Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, pauvreté, justice, poésie satirique Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Dou chien et d’une berbis Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820,
Bonjour à tous,
utour du premier siècle de l’ère chrétienne, Caius Iulius Phaedrus, plus connu sous le nom de Phèdre, lègue à la postérité un grand nombre de fables. Il crée ses propres récits, mais, pour une grande part d’entre eux, marche dans les pas du grec Esope qui l’avait précédé de cinq-cents ans.
Ce double-héritage traversera le temps jusqu’au Moyen Âge pour y être repris, en partie, sous le nom d’Ysopets ou Isopets. Ces petits récits où les personnages sont plantés par des animaux inspireront ainsi quelques auteurs médiévaux. A la fin du XIIe siècle, Marie de France est l’un des plus célèbres d’entre deux. Deux siècles plus tard, au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps s’y frottera aussi bien que dans une moindre mesure. Plus tard encore, au XVIIe siècle, par son talent stylistique hors du commun, Jean de Lafontaine, donnera, à son tour, à ses fables antiques de nouvelles lettres de noblesse. Aujourd’hui, nous étudions ensemble la fable médiévale de Marie de France intitulée : dou chien et d’une brebis.
Ou comment les puissants utilisent
la justice pour dépouiller les faibles
On trouve la trace de cette fable du Chien et de la Brebis chez Phèdre. Elle est , toutefois, reprise dans des formes un peu différentes chez Marie de France. Chez les deux auteurs, la justice est instrumentalisée de manière perfide par les puissants, au détriment des faibles. En effet, ces derniers n’hésiteront pas à produire de faux témoins pour dépouiller la brebis, éternel symbole de pauvreté, d’innocence et de faiblesse. Dans les complices de la malversation, la poètesse franco-normande a ajouté un rapace, qu’on ne trouve pas chez Phèdre et qui vient renforcer cette idée de collusion des prédateurs.
La fin de la fable de Phèdre est aussi plus heureuse puisque la Brebis paye ce qu’on lui réclame injustement mais ne périt pas. Egalement, le loup s’y trouve punit de son mensonge et la notion d’une justice transcendantale est mise en avant : les dieux le font tomber dans une fosse pour son mensonge. Chez Marie de France, la fin est sans appel. L es pauvres et les faibles sont sacrifiés par les puissants et on se partage leurs avoirs (et, même leur chair) entre prédateurs. Faut-il y voir le simple reflet du pessimisme de la poétesse ? On serait plutôt tenté d’y décrypter l’influence contextuelle de maux de son temps qu’elle entend dénoncer ainsi, ouvertement.
Le Brebis, le chien et le loup chez Phèdre
Les menteurs n’évitent guère la punition de leurs méfaits. Un Chien de mauvaise foi demandait à la Brebis un pain qu’il soutenait lui avoir laissé en dépôt. Le Loup, cité comme témoin, affirma qu’elle en devait non pas un, mais dix. La Brebis, condamnée sur ce faux témoignage, paya ce qu`elle ne devait pas. Peu de jours après elle vit le Loup pris dans une fosse : « Voilà, dit-elle, comme les dieux récompensent le mensonge! »
Les Fables de Phèdre, traduites par par M. E. Panckoucke (éd de 1864)
Dou Chien et d’une berbis
dans l’oïl franco-normand de Marie de France
Or cunte d’un Chien mentéour De meintes guises trichéour, Qui une Berbis emplèda Devant Justise l’amena. Se li ad un Pain démandei K’il li aveit, ce dist, prestei; La Berbiz tut le dénoia E dit que nus ne li presta. Li Juges au Kien demanda Se il de ce nus tesmoins a Il li respunt k’il en ad deus, C’est li Escufles è li Leus. Cist furent avant amenei, Par sèrement unt afermei Ke ce fu voirs que li Chiens dist: Savez pur-coi chascuns le fist, Que il en atendoient partie Se la Berbis perdeit la vie.
Li Jugièrres dunc demanda A la Berbis k’il apela, Pur coi out le Pain renoié Ke li Chienz li aveit baillié, Menti aveit pur poi de pris Or li rendist ainz qu’il fust pis. La Chative n’en pot dune rendre Se li convint sa leine vendre, Ivers esteit, de froit fu morte, Li Chiens vient, sa part enporte È li Escoffles d’autre par; E puis li Leus, cui trop fu tard Ke la char entre aus detreite Car de viande aveient sofreite. È la Berbiz plus ne vesqui E ses Sires le tout perdi.
Cest essample vus voil mustrer, De meins Humes le puis pruver Ki par mentir è par trichier, Funt les Povres suvent plédier. Faus tesmoignages avant traient, De l’avoir as Povres les paient; Ne leur chaut que li Las deviengne, Mais que chascuns sa part en tiengne.
Du chien et de la brebis
Adaptation en français moderne
NB : nous avons fait le choix d’une adaptation libre et versifiée plutôt qu’une traduction littérale.
On conte d’un chien menteur Aussi tricheur que trompeur, Qui, au tribunal, attaqua Une brebis pour qu’on la jugea. Un pain elle devrait rembourser Que, jadis, il lui a prêté. La brebis nia sans délai : « Jamais tel prêt ne lui fut fait ! Aussi, le juge requit du chien Qu’il puisse produire un témoin. Le chien rétorqua, sentencieux : « Milan et loup : ils seront deux » Ainsi, témoignèrent les compères Et, sous serment, ils affirmèrent Qu’ils confirmaient du chien, les dires. Savez-vous pourquoi ils le firent ? C’est qu’ils en tireraient partie Si la brebis perdait la vie.
Lors, le juge demanda, A la brebis qu’il convoqua Pourquoi avoir nié qu’un pain Lui fut bien prêté par le chien ? C’était là piètre menterie Qu’elle rende ce qu’elle avait pris ! La pauvrette qui n’avait rien Dut vendre sa laine à bas prix. C’était l’hiver elle en périt. Le chien vint prélever sa part, Puis le milan vint à son tour Et puis le loup, un peu plus tard, Ainsi la chair fut partagée Car de viande on avait manqué Et c’en fut fait de la brebis Que ces seigneurs avaient trahie.
Moralité
Cet exemple nous montre bien (et je pourrais en trouver maints) Comment par ruse et perfidie On traîne les pauvres en plaidoirie Leur opposant de faux témoins Qui se payent sur leurs maigres biens. Peu leur chaut de ce qu’il devienne, Pourvu que chacun, sa part, prenne.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : citation, monde médiéval, croisades, historien, Godefroy de Bouillon, France médiévale, lyrisme, littérature, roman national Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, modernité Auteur : Jules Michelet Ouvrage : Histoire de France – 1833
“Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre et de dire : Ceci est bon. Il n’en est pas ainsi de l’homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu’il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et qu’il le tient enfin, l’objet adoré, il ne le reconnaît plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût, et soi-même. Alors ce n’est plus pour lui la peine de vivre ; il n’a réussi, avec tant d’efforts, qu’à s’ôter son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand il eut conquis l’Asie, et Alaric, quand il eut pris Rome. Godefroi de Bouillon n’eut pas plutôt la terre sainte qu’il s’assit découragé sur cette terre, et languit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous sommes tous en ceci Alexandre et Godefroi. L’historien comme le héros.”
Jules Michelet – Histoire de France T2 – Suite de la croisade (1833)
Bonjour à tous,
il convient de prendre soin, en relisant Jules Michelet (comme d’autres historiens du passé, du reste) de le resituer dans son temps, il demeure difficile de rester insensible à l’érudition et aux qualités de cet historien du XIXe siècle, haut en couleur et au caractère trempé. Encore aujourd’hui, sa monumentale Histoire de France impressionne par son contenu et son ambition. Pourtant, au delà de ce vaste récit national revisité à l’aulne de Michelet, ce qui frappe sans doute le plus, de prime abord, en feuilletant ses volumes, ce sont les talents stylistiques de ce dernier et l’intensité qu’il met à nous transmettre sa passion pour la France comme pour l’histoire.
Nous ne sommes pas les premiers à chanter les louanges littéraires de Jules Michelet. Face à ses parutions et notamment celle-ci, même ses nombreux détracteurs n’ont eu d’autres choix que de s’incliner sur ces aspects. De fait, qui est sensible à la langue française et aux qualités de plume ne pourra que tomber sous le charme. Nous sommes face à un grand auteur. On a même souligné ce talent chez lui au risque d’éclipser, parfois son érudition au sujet de l’Histoire elle-même. « L’auteur de l’Histoire de France écrirait-il trop bien pour être honnête ? » se demandait le journaliste Jérôme Gautheret dans un article du Monde de 2008, en saluant au passage la réédition de cette oeuvre de Michelet (l’Histoire de France de Michelet enfin réédité). La formule est triviale, mais elle résume assez bien l’idée.
Un Roman national :
l’Histoire à l’aulne de Michelet
Sur le fond, c’est un fait, Jules Michelet est un homme de conviction. Il porte des valeurs fortes et entend les transmettre. Certaines demeurent de son temps, d’autres nous semblent, aujourd’hui, venir au secours de notre modernité et vouloir l’éclairer. Par dessus tout, notre homme aime la république, comme il aime la nation et ce qui l’a forgée. Il sait aussi la France cimentée par sa langue sous les apports des peuples multiples qui l’ont formée. Sa continuité est ailleurs.
Plus qu’avoir simplement écrit une histoire de France, Michelet l’a forgé sur son enclume comme un artisan. Avec son cœur, sa fougue et le feu de ses convictions, il y a fait entrer ses vérités, La patine qui en résulte n’a pas été et n’est toujours pas du goût de tous. Elle a toujours fait polémique. Revisitée à la lumière de l’histoire actuelle, elle emporte aussi quelques inexactitudes. Bien sûr, son objectivité et ses prises de positions fortes ont été largement questionnées. On ira même jusqu’à le traiter d’imposteur. Entre toutes les critiques qui suivront, on finira par lui reprocher, de manière presque consensuelle, d’avoir été à l’origine d’une Histoire de la France romancée et même romanesque et idéalisée : un « roman national » que les temps suivants se chargeraient bientôt de mettre copieusement à bas.
« Cette œuvre mémorable, d’environ quarante ans, fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France. »
Jules Michelet – Histoire de France – préface de 1869
Le souffle lyrique de Michelet
Quoiqu’il en soit, si l’idéologie n’est évidemment pas absente des ouvrages de Michelet et si son roman national a essuyé, depuis, de sérieux contre pieds, il demeure évident que personne ne pourra priver l’homme de son talent. A près de 200 ans des premiers tomes de son Histoire de France, un puissant souffle lyrique traverse encore cette oeuvre de part en part. Toute proportion gardée, c’est un peu comme si une certaine culture antique et médiévale de la chronique historique venait prendre le pas, par endroits, sur un style plus neutre et encyclopédique qu’on pourrait attendre, de nos jours, d’un projet de cette ambition. Nous sommes face, ici, à une Histoire qui se raconte avec élan et qui résonne comme autant d’histoires imbriquées. L’historien y assume pleinement la place de véritable auteur et, se faisant, il se double aussi d’un « (hi)story teller », un conteur.
Une tradition lyrique en histoire
Nous ne ferons pas ici l’historiographie d’une certaine tradition lyrique et littéraire en Histoire. Elle ne débute pas avec Michelet. Elle ne s’arrêtera pas avec lui. Une fois les éléments bien posés d’une méthodologie historique, elle se poursuivra même, jusqu’à nous, dans une proportion variable (et un attachement inégal), en fonction de la sensibilité de chaque historien. Sous le poids de l’académie ou d’une certaine épistémologie, s’il fallait poser la question : « l’Histoire devrait-elle ennuyeuse pour être sérieuse ? » La réponse serait, à coup sûr, non. Au risque de quelquefois diluer la vérité dans ses effets (à quoi vigilance commande) la discipline subit aussi les exigences (pédagogiques ou passionnées) de sa propre transmission.
Entre passion et transmission
Qu’on nous passe le jeux de mots, mais si l’histoire est faite de la chair de ses chercheurs et de ses hommes, elle a aussi ses chaires, ses têtes blondes et ses auditoires. Certes, elle est liée inextricablement et historiquement à la littérature, mais elle est aussi entrée dans le monde de l’éducation par la grande porte. Nous l’avons déjà dit, c’est à la fois un science de l’homme et une matière scolaire. A ce titre, elle reste une discipline de la passation et il faut bien qu’elle en assume pleinement les contingences : intelligibilité, nécessité et volonté de partage, mais encore passion de ses hommes et conscience aigüe, pour la plupart d’entre eux, de l’importance de la perpétuation d’une conscience historique pour une juste compréhension du présent et une meilleure préparation de l’avenir. Bien des historiens modernes pourraient tomber d’accord sur cette dernière dimension. Au milieu du XXe, souvenons-nous d’un Lucien Febvre qui s’enflammait tout entier pour un combat pour l’Histoire. Il aurait, lui aussi, de nombreux héritiers.
Pour apporter de l’eau au moulin de cette histoire attachée au style qui entend s’ouvrir à l’autre, en soignant sa plume et ses effets, on pourra encore évoquer, plus proche de nous, certaines pages de Georges Duby ou de manière plus parlante encore, certains extraits de son « Temps des Cathédrales » (papier ou télévisuel). Chez lui comme chez Michelet ou bien d’autres, on retrouvera, dans ce souffle lyrique d’une histoire qui s’enflamme, une volonté d’entraîner dans ses plus belles envolées, l’intérêt pour le passé autant que la passion pour l’histoire. De son côté, le lecteur ou l’auditeur ne pourra que s’en délecter, même s’il ne devra pas, pour autant, désarmer son sens critique. Peut-être même devra-t-il, l’exercer plus encore ; la beauté d’un effet de style ou la plus belle des anecdotes ne devraient jamais faire perdre de vue totalement la complexité des faits et toutes leurs nuances.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, biographie, troubadours, portrait, vidas, naissance de l’art des troubadours Auteur médiéval : Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126) Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Ouvrage :La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s. Gérard Zuchetto, éd Tròba Vox, 2020 (2e édition)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous nous étions promis de tirer le portrait de Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine, seigneur et poète que l’histoire nous désigne encore comme le tout premier troubadour du Moyen Âge. « A tout seigneur, tout honneur », notre plaisir est, aujourd’hui, doublé puisque c’est avec Gérard Zuchetto que nous allons le faire. Ce talentueux musicologue, chanteur et musicien chercheur, spécialiste de ces questions nous fait, en effet, la grande faveur de nous autoriser à partager, ici, un extrait de son ouvrage La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours des XIIe-XIIIe siècles : celui qui concerne, justement, la présentation du comte Guilhem de Peiteus, ainsi que des éléments de sa biographie .
Quelques notes sur le débat des origines
Où et comment naissent les idées et les formes culturelles ? C’est un thème cher aux ethnologues ou aux anthropologues culturels, comme on les nomme quelquefois. Concernant l’origine de l’art des troubadours, ce vaste sujet a été balayé plus qu’à son tour par les médiévistes et les folkloristes, depuis le XIXe siècle. On pourrait même se divertir à la lecture de certaines envolées ou oppositions entre certains débats nord/sud (de France) ou encore entre orientalistes et occidentalistes. Il suffit, pour cela, de marcher dans les traces de l’historiographie et, par exemple, de relire quelques passages de l’Histoire des trouvères du très normand et, sans doute, un peu partisan, Abbé Delarue pour mesurer la taille de certains grands écarts entre hypothèse d’un art provençal ex-nihilo et revendications d’origines nordiques et celtiques.
Un poète de langue d’oc peut en cacher un autre ?
Avant notre comte Guillaume, n’y-a-t-il eu « quelques épaules de géants pour lui permettre de voir plus loin » ? Sans même s’éloigner du pays d’Oc et concernant la reconnaissance d’une paternité entière de l’art des troubadours à notre cher coens de Poetieus, on pourrait, avec Maria Dimistrescu, se poser la question de la possible influence, sur la poésie de notre noble seigneur, de certains de ses contemporains, et notamment de Eble II de Ventadour.
Selon la médiéviste, l’homme, lui-même vicomte de Ventadorn et vassal de Guilhem, aurait pu être, pour ce dernier et pour d’autres, une sorte de mentor en poésie. C’est en tout cas la thèse qu’elle défendit à la fin des années 60. Elle alla même au delà de la simple idée d’inspiration en formant l’hypothèse que certaines chansons attribuées à notre troubadour du jour auraient bien pu avoir été reprises par lui, mais écrites de première main, par cet autre poète et seigneur languedocien (voir Èble II de Ventadorn et Guillaume IX d’Aquitaine – Cahiers de civilisation médiévale n°43 (1968), Maria Dimistrescu). Il faut dire que le double registre de notre troubadour « bifronte », capable de manier, avec virtuosité, grivoiserie et courtoisie, pouvait avoir de quoi dérouter. Quoiqu’il en soit, l’hypothèse soulevée par la médiéviste ne put jamais véritablement être tranchée. En l’absence de sources écrites d’époque permettant de l’établir, elle a donc rejoint le rang des spéculations invérifiables (infalsifiables dirait Popper) et à ce jour, Guillaume IX d’Aquitaine n’a pas été officiellement détrôné de son statut légitime de premier des troubadours.
Mais alors quoi ? Pour le reste, cet art des troubadours, est-ce une forme culturelle totalement ex-nihilo ? Est-ce encore une variation, une adaptation, un « contrepied », un art qui naît à la faveur de la féodalité et de ses nouvelles normes politiques et relationnelles, ou encore une réponse, qui pourrait prendre, par endroits, des allures de contre feu à la réforme grégorienne (voir Amour courtois : le point avec 3 experts ou encore réflexions sur la naissance de l’amour courtois) ? Tout cela est possible mais, au delà de toute hypothèse et avec 800 à 900 ans de recul, il résulte que l’art des troubadours fait encore figure de nouveauté culturelle aux formes originales : nouvel exercice littéraire, nouvelle façon de versifier, nouveaux codes qui vont promouvoir, au moins dans le verbe, de nouveaux modèles relationnels, de nouvelles formes du sentiment amoureux, etc…
La Tròba de Gerard Zuchetto
ou l’invention lyrique occitane des troubadours
Laissons là le grand débat des origines sur l’art des troubadours. Il est nécessairement complexe comme le sont tous les objets culturels et leur circulation. Il est temps de s’engager sur les pas du comte, pour lever un coin du voile sur sa personnalité, son art et quelques uns de ses vers, accompagné de notre érudit du jour, Gerard Zuchetto, en le remerciant encore chaleureusement de cette contribution.
Avant même de lui laisser la parole, précisons que son ouvrage dont est tiré ce portrait de Guillaume IX d’Aquitaine, comte de Poitiers, est toujours disponible à la vente en librairie ou en ligne. Il a même fait l’objet d’une toute nouvelle édition en 2020.
Au format broché, vous y découvrirez plus de 800 pages sur le sujet des troubadours. En dehors de votre librairie habituelle, vous pourrez le trouver en ligne au lien suivant : La troba : L’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe siècles. Inutile d’ajouter que nous vous le recommandons vivement.
Sur ce, nous vous laissons en bonne compagnie, en vous souhaitant une excellente lecture.
Une biographie de Guilhem de Peiteus – Guilhem de Poitiers par G Zuchetto.
Farai un vers de dreg nien Je ferai un vers sur le droit néant
Qu’eu port d’aicel mestier la flor Car moi je porte de ce métier la fleur
L’inventeur !
L’un des premiers troubadours connus fut un des plus grands seigneurs de l’Europe médiévale : lo coms de Peiteus, Guilhem, septième comte de Poitou et neuvième duc d’Aquitaine, né en 1071.
Lorsqu’il hérite de son père, en 1086, le Poitou, la Gascogne, l’Angoumois et le Limousin, des territoires immenses entre Nord et Sud, de l’Anjou aux Pyrénées, et d’Est en Ouest du Massif central à l’Atlantique, ses domaines sont bien plus importants que ceux du roi de France, Philippe Ier, qui ne contrôle réellement à la même époque qu’un petit fief autour de Paris, Etampes et Orléans, la “little France”, pour les Anglais, une île.
Bon chevalier d’armes, jovial et vantard, le fier vicomte du Limousin est poète. Il chante pour réjouir ses companhos, compagnons de batailles et de distractions.
Companho farai un vers [pauc] convinen et aura·i mais de foudatz no·i a de sen et er totz mesclatz d’amor e de joi e de joven.
Compagnons, je ferai un vers peu convenable et il y aura plus de folie que de bon sens et il sera tout mêlé d’amour, de joie et de jeunesse !
Pour chanter amor, joi e joven, le seigneur de Poitiers l’exprime en romans, terme qui désigne la langue occitane en opposition au latin :
Merce quier a mon companho s’anc li fi tort qu’il m’o perdo et eu prec en Jesus del tron et en romans et en lati.
Je demande merci à mon compagnon si jamais je lui fis tort qu’il me pardonne et je prie Jésus sur son trône en romans et en latin.
A l’exemple des joglars, ces jongleurs-musiciens aux multiples talents qui allaient par les chemins vendre leurs services, mais avec la finesse du lettré, ce grand trichador de domnas se joue des mots et les versifie adroitement pour plaire aux dames et les tromper : Si·m vol midons… Ma dame veut me donner son amour, je suis prêt à le prendre, à l’en remercier, à le cacher, et à la flatter et à dire et faire ce qu’il lui plaît, et à honorer son mérite et à élever ses louanges…Guilhem annonce ainsi l’aube du trobar :
Mout jauzens me prenc en amar un joi don plus mi volh aizir…
Très joyeux je me prends à aimer une joie dont je veux jouir davantage…
A l’amour légitime, Guilhem, qui s’était marié avec Ermengarda d’Anjou, puis avec Filipa, veuve du roi d’Aragon, préfère l’amour hors du contrat social et politique, l’amour hors du mariage-arrangement organisé par la classe seigneuriale et béni par l’Église. Au légat pontifical Girart, évêque d’Angoulême, entièrement chauve, qui lui fit reproche de ses “liaisons dangereuses” avec la vicomtesse de Chatellerault, surnommée la dangeroza, il rétorqua : “Tu pourras peigner tes cheveux sur le front avant que je répudie la vicomtesse !”
Le comte est “Ennemi de toute pudeur et de toute sainteté”, écrit Geoffroy Le Gros, un chroniqueur de l’époque. Ce libertin joyeux et fanfaron, n’est pourtant pas un rustre, il recommande à ses auditeurs et surtout au fin aman, l’amant pur :
Obediensa deu portar a manhtas gens qui vol amar e conve li que sapcha far faitz avinens e que gart en cort de parlar vilanamens.
Il doit montrer obédience / obéissance à maintes gens celui qui veut aimer et il lui convient de savoir accomplir des faits avenants et de se garder, à la cour, de parler comme un vilain.
Guilhem invente les mots-clefs et les règles du trobar, et il se vante d’être le premier, l’inventeur. Et, sûr de sa valeur de trobador e d’amador, il tient à exposer son métier : “J’ai nom Maître infaillible et jamais ma maîtresse ne m’aura une nuit sans vouloir m’avoir le lendemain car je suis si bien instruit en ce métier, et je m’en vante, que je puis gagner mon pain sur tous les marchés.” Il se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie.
Guilhem de Peiteus, l’homme politique et chef d’Etat, ne fut ni un grand batailleur, ni un conquérant zélé. Au retour d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, sentant sa fin proche, le poète écrivit son adieu au monde, Pois de chantar…, en tant que troubadour, comte de Poitiers et chrétien. Guilhem mourut à Poitiers le 10 février 1126 après quarante ans de règne, et l’on suppose qu’il fut enterré en l’abbaye de Saint-Jean-l’Évangéliste à Montierneuf.
La biographie tardive résume sa vie en quelques lignes laconiques : Lo coms de Peiteus si fo uns dels maiors cortes del mon e dels maiors trichadors de domnas, e bon cavalier d’armas e larcs de domneiar ; e saup ben trobar e cantar. Le comte de Poitiers fut l’un des plus grands courtois du monde et le plus grand trompeur de dames, et bon chevalier d’armes et généreux en amour; et il sut bien trouver et chanter.
Sur les onze vers connus de Guilhem de Peiteus, seuls deux poèmes nous ont été transmis avec les mélodies en notation carrée : Companhos farai un vers pauc convinen et Pois de chantar m’es pres talens.
Le début de la mélodie Pois de chantar m’es pres talens… se retrouve dans le jeu de Sainte Agnès, un mystère du XIVe siècle écrit en langue d’oc, dont le planctus, Bel senher Deus tu sias grasitz…, comporte cette indication : Et faciunt omnes simul planctum in sonu comitis pictavensis. La chanson de Guilhem, ou bien sa façon de chanter, devait avoir marqué les mémoires, pour être imitée plus de deux cents ans après ! Dès les premiers chants courtois nous sont posées les questions d’interprétation des troubadours : comment chanter, dire ou réciter les poèmes lyriques ? Quelquefois les auteurs eux-mêmes ou les chroniqueurs de l’époque nous donnent des éléments de réflexion : Orderic Vital, historiographe, contemporain de Guilhem rapporte que ce dernier “en homme joyeux et plein d’esprit récita souvent ses misères de captivité en compagnie de rois et de personnages importants en déclamant des vers rythmés avec des modulations subtiles.” [Historia Ecclesiastica X 21] Ces “modulations” faisaient-elles référence à un jeu de voix exagéré de comédien ou bien à une imitation virtuose des ornementations mélodiques de la liturgie ?
Guilhem, qui avait délaissé le latin de l’Église, s’était-il amusé à détourner la musique liturgique en composant des poèmes sur des airs existant déjà dans les tropes et les versus, par défi et pour réjouir ses compagnons ?
Les Maîtres du troubar : Guilhem de Peiteus – Guilhem de Poitiers (1071-1126) – La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s. (Tròba Vox, 2020)
Gérard Zuchetto
Sources : Manuscrit (s) à notation musicale : STMart. fol. 51v ; F : Chigi fol 81 Principale (s) édition (s) : Jeanroy Alfred, Les Chansons de Guillaume IX duc d’Aquitaine, Paris, 1913 et 1927 (Ed. Champion) ; Durrson Werner, Wilhelm von Aquitanien. Gesammelte Lieder, Zurich, 1969 ; Pasero Nicolo, Gugliemo IX, poesie, Modena, 1973 (Società tipografica editrice Modenese) ; Bezzola Reto Guillaume IX et les origines de l’amour courtois, Paris, 1940 (Romania vol. LXVI) ; Payen Jean- Charles, Le Prince d’Aquitaine. Essai sur Guillaume IX et son oeuvre, Paris, 1980 (Champion) Miniature : BNF Ms. fr.12473, fol.128
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, vilain, dragon, convoitise, cupidité Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Dou Dragon è d’un Villain Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820,
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, pour le XIIe siècle avec une fable de Marie de France. Il y sera question de vilenie, de trahison, mais aussi d’un œuf de dragon renfermant bien des trésors dont la confiance d’un animal mythique et l’utilisation qu’il en fera pour mettre à l’épreuve un faux ami.
Un autre vilain littéraire « archétypal »
On reconnaîtra, dans cette poésie sur le thème de la défiance et de la cupidité, ce « vilain archétypal » de la littérature médiévale du XIIe siècle. Nous voulons parler de celui qui porte, si souvent, tous les travers : rustre, « convoiteux », avare, indigne de confiance, malicieux ou, selon, un peu crétin sur les bords (cf de Brunain la vache au prêtre de jean Bodel).
Dans ces premiers usages, dans la littérature médiévale, le terme de vilain finira par désigner souvent autant le travailleur de la terre que celui sur lequel la société des valeurs et de la bienséance n’a aucune prise : une profession de tous les défauts et tous les préjugés, qu’elle cristallise sans doute d’autant plus que le monde médiéval tend à s’urbaniser (opposition « campagne/monde civilisé » ou encore « nature/culture » ?).
Quant au dragon, s’il a représenté plutôt, dans les premiers temps du moyen-âge central, une créature maléfique, ici et sous la plume de Marie de France, il incarne la raison. Il se fait même le représentant des hommes (éduqués, fortunés, nobles ?) pour les aider à tirer une leçon de sagesse : à défaut d’avoir le choix, méfions-nous toujours de ceux à qui nous confions nos avoirs.
Dou Dragon è d’un Villain
Or vus cunterai d’un Dragun K’un Vilains prist à compaignun ; E cil suvent li prometeit Qe loiaument le servireit. Li Dragons volut espruvier Si se purreit en lui fier, Un Oef li cummande à garder ; Si li dit qu’il voleit errer.
De l’Uef garder mult li pria E li Vilains li demanda Pur coi li cummandeit enssi : E li Draguns li respundi Que dedenz l’Uef ot enbatu Tute sa force et sa vertu, Tut sereit mort s’il fust brisiez.
Qant li Draguns fu eslungiez Si s’est li Vileins purpenssez Que li Hués n’iert plus gardez ; Par l’Oues ocirra le Dragun S’ara sun or tut-à-bandun. E qant li Oës fu despéciez Si est li Dragons repairiez ; L’eschaille vit gésir par terre, Si li cummencha à enquerre Purquoi ot l’Oef si mesgardé. Lors sot-il bien la vérité Bien aparçut la tricherie ; Départie est lur cumpaignie.
MORALITÉ
Pur ce nus dit icest sarmun, Q’à trichéour ne à félun Ne deit-l’en cummander sun or, N’abandunner sun chier thrésor ; En cunvoitex ne en aver Ne se deit nus Hums affier.
Traduction adaptation en français moderne
Or (à prèsent) vous conterai d’un dragon Qui vilain prit pour compagnon Et qui, souvent, lui promettait Que toujours il le servirait. Le Dragon voulut éprouver S’il pourrait vraiment s’y fier. Et d’un œuf lui confia le soin Pendant qu’il partirait au loin.
De garder l’œuf, tant le pria
Que le vilain lui demanda, Pourquoi il insistait autant. Lors, le dragon lui répondit Que dedans l’œuf il avait mis Toute sa force et sa vertu Et qu’il mourrait s’il fut brisé.
Quand le dragon fut éloigné Le vilain se mit à penser Que l’œuf il n’allait plus garder Mais qu’avec il tuerait le Dragon Pour lui ravir ses possessions. Une fois l’œuf dépecé Voilà dragon qui reparaît.
Voyant les coquilles à terre Il interroge le compère Sur les raisons de sa mégarde.
A découvrir, le vrai ne tarde Et mesurant la tricherie Il met fin à leur compagnie.
MORALITÉ
La morale de notre histoire Est qu’à tricheur ni à félon, On ne doit laisser son or, Ni ne confier son cher trésor,
Avares comme convoiteux
Tout homme doit se défier d’eux.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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