; e quando vẽo a mórte,
pola Madre de Déus houve salvament’ e perdõança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Fit pénitence et rentra dans un ordre religieux très stricte
En mettant sa confiance dans Sainte Marie qui est le réconfort des pécheurs.
Et il passa sa vie ainsi et quand vint la mort
Par la mère de Dieu, il obtint le pardon et le salut.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …


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En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour Moyenagepassion.com
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Best-Seller médiéval : le Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Sujet : contes orientaux, fable médiévale, contes, auteur médiéval, Espagne médiévale, poésie morale, contes moraux.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe siècle
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Petrus Alfonsus, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Disciplina Clericalis, Discipline du Clergie, Le Castoiement d’un père à son fils.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour les débuts du XIIe siècle à la découverte d’un nouveau best-seller médiéval : le Disciplina Clericalis et son adaptation en vers et en vieux-français, Le castoiement d’un père à son fils.

Pour débusquer les origines de cet ouvrage à succès du Moyen Âge central, il nous faudra passer les Pyrénées françaises à l’ouest d’Andorre avant d’entrer dans l’Aragonais. C’est là, à Huesca, dans la Province de Saragosse et au cœur de l’Espagne médiévale que l’auteur de notre best seller s’est tenu, entre la fin du XIe siècle et les débuts du XIIe siècle. Il a pour nom Pierre Alphonse (Petrus Alfonsi ou Alfonsus, ou encore Pietro Alfonso) et il se rendit célèbre au moins autant pour son œuvre que pour sa conversion tardive au catholicisme.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi

D’origine Juive, Pierre Alphonse embrassa la religion catholique à un âge relativement avancé. Il était alors dans sa quarantième année et plutôt bien implanté et reconnu dans sa communauté locale. Médecin, peut-être même rabbin, cette conversion volontaire ne manqua pas de susciter la désapprobation des siens. Quelques années plus tard, il expliqua et argumenta cette décision dans le Liber adversus Judeos ou Dialogus contra Judaeos connu en français sous le nom de « Dialogue contre les juifs ».

L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Moïse (l’homme d’avant la conversion) et Petrus, son nouveau moi converti et ayant endossé le prénom de Pierre l’apôtre. Cet essai connut un succès certain au Moyen Âge et alimenta les conversations théologiques opposant le christianisme au judaïsme.

Aujourd’hui, ce n’est pas cet ouvrage de Pierre Alphonse que nous souhaitons aborder mais le Disciplina Clericalis ou l’enseignement des clercs. Moins polémique que le Liber adversus Judeos, il s’agit d’une collection de contes et de récits d’inspiration orientale mais qui eut un grand retentissement dans la littérature médiévale occidentale. De fait, le Disciplina Clericalis est encore considéré, à ce jour, comme une la plus ancienne compilation de contes d’origine orientale en Occident.

Le Disciplina Clericalis et Le Castoiement d’un père à son fils.

L'enluminure de Petrus Alfonsi, Pierre Alphonse dans le manuscrit médiéval 11043-11044 du KBR de Bruxelles.

Pour comprendre l’émergence de ce célèbre ouvrage médiéval au cœur de l’Aragonais et de l’Espagne des débuts du XIIe siècle, il faut avoir en tête deux ou trois éléments de contexte. Petrus Alfonsi est d’origine séfardi mais il nait et grandit aussi dans une province aux mains d’Al Andalous. Cette dernière ne sera reprise complétement par la reconquista qu’autour de 1118.

Dans la Huesca des débuts du XIIe siècle, les intellectuels espagnols, arabes et juifs se côtoient (voir notre biographie détaillée de Petrus Alfonsi ). La cour d’Aragon est elle-même ouverte à ces influences culturelles même si les échauffourées ne manquent pas entre les provinces aux mains du Califat de Cordoue.

Ce bain multiculturel trempé de littérature orale et écrite orientale a certainement influencé Pierre Alphonse. On sait par ailleurs qu’il a grandi avec les arabes et parle leur langue. Doté d’un bon niveau en latin et d’un excellent bagage en culture orientale, notre auteur était tout indiqué pour adapter cette tradition orientale dans une forme qui puisse séduire les lecteurs et clercs occidentaux d’alors.

Un manuel de savoir-vivre accessible et léger

Le monde arabe et perse, comme l’Europe médiévale du Moyen-Âge central furent particulièrement friands de manuels d’éducation à l’usage des jeunes princes ou nobles appelés à régner. Le Disciplina Clericalis échappe pourtant à ce genre de « Miroir des princes » et ne se réserve pas aux puissants.

L’ouvrage est, certes, rédigé par un savant. Pierre Alphonse est médecin et instruit. On le sait très proche du puissant d’Alphonse Ier d’Aragon dont il fut le médecin. Le souverain parraina aussi la conversion religieuse de notre auteur et, à cette occasion, ce dernier adopta même comme patronyme le prénom de ce dernier (le Alfonsi vient de là). Il a également pu accompagner le roi d’Aragon et de Pampelune dans certains de ses voyages ou de ses campagnes militaires 1.

Au cours de sa vie, on retrouve également Pierre Alphonse médecin à la cour du roi d’Angleterre, c’est dire qu’il côtoie les puissants. Plutôt que de prétendre les éduquer ou les édifier, il fera le choix de destiner son Disciplina Clericalis à l’éducation générale des clercs et des lettrés. Dans ses récits courts, notre auteur se montrera léger, soulignant les aspects moraux sans lourdeur et sans s’appesantir. Ses choix de vocabulaire et le ton choisi permettront aussi de mettre ses contes à la portée de tous ceux en situation de pouvoir les lire.

Au delà du style, la fraîcheur thématique de l’ouvrage a sans doute contribué aussi à son succès. La bonne connaissance des cultures séfardis, perses, arabes, et latines de Pierre Alphonse ont indéniablement contribué à faire de son Disciplina Clericalis un ouvrage novateur original en son temps. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’œuvre se propage et devienne une importante référence littéraire médiévale.

Le Castoiement d'un père à son fils, conte du Demi-ami avec un portrait de Pierre Alphonse tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)
Le portrait de Pierre Alphonse sur cette image est tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)

Du latin au vieux-français vernaculaire

Le Disciplina Clericalis propose trente-trois contes ou « exempla » issus de la tradition orientale. L’ouvrage est rédigé en prose dans la langue universelle de l’Europe du Moyen Âge central, le latin. Il sera traduit en vieux français dans le courant du XIII siècle sous son titre original « La Discipline de Clergie« .

Des adaptations en vers seront vouées à un beau succès. Elles apparaîtront à la même période sous le titre « Le Castoiement d’un père à son fils » ou « Chastoiement d’un père à son fils soit « L’instruction d’un père à son fils » ( et non le châtiment que le mot « castoiement » pourrait suggérer). Dans les manuscrits d’époque, on trouvera encore le titre « Les fables Pierre Aufors » pour désigner certaines de ses adaptations versifiées.

Au passage, dans ces versions rimées, la cible s’élargit encore un peu plus de l’instruction du clerc et du lettré, vers l’éducation du père vers son fils. Le manuel de savoir-vivre supplante encore d’autant les miroirs des Princes 2 même s’il en restait éloigné dès le départ.

Influences littéraires médiévales

« Disciplina est un petit livre et pourtant l’influence de ce texte fut considérable en Occident, aussi bien en littérature que dans le domaine pratique du didactisme religieux. »
Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, le Clerc au Moyen Âge (op cité).

Dans le courant du Moyen Âge et des siècles suivants, on retrouvera des influences directes de l’ouvrage de Pierre Alphonse chez de nombreux auteurs. Jacques de Vitry reprendra un certain nombre de ces contes. On pourra trouver encore des traces de la Disciplina Clericalis dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacobus de Voragine), dans le célèbre roman de Renard, chez Boccace ou encore chez Don Juan Manuel et son comte Lucanor pour ne citer que ces sources.

Du Moyen Âge central au Moyen Âge tardif, les contes de Pierre Alphonse seront aussi repris dans un nombre important de compilations monastiques de fables et contes.

Aux sources manuscrites du Disciplina Clericalis

Les fables Pierre Aufors, Enluminure du Père enseignant son fils sur le feuillets du Castoiement d'un père, Ms Français 12581 de la BnF
Les Fables Pierre Aufors dans le MS 12581 de la BnF (à découvrir sur Gallica)

On peut retrouver l’adaptation française en prose ou en vers du Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi dans un nombre important de manuscrits médiévaux des XIIIe au XVe siècles.

Pour notre article du jour, nous avons choisi le français Français 12581 de la BnF. Sur plus de 429 folios, cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle présente des pièces très variées. Des chansons de Thibaut de Champagne au Trésor de Brunetto Latini, en passant par des poésies, des fabliaux, le Discipline de clergie de Pierre Alphonse et même encore un traité de fauconnerie.

De son côté, le KBR Museum conserve également le Ms 11043-11044 qui présente une copie de la discipline de clergie de Pierre Alfonse.


Exemple 1, un demi ami dans le Castoiement du père à son fils

Pour présenter le premier conte du Disciplina Clericalis, nous avons choisi l’adaptation en vers tirée du Manuscrit de Augsbourg, le Ms M (cote I. 4. 2° 1, anciennement Maihingen 730). On peut la trouver retranscrite en graphie moderne dans l’ouvrage « Le Castoiement d’un père à son fils, traduction en vers de la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsus » par Michael Roesle (Librairie de la Cour royale de Munich, 1899).

Pierre Alfonse oppose dans ce conte un père et son « demi-ami » aux cent amis de son fils. Ces derniers le sont-ils vraiment ? Pour le savoir, il faudra d’abord les mettre au Pied du mur. La sagesse consiste ici à savoir mettre à l’épreuve ces relations avant de pouvoir les placer sur l’échelle réelle de l’amitié.


Conte 1, Du Preudom qui avoit demi ami
(Probatio amicitie)

NB : ce conte nous met face à du vieux-français avec quelques tournures assez particulières. Afin de vous aider à mieux percer cette langue d’oïl du XIIIe siècle, nous avons prévu quelques clefs de vocabulaire.


Uns sages hons (homme) jadis estoit,
Quant il sot que fenir devoit,
Un sien fil a soi apela,
Puis li enquist et demanda:
– Fiex, dist il, di moy, quans
(combien) amis
Tu as en ta vie conquis ?
Et chil respont: Mien escient
En ai je conquis plus de cent.
– Mult l’as, dist li pères, bien fait,
Mais je cuit que autrement vait.
Ja mar ton ami loeras
Devant que esprové l’aras.
Mult sui ore anchois
(avant) de toi nés,
Et si me sui toudis penés
(tourmenter)
D’amis aquerre et pourcachier
(porchacier, rechercher),
Nonques
(jamais) tant ne peu esploitier (accomplir)
Pour rien que je faire peüsse
Que un ami entier eüsse.
Nonques ne peu tant esploitier
Que le peüsse avoir entier.

Et tu, biax fiex, comfaitement (comment en fait)
En aves si tost conquis cent?
Considera verum amicum!
Or fai che que je te dirai,
Esprueve, se il sont verai.
Pren un veel
(veau) ou autre beste,
Puis li caupe orendreit
(lui coupe aussitôt) le teste,
Puis aies un sac apresté
Qui soit de sanc ensanglenté
De le beste qui ert ens mise,
Et appareillie en tele guise
Com se che fust uns hons ocis
(un homme mort)
Que on eüst par dedens mis.
A tes amis le porteras
Et a cascun par soi diras
Que un homme as en murdre
(meutre) occis,
Dont tu es mult fort entrepris,
Car tu nel ses ou enfoïr,
Ne tu ne l’oses regehir
(avouer, confesser)
A nul homme qui soit en terre,
Fors lui
(à part lui), n’en oses conseil querre,
Et il t’ en puet mult bien aidier.
Sans che que l’en viegne encombriez
(l’en empêcher)
Car plus tost ne sera enquis
Ne se maisons ne ses pourpris
(enceinte).
Et se aucuns t’en velt oïr,
Et toi et ton mort requeillir,
En chelui dois avoir fianche
(confiance)
Que ch’est tes amis sans doutanche;
Tu ne dois ami apeler
Qui ne te voira escouter.


Li fiex ensi s’ apareilla
Com li pères li enseigna.
Le sac a tout le beste prist,
Ses amis un et un requist.
Li premiers qui parler l’oï,
Li dist, tantost fuies de chi
(fuyez d’ici instamment);
Bien est li sas sor vostre col;
Pour bricon
(coquin, écervelé) vous tieng et pour fol
Qui de tel cose m’aparles.
Ne veil estre desiretés,
Pris ne raiens pour vostre atrait;
Si com vous aves le mal fait,
Si soit le paine toute vostre.
Par saint Andrieu, le boin apostre,
Ja en me maison n’ entreres,
Ne vostre mort n’ i enfourres.

N’ i ot onques un seul des cent
Qui ne li desist ensement
(qui ne lui dit pareillement).
Quant il les ot tous ensaiés
(essayés, éprouvés),
Si est arrière repairiés,
(il est donc reparti chez lui)
A son père dist que fali
Li estoient tout si ami.
Dist li pères: Or as apris
Che que tu as oï toudis.
Que au besoing veïr puet on
Qui ses amis est, et qui non.
Or va a mon demi ami,
Puis le respreuve tout ausi
(éprouve-le à son tour):
Si sarons que il redira
Et combien il nous amera.
Et chil si fist tout maintenant.

Tout autresi comme devant.
Ot as autres l’ uevre contée
L’a a chestui
(cestui, l’a à celui-ci) dit et contée;
Et chil respont: Biax dous amis,
N’ a lieu en trestout mon pourpris
Ou vostre mors ne soit celée
3,
Ne je n’ai maison si privée;
Ne pourquant je vous aiderai
Au miex que aidier vous porrai.
Dont est en le maison entrés,
Tous les autres en a getés
(congédiés);
Bien a fermée le maison
Sor lui et sor son compaignon;
Puis prist un picois pour foïr
(creuser)
Et le mort voloit enfoïr.

Quant chil vit que tant l’en estoit
Que le mort enfoïr voloit.
Del tout li dist le vérité,
Confaitement avoit ovré;
Puis prist congié, si s’ en ala
Et a son père le conta.
– Fiex, dist li père, amis n’est mie
Qui a ton besoing ne t’aïe.
– Peres, dist li fîex, saves vous
Homme el siècle si éurous (
eüré, heureux)
Qui eüst conquis vraiement
Un ami enterinement
(entiérement)?
Chertes, fait il, ainc
(jamais) ne le vi:
Mais d’un seul parler en oï
Qui a mort se voloit livrer
Pour un sien ami delivrer.
Pères, dont me dites comment
Mult volentiers or i entent.


Voilà pour notre conte du jour, les amis. Il s’agit du premier du Disciplina Clericalis et, ici, du Castoiement d’un Père à son fils. La leçon n’est pas anodine et le prélude en dit toute l’importance. C’est la dernière leçon d’un père sur le déclin à son fils.

Comme toute bonne fable ou poésie morale, le conte de Pierre Alphonse n’a pas pris une ride. Elle pourrait même avoir été rédigée hier. A l’ère du digital, des « bros », des « frérots » et des milliers « d’amis » en ligne, le récit n’en raisonne que plus fort.

Dans le conte suivant, on verra plus encore le degré d’abnégation et d’exigence que sous-tend l’amitié véritable selon Petrus Alfonsi mais ce sera pour une autre fois. Nous avons déjà assez pris de votre attention. 😉

Merci de votre lecture.

Découvrir d’autres ouvrages à succès du Moyen Âge :

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Notes

  1. Voir l’excellente conférence de Juan Bolea à propos de Petrus Alfonsi, Las 1001 noches en Aragón (2024) ↩︎
  2. Voir Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, Le Clerc au Moyen Âge Presses universitaires de Provence (1995) ↩︎
  3. N’ a lieu en trestout mon pourpris Ou vostre mors ne soit celée : il n’est nul leiu en mon enceinte ou votre mort puisse être caché. ↩︎

Récit de Miracle et Mal des Ardents à Paris dans la Cantiga de Santa Maria 134

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, ergotisme, mal des ardents, feu Saint-Martial.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : A Virgen en que é toda santidade…
Interprète : Porque Trobar & John Wright
Album : Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries (1998)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos études médiévales nous entraînent vers Paris au XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau miracle marial, issu des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

Dans l’Espagne médiévale du Moyen Âge central, le très lettré souverain castillan nous a légué plus de 420 chants de miracles dédiés à la Vierge dont il a semble-t-il composé une partie. Pour de nombreux récits, il a aussi pu s’appuyer sur un vaste corpus qu’on trouvait alors consigné dans certains lieux célèbres de pèlerinage, dans certains codex mais qui circulait aussi, sans doute oralement.

Marie, la Sainte qui peut et guérit tout

S’il est beaucoup resté attaché au sud de France, le culte marial a connu de grandes heures durant les Moyen Âge(s) central à tardif. Plutôt que de s’adresser au Christ, on loue alors la Sainte et on appelle à sa miséricorde dans l’espoir qu’elle puisse intercéder auprès de son fils, le « Dieu mort en Croix ».

De fait, les pouvoirs que l’on prête à la vierge biblique sont incomptables et se reflètent dans les nombreux récits de miracles qui lui sont dédiés : témoignages de guérison extraordinaires, événement surnaturels survenus sur les routes de pèlerinage, apparitions et intercession de la Sainte dans les lieux qui lui sont dédiées, quelquefois même sur des terrains de bataille, etc… Si la foi soulève des montagnes, au Moyen Âge, aucun obstacle ne semble assez puissant pour limiter la volonté de Sainte Marie, sa miséricorde et sa puissance rédemptrice et, quelquefois, punitive.

Naissance et popularité du culte marial

Dans la France médiévale, le genre des miracles mariaux puise ses sources dans la deuxième moitié du XIe siècle. Au départ, en latin, les récits trouveront bientôt leur expression en langue vernaculaire et en vieux français. 1 Entre la fin du XIIe et les début du XIIIe siècle, le poète et trouvère Gautier de Coinci en consacrera le genre dans ses Miracles de Nostre Dame. Avant lui, le Gracial d’Adgar (1165) est considéré comme le premier ouvrage représentatif de ce genre.

Le culte à la vierge et ses miracles se poursuivront bien au delà du Moyen Âge central pour s’étendre jusqu’au Moyen Âge tardif et même aux siècles suivant. L’époque moderne connaitra aussi un grand nombre de récits de miracles et d’apparitions de la vierge biblique.

Miracle à Paris, contre le Mal des ardents

Le miracle du jour est un autre de ces récits spectaculaires de guérison. il touche, cette fois, des malades atteints du mal des ardents dont un amputé qui recouvrira même l’usage de son membre.

La Cantiga de Santa Maria 134 et ses enluminure dans le Manuscrit Médiéval Codice Rico de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 134 dans le Codice Rico de la Bibliothèque de l’Escurial 2

Feu de Saint-Martial et Ergotisme au Moyen Âge

Dans le courant du Moyen Âge, la consommation de seigle contaminé par l’Ergot (Claviceps purpurea) entraîna un certain nombre d’épidémies terribles, en particulier du XIe au XIIIe siècle. La forme gangréneuse de l’ergotisme qui s’accompagne de nécroses et d’hallucinations laissa même, derrière elle, de nombreux morts et mutilés.

Enluminure du pèlerin amputé, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

Les symptômes en étaient impressionnants autant que les douleurs et donneront bien des surnoms à cet empoisonnement par l’ergot. Les sensations de brûlure dues aux tissus et aux extrémités nécrosées le font vite assimiler à un feu intérieur qu’on baptise de diverses manières : « feu de Saint Martial » comme dans cette cantiga de Santa Maria 134 où il est aussi nommé « lèpre » mais encore « feu de Saint Antoine », « mal des ardents », « feu sacré », etc..

Au Moyen Âge, l’ordre des Antonins se consacra, particulièrement, à la prise en charge et aux soins des malades atteints d’ergotisme (voir notre article sur Saint Antoine L’Egyptien).

L’ergotisme à la période moderne

Enluminure du pèlerin qui jette sa jambe dans la Seine, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

S’il sévit encore quelquefois dans certains endroits du monde, le mal des ardents a fort heureusement largement reculé depuis la période médiévale. On se souvient encore en France de l’affaire de Pont-Saint-Esprit qui survint dans le courant de l’année 1951. Avec de nombreuses intoxications et internements psychiatriques, les causes en furent longtemps associées à un empoisonnement par l’ergot de seigle. Récemment, cette théorie s’est toutefois trouvée controversée par certaines révélations liées aux activités des Services d’Intelligence Américains et notamment des essais livrés, dans le plus grand secret, sur du LSD 3.

La Cantiga d’Alphonse le sage nous replonge, en tout cas, en plein cœur d’une de ces épidémies médiévales d’ergotisme et sa triste réalité.

La CSM 134, Miracle à Notre-Dame de Paris ?

Enluminure des pélerins priant Notre Dame à Paris, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

La Cantiga de Santa Maria 134 se déroule, donc, à Paris et dans une église. Toutefois, l’édifice religieux dont il est question n’est pas précisément cité. A quelques semaines de l’inauguration de Notre-Dame de Paris, après le tragique incendie qui l’avait ravagée, on peut imaginer que ces malades atteints d’ergotisme auraient pu se tenir non loin de la grande dame parisienne chère aux Français, autant qu’à Victor Hugo.

L’ancienne Hôtel Dieu, fondée déjà depuis le VIIe siècle, jouxtait alors la Seine côté rive gauche et était voisine du parvis de Notre Dame. Au XIIIe siècle, l’établissement recevait toujours les pèlerins et les malades et la lecture de la Cantiga de Santa Maria 134 nous permet d’imaginer assez bien ce contexte.

A Paris, la Seine n’est jamais très loin et elle jouxte aussi le parvis de la cathédrale dans lequel le malade de la Cantiga 134 jette son membre en feu. Malgré tout, le mystère de l’église citée reste encore entier et on ne peut affirmer qu’il s’agisse bien de Notre-Dame.

Une guérison collective et christique

Enluminure : Rédemption et miracles pour le pèlerin amputé, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

Dans ce miracle pour le moins spectaculaire, la Sainte apparaîtra à l’intérieur de l’Eglise. Descendant d’un vitrail, elle se mettra en devoir de soigner les malades à la ronde. Elle sortira même sur le parvis pour prendre soin des miséreux n’ayant pas trouvé de place dans l’édifice religieux.

Dans la Cantiga, le miracle ira au delà de la simple guérison de l’empoisonnement pour restaurer un membre amputé. Ce type de pouvoir est évoqué, à plusieurs reprises, dans le corpus des Cantigas (voir par exemple le miracle de la langue tranchée dans la Cantiga de Santa Maria 156). On notera encore que le pouvoir invoqué dans la cantiga est bien celui du Christ à travers la Sainte : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
. Il s’agit bien ici d’intercession.

Porque Trobar : Les Cantigas de Santa Maria
sous la direction de John Wright

La Cantiga de Santa Maria 134 en musique

Fondé aux débuts des années 90 en Galice, Porque Trobar est un projet ayant pour mission la reconstitution de l’art lyrique des troubadours de langue galaïco-portugaise. Entre instruments d’époque et étude des manuscrits médiévaux et de leurs partitions, l’initiative est ambitieuses et mêle Histoire et ethnomusicologie.

Album Compostela Medieval de Porque Trobar

En 1998, Porque Trobar s’adjoignait la collaboration de John Wright (1939-2013), musicien britannique épris de folk et de musiques anciennes. Ensemble, ils partaient à la conquête des chants de pèlerinages sur les routes de Compostelle. Il en résulta, l’album « Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries« , une production de 70 minutes où les Cantigas d’Alphonse X côtoient des pièces de troubadours anonymes, mais aussi des chansons de Guiraut de Bornelh et de Guilhem de Poitiers.

Cet Album de Porque Trobar, sous la direction de John Wright, a été réédité chez Fonti Musicali en 2019. Vous devriez donc pouvoir le trouver chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est également disponible au téléchargement en ligne.


La Cantiga de Santa Maria 134 en galaïco-portugaise et sa traduction en français actuel

Esta é como Santa María guareceu na sa eigreja en París un hóme que se tallara a pérna por gran door que havía do fógo de San Marçal, e outros muitos que éran con ele.

A Virgen en que é toda santidade
poder há de toller tod’ enfermidade.

Celle-ci conte comment Sainte-Marie guérit un homme en son église de Paris qui s’était coupé la jambe à cause de la grande douleur due au feu de Saint- Martial, ainsi que de nombreux autres malades qui étaient avec lui.

La Vierge, en laquelle réside toute Sainteté, a le pouvoir de soigner toute infirmité.

E daquest’ en París
a Virgen María
miragre fazer quis
e fez, u havía
mui gran gent’ assũada que sãidade
vẽéran demandar da sa pïadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et, à ce propos, à Paris,
La Vierge Marie
Voulut faire un miracle
Et le fit, alors qu’il y avait
De nombreuses personnes en attente de guérison
Venues implorer sa piété.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E do fógo tan mal
éran tormentados,
deste de San Marçal,
e assí queimados
que os nembros todos de tal tempestade
havían de perder, esto foi verdade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et du feu de Saint-Martial, ils étaient
Si tourmentés
Et tant consumés
Que leurs membres en telle disgrâce
Ils allaient perdre. Tout cela survint véritablement.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Porende se levar
fazían aginna
lógo ant’ o altar
da Santa Reínna,
dizendo: “Madre de Déus, en nós parade
mentes e non catedes nóssa maldade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Pour cette raison, ils se faisaient porter
Ensuite Jusqu’à l’autel
De la Saint Reine
En disant : « Mère de Dieu, arrête ton attention
Sur nous et guéris nous de notre mal ».
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Eles chamand’ assí
a Virgen comprida,
foi-lles, com’ aprendí,
sa razôn oída;
e per ũa vidreira con craridade
entrou na eigreja a de gran bondade.
A Virgen en que é toda santidade…

Ils en appelaient ainsi
A la Vierge pleine de grâce
Et leur prière, comme je l’ai appris
Fut entendue
Et par un vitrail, avec une grande clarté
Celle pleine de bonté, entra dans l’église.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E a ir-se fillou
perant’ os doentes
e os santivigou,
pois lles teve mentes,
e disse-lles assí: “Tan tóste sãade,
ca méu Fillo o quér, Rei da Majestade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Et elle commença à aller
Entre les malades
Y les sanctifia
Puis elle les reçut
Et leur dit : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Lógo foron tan ben
daquel fógo sãos,
que lles non noziu ren
en pés nen en mãos;
e dizían assí: “Varões, levade
e a Santa María loores dade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Suite à cela, ils furent si bien
Délivrés de ce feu
Qu’on ne pouvait plus en voir traces
Ni sur leurs pieds, ni sur leurs mains.
Et ils disaient : « Messieurs, levez-vous
Et faites des louanges à la vierge »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Quantos éran entôn
dentro essa hóra
sãos e sen lijôn
foron; mais de fóra
da eigreja jazían con mesquindade,
ca non cabían dentr’ end’ a meadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Tous ceux qui étaient là
En cette même heure,
Se retrouvèrent soignés
Et sans aucune lésion. Cependant, au dehors
De l’Eglise se tenaient encore quelques miséreux
Car ni la moitié d’entre eux n’avaient pu y entrer.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Ontr’ aqueles, com’ hei
en verdad’ apreso,
jazía, com’ achei,
un tan mal aceso
que sa pérna tallara con crüeldade
e deitara no río dessa cidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Entre tous, comme je l’ai
En vérité, appris
Il en était un, tellement affecté par le feu,
Qu’il s’était coupé la jambe avec cruauté
Et l’avait jeté dans le fleuve de la ville.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

O mal xe ll’ aprendeu
ena outra pérna,
tan fórte que ardeu
mui mais que lentérna;
mais la Madre de Déus lle diss’: “Acordade,
ca ja são sodes desta gafidade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Le mal lui avait pris
Aussi l’autre jambe
De manière si grave que cela le brûlait
Plus encore que le feu d’une lanterne;
Mais la mère de Dieu lui dit  » Eveille-toi,
Car te voilà déjà soigné de cette lèpre. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

El respondeu-ll’ adur:
“Benaventurada,
est’ outra con segur
pérna hei tallada;
mas pola vóssa gran mercee mandade
que seja com’ ant’ éra e a juntade.”
A Virgen en que é toda santidade…

L’homme répondit avec difficulté
« Mère bénie de Dieu,
Je me suis tranché cette autre jambe,
Avec une hache
Par votre grande miséricorde, faites qu’elle redevienne comme avant
Et soit rattachée à mon corps. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Entôn séu róg’ oiu
a mui pïadosa,
e lóg’ a pérna viu
sãa e fremosa
per poder da Virgen, que per homildade
foi Madre do que é Déus en Trĩidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Alors, la très pieuse
écouta sa prière
Y sans attendre, il vit sa jambe réparée
Saine et belle
Par le pouvoir de la Vierge, qui par son humilité
Fut Mère de celui qui est Dieu en la Trinité.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…


Retrouvez les Cantigas de Santa Maria traduites en français avec partition et versions en musique.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric Effe.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

  1. « Les Miracles de Notre-Dame du Moyen Âge à nos jours. Maria Colombo Timelli,  études recueillies par J.-L. Benoit et J. Root », Studi Francesi [En ligne], 196 (LXVI | I) | 2022.  ↩︎
  2. Consulter le Codice Rico en ligne sur le site digital de la Bibliothèque de l’Escurial, Madrid ↩︎
  3. Voir « Pont-Saint-Esprit poisoning: Did the CIA spread LSD?« , BBC (2010) ↩︎

Au XIIIe siècle un rondeau amoureux du trouvère Adam de la Halle au moment du départ

Enluminure d'un musicien du Moyen Äge

Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie, musique ancienne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : « A Dieu commant amouretes« 
Interprète : Ensemble Sequentia
Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl (1987)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons pour le XIIIe siècle en musique et en chanson, avec Adam de la Halle. Nous retrouverons le trouvère d’Arras dans un rondeau courtois. Le poète y lamentera son départ et les amours qu’il s’apprête à laisser derrière lui.

A l’origine de ce rondeau courtois

Adam de la Halle a composé une variation plus longue de ce rondeau dans une chanson. Comme les deux pièces partagent de nombreuses similitudes, cela permet de cerner un peu mieux le contexte historique de la pièce du jour. Conformément à ce genre poétique, ce rondeau reste, en effet, assez court et ne donne guère de détails.

Dans cette chanson plus longue, donc, le trouvère nous expliquait qu’il devait quitter sa ville d’Arras pour des raisons économiques. Un changement de réglementation monétaire en était à l’origine qui portait sur les « gros tournois ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de tournois au sens habituel (chevalerie, lice, joutes, etc…) mais de monnaies d’argent en usage sous Saint Louis.

Un peu avant la composition de ce rondeau, il semble qu’une ordonnance prise par la couronne française à Chartes (1262-1264) en avait réglementé l’usage, refusant que soient acceptées certaines pièces frappées auparavant. Arras et sa province s’en sont trouvés directement affectés suivant les affirmations du trouvère :

A Dieu commant amouretes,
Car je m’en vois,
Dolans pour les douchetes
For dou douc païs d’Artois
Qui est si mus
(silencieux) et destrois (en détresse),
Pour che que li bourgeois
Ont esté si fourmené
Qu’il n’i queurt drois ne lois.
Gros tournois
(monnaie d’argent) ont anulé
Contes et rois,
Justiches et prélats tant de fois
Que mainte bele compaigne,
Dont Arras méhaigne
(souffre, pâtit)
Laissent amie et maisons et harnois
Et fuient, chà deux, chà trois,
Souspirant en terre estrange.

Ce texte médiéval auquel le rondeau du jour fait écho, daterait donc de 1263 ou de l’année suivante. Quelque temps plus tard, le trouvère reviendra dans sa ville natale pour y prendre épouse (1).

Si ce contexte n’est pas absolument indispensable à la compréhension de notre rondeau, il nous aide à mieux le cerner. Il pourrait, en effet, ressembler à une chanson de trouvère ou de troubadour comme il en existe beaucoup à cette période : le poète sur le départ, se lamente sur la douleur de la séparation, etc… à ceci près qu’ici, Adam de la Halle emploie le pluriel tout du long (reinettes, doucettes, amourettes,…). Parlent-ils uniquement de « ces amours » ? On semble un peu sortir du schéma classique du loyal amant courtois, triste de devoir laisser sa dame et peut-être sont-ce plutôt les belles d’Arras qu’il pleure ?

Source médiévales et plus récentes

Pour vous présenter ce rondeau d’Adam de la Halle, nous avons choisi les pages annotées musicalement du manuscrit médiéval ms Français 25566. Connu encore sous le nom de chansonnier W, cet ouvrage de 283 feuillets est daté de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle. Composé à Arras, il contient l’œuvre d’Adam de la Halle ainsi que de nombreuses autres textes et poésies d’époque. Il est actuellement conservé à la BnF et peut être consulté en ligne sur Gallica.fr.

Le rondeau d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval enluminé Ms Français 25566 de la BnF

Pour les partitions modernes de ce rondeau, ainsi que d’autres pièces du trouvère d’Arras, vous pouvez consulter valablement l’ouvrage « Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle » d’Edmond de Coussemaker. Ce livre daté de la fin du XIXe siècle (1872) a été réédité aux éditions Hachette Livre BnF.

Sequentia, une formation majeure
dans le monde des musiques médiévales

Pour découvrir ce rondeau courtois en musique, nous revenons à l’excellent album « Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl » de l’ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby. Formée à Paris au début des années 80, cette formation de grand talent s’est imposée, en près de 35 ans de carrière, comme une référence sur la scène des musiques médiévales et anciennes.

Avec un répertoire qui s’est largement focalisé sur l’Europe médiévale des XIIe siècle et suivants, les programmes de Sequentia couvrent tout autant les musiques sacrées et profanes de France, que celles d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie ou d’Angleterre. L’œuvre d’Hildegarde von Bingen tient également une belle place dans leur discographie. Nous vous invitons à les suivre sur leur site officiel très complet. Il est pour le moment en anglais mais la version Française est en préparation.

Trouvères, chansons d’amour courtois
du nord de France (1175 à 1300), l’album

Le double album "Trouvères" de l'ensemble de musique médiéval Sequentia

Adam de la Halle tient une belle place sur ce fabuleux double-album de l’ensemble Sequentia, et de nombreuses compositions du trouvère y sont présentes.

En approchant une période qui couvre le dernier quart du XIe siècle pour s’étaler jusqu’à la fin du XIIe siècle, Sequentia s’est vraiment montré à la hauteur de son ambition dans cette production qui, de notre point de vue, devrait avoir sa place dans la discothèque de tout bon amateur de musiques médiévales. On y retrouvera également de nombreuses pièces des premiers trouvères, entre Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle, mais également Jehan de Lescurel, et encore de nombreuses chansons anonymes ou compositions instrumentales françaises ce cette partie du Moyen Âge central.

Vous pourrez débusquer cet album au format CD chez votre meilleur disquaire ou même digitalisé sur les plateformes légales en ligne. Voici un lien utile à cet effet.


Le rondeau d’Adam de la Halle
dans son français d’Oïl d’origine

A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange
Dolans lairia les douchetes
Et mout destrois
A Dieu comant amouretes.

J’en feroie roïnetes,
S’estoie roys,
Comant que la chose empraigne
A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange.

Sa traduction en français actuel

A Dieu je confie mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.
Avec peine, je laisserais les tendres et douces
Et en grande détresse
A Dieu je remets mes amours.

J’en ferais des reines,
Si j’étais roi
Mais quoi qu’il puisse survenir
A Dieu je remets mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) Voir Li jus Adan et de la Feuillée, Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles Français 1829 (Imprimerie Firmin Diderot).