Archives par mot-clé : XIIe siècle

Saluts d’Amour, un peu de courtoisie médiévale dans un monde brutal

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, troubadours, langue d’oïl
Période : Moyen-âge central XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Salut d’amour, Douce Dame salut vous mande
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au XIIIe siècle et dans la France des trouvères pour y découvrir une rare pièce d’amour courtois. L’auteur nous est demeuré anonyme mais nous la disons rare parce qu’assez peu de traces écrites nous sont parvenues de ce genre poétique éphémère du Moyen Âge central appelé les « Saluts d’amour ».

Les saluts d’amour des troubadours aux trouvères

La pièce courtoise du jour accompagnée d'une enluminure du Codex Manesse (Manessische Handschrift, Große Heidelberger Liederhandschrift début XIVe siècle)

Les saluts d’amour forment un genre de pièces courtoises à part dans la littérature médiévale des XIIe au XIVe siècles. Le fine amant y salue généralement la dame de son cœur et loue ses qualités. Le plus souvent, ces pièces sont aussi tournées de façon à appeler une réponse de la dame en question.

On trouve l’origine de ces poésies courtoises dans la littérature provençale et chez les troubadours. Les plus anciennes qui nous soient parvenues sont, en effet, rédigées en langue d’Oc : Raimbaut III comte d’Orange et Arnaud de Mareuil ont inauguré le genre au XIIe siècle. Le XIIIe siècle assistera à l’émergence de saluts d’amour en langue d’oïl. Comme d’autres formes issues de l’art des troubadours du sud de France, les trouvères s’en sont donc vraisemblablement inspirés pour en composer à leur tour. C’est le cas de celui que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’il est en langue d’oïl.

Les saluts d’amour dans la poésie médiévale

Les Saluts d’Amour étaient-ils très répandus. Peu de pièces de ce type nous sont parvenues (7 du côté des troubadours occitans et provençaux pour 12 en langue d’oïl en provenance des trouvères) mais il est possible qu’ils aient circulés oralement et que les traces écrites ne reflètent pas leur popularité d’alors. Ce fut, à tout le moins, l’avis du philologue Paul Meyer qui, dans le courant du XIXe siècle, mentionnait aussi la présence d’allusions à ces pièces amoureuses dans d’autres documents (1).

Si certaines de ces poésies courtoises médiévales se sont peut-être perdues en route, il faut constater que le salut d’amour est tombé assez vite en désuétude puisqu’on n’en retrouve plus, dans cette forme, après le XIIIe et les débuts du XIVe siècle.

Le Salut d'amour dans le manuscrit ms Français 837 de la BnF
« Douce Dame Salut vous mande« , Salut d’amour dans le ms Français 837 (voir sur Gallica)

Des pièces trempées d’amour courtois

Déclarations amoureuses ou même encore quelquefois, évocations de la douleur de la séparation et de l’éloignement, les saluts d’amour restent trempés de lyrique courtoise. Dans la pièce du jour, datée du XIIIe siècle, on retrouvera d’ailleurs tous les codes habituels de l’amour courtois.

Le loyal amant y remet sa vie entre les mains de la dame convoitée. Il louera ses grandes qualités et sa beauté et la suppliera de céder à ses avances. Les médisants trouveront aussi bonne place dans ce salut d’amour. C’est un autre classique de la lyrique courtoise. Les méchants, les jaloux et les persifleurs œuvrent, sans relâche, dans l’ombre des amants pour contrecarrer leurs plans et mettre en péril leur idylle ; quand l’amour courtois est sur le point de naître ou de s’épanouir calomnies, médisances et complots ne sont jamais bien loin (voir, par exemple, cette chanson médiévale de Gace Brûlé) .

Aux sources médiévales de la poésie du jour

Pour ce qui est des sources médiévales de ce salut d’amour, nous vous renvoyons au manuscrit ms Français 837 conservé à la BnF. Ce riche recueil de textes du XIIIe siècle contient de nombreux fabliaux, dits, contes et poésies diverses.

Plus près de nous, on peut retrouver cette poésie médiévale en graphie moderne dans un ouvrage du médiéviste et chartiste Achille Jubinal : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  1835.


« Douce Dame Salut vous mande »,
un Salut d’Amours en langue d’oïl

NB : quelques clés de vocabulaire devraient vous aider à percer les mystères de cette poésie courtoise. Dans son ensemble, elle demeure, vous le verrez, relativement intelligible.

Douce dame, salut vous mande,
Cil qui riens née ne demande
Fors vostre amor s’il pooit estre.
Or proi à Dieu le roi célestre,
Que ma poiere soit oïe,
Et M’oroison sont essaucie.
Tout premier vous vueil-je géhir,
Les maus que m’i fetes sentir.
Je ne dormi bien a .j. mois,
Ne ne fui une seule fois
Qu’il ne me souvenist de vous.

Tant sui-je por vous angoissous,
Que vous m’estes adès
(sans cesse) devant,
Et en dormant et en veillant,
Et en quelque lieu que je soie
M’est-il avis que je vous voie ;
Quar quant je regard votre afaire
(votre personne, vos manières)
Vos biaus iex et vo cler viaire,
Vos cors qui si est avenanz,
Adonc me mue toz li sanz.

D’amors m’i point une estincele,
Au cuer par desouz la mamele,
S’il qu’il me covient tressuer
(je suis en nage),
Et mult sovent color muer.
C’est la fins, vous le di briefment ;
Et tel pain, n’en tel torment
Ne puis vivre se ne m’aidiez.
Por Dieu, aiez de moi pitiez,


Douce dame, je vous aim tant,
Vo douz regart, vo douz samblant,
Que se j’estoie rois de France,
Et s’éusse partout poissance,
Tant vous aim-je d’amor très fine,
Que je vous feroie roine,
Et seriez dam de la terre.
E Diex ! Ci a mult male guerre :
Je vous aim et vous me haez.
Com par sui ore home faez
(ensorcelé),
Quant j’aim cele qui ne m’adaingne
(qui me juge indigne d’elle) ;
Mès Sainte Escripture l’ensaingne
C’on doit rendre bien por le mal
Tout ainsinc sont li cuer loial.
Si vous pri, dame, par amors,
Que de vous me viengne secors.
Or n’i a plus fors vo voloir ;
Vous pri que me fetes savoir
Prochainement et en brief tans,


Tout coiement ; por mesdisans
Je redout trop l’apercevoir
Quar il ne sevent dire voir
Et si sont la gent en cest mont
Qui plus de mal aux amanz font.
On n’i a plus, ma douce amie :
Et vous gist ma mort et ma vie ;
Ce que miex vous plera ferai,
Ou je morrai ou je vivrai.
Li diex d’amors soit avoec vous,
Qui fet les besoingnes à tous,
Et si vous puist enluminer
(illuminer),
Que ne me puissiez oublier.
Explicit Salut d’Amours


(1) voir Le salut d’amour dans les littératures provençales et françaises. Paul Meyer, Bibliothèque de l’École des chartes, 1867.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez les premiers vers de notre poésie courtoise dans le Ms Français 837 de la BnF (XIIIe siècle). Quant à l’enluminure ayant servi à illustrer ce Salut d’Amour dans notre illustration, elle est extraite du très populaire Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand magnifiquement enluminé, daté des débuts du XIVe siècle est encore connu sous le nom de manuscrit de Paris. Il reste, à date, l’un des plus important témoignage de la poésie lyrique médiévale allemande.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

A la découverte d’une des Premières Révoltes Paysannes médiévales

Sujet : jacquerie, paysans, révolte paysanne, poésie médiévale, anglo-normand, vieux français, langue d’Oïl, littérature médiévale.
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, an mil
Auteur : Robert Wace
Ouvrage : Roman de Rou et des Ducs de Normandie par Robert Wace, publié pour la première fois par les Manuscrits de France et d’Angleterre. Frédéric Pluquet, 1827 (Edouard Frère Editeur, Rouen).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, pour faire écho à la révolte paysanne qui gronde en France et jusqu’aux portes de Bruxelles, nous vous proposons un texte médiéval. Daté de la dernière partie du XIIe siècle, il s’agit d’un extrait du Roman de Rou du poète anglo-normand Wace (ou Gace). Son auteur nous conte comment les serfs et les petites gens des campagnes d’alors se lièrent entre eux contre les seigneurs et les abus du pouvoir en place, dans une tentative d’affranchissement.

On découvrira, au passage, les contraintes que le poète porte aux crédits des travailleurs de la terre de l’an mil. Certes, les temps ont changé mais, à lire Wace, les paysans normands de cette période voyaient déjà peser sur leur dos normes, taxes, bureaucraties et contraintes variées qui résonnent, d’une manière particulière, dans le contexte actuel. Vous en jugerez.

Naissance d’une révolte paysanne en l’an mil

Rédigé par Wace autour de 1160-1170, le Roman de Rou et des ducs de Normandie est une chronique historique en vers qui reprend l’histoire et la génèse du duché de Normandie depuis Rollon et l’épopée viking. L’attribution de la totalité de cette œuvre à Wace a été contestée depuis par certains érudits.

On trouve notre extrait du jour souvent cité dans les manuels historiques et littéraires, sans doute parce qu’il est assez représentatif des premiers tentatives d’affranchissement des serfs. Les abus et les contraintes que leur faisaient peser le pouvoir des seigneurs et des nobles d’alors y sont aussi dépeints de manière assez explicite par Wace. C’est un détail linguistique mais il semble également que cette pièce voit la notion de « bocage » apparaître pour la première fois en littérature française médiévale.

Aux sources médiévales du Roman de Rou

La Révolte paysanne de l'an mil dans le manuscrit médiéval ms 375 : Roman de Rou et des ducs de Normandie

Vous pourrez retrouver le Roman de Rou de Wace dans un certain nombre de manuscrits médiévaux conservés à la BnF ou même encore à la British Library. Pour l’extrait du jour, nous avons choisi le manuscrit ms Français 375 de la BnF. Cet ouvrage consultable sur Gallica présente un ensemble de poésies, de pièces littéraires et de romans divers datés des XIIe au XIIIe siècles. Ce manuscrit ancien est lui-même daté de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle.

Pour situer historiquement cet extrait du Roman de Rou, nous sommes sous le règne naissant de Richard II de Normandie, entre la toute fin du Xe siècle et le début du XIe siècle. Wace nous la raconte donc un peu moins d’un siècle plus tard.


La Jacquerie des paysans normands

N’aveit encore guere regné
Ne guaires n’aveit duc esté
Quant el païs surst une guerre
Ki dut grand mal faire en la terre.

Li païsan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement
Ne ki les mut premierement
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenu plusurs parlemen
Tel parole vunt conseilant
S’il la poent metre en avant
Que il la puissent a chief traire.
Ki as plus hauz faire cuntraire
Privéement ont porparlè
E plusurs l’ont entre els juré
Ke jamez, par lur volonté,
N’arunt seingnur ne avoé.

Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poent aveir od els raisun,
Ne lur gaainz, ne lur laburs ;
Chescun jur vunt a grant dolurs.
En peine sunt e en hahan
Antan fu mal e pis awan
Tote jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises.

Tant i a plaints e quereles
E custummes viez e nuveles
Ne poent une hure aveir pais
Tut jur sunt sumuns as plais :
Plaiz de forez, plaiz de moneies
Plaiz de purprises, plaiz de veies,
Plaiz de biés fair, plaiz de moutes,
Plaiz de defautes, plaiz de toutes.
Plaiz d’aquaiz, plaiz de graveries,
Plaiz de medlées, plaiz d’aïes.

Tant i a prevoz e bedeaus
E tanz bailiz, vielz e nuvels,
No poent avier pais une hure :
Tantes choses lur mettent sure
Dunt ne se poent derainier !
Chascun vult aveir sun lueier
A force funt lur aveir prendre :
Tenir ne s’osent ne defendre.
No poent mie issi guarir :
Terre lur estuvra guerpir.
Ne puent aveil nul guarant
Ne vers seignur ne vers serjant :
Ne lur tiennent nu cuvenant.

« Fiz a putain, dient auquant.
Pur kei nus laissum damagier !
Metum nus fors de lor dangier ;
Nus sumes homes cum il sunt,
Tex membres avum cum il unt,
Et altresi grans cors avum,
Et altretant sofrir poum.
Ne nus faut fors cuer sulement ;
Alium nus par serement,
Nos aveir e nus defendum,
E tuit ensemble nus tenum.
Es nus voilent guerreier,
Bien avum, contre un chevalier,
Trente u quarante païsanz
Maniables e cumbatans. « 

Roman de Rou et des Ducs de Normandie, Wace
(chap 1, vers 815 à 880, op cité)

Traduction en français actuel

NB : l’anglo-normand reste une langue relativement difficile à percer avec un simple bagage en français moderne. Nous vous proposons donc une traduction de cet extrait. Pour la suite, vous pouvez vous reporter au Roman de Rou (opus cité) ou encore à l’article de Louis René et Michel de Boüard (1).

Il n’avait encore guère régné
Et n’était duc que depuis peu
Quand au pays survint une guerre
Qui fit grand mal à la terre.

Les paysans et les vilains
Ceux du bocage (des bois) comme ceux de plaines
Je ne sais sous quelle impulsion
Ni qui les y poussa en premier lieu
Par vingt, par trentaine et par cent
Ont tenu plusieurs assemblées
Ils y délibèrent d’un projet,
Qui, s’ils pouvaient le mener bien
Et le réaliser,
Pourrait contrarier de nombreuses personnes en haut lieu.
En privé, ils ont convenu
Et se sont jurés entre eux
Que jamais, de leur propre volonté,
Ils n’auraient seigneur, ni avoué (protecteur noble, représentant généralement les abbayes et églises).

Les seigneurs ne leur causent que du mal
Les paysans ne peuvent s’en sortir
Ni par leurs gains, ni par leur labeur.
A chaque jour, vient son lot de souffrances,
Ils triment et ahanent sans trêve
Si naguère fut mal, c’est pire à présent.
Chaque jour, ils voient leurs bêtes prises,
Pour des aides ou pour des services.


On les afflige de tant de plaintes et de querelles
de tant de coutumes vieilles et anciennes
Qu’ils ne connaissent jamais de trêve.
Chaque jour, on leur fait des procès :
Procès de forêts, procès de monnaies
Procès à propos des voies ou des chemins
Procès de biefs (usage des cours d’eau) ou de droit de mouture,
Procès pour défaut, procès de saisie
Procès pour service de guet, procès pour les corvées
Procès pour des altercations, procès pour des aides…

Il y a tant de prévôts et d’huissiers,
Tant de baillis, anciens et nouveaux
Qu’on ne leur laisse aucun répit.
On les charge de tant de griefs,
Qu’ils ne peuvent s’en disculper.
Chacun veut prélever son loyer sur leur dos,
On leur prend leurs avoirs de force
Et les paysans n’osent résister, ni se liguer contre cela,
De sorte qu’ils ne pourront jamais s’en sortir.
Il ne leur restera qu’à déserter le pays.
Impossible de trouver un protecteur
Ni du côté du seigneur, ni vers son sergent
qui ne respectent jamais leur parole.

« Fils de p…, disent certains,
Pourquoi nous laissons-nous malmener ?
Mettons nous hors de leur portée,
Nous sommes des hommes tout comme eux
Comme eux, nous avons des bras et des jambes
Comme les leurs, nos corps sont robustes
Et nous pouvons résister tout autant qu’eux.
Il ne nous manque que du cœur au ventre.
Faisons un serment d’alliance,
Défendons nous et nos avoirs,
Et tous ensemble soutenons-nous.
Et s’ils veulent nous faire la guerre
Nous avons bien, contre un chevalier
Trente ou quarante paysans,
vaillants, solides et combattants.


Une répression dans le sang et la violence

L’épisode de cette première jacquerie, comme beaucoup d’autres, fut réprimé dans la violence et par le fer, au détriment de toute justice. Les actions sanglantes furent menées de la main de Raoul comte d’Evreux, agissant pour le duc de Normandie alors tout jeune. Le nom de ce dernier ne fut pas entaché semble-t-il, de cette répression qui étouffa la révolte paysanne dans l’œuf. On le nomma, en effet, plus tard « Richard le bon ».

Au XIXe siècle, Eugène Bonnemère, historien et auteur de l’Histoire des paysans (1) parle de tortures effroyables, de mains tranchées et d’yeux arrachés, etc… (toutes proportions gardées, cela pourrait rappeler des souvenirs pas si lointains à certains gilets jaunes ). Selon l’auteur du XIXe siècle, le comte d’Evreux ne s’arrêta pas là. Plomb fondu et empalement vinrent se joindre à la répression mais il prit bien soin de renvoyer chez eux certains émissaires éborgnés et diminués afin qu’ils dissuadent les autres serfs de rêver de liberté.

Fort heureusement, la Ve république n’est pas encore allée jusque là avec nos agriculteurs même si le positionnement dissuasif et malencontreux de quelques engins blindés aux abords du marché de Rungis avait pu faire craindre la pire des escalades. De leur côté, les paysans sont restés pacifiques dans leurs manifestations. Ils ont aussi démontré qu’ils savaient jouer les blocus à distance, en évitant les affrontements directs trop près de la capitale.

Serfs sous la houlette d'un contremaître agriculteur, Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle
Enluminure : serfs sous la houlette d’un préfet (contremaître désigné par le Seigneur)
Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle.

Vers une asphyxie de la France rurale et agricole

Pour rester encore un peu sur l’actualité, le contexte n’est, bien sûr, pas le même que celui de notre extrait. Nous sommes à plus de huit siècles du roman de Wace. Pourtant, certains rapprochements ne peuvent s’empêcher de venir à l’esprit. Asphyxiés, nombre de nos paysans ne vivent plus qu’à grand peine de leur labeur. On ne compte plus le nombre d’exploitations qui se voient contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’agriculteurs qui mettent fin à leur jour.

Incohérences technocratiques, injonctions de productivité dans un océan de normes, politique de prix sans cesse révisée à la baisse et rentabilité nulle, les lois de la grande distribution comme la mondialisation font mal et la bureaucratie en rajoute. Dans ce contexte, le nombre d’heures de labeur abattues ne suffit pas à combler le fossé et dans le monde paysan, on s’use souvent sans trêve, pour bien peu.

Ajoutons à cela une politique européenne qui laisse entrer, par la grande porte, des marchandises à prix cassés, en provenance de pays non soumis aux règles drastiques imposées à nos agriculteurs. La logique d’un marché à 27 pays avec d’énormes disparités économiques entre eux battait déjà de l’aile mais l’ouverture à tous les vents fait craindre le pire. Tout cela commence à faire beaucoup et on comprend la réaction du monde agricole et de nos paysans d’autant qu’au delà de leur seule condition, la souveraineté alimentaire reste au centre du débat.


A propos des jacqueries et des révoltes paysannes, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Notes

(1) La Normandie Ducale dans l’œuvre de Wace, Supplément aux annales de Normandie, Louis René, de Boüard Michel. (1951).
(2) Histoire des paysans depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tome 1, Eugène Bonnemère, Edition F Chamerot, Paris (1856)

NB : Sur l’image d’entête vous retrouverez la page de garde du Roman de Rou dans la Ms Français 375 de la BnF


Comment le roi doit prendre soin de ses sujets dans le Secret des Secrets du Pseudo Aristote

Sujet : miroir des princes, précis politique, littérature politique, guide moral, bon gouvernement, roi, devoirs politiques, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale.
Période : Moyen Âge central (à partir du Xe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration du « Secretum Secretorum« , en français, « Le Secret des Secrets« . Au Moyen Âge central, cet ouvrage moral et politique connut un véritable succès. Il y est question d’une supposée correspondance entre Aristote et l’empereur Alexandre le Grand.

Aucune source historique fiable n’ayant, à ce jour, permis de rattacher le philosophe grec à cet ouvrage, la seule certitude qui nous reste est son origine arabe, autour du Xe siècle. Le nom de celui qu’on pensait être son auteur original a donc cédé la place depuis, à un Pseudo-Aristote.

« Miroirs des princes »
et littérature médiévale à usage politique

Précis des règles de bon gouvernement et de bonne conduite en matière politique, guide à l’usage du puissant empereur Alexandre dont la réputation et les faits ont traversé le Moyen Âge en continuant d’inspirer le respect, le Secret des Secrets s’est répandu en Europe à partir des des XIIe et XIIIe siècles et jusqu’aux suivants. Il l’a fait d’abord dans des traductions latines, puis dans des versions en langage vernaculaire, dont le vieux français.

Il n’est pas le seul ouvrage de la sorte. Le Moyen Âge central occidental a été friand de « miroirs des princes » comme on nomme alors souvent ce genre littéraire médiéval moral et politique. Le Kitab Sirr Al-Asrar » ou livre des secrets l’atteste (même s’il déborde, par endroits, du simple sujet de ce type de traité). Il faut également noter qu’on retrouve également ces guides éducatifs à usage politique dans la littérature perse et arabe de la même période. Nous avons eu l’occasion de croiser ce sujet en abordant l’œuvre du conteur et poète Mocharrafoddin Saadi.

Le Secrets des Secrets, chap XXIII avec une enluminure du manuscrit médiéval Nouvelle Acquisition Français 18145  de la BnF

De l’écoute et de la nécessaire compassion
du roi envers les misères de son peuple

Le passage du Secretum Secretorum que nous avons choisi aujourd’hui pourrait paraître presque de circonstance. Il touche, en effet, à l’écoute, la compassion ( on nous parle même « d’amour ») nécessaires d’un roi envers ses sujets et leurs misères. Certains tristes épisodes républicains récents continuent peut-être d’être dans les esprits à ce propos. Inutile d’épiloguer.

Au delà, il est aussi question pour le souverain de savoir déléguer ce pouvoir délicat à un « prudhomme », autrement dit un homme d’expérience, de mérite et de bien, digne de l’exercer et qui soit proche du peuple. Les remaniements en matière d’exécutif français depuis une paire d’années, pourraient sembler teinter d’ironie ce conseil venu du Moyen Âge et de plus de dix siècles en arrière, mais, là encore, chacun sera libre de projeter ses propres attentes, espoirs ou désespoirs sur l’actualité. Tenons-nous en, de notre côté, au cadre médiéval.

Nous sommes donc au Moyen Âge, en terre de croyances et le Pseudo-Aristode est là pour nous le rappeler. Comme il se doit, le créateur veille, guide et récompensera le juste souverain. En contrepartie (on le verra en d’autres endroits du Secret des Secrets), le Tout Puissant punira durement le prince outrecuidant par l’échec, la chute et la disgrâce.


Comment le roi doit subvenir à ses sujets
extrait du Secretum Secretorum

« Je te prie treschier fils que tu doyes souvent enquerir de la neccessité de tes povres subgés et que par ta bonté, tu souviengnes a tes povres subgés en leur neccessité. D’autre part, tu dois eslire uns homme qui soit preudoms et qui aime Dieu et justice et qui sache la langue de tes subgés, auquel tu commettes le gouvernement de tes subgés et qu’il le gouverne piteusement et en amour. Et se ainsi le faiz, tu feras le plaisir de ton créateur et sera la garde de ton royaume et la leesce de tes subgés. »

Comment le roi doit soubvenir à ses subgés, Le Secret des Secrets, édition commentée; Denis Lorée (op cité), chap XXIII

Traduction de ce passage en français actuel

« Je te prie, très cher fils, de souvent t’enquérir des besoins de tes pauvres sujets et que; par ta bonté, tu subviennes à tes pauvres sujets dans la nécessité. D’autre part, tu dois nommer un homme qui soit de grande honnêteté et de valeur et qui aime Dieu et la Justice et qui connaisse aussi la langue de tes sujets, à qui tu confies le gouvernement de tes sujets afin qu’il les gouverne avec compassion et avec amour. Et s’il le fait de la sorte, tu feras le plaisir de ton créateur, tu protégeras ton royaume et obtiendra la la joie (reconnaissance) de tes sujets. »


Sources manuscrites médiévales

Le chapitre du Secrets de Secrets dans le manuscrit médiéval NA fr 18154
Le manuscrit Nouvelle Acquisition Fr 18145, XVe s (consulter en ligne sur Gallica)

En matière de sources manuscrites, notre choix s’est encore porté sur le manuscrit médiéval Nouvelle Acquisition Fr 18145 de la BnF, daté du XVe siècle. On y trouve quelques belles enluminures représentant Aristote et Alexandre le Grand. Pour l’entête d’article et l’illustration, nous avons opté pour celle représentant Dieu apparaissant à Alexandre sur le champ de Bataille en entête du chapitre XXV du manuscrit.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Le roi tué par un cochon, une leçon magistrale d’histoire médiévale

Sujet   : monde médiéval, histoire médiévale, anthropologie, histoire culturelle, symbole, cochon, animaux, régicide, capétiens, royauté française, anthropologie, médiéviste.
Période : Moyen âge central, XIIe et XIIIe siècle
Ouvrage : Le roi tué par un cochon (Edition du Seuil, 2015)
Auteur : Michel Pastoureau

Bonjour à tous,

e 13 octobre 1131, le jeune prince Philippe, fils et héritier direct de Louis VI le gros déambule à cheval, avec quelques uns de ses gens, dans les rues de Paris. Est-il lancé dans un galop imprudent ? Joue-t-il à se courser avec l’un de ses écuyers ? Les chroniqueurs hésitent.

Pourtant, par un funeste tour du destin, un porc errant viendra se prendre dans les pattes de sa monture, faisant choir le futur roi alors âgé de 15 ans. Quelques heures plus tard, le terrible drame s’abat sur la couronne : le jeune Philippe est mort des suites de ses blessures. Il était l’ainé choyé du souverain. La royauté avait mis en lui tous ses futurs espoirs et même s’il avait été déjà sacré à Reims en 1129, il ne règnera jamais sur la France contre toutes les attentes de son géniteur, Louis VI.

Enluminure de l'accident du roi Philippe dans le Ms 677 de la ville de Besançon - Chronique anonyme, en langue française, depuis la création du monde jusqu'en 1384 (Fin du XIVe s)
,
Enluminure de l’accident du prince Philippe dans le Mss 677 de la ville de Besançon – Chronique anonyme, en langue française (fin du XIVe siècle)

Quand le destin des capétiens croisa
celui d’un porc « envoyé du diable »

L’événement pourrait passer pour anodin et la « grande histoire » l’a même un peu oublié, mais c’eut été sans compter sur la présence de Michel Pastoureau. Partant du funeste accident, le médiéviste va dérouler ici toute son érudition pour nous entraîner dans un voyage au cœur du Moyen Âge central. Il y mettra même ses larges connaissances des bestiaires, des héraldiques, des couleurs et des symboles du monde médiéval au service d’une hypothèse étonnante : sous l’apparence du simple accident urbain, ce « porcus diabolicus », comme le nomment certains chroniqueurs d’alors, cet animal infâme, ce porc envoyé du diable aurait-il pu, à ce point, affecter le destin de la lignée capétienne pour que, se pensant souillée et presque maudite, elle cherche finalement à se laver de l’infâmie, et à se racheter aux yeux de Dieu, en se drapant de nouveaux symboles propices à conjurer le sort :

  • D’un côté, le lys, celui de la mère des mères, la vierge Marie, fleur des fleurs du culte marial naissant,
  • De l’autre, le bleu roi, couleur de la lumière divine, qui avait déjà occupé Michel Pastoureau dans son histoire des couleurs.

    Conjugués, ces deux symboles puissants et protecteurs, s’imposeront, en effet, tous deux, quelque temps après l’incident, sur les habits royaux les plus symboliques de la couronne de France.

Ombre et souillure d’un cochon diabolique

Dans une grande aventure, pour passer au crible son étonnante hypothèse, Michel Pastoureau donnera dans ce livre une leçon magistrale de nouvelle histoire, en liant chronologies, histoire des symboles et des mentalités et bien entendu, approche anthropologique et historique.

Enluminure d'un cochon errant tirée de, Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant (KA16, Koninklijke Bibliotheek),
Cochon errant dans la forêt, enluminure (1350), Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, manuscrit conservé à la Bibliothèque Royale de la Haye.

Il nous parlera du lourd deuil du père du prince : Louis VI le gros a-t-il, par ses exactions et ses conduites par trop libertine, suscité la colère de Dieu ? Il abordera encore la question du possible poids qu’aura fait peser cet héritage du frère défunt sur l’autre fils qui par là, deviendra rien moins que le nouveau roi de France, Louis VII. Suivons un peu Michel Pastoureau sur les traces de ce règne qui, sans le porc errant n’aurait jamais du avoir lieu.

Louis VII ou le règne maladroit d’un héritier de circonstance

Peu préparé à ses fonctions, ce roi par accident, accumulera les maladresses. D’un naturel très pieu et d’un caractère peu amène, il se fâchera avec le pape et d’autres encore, entrera en conflit ouvert avec Thibaut de Champagne. En 1143, et dans le cadre de ses passes d’armes d’avec le puissant comte, les gens de Louis VII seront même à l’origine des terribles incidents conduisant au drame de l’église de Vitry-en-Perthois : un millier de villageois en furent victimes et périrent brûlées en les murs de l’édifice religieux où ils s’étaient réfugiés. Pour le souverain, il fallut bien au moins un départ aux croisades pour tenter d’expier l’horreur de cette tragédie, mais son voyage oriental ne se soldera par aucune victoire flamboyante et bien plutôt par des déroutes.

Enfin, et c’est encore une pierre à l’édifice de sa déroute, Louis VII le jeune ratera totalement son mariage (arrangé par son père), avec Aliénor d’Aquitaine. Il se montrera incapable de concevoir un héritier (ils auront cependant deux filles). Mauvais assortiment, natures incompatibles, jalousie trop grande de Louis le Jeune ou frivolité d’Aliénor ? L’union finira par un divorce qui verra la belle, deux ans plus tard, conclure un remariage avec le roi Henri II d’Angleterre (autre terrible disgrâce). De neuf ans son cadet, le souverain anglois donnera à Aliénor de nombreux descendants dont un nombre incomptable de fils, autre disgrâce par procuration pour Louis VII. L’ombre du porc maléfique encore lui et la punition divine planerait-elle sur tout cela, mais surtout sur l’esprit ou les dispositions psychologiques de la lignée capétienne ? Michel Pastoureau tient son fil et nous le suivons avec plaisir et même, à plus d’un tour, une certaine jubilation. Le sujet est passionnant et l’historien ne perd pas son fil pour le rendre crédible.

Un exercice de synthèse érudit et réjouissant

Le roi tué par un cochon, livre d'histoire médiévale de Michel Pastoureau

Afin de servir sa démonstration, le médiéviste fera encore des détours par l’histoire des croisades, les bestiaires médiévaux et notamment l’histoire du porc domestique. Fort répandu dans les villes d’alors, l’animal les nettoie de sa grande voracité. Nous visiterons également avec l’auteur, la symbolique médiévale attachée au cochon, en opposition à celle de son cousin sauvage le sanglier, qu’on affronte à la chasse et dont on tire quelques mérites guerriers. Michel Pastoureau en profitera encore pour disgresser sur le statut du porc et les interdits comparés qui pèsent sur sa consommation dans différentes cultures et religions en tentant de donner des pistes à leur propos : porc attaché à la souillure, porc omnivore, porc (trop) proche de nous du point de vue anatomique, etc…

On croisera encore, dans cet ouvrage finalement très dense, de grands personnages historiques comme Bernard de Clairvaux ou l’abbé et homme d’état Suger animés de leurs propres enjeux. On y sera gratifié d’un bonne dose d’historiographie sur l’incident et on en ressortira copieusement instruit sur l’héraldique, la nature végétale des symboles royaux français contre les animaux préférés par les royaumes de l’Europe d’alors.

Faire de l’histoire sérieuse avec des choses triviales

Pour conclure, on a même un peu de mal a restituer la richesse et la densité de ce petit ouvrage tant Michel Pastoureau y a mis d’information, en faisant des détours et des parenthèses toujours passionnantes sans perdre de vue longtemps son hypothèse. Il reste de ses érudits intarissables qui sait tenir ses lecteurs et ses auditeurs en haleine.

Au passage et pour les apprentis- chercheurs en sciences humaines, il donnera aussi une belle leçon de méthodologie, en démontrant comment à partir d’une hypothèse et de choses qui pouvaient sembler, à première vue triviales, on peut faire sérieusement de la science historique. Dans l’exercice, il aura fait, dans le même temps la nique à l’histoire classique ou « la grande histoire » comme on a pu la nommer, en interrogeant, une fois de plus ses fondements, pour établir dans la lignée de ses pairs, les Duby ou les Le Goff que les dates et les faits importants ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Finalement, pour boucler la leçon de méthode et sur le terrain de l’épistémologie, la falsifiabilité de Poppers demeurera au centre de la conclusion de cet ouvrage ; l’hypothèse, par certains aspects, cocasse, de ce porcus diabolicus et son influence sur les emblèmes royaux de la France capétienne et du bleu de la France actuelle restera une hypothèse, sauf à trouver plus d’éléments ou de documents capables de l’avérer ou de l’infirmer. Entre-temps, le médiéviste nous aura donné beaucoup de plaisir, au long d’un ouvrage qui reste parfaitement accessible à tout type de publics et dont on sent aussi, à son ton plus d’une fois amusé, qu’il a pris beaucoup de plaisir à l’écrire.

Comment se procurer cet ouvrage ?

Ce livre de Michel Pastoureau est disponible au format poche chez Points. Il fait un peu moins de 300 pages mais aucun caractère n’y est perdu. Voici un lien utile pour l’acquérir : le roi tué par un cochon, Michel Pastoureau, Edition Points (2018). Si vous préférez écouter cet ouvrage, notez qu’il est également disponible chez Audible en forma audio, lu par Olivier Martinaud et paru chez l’éditeur Le livre qui parle.

Découvrir d’autres ouvrages de Michel Pastoureau :

 En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : le détail d’enluminure sur l’image d’en-tête est tiré du manuscrit médiéval Royal 16 G VI de la British Library d’Angleterre. Daté du milieu du XIV siècle et superbement illuminé, cette longue série de manuscrits médiévaux présente une édition révisée des Grandes Chroniques de France.