Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, Phèdre, ysopets, poète médiéval. Période : XIIe siècle,moyen-âge central. Titre : Dou Chamel è del Puche. Le chameau & la puce. Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820
Bonjour à tous,
our changer un peu des fables d’Eustache Deschamps en voici une de la poétesse des XIIe, XIIIe siècles Marie De France. Bien que vivant en Angleterre, cette dernière écrivit dans une langue d’Oil teintée de formes dialectales anglo-normandes et elle est, de ce fait, considérée comme une des premières auteur(e)s françaises. D’autres femmes l’ont précédé sur le terrain de l’écriture, comme Héloise, mais elles s’y étaient exercées en latin.
Au titre de son legs littéraire, Marie de France a laissé trois grandes oeuvres :
Un recueil de lais adaptés de légendes ou de contes bretons et celtiques. Elle apportera ainsi sa contribution à la matière de Bretagne en mêlant courtoisie et créatures fantastiques, ou merveilleuses.
Une traduction du Purgatoire de Saint-Patrice, le Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii du moine cistercien Henry de Saltrey; c’est un récit qui relate le voyage au purgatoire d’un chevalier Irlandais pour expier ses péchés.
Et enfin un recueil de fables adaptées d’Esope et de Phèdre qui est également le premier ysopet connu historiquement en langue française. C’est de ce dernier ouvrage de la poétesse que provient le texte du jour.
Dou Chamel è del puche
dans la langue d’Oil de Marie de France
ette fable est tirée de l’oeuvre de Phèdre (15-50 av JC): Pulex et Camelux.Ce dernier a repris en grande partie les fables d’Esope dans ses écrits, mais celle-ci compte, semble-t-il, au nombre de ses créations originales. Elle traite de la vanité de ceux qui, dans l’ombre des puissants, finissent par se penser plus importants aux yeux de ces derniers, qu’ils ne le sont en réalité. Quatre siècles après Marie de France, Jean de la Fontaine en tirera, quant à lui, dans un tout autre style et déroulement, le rat et l’éléphant.
Cette fois-ci et pour changer, nous faisons suivre après la version originale, une adaptation libre, plutôt qu’une traduction littérale.
Une Puce, ce dit, munta Sor un Chameul, sel chevalcha Deci à une autre cuntrée ; Dunc s’est la Puche purpencée Si a mercié le Camoil, Ki si soef dedens sun poil L’aveit ensenble od li portée Jamès sans li ne fuit alée. Par sun travoil le servereit Mult volentiers s’ele poveit. Li Cameus li ad respundu K’unques de li carkiez ne fu: Ne ne sout qu’ele fut sor lui Ne qu’ele li feist nul anui.
Ainsi vet de la puvre gent Se as Rikes unt aproichement, Forment les cuident currecier Damaige faire et mult charger.
Du chameau et de la puce Adaptation français moderne
Une puce, un jour, monta Sur un chameau et chevaucha Vers de nouvelles contrées ; Leur long voyage achevé
La puce se piqua bientôt De remercier le chameau Qui, bien gentiment, dans sa laine l’avait porté en terre lointaine, « Sans vous je n’aurais pu le faire. Comment puis-je vous satisfaire ? Je vous servirais volontiers Par tout travail, si je pouvais » Étonné de la trouver là, Le chameau répondit, narquois Qu’il n’avait pas senti son poids ou même noté sa présence, ni le signe de son existence.
Ainsi va-t’il des petites gens Quand ils s’approchent des puissants Leur prétention va cheminant. Bien vite, ils se croient importants Pensant pouvoir leur faire ombrage Ou leur causer quelques dommages.
En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, humour, trouvère, biographie, ménestrel, jongleur, auteur médiéval, vieux-français Période : moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur ; Colin Muset (1210-?) Titre : « Sire Cuens, j’ai viélé » Interprètes : Les productions Perceval(livre MM Le moyen-âge la renaissance, Editions J. M. Fuzeau, 1989
Bonjour à tous,
ous partons aujourd’hui aux abords du XIIIe siècle pour parler d’un trouvère célèbre du nom de Colin Muset: portrait, détails sur l’homme et sur l’oeuvre donc et, bien sûr, présentation d’une de ses chansons pour compléter le tableau.
Eléments (flous) de biographie
A l’image de nombreux autres trouvères ou troubadours de son temps, quand ils n’étaient pas eux-même des seigneurs suffisamment notables pour entrer dans l’histoire, on sait peu de chose de la vie de Colin Muset. Originaire de Lorraine ou de Champagne, il serait né au début du XIIIe siècle, autour de 1210. On ne connait pas non plus la date de son trépas mais on sait qu’entre les deux, il aurait été poète, musicien et joueur de Viole (vièle à archet).
Si l’on se fie au contenu de ses poésies, il allait de cour en cour pour proposer son art et pour subsister. Pour autant, nous ne sommes pas là face à un artiste miséreux puisque, à l’en croire toujours, il avait une servante pour assister sa famille et il avait même encore une valet pour s’occuper de sa monture.
De fait, en son temps et sur la base des poésies du Ménestrel, Gaston Paris nous a dépeint Colin Muset comme un bon vivant, menant somme toute, une existence assez bourgeoise. Marié avec au moins un enfant, il aurait été sédentaire l’hiver et plus itinérant durant l’été. « Poète, amoureux et parasite » ainsi qu’il se voyait lui-même, sa poésie oscille entre légèreté, images bucoliques, amourettes et encore des aspirations à une vie confortable et jouisseuse, entourée de bons vins et de bonne chère. On retrouvera sans peine quelques uns de ces traits dans la chanson que nous vous présentons aujourd’hui pour accompagner ce portrait et qui est une de ses plus célèbres.
Contemporain de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Colin Muset a-t-il fini par entrer au service et sous la protection de ce dernier ? Si on le trouve affirmé ça ou là, cela ne semble pas faire l’unanimité chez les nombreux auteurs qui se sont penchés sur lui.
Le legs de Colin Muset : comptages, débats d’experts, corpus, etc…
Signe d’une certaine reconnaissance et popularité de cet artiste médiéval en son temps, on peut trouver les oeuvres de Colin Muset dans de nombreux manuscrits anciens qui s’échelonnent entre le milieu du XIIIe et le début du XIVe siècle. Deux d’entre eux en contiennent le plus grand nombre, le MS 389 ou Le Chansonnier français de la Burgerbibliothek de Berne, et encore le Chansonnier U connu encore sous le nom de Manuscrit de Saint-Germain des près (MS français 20050). Véritable mine d’or de la chanson française (et provençale) du moyen-âge central, ce dernierest en tout cas le plus ancien dans lequel on puisse trouver des pièces de Colin Muset aux côtés de 304 autres trouvères, 333 chansons et encore 29 compositions provenant de troubadours. La chanson du jour se trouve, quant à elle, dans quatre autres manuscrits dont le manuscrit MS 5198de l’Arsenal et encore dans le MS Français 845 dont est tirée l’image ci-dessous.
Quoiqu’il en soit, du XIXe siècle jusqu’à des dates encore très récentes (2007), entre poésies non signées, simplement émargées après coup par un « rubriqueur » ou un copiste, mais aussi entre approches déductives, comptage de pieds ou longues analyses stylistiques et métriques, le nombre exact de pièces attribuées à notre trouvèredu jour a oscillé d’une douzaine à un peu plus d’une vingtaine. Les débats n’étant toujours pas clos sur le sujet, au delà de la douzaine, on se retrouve en face d’un corpus aux contours flottant différemment en fonction des experts.
Au demeurant, cela reste une production plutôt chiche, si on la compare avec celle d’autres trouvères ou jongleurs contemporains du XIIIe siècle comme un Adam de la Halle ou unRutebeuf. En dehors du fait que certaines de ses oeuvres se sont peut-être perdues, sans doute Colin Muset chantait-il, en plus de ses propres pièces, des oeuvres empruntées à d’autres. Comme nous le montrent les manuscrits d’époque, il n’aurait eu, dans cette hypothèse, que l’embarras du choix dans le large répertoire des trouvères dont il était contemporain.
Sire Cuens, j’ai viélé
n ne peut pas s’empêcher de trouver, dans cette chanson de Colin Muset sur les déboires de l’activité de trouvère, quelques similitudes avec certaines complaintes de Rutebeuf, sur le fond au moins en tout cas. L’humour est à l’évidence présent, et il faut bien avouer que l’interprétation de la pièce du jour le renforce encore, mais au delà, le texte met en scène ce fameux « je » poétique dont nous avions déjà parlé avec Rutebeuf (voir article)et que nous avions ré-abordé en parlant de la poésie deMichault Taillevent. (voir article sur le passe-temps de Michault).
Entre poésie goliardique, fabliaux et notes satiriques, le XIIIe se signe aussi par une forme d’émancipation de certains de ses auteurs d’avec la lyrique courtoise. Colin Musset reste un de ceux là.
« L’ami Barde n’eut point ripaille Parti sans pain et sans fruit Quand chanta pour les funérailles Du roi Loth mort dans son lit. Niah, niah, niah, niah! » Le Barde ( Didier Bénureau) –
Kaamelott, Alexandre Astier
Sans parler du clin d’oeil fait par Alexandre Astier dans Kaamelott au sujet du barde mal reçu, que cette chanson de Colin Muset ne peut manquer d’évoquer pour ceux qui connaissent la série, on trouvera cette complainte sur les mauvais donneurs, reprise par d’autres chanteurs et artistes du moyen-âge. Il faut bien dire qu’un certain idéal de pauvreté, synonyme peut-être d’une forme authenticité pour certains artistes ou auteurs romantiques du XIXe n’a rien de médiéval. Les trouvères ou troubadours du moyen-âge ne se cachent pas, en effet, de vouloir gagner quelques deniers bien mérités et un bon traitement en échange de leur art.
Les paroles de « Sire Cuens, j’ai viélé »
dans le vieux-français de Colin Muset
Sire Cuens* (Comte), j’ai viélé Devant vos, en vostre ostel : Si ne m’avez rien doné, Ne me gages acquités ; C’est vilanie ! Foi que doi Sainte Marie, Ensi ne vos sieuré je mie ; M’aumoniere est mal garnie Et, ma borse mal farcie !
Sire Cuens, car commandez De moi vostre volenté ; Sire, s’il vos vient à gré, Un biau don car me donez Par cortoisie ! Car talent ai, n’en dotez mie De raler a ma mesnie* : (retourner en ma maison) Quant g’i vois borse d’esgarnie, Ma fame ne me rit mie,
Ainz me dit : « Sire Engelé, En quel terre avez esté Qui n’avez riens conquesté ? Trop vos estes deporté Aval la vile ! Vez con vostre male plie : El est bien de vant farsie ! Honi soit qui a envie D’estre en vostre compaignie ! »
Quand je vieng a mon ostel. Et ma fame a regardé Derrier moi le sac enflé Et ge, qui sui bien paré De robe grise. Sachiez qu’elle a tost jus mise La quenoille ; sanz faintise Ele me rit ; par franchise, Ses deux braz au col me lie.
Ma fame va destrousser Ma male sans demorer* (sans attendre) ; Mon garçon va abuvrer Mon cheval, et conreer* (en prendre soin, le nourrir) ; Ma pucele* (servante, jeune fille) va tuer Il chapons, por deporter* (célébrer) A la janse aillie* (sauce à l’ail) Ma fille m’aporte un pigne* (peigne) En sa main par cortoisie… Lors sui de mon ostel sire A meolt grant joie, sanz ire, Plus que nus ne porroit dire.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, fables, métaphores animalières, Isopets, Ysopet, littérature médiévale, ballade, moyen-français Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Le renard et le corbeau » Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
n le sait, en plus de ses centaines de ballades ou poésies, on doit à Eustache Deschamps quelques jolies fables. Nous avions déjà publié celle du chat et des souris et, aujourd’hui, nous partageons ici sa version du Renard et du Corbeau (ou l’inverse) que nous connaissons presque tous sous la plume de Jean de La Fontaine, pour l’avoir apprise sur les bancs de l’école.
De Marie de France à Eustache Deschamps, pour aller jusque La Fontaine justement et pour ne citer qu’eux, il serait bien présomptueux de prétendre faire des échelles entre tous les auteurs qui se sont attaqués au genre de la fable depuis le célèbre Esope : autres temps, autres langues, autres mondes. La proximité du francais du XVIIe siècle avec le nôtre (ou ce qui en demeure), autant que le talent stylistique de La Fontaine en ont fait invariablement l’un de ceux que l’on étudie le plus. Pourtant, qui aime les langues à travers le temps ne pourra que se laisser séduire par cette version médiévale du Corbeau et du Renard, autant que par la musicalité et les charmes du moyen-français du XIVe siècle, sous la plume d’Eustache Deschamps ; si cette dernière ne l’est pas toujours, elle se fait ici légère avec son très laconique et enlevé « On se déçoit par légièrement croire » qui vient scander cette fable, en manière de ballade. Pour peu, on aurait presque envie que Fabrice Luchini sorte un peu de sa fascination du XVIIe de La Fontaine et de Molière aux auteurs contemporains pour s’y essayer, en s’aventurant un peu sur des terres plus médiévales.
Pour le reste, comme dans la reprise de la même fable, quelques siècles avant maître Deschamps par Marie de France, la viande qu’avait mis Esope dans le bec de son Corbeau s’est définitivement changée ici en fromage, mais le fond reste le même : perfidie et intérêts à peine voilés des flatteurs et des beaux parleurs, crédulité et naïveté des flattés, aveuglés par leur si beau reflet dans un si beau miroir et qui en redemandent. Vérités inchangées, Les métaphores animalières d’Esope ont été taillées, indubitablement, pour traverser les âges. Bien sûr, chez Eustache Deschamps, les travers de la cour ne sont jamais loin et la vie curiale se niche encore entre les lignes de cette fable, même si l’on s’en voudrait de l’y restreindre.
Avant de lui céder la place, nous ne résistons pas au plaisir de citer, dans le verbe, la morale que faisait deux siècles avant lui, de cette même fable, la poétesse médiévale Marie de France (1160–1210) :
« Cis example est des orgueillox Ki de grant pris sunt desirrox Par lusenger è par mentir Les puet-um bien a gré servir. Le Jur despendent follement Pour fause loange de la gent »
« Ainsi est-il des orgueilleux Qui de gloire sont désireux Par tromperie et par mentir On peut, à bon gré, les servir Et ils dépensent follement Pour les fausses louanges des gens. »
Corbel qui prist un Fromaisges ou Dou Corbel è d’un Werpilz – Marie de France
« On se déçoit par légièrement croire »
La fable du Renard et du Corbeau
Renart jadis que grant faim destraignoit Pour proie avoir chaçoit par le boscage ; Tant qu’en tracent, dessur un arbre voit Un grant corbaut qui tenoit un frommage. Lors dist renars par doulz et humble langaige Beaus thiesselin (1), c’est chose clere et voire, Que mieulx chantes qu’oisel du bois ramage : On se déçoit par légièrement croire (2).
Car li corbauls le barat* (ruse) n’apperçoit, Mais voult chanter; po fist de vasselage*(prouesse) ; Tant qu’en chantant sa proye jus chéoit. Renart la prist et mist à son usaige ; Lors apperçut le corbaut son dommaige : Sanz recouvrer perdit par vaine gloire. A ce mirer se doivent foul et saige : On se déçoit par légièrement croire.
Pluseurs gens sont en ce monde orendroit* (désormais), Qui parlent bel pour quérir adventaige ; Mais cil est foulz qui son fait ne congnoit, Et qui ne faint à telz gens son couraige. Gay* (geai) contre gay doivent estre en usaige ; Souviengne-vous de la corneille noire De qui renars conquist le pasturage : On se déçoit par légièrement croire.
1) Thiesselin : nom donné au corbeau dans le Roman de Renard
(2) Légièrement : facilement. “On se fourvoie à être trop crédule”
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète, lyrisme courtois, trouvères. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Titre : « chanson ferai » Interprètes :Diabolus in Musica Album : La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons au lyrisme courtois en langue d’oil et à la poésie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles, avec une chanson du roi de Navarre et comte de Champagne Thibaut le chansonnier.
Au vue du nombre de chansons que le roi poète nous a laissé sur le thème de l’Amour courtois, il aimait à l’évidence s’y exercer, comme nombre d’artistes de son temps : la dame est belle, il en est épris et il en souffre. Douleur, affres du doute, elle tient son pauvre coeur « en sa prison » et à sa merci.
Même s’il n’est ni le premier ni le dernier puissant à s’y adonner, avec lui, l’exercice poétique de l’amour courtois peut d’autant plus surprendre que c’est un grand seigneur et même un prétendant au trône et un roi. Il régna plus de cinquante ans, fit les croisades, fut un grand vassal de la couronne, et pourtant, dans sa poésie, nous le retrouvons tout de même très souvent « à nu » et en but à ses « dolentes » passions. Signe du temps, l’Amour élève quand il est courtois. Faut-il donc que Thibaut souffre tant et que la(les) dame(s) qu’il convoite ne cède(nt) pas pour qu’il en ressorte d’autant plus chevaleresque ? N’est-ce là qu’un exercice de style auquel il se prête, comme tant d’autres poètes d’alors ? C’est encore possible bien que sa poésie courtoise ne soit pas dénuée de grands accents de sincérité.
Thibaut de Champagne, roi de Navarre, enluminure du XIIIe siècle, manuscrit Français 12615, Bnf, départements des manuscrits
Par le passé, certains historiens ou chroniqueurs lui ont prêté d’avoir choisi l’illustre Blanche de Castille, épouse de Louis VIII et mère de Saint-Louis, comme témoin et objet de son ardeur poétique. Au vue de son statut et pour que l’amour courtois fonctionne, il lui fallait trouver une dame d’un rang supérieur à lui. De ce point de vue là au moins, choisir la reine de France se serait avéré fonctionnel et puis ne dit-il pas ici : « …la grant biautez (…) Qui seur toutes est la plus desirree » ?Troublant ? ou pas…
Dans sa vie maritale et sentimentale réelle, on le trouvera, au moins dans les faits, lié et même marié à d’autres dames. De fait, l’affaire de cette passion qu’on prêta à Thibaut de Champagne pour la reine Blanche alla si loin que certains le calomnièrent même injustement, à la mort de Louis VIII, en l’accusant d’avoir empoisonné le roi par passion et par amour pour la reine. (voir l’ouvrage Chanson de Thibault IV, comte de champagne et de Brie, roi de Navarre, et l’introduction de Prosper Tarbé, 1851). Quoiqu’il en soit, tout cela ne s’appuyant sur rien de bien concret, on l’a depuis laissé au rang des manipulations politiques ou des conclusions hâtives et sans doute un peu trop « romantiques ». Et si les poésies de Thibaut avaient un véritable objet et si même sa souffrance était peut-être sincère, il est bien difficile d’établir avec certitude quelle(s) dame(s) la lui inspira(rèrent).
« Chanson ferai » par l’ensemble médiéval Diabolus in Musica
« La Doce Acordance » Diabolus in Musica
et les trouvères des XIIe et XIIIe siècles
Nous vous avions déjà présenté cet ensemble médiéval à l’occasion d’un article précédent. Il nous gratifiait alors d’un album autour du compositeur du XVe siècle Guillaume Dufay. L’oeuvre que nous présentons d’eux aujourd’hui est en réalité antérieure et date du tout début de l’année 2005. Elle emprunte au répertoire plus ancien du Moyen Âge et avec l’album intitulé « La Doce Acordance« , la formation Diabolus in Musicase donnait pour objectif de revisiter des chansons et poésies des trouvères des XIIe et XIIIe siècles.
Salué par le Monde le la Musique, ce bel album s’est vu attribuer, peu après sa sortie, 4 étoiles et 5 Diapasons d’or. Il présente dix-sept pièces, certaines de Thibaut de Champagne, d’autres du Châtelain de Coucy ou de Conon de Béthune, entre autres trouvères célèbres, et même certains textes de Chrétien de Troyes. On le trouve encore à la vente en CD, mais il est aussi disponible en version digitalisée et MP3. Voici un lien utile pour l’acquérir sous une forme ou une autre, si le coeur vous en dit : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.
Les paroles de la chanson
de Thibaut de Champagne
Concernant la chanson du jour, nous le disions plus haut, c’est une jolie pièce d’amour courtois. Comme dans bien des textes issus de cette poésie, le fond est toujours à peu près le même. Le désir du prétendant reste inassouvi, il ne trouve pas à se poser sur son objet et tout cela donne naissance à un mélange de louanges, d’exaltation et de souffrance. Il faut qu’il en soit ainsi, du reste, puisque s’il se posait sur son objet et se consumait dans l’acte, il n’y aurait pas lieu de brûler du parchemin et, en tout cas, pas de cette manière.
Delectatio Morosa, l’amant de l’amour courtois est attaché à ses propres « maux », venus, la plupart du temps, de l’attente, de la distance, quand ce n’est pas du silence, de l’indifférence ou pire, de la trop grande sagesse de la dame déjà souvent engagée par ailleurs et qui se refuse. L’aime-t-elle ou l’aimera-t-elle ? Il espère la délivrance de ses (doux) maux dans l’après, ce moment où il verra peut-être enfin sa patience récompensée. Il en jubilerait presque d’avance, jusque dans ce désespoir qui exacerbe son sentiment amoureux, autant qu’il redoute que ce moment n’arrive pas et que la porte demeure à jamais fermée.
Chançon ferai, que talenz* (envie, désir) m’en est pris, De la meilleur qui soit en tout le mont. De la meilleur? Je cuit que j’ai mespris. S’ele fust teus, se Deus joie me dont, De moi li fust aucune pitié prise, Qui sui touz siens et sui a sa devise. Pitiez de cuer, Deus! que ne s’est assise En sa biauté ? Dame, qui merci proi*(à qui je demande merci), Je sent les maus d’amer por vos. Sentez les vos por moi ?
Douce dame, sanz amor fui jadis, Quant je choisi vostre gente façon ; Et quant je vi vostre tres biau cler vis , Si me raprist mes cuers autre reson : De vos amer me semont et justise, A vos en est a vostre conmandise. Li cors remaint, qui sent felon juïse*, (jugement) Se n’en avez merci de vostre gré. Li douz mal dont j’atent joie M’ont si grevé Morz sui, s’ele m’i delaie.
Mult a Amors grant force et grant pouoir, Qui sanz reson fet choisir a son gré. Sanz reson ? Deus ! je ne di pas savoir, Car a mes euz* (yeux) en set mes cuers bon gré, Qui choisirent si tres bele senblance, Dont jamès jor ne ferai desevrance*, ( je ne me séparerai) Ainz sousfrirai por li grief penitance, Tant que pitiez et merciz l’en prendra. Diré vos qui mon cuer enblé m’a ? Li douz ris et li bel oeil qu’ele a.
Douce dame, s’il vos plesoit un soir, M’avrïez vos plus de joie doné C’onques Tristans, qui en fist son pouoir, N’en pout avoir nul jor de son aé; (*âge, vie) La moie joie est tornee a pesance. Hé, cors sanz cuer! de vos fet grant venjance Cele qui m’a navré sanz defiance, Et ne por quant je ne la lerai ja. L’en doit bien bele dame amer Et s’amor garder, qui l’a.
Dame, por vos vueil aler foloiant, Que je en aim mes maus et ma dolor, Qu’après les maus la grant joie en atent Que je avrai, se Deu plest, a brief jor*. (si à Dieu plait, un jour prochain) Amors, merci! ne soiez oublïee! S’or me failliez, c’iert traïson doublee, Que mes granz maus por vos si fort m’agree. Ne me metez longuement en oubli! Se la bele n’a de moi merci, Je ne vivrai mie longuement ensi.
La grant biautez qui m’esprent et agree, Qui seur toutes est la plus desirree, M’a si lacié mon cuer en sa prison. Deus! je ne pens s’a li non. A moi que ne pense ele donc ?
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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