Archives par mot-clé : XIIe siècle

Fable médiévale : le chien et la brebis de Marie de France

dragon-moyen-age-fable-ysopets-marie-de-franceSujet  : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval,   pauvreté, justice, poésie satirique
Période  : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre :  Dou chien et d’une berbis  
Auteur    :   Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage    :    Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820, 

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionutour du  premier siècle de l’ère chrétienne, Caius Iulius Phaedrus, plus connu sous le nom de Phèdre, lègue à la postérité un grand nombre de fables. Il crée ses propres récits, mais, pour une grande part d’entre eux, marche dans les pas du grec Esope qui l’avait précédé de cinq-cents ans.

Ce double-héritage traversera le temps jusqu’au Moyen Âge pour y être repris, en partie, sous le nom d’Ysopets ou Isopets.  Ces petits récits où les personnages sont plantés par des animaux inspireront ainsi quelques auteurs médiévaux. A la fin du XIIe siècle, Marie de France  est l’un des plus célèbres d’entre deux.  Deux siècles plus tard,  au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps  s’y frottera aussi bien que dans une moindre mesure. Plus tard encore, au XVIIe siècle, par son talent stylistique hors du commun, Jean de  Lafontaine, donnera, à son tour,  à   ses fables antiques de nouvelles lettres de noblesse. Aujourd’hui, nous étudions ensemble la fable médiévale de Marie de France intitulée : dou chien et d’une brebis.

Ou comment les puissants  utilisent
la justice pour dépouiller les faibles

deco_fable_medievale_marie_de_franceOn trouve la trace de cette fable du Chien et de la Brebis chez Phèdre. Elle est , toutefois, reprise    dans des formes un peu différentes chez Marie de France. Chez les deux auteurs, la justice est instrumentalisée de manière perfide par les puissants, au détriment des faibles. En effet, ces derniers  n’hésiteront pas à  produire de faux témoins pour dépouiller la brebis, éternel symbole de pauvreté, d’innocence et de faiblesse. Dans les complices de la malversation, la poètesse franco-normande a ajouté un rapace, qu’on ne trouve pas chez Phèdre et qui vient renforcer cette idée de collusion des prédateurs.

La fin de la fable de Phèdre est aussi  plus heureuse puisque la Brebis paye ce qu’on lui réclame injustement  mais ne périt pas.   Egalement, le loup s’y trouve punit de son mensonge et la notion d’une justice transcendantale est mise en avant : les dieux le font tomber dans une fosse pour son mensonge. Chez Marie  de France, la fin est sans appel. L es pauvres et les faibles  sont sacrifiés par les puissants et on se partage leurs avoirs (et, même leur chair) entre prédateurs.   Faut-il y voir le simple reflet du pessimisme  de la poétesse ? On serait plutôt tenté d’y  décrypter l’influence contextuelle de maux de son temps qu’elle entend dénoncer ainsi, ouvertement.

Le Brebis, le chien et le loup chez Phèdre

Les menteurs n’évitent guère la punition de leurs méfaits. Un Chien de mauvaise foi demandait à la Brebis un pain qu’il soutenait lui avoir laissé en dépôt. Le Loup, cité comme témoin, affirma qu’elle en devait non pas un, mais dix. La Brebis, condamnée sur ce faux témoignage, paya ce qu`elle ne devait pas. Peu de jours après elle vit le Loup pris dans une fosse : « Voilà, dit-elle, comme les dieux récompensent le mensonge! »

 Les Fables de Phèdre, traduites par  par M. E. Panckoucke   (éd de 1864) 

fable-medievale-ysopet-marie-de-france-chien-berbis-moyen-age-vieux-francais-oil


Dou Chien et d’une berbis
dans l’oïl    franco-normand de Marie de France

Or cunte d’un Chien mentéour
De meintes guises trichéour,
Qui une Berbis emplèda
Devant Justise l’amena.
Se li ad un Pain démandei
K’il li aveit, ce dist, prestei;
La Berbiz tut le dénoia
E dit que nus ne li presta.
Li Juges au Kien demanda
Se il de ce nus tesmoins a
Il li respunt k’il en ad deus,
C’est li Escufles è li Leus.
Cist furent avant amenei,
Par sèrement unt afermei
Ke ce fu voirs que li Chiens dist:
Savez pur-coi chascuns le fist,
Que il en atendoient partie
Se la Berbis perdeit la vie.

Li Jugièrres dunc demanda
A la Berbis k’il apela,
Pur coi out le Pain renoié
Ke li Chienz li aveit baillié,
Menti aveit pur poi de pris
Or li rendist ainz qu’il fust pis.
La Chative n’en pot dune rendre
Se li convint sa leine vendre,
Ivers esteit, de froit fu morte,
Li Chiens vient, sa part enporte
È li Escoffles d’autre par;
E puis li Leus, cui trop fu tard
Ke la char entre aus detreite
Car de viande aveient sofreite.
È la Berbiz plus ne vesqui
E ses Sires le tout perdi.

Cest essample vus voil mustrer,
De meins Humes le puis pruver
Ki par mentir è par trichier,
Funt les Povres suvent plédier.
Faus tesmoignages avant traient,
De l’avoir as Povres les paient;
Ne leur chaut que li Las deviengne,
Mais que chascuns sa part en tiengne.

Du chien et de la brebis
Adaptation en français moderne

NB : nous avons fait le choix d’une adaptation libre et versifiée plutôt qu’une traduction littérale.

On conte d’un chien menteur
Aussi tricheur que trompeur,
Qui, au tribunal, attaqua
Une brebis pour qu’on la jugea.
Un pain elle devrait rembourser
Que, jadis, il lui a prêté.
La brebis nia sans délai :
« Jamais tel prêt ne lui fut fait !
Aussi, le juge requit du chien
Qu’il puisse produire un témoin.
 Le chien rétorqua, sentencieux :
« Milan et loup : ils  seront deux »
Ainsi, témoignèrent les compères 

Et, sous serment, ils affirmèrent
Qu’ils confirmaient du chien, les dires.
Savez-vous pourquoi ils le firent ? 
C’est qu’ils en tireraient partie
Si la brebis perdait la vie.

Lors, le juge demanda,
A la brebis qu’il convoqua
Pourquoi avoir nié qu’un pain
Lui fut bien prêté par le chien ?
C’était là piètre menterie
Qu’elle rende ce qu’elle avait pris !
La pauvrette qui n’avait rien
Dut vendre sa laine à bas prix.
C’était l’hiver elle en périt.
Le chien vint prélever sa part,
Puis le milan vint à son tour 
Et puis le loup, un peu plus tard,
Ainsi la chair fut partagée
Car de viande on avait manqué
Et c’en fut fait de la brebis
Que ces seigneurs avaient trahie. 

Moralité

Cet exemple nous montre bien
(et je pourrais en trouver maints)
Comment par ruse et perfidie
On traîne    les pauvres en plaidoirie
Leur opposant de faux témoins
Qui se payent sur leurs maigres biens.
Peu leur chaut de ce qu’il devienne,
Pourvu que chacun, sa part, prenne.


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Une citation de Jules Michelet sur les croisades et quelques mots sur le lyrisme en Histoire

citation-moyen-age-histoire-france-medievale-jules-micheletSujet : citation, monde médiéval, croisades, historien,  Godefroy de Bouillon, France médiévale, lyrisme,   littérature, roman national
Période :  Moyen Âge central, XIIe siècle, modernité
Auteur : Jules Michelet
Ouvrage : Histoire de France – 1833


“Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre et de dire : Ceci est bon. Il n’en est pas ainsi de l’homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu’il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et qu’il le tient enfin, l’objet adoré, il ne le reconnaît plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût, et soi-même. Alors ce n’est plus pour lui la peine de vivre ; il n’a réussi, avec tant d’efforts, qu’à s’ôter son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand il eut conquis l’Asie, et Alaric, quand il eut pris Rome. Godefroi de Bouillon n’eut pas plutôt la terre sainte qu’il s’assit découragé sur cette terre, et languit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous sommes tous en ceci Alexandre et Godefroi. L’historien comme le héros.”

Jules MicheletHistoire de France T2 – Suite de la croisade (1833)

citation-moyen-age-monde-medieval-croisades-jules-michelet-histoire-de-france


Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionil convient de prendre soin, en relisant Jules Michelet  (comme d’autres historiens du passé, du reste) de le resituer dans son temps, il demeure difficile de rester insensible à l’érudition et aux qualités de cet historien du XIXe siècle, haut en couleur et au caractère trempé. Encore aujourd’hui, sa monumentale   Histoire de France     impressionne par son contenu et son ambition.  Pourtant, au delà de ce vaste récit national  revisité à l’aulne de Michelet, ce qui frappe sans doute le plus, de prime abord, en feuilletant ses volumes, ce sont les talents stylistiques de ce dernier et l’intensité qu’il met  à  nous transmettre sa passion pour la France comme pour l’histoire.

Nous ne sommes pas les premiers à chanter les louanges littéraires de Jules Michelet.  Face à ses   parutions et notamment celle-ci, même ses nombreux détracteurs n’ont  eu d’autres choix que de s’incliner sur  ces aspects.  De fait, qui est sensible à la langue française et aux qualités de plume ne pourra que tomber sous le charme. Nous sommes face à un grand auteur. On a même souligné ce talent chez lui au risque d’éclipser, parfois son érudition au sujet de l’Histoire elle-même. « L’auteur de l’Histoire de France écrirait-il trop bien pour être honnête ? » se demandait le journaliste Jérôme Gautheret dans un article du   Monde de 2008, en saluant au passage la réédition de cette oeuvre de Michelet (l’Histoire de France de Michelet enfin réédité). La formule est triviale, mais elle résume assez bien l’idée.

 Un Roman national :
l’Histoire à l’aulne de Michelet

michelet-histoire-de-france-livre-historien-auteurSur le fond,   c’est un fait,  Jules Michelet est un homme de conviction. Il porte des valeurs fortes et entend les transmettre.  Certaines demeurent de son temps, d’autres nous semblent, aujourd’hui,   venir au secours de notre modernité et vouloir l’éclairer. Par dessus tout, notre homme aime la république, comme il aime la nation  et ce qui l’a forgée. Il sait aussi la France cimentée par sa langue sous les apports des peuples multiples qui l’ont formée. Sa continuité est ailleurs.

Plus qu’avoir simplement écrit une histoire de France, Michelet l’a forgé  sur son enclume comme un artisan. Avec son cœur, sa fougue et le feu de ses convictions, il y a fait entrer ses vérités,  La patine qui en résulte n’a pas été et n’est toujours pas du goût de tous. Elle a toujours fait polémique. Revisitée à la lumière de l’histoire actuelle, elle emporte aussi quelques inexactitudes. Bien sûr, son objectivité et ses prises de positions fortes ont été largement questionnées. On ira même jusqu’à le traiter d’imposteur. Entre toutes les critiques qui suivront,  on finira par lui reprocher, de manière presque consensuelle, d’avoir été à l’origine d’une Histoire de la France romancée et même romanesque et idéalisée : un « roman national » que les temps suivants se chargeraient bientôt de mettre copieusement à bas.


« Cette œuvre  mémorable, d’environ quarante ans, fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France. »

Jules Michelet  –   Histoire de France – préface de 1869


Le souffle lyrique de Michelet

Quoiqu’il en soit,  si l’idéologie n’est évidemment pas absente  des ouvrages de Michelet et si son roman national  a essuyé, depuis, de sérieux contre pieds,  il demeure évident que personne ne pourra priver l’homme de son talent.  A  près de 200 ans des  premiers tomes  de son Histoire de France,  un puissant souffle lyrique traverse encore  cette oeuvre de part en part. Toute proportion gardée, c’est un peu comme si une certaine culture antique et médiévale de la chronique historique venait prendre le pas, par endroits, sur un style plus neutre et encyclopédique qu’on pourrait attendre, de nos jours, d’un projet de cette ambition. Nous sommes face, ici, à une Histoire qui se raconte avec élan et qui résonne comme autant d’histoires imbriquées. L’historien y assume pleinement la place de  véritable auteur et, se faisant, il se double aussi d’un « (hi)story teller »,   un conteur.

Une tradition lyrique en histoire

Nous ne ferons pas ici l’historiographie d’une certaine tradition lyrique et littéraire  en Histoire. Elle ne débute pas avec Michelet.  Elle ne s’arrêtera pas avec lui. Une fois les éléments bien posés d’une méthodologie historique, elle se poursuivra même, jusqu’à nous, dans une proportion  variable (et un attachement inégal), en fonction de la sensibilité de chaque historien. Sous le poids de l’académie ou d’une certaine épistémologie, s’il fallait poser la question : « l’Histoire devrait-elle ennuyeuse pour être sérieuse ? » La réponse serait, à coup sûr, non. Au risque de quelquefois diluer la vérité dans ses effets (à quoi vigilance commande) la discipline subit aussi les exigences (pédagogiques  ou passionnées) de sa propre transmission.

Entre passion et transmission

michelet-histoire-de-france-livre-historien-auteur_002Qu’on nous passe le jeux de mots, mais si l’histoire est faite de la chair de ses chercheurs et de ses hommes, elle a aussi  ses chaires, ses têtes blondes et ses auditoires. Certes, elle est liée inextricablement et historiquement à la littérature, mais elle est aussi entrée dans le monde de l’éducation par la grande porte. Nous l’avons déjà dit, c’est à la fois un science de l’homme et une matière scolaire. A ce  titre, elle reste une discipline de la passation et il faut bien qu’elle en assume pleinement les contingences :  intelligibilité, nécessité et volonté de partage, mais encore passion de ses hommes et conscience aigüe, pour la plupart d’entre eux, de l’importance de la perpétuation d’une conscience historique pour une juste  compréhension du présent et une meilleure préparation de l’avenir.  Bien des historiens modernes pourraient tomber d’accord sur cette dernière dimension. Au milieu du XXe, souvenons-nous d’un  Lucien Febvre  qui s’enflammait tout entier pour un combat pour l’Histoire. Il aurait, lui aussi, de nombreux héritiers.

Pour apporter de l’eau au moulin de cette histoire attachée au style  qui entend  s’ouvrir à l’autre, en soignant sa plume et ses effets, on pourra encore évoquer, plus proche de nous,  certaines pages de  Georges Duby  ou  de manière plus parlante encore, certains extraits de son « Temps des Cathédrales » (papier ou télévisuel). Chez lui comme chez Michelet ou bien d’autres, on retrouvera,  dans  ce souffle lyrique d’une histoire qui s’enflamme, une volonté d’entraîner dans ses plus belles envolées, l’intérêt pour le passé autant que la passion pour l’histoire.  De son côté, le lecteur ou l’auditeur ne pourra que s’en délecter, même s’il ne devra pas, pour autant, désarmer son sens critique. Peut-être même devra-t-il,  l’exercer plus encore  ; la beauté d’un effet de style ou la plus belle des anecdotes ne devraient jamais faire perdre de vue totalement la complexité des faits et toutes  leurs nuances.   

En vous souhaitant une belle journée.
Fred

Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Guillaume IX d’Aquitaine : une biographie du tout premier troubadour avec Gérard Zuchetto

poesie-medievale-troubadour-guilhem--Poitiers-Guillaume-IX-Aquitaine-moyen-ageSujet : musique médiévale, biographie, troubadours,  portrait, vidas, naissance de l’art des troubadours
Auteur  médiéval   :  Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine   (1071-1126)
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle
Ouvrage :   La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s. Gérard Zuchetto, éd Tròba Vox, 2020 (2e édition)

Bonjour  à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaoilà longtemps que nous nous étions promis de  tirer le portrait de Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine, seigneur et poète que l’histoire nous désigne encore comme le tout premier troubadour du Moyen Âge. « A tout seigneur, tout honneur », notre plaisir est, aujourd’hui, doublé puisque  c’est avec  Gérard Zuchetto que nous allons  le faire. Ce talentueux musicologue, chanteur et musicien chercheur, spécialiste de ces questions  nous fait, en effet, la grande faveur de nous autoriser à partager, ici, un extrait de son ouvrage  La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours des XIIe-XIIIe siècles :  celui qui concerne, justement, la présentation du comte Guilhem de Peiteus, ainsi que des éléments de sa biographie .

Quelques notes sur le débat des origines

deco_medievale_enluminures_trouvere_Où et comment naissent les idées et les formes culturelles ? C’est un thème cher aux ethnologues ou  aux anthropologues culturels, comme on les nomme quelquefois. Concernant l’origine de l’art des troubadours, ce vaste sujet a été balayé plus qu’à son tour par les médiévistes et les folkloristes, depuis le XIXe siècle.  On pourrait même se divertir à la lecture de certaines envolées  ou  oppositions entre certains débats nord/sud (de France) ou encore entre orientalistes et occidentalistes. Il suffit, pour cela, de marcher dans les traces de l’historiographie et, par exemple, de relire quelques passages de l’Histoire des trouvères du très normand et, sans doute, un peu partisan, Abbé Delarue pour mesurer la taille de certains grands écarts entre hypothèse d’un art provençal ex-nihilo et revendications d’origines nordiques et celtiques.

Un poète de langue d’oc peut en cacher un autre ?

Avant notre comte Guillaume, n’y-a-t-il eu « quelques épaules de géants pour lui  permettre de voir plus loin » ? Sans même s’éloigner du pays d’Oc et concernant la reconnaissance d’une paternité entière de l’art des troubadours  à notre cher coens de Poetieus, on pourrait, avec  Maria Dimistrescu,  se poser la question de la possible influence, sur la poésie de notre noble seigneur, de certains de ses contemporains, et notamment  de    Eble II de Ventadour

Selon la médiéviste, l’homme,  lui-même vicomte de Ventadorn et vassal de Guilhem, aurait pu être, pour ce dernier et pour d’autres, une sorte de mentor en poésie. C’est en tout cas la thèse qu’elle défendit  à la fin des années 60.   Elle  alla même au delà de la simple idée d’inspiration en formant l’hypothèse que certaines chansons attribuées à notre troubadour du jour auraient  bien pu avoir été reprises par lui, mais écrites de première main, par cet autre poète et seigneur languedocien (voir  Èble II de Ventadorn et Guillaume IX d’Aquitaine – Cahiers de civilisation médiévale n°43 (1968), Maria Dimistrescu).   Il faut dire que le  double   registre de notre troubadour « bifronte », capable de manier, avec virtuosité, grivoiserie et courtoisie, pouvait avoir de quoi dérouter. Quoiqu’il en soit, l’hypothèse soulevée par la médiéviste ne put jamais véritablement être tranchée. En l’absence de sources écrites d’époque permettant de l’établir, elle a donc rejoint le rang des spéculations invérifiables (infalsifiables dirait Popper) et à ce jour,  Guillaume IX d’Aquitaine n’a  pas été officiellement détrôné de son statut légitime de premier des troubadours.

Mais alors quoi ? Pour le reste, cet art des troubadours, est-ce une forme culturelle totalement ex-nihilo ? Est-ce encore une variation, une adaptation, un « contrepied », un art qui naît à la faveur de la féodalité et de ses nouvelles normes politiques et relationnelles, ou encore une réponse, qui pourrait prendre, par endroits, des allures de contre feu  à la réforme grégorienne   (voir Amour courtois : le point avec 3 experts  ou encore   réflexions sur la naissance de l’amour courtois) ? Tout cela est possible mais, au delà de toute hypothèse et avec 800 à 900 ans de recul, il résulte que l’art des troubadours fait encore figure de nouveauté culturelle aux formes originales : nouvel exercice littéraire,  nouvelle façon de versifier, nouveaux codes qui vont promouvoir, au moins dans le verbe, de nouveaux modèles relationnels, de nouvelles  formes du sentiment amoureux, etc…

La Tròba de Gerard Zuchetto
ou l’invention lyrique occitane des troubadours

Laissons  là le  grand débat des origines sur l’art des troubadours.  Il est nécessairement complexe comme le sont tous les objets culturels et leur circulation. Il est temps de s’engager  sur  les pas du comte, pour lever un coin du voile sur sa personnalité, son art et quelques uns de ses vers, accompagné de notre érudit du jour, Gerard Zuchetto, en le remerciant encore chaleureusement de cette contribution.

chanson-poesie-medievale-livre-troba-biographie-traduction-art-des-troubadours-gerard-zuchetto-moyen-ageAvant même de lui laisser la parole, précisons que son ouvrage dont est tiré ce portrait de Guillaume IX d’Aquitaine, comte de Poitiers, est toujours disponible à la vente en librairie ou en ligne.  Il a même fait l’objet d’une toute nouvelle édition en 2020.

Au format broché, vous y découvrirez plus de 800 pages sur le sujet des troubadours.  En dehors de votre librairie habituelle, vous pourrez le trouver en ligne au lien suivant :   La troba : L’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe siècles.  Inutile d’ajouter que nous vous le recommandons vivement.

Sur ce, nous vous laissons  en bonne compagnie,  en  vous souhaitant    une  excellente lecture.


Une biographie de Guilhem de Peiteus   – Guilhem de Poitiers  par  G Zuchetto.

Farai un vers de dreg nien
Je ferai un vers sur le droit néant

Qu’eu port d’aicel mestier la flor
Car moi je porte de ce métier la fleur

L’inventeur !

L’un des premiers troubadours connus fut un des plus grands seigneurs de l’Europe médiévale : lo coms de Peiteus, Guilhem, septième comte de Poitou et neuvième duc d’Aquitaine, né en 1071.
Lorsqu’il hérite de son père, en 1086, le Poitou, la Gascogne, l’Angoumois et le Limousin, des territoires immenses  entre Nord et Sud, de l’Anjou aux Pyrénées, et d’Est en Ouest du Massif central à l’Atlantique, ses domaines sont bien  plus importants que ceux du roi de France, Philippe Ier, qui ne contrôle réellement à la même époque qu’un petit fief  autour de Paris, Etampes et Orléans, la “little France”, pour les Anglais, une île.
Bon chevalier d’armes, jovial et vantard, le fier vicomte du Limousin est poète. Il chante pour réjouir ses companhos, compagnons de batailles et de distractions.

Companho farai un vers [pauc] convinen
et aura·i mais de foudatz no·i a de sen
et er totz mesclatz d’amor e de joi e de joven.

Compagnons, je ferai un vers peu convenable
et il y aura plus de folie que de bon sens
et il sera tout mêlé d’amour, de joie et de jeunesse !

Pour chanter amor, joi e joven, le seigneur de Poitiers l’exprime en romans, terme qui désigne la langue occitane en opposition au latin :

Merce quier a mon companho
s’anc li fi tort qu’il m’o perdo
et eu prec en Jesus del tron
et en romans et en lati.

Je demande merci à mon compagnon
si jamais je lui fis tort qu’il me pardonne
et je prie Jésus sur son trône
en romans et en latin.

A l’exemple des joglars, ces jongleurs-musiciens aux multiples talents qui allaient par les chemins vendre leurs services, mais avec la finesse du lettré, ce grand trichador de domnas se joue des mots et les versifie adroitement pour plaire aux  dames et les tromper : Si·m vol midons… Ma dame veut me donner son amour, je suis prêt à le prendre, à l’en remercier,  à le cacher, et à la flatter et à dire et faire ce qu’il lui plaît, et à honorer son mérite et à élever ses louanges…Guilhem  annonce ainsi l’aube du trobar :

Mout jauzens me prenc en amar
un joi don plus mi volh aizir…

Très joyeux je me prends à aimer
une joie dont je veux jouir davantage…

premier-troubadour-biographie-guillaume-aquitaine-poesie-chanson-medievale-moyen-ageA l’amour légitime, Guilhem, qui s’était marié avec Ermengarda d’Anjou, puis avec Filipa, veuve du roi d’Aragon,  préfère l’amour hors du contrat social et politique, l’amour hors du mariage-arrangement organisé par la classe  seigneuriale et béni par l’Église. Au légat pontifical Girart, évêque d’Angoulême, entièrement chauve, qui lui fit  reproche de ses “liaisons dangereuses” avec la vicomtesse de Chatellerault, surnommée la dangeroza, il rétorqua : “Tu pourras peigner tes cheveux sur le front avant que je répudie la vicomtesse !”

Le comte est “Ennemi de toute pudeur et de toute sainteté”,    écrit Geoffroy Le Gros, un chroniqueur de l’époque. Ce libertin joyeux et fanfaron, n’est pourtant pas un rustre, il recommande à ses auditeurs et surtout au fin aman, l’amant pur :

Obediensa deu portar
a manhtas gens qui vol amar
e conve li que sapcha far
faitz avinens
e que gart en cort de parlar
vilanamens.

Il doit montrer obédience / obéissance
à maintes gens celui qui veut aimer
et il lui convient de savoir accomplir
des faits avenants
et de se garder, à la cour, de parler
comme un vilain.

Guilhem invente les mots-clefs et les règles du trobar, et il se vante d’être le premier, l’inventeur. Et, sûr de sa valeur de trobador e d’amador, il tient à exposer son métier : “J’ai nom Maître infaillible et jamais ma maîtresse ne m’aura une  nuit sans vouloir m’avoir le lendemain car je suis si bien instruit en ce métier, et je m’en vante, que je puis gagner mon  pain sur tous les marchés.” Il se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie.

Guilhem de Peiteus, l’homme politique et chef d’Etat, ne fut ni un grand batailleur, ni un conquérant zélé. Au retour d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, sentant sa fin proche, le poète écrivit son adieu au monde, Pois de  chantar…, en tant que troubadour, comte de Poitiers et chrétien. Guilhem mourut à Poitiers le 10 février 1126 après  quarante ans de règne, et l’on suppose qu’il fut enterré en l’abbaye de Saint-Jean-l’Évangéliste à Montierneuf.

La biographie tardive résume sa vie en quelques lignes laconiques :
Lo coms de Peiteus si fo uns dels maiors cortes del mon e dels maiors trichadors de domnas, e bon cavalier d’armas e   larcs de domneiar ; e saup ben trobar e cantar.
Le comte de Poitiers fut l’un des plus grands courtois du monde et le plus grand trompeur de dames, et bon chevalier d’armes et généreux en amour; et il sut bien trouver et chanter.

Sur les onze vers connus de Guilhem de Peiteus, seuls deux poèmes nous ont été transmis avec les mélodies en notation  carrée :   Companhos farai un vers pauc convinen et Pois de chantar m’es pres talens.

deco_medievale_enluminures_trouvere_Le début de la mélodie Pois de chantar m’es pres talens… se retrouve dans le jeu de Sainte Agnès, un mystère du XIVe siècle écrit en langue d’oc, dont le planctus, Bel senher Deus tu sias grasitz…, comporte cette indication : Et faciunt  omnes simul planctum in sonu comitis pictavensis. La chanson de Guilhem, ou bien sa façon de chanter, devait avoir  marqué les mémoires, pour être imitée plus de deux cents ans après ! Dès les premiers chants courtois nous sont posées les questions d’interprétation des troubadours : comment chanter, dire ou réciter les poèmes lyriques ? Quelquefois les auteurs eux-mêmes ou les chroniqueurs de l’époque nous donnent des éléments de réflexion : Orderic Vital, historiographe, contemporain de Guilhem rapporte que ce dernier “en homme joyeux et plein d’esprit récita souvent ses   misères de captivité en compagnie de rois et de personnages importants en déclamant des vers rythmés avec des    modulations subtiles.” [Historia Ecclesiastica X 21] Ces “modulations” faisaient-elles référence à un jeu de voix exagéré  de comédien ou bien à une imitation virtuose des ornementations mélodiques de la liturgie ?

Guilhem, qui avait délaissé le latin de l’Église, s’était-il amusé à détourner la musique liturgique en composant des poèmes sur des airs existant déjà dans les tropes et les versus, par défi et pour réjouir ses compagnons ?

Les Maîtres du troubar  :  Guilhem de Peiteus   – Guilhem de Poitiers (1071-1126) –  La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s.   (Tròba Vox, 2020)

Gérard Zuchetto

Sources :
Manuscrit (s) à notation musicale : STMart. fol. 51v ; F : Chigi fol 81
Principale (s) édition (s) : Jeanroy Alfred, Les Chansons de Guillaume IX duc d’Aquitaine, Paris, 1913 et 1927 (Ed. Champion) ; Durrson Werner, Wilhelm von  Aquitanien. Gesammelte Lieder, Zurich, 1969 ; Pasero Nicolo, Gugliemo IX, poesie, Modena, 1973 (Società tipografica editrice Modenese) ; Bezzola Reto Guillaume IX et les origines de l’amour courtois, Paris, 1940 (Romania vol. LXVI) ; Payen Jean- Charles, Le Prince d’Aquitaine. Essai sur Guillaume IX et son oeuvre, Paris, 1980 (Champion)
Miniature : BNF Ms. fr.12473, fol.128


Au sujet de Gérard Zuchetto, voir également Mos cors s’alegr’ e s’esjau    de Peire Vidal     et  Quan Veil la lauzeta mover de Bernart de Ventadorn.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

D’un dragon et d’un vilain : une fable médiévale de Marie de France sur la cupidité

dragon-moyen-age-fable-ysopets-marie-de-franceSujet  : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval,   vilain, dragon, convoitise,   cupidité
Période  : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre :  Dou Dragon è d’un Villain    
Auteur    :   Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage    :    Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820, 

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons, aujourd’hui,  pour le XIIe siècle avec une fable de Marie de France. Il y sera question de vilenie, de trahison, mais aussi d’un œuf de dragon renfermant bien des trésors dont la confiance d’un animal mythique et l’utilisation qu’il en fera pour mettre à l’épreuve un faux ami.

Un autre vilain littéraire « archétypal »

On  reconnaîtra, dans cette poésie sur le thème de la défiance et de la cupidité,  ce « vilain archétypal » de la littérature médiévale  du XIIe siècle. Nous voulons parler de celui qui porte,  si souvent, tous les  travers   : rustre,   « convoiteux »,   avare, indigne de confiance,  malicieux ou, selon, un peu crétin sur les bords (cf de Brunain la vache au prêtre de jean Bodel).

deco-dragon-medievale-bestiaireDans ces premiers usages, dans la littérature médiévale, le terme de vilain finira par désigner souvent autant le travailleur de la terre que  celui sur lequel la société des valeurs et de la bienséance n’a aucune prise :  une profession  de tous les défauts et tous les préjugés, qu’elle cristallise sans doute d’autant plus que le monde médiéval tend à s’urbaniser (opposition « campagne/monde civilisé »  ou encore « nature/culture »  ?).

Avec le temps et au cours des XIIIe et XIVe siècles, cette image viendra se nuancer largement pour donner lieu à des archétypes plus variés du vilain : sagesse populaire, bon sens,  espièglerie même (voir le vilain qui conquis le paradis en plaidant). Le terme sera aussi dissocié, par certains auteurs médiévaux, du statut social et de la fonction paysanne pour devenir un trait qui ne réside que dans les actes : « Nus n’est vilains, se de cuer non. Vilains est qui fet vilonie. » (des chevaliers, des clercs et des vilains  le vilain dans les fabliaux et la littérature du moyen-âge).

Quant au dragon,  s’il a représenté  plutôt, dans les premiers temps du moyen-âge central, une créature maléfique, ici et sous la plume de Marie de France, il incarne la raison. Il se fait même le représentant des hommes (éduqués, fortunés, nobles ?) pour les aider à tirer une leçon de sagesse :  à défaut d’avoir le choix,  méfions-nous toujours de ceux à  qui nous confions nos avoirs.

dragon-fable-medievale-ysopet-marie-de-france-moyen-age-vieux-francais-oil


Dou Dragon è d’un Villain

Or vus cunterai d’un Dragun
K’un Vilains prist à compaignun ;
E cil suvent li prometeit
Qe loiaument le servireit.
Li Dragons volut espruvier 
Si se purreit en lui fier,
Un Oef li cummande à garder ;
Si li dit qu’il voleit errer.

De l’Uef garder mult li pria
E li Vilains li demanda
Pur coi li cummandeit enssi :
E li Draguns li respundi
Que dedenz l’Uef ot enbatu
Tute sa force et sa vertu,
Tut sereit mort s’il fust brisiez.

Qant li Draguns fu eslungiez
Si s’est li Vileins purpenssez
Que li Hués n’iert plus gardez ;
Par l’Oues ocirra le Dragun
S’ara sun or tut-à-bandun.
E qant li Oës fu despéciez
Si est li Dragons repairiez ;
L’eschaille vit gésir par terre,
Si li cummencha à enquerre
Purquoi ot l’Oef si mesgardé.
Lors sot-il bien la vérité
Bien aparçut la tricherie ;
Départie est lur cumpaignie.

MORALITÉ

Pur ce nus dit icest sarmun,
Q’à trichéour ne à félun
Ne deit-l’en cummander sun or,
N’abandunner sun chier thrésor ;
En cunvoitex ne en aver
Ne se deit nus Hums affier.

Traduction   adaptation en français moderne

Or (à prèsent) vous conterai d’un dragon
Qui vilain prit pour compagnon
Et qui, souvent, lui promettait
Que toujours il le servirait.
Le Dragon voulut éprouver
S’il pourrait   vraiment s’y fier.
Et d’un œuf lui confia le soin 
Pendant qu’il  partirait au loin.

De garder l’œuf,   tant le pria
Que le
  vilain lui demanda,
Pourquoi   il insistait autant.
Lors,  le dragon lui répondit
Que  dedans l’œuf il avait mis
Toute sa force et sa vertu
Et qu’il mourrait s’il fut brisé.

Quand le dragon fut éloigné
Le  vilain se mit à penser
Que l’œuf   il n’allait plus garder
Mais qu’avec  il tuerait le Dragon
Pour lui ravir  ses possessions.
Une fois l’œuf   dépecé
Voilà  dragon qui reparaît.
Voyant    les coquilles à terre

Il  interroge   le compère
Sur les raisons  de sa mégarde.
A découvrir, le vrai ne tarde

Et mesurant la tricherie
Il   met fin à leur compagnie.

MORALITÉ

La    morale de notre histoire
Est qu’à tricheur  ni à félon,
On ne doit laisser son or,
Ni    ne  confier    son cher trésor,
Avares comme convoiteux
Tout homme doit se défier d’eux.


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.