Archives de catégorie : Auteur anonyme

La littérature médiévale est abondante et quantité de textes nous sont parvenus. Pourtant, dans les manuscrits anciens et les sources de cette période, de nombreux auteurs sont aussi demeurés anonymes. Cette rubrique leur est consacrée.

Vous pourrez y découvrir des textes, poésies, fabliaux médiévaux (en vieux français, en occitan, ou dans d’autres langues anciennes), commentés, traduits et sourcés.

Quatrain : l’homme de raison & l’homme de cour

Sujet :  poésies courtes,  quatrain, poésie satirique, moyen français, XVe siècle, Moyen Âge tardif, auteur anonyme.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un quatrain qui, tout bien considéré, pourrait être de circonstances. Demeurée anonyme, cette poésie courte nous provient du Moyen Âge tardif. Elle est tirée d’une compilation de pièces médiévales qu’on peut retrouver dans l’ouvrage : « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne » (édition de 1748 chez André Joseph Panckoucke Libraire).

Si toute la première partie de cet ouvrage reproduit la Danse aux aveugles de Pierre Michault, ce quatrain demeuré anonyme apparait dans sa deuxième partie, aux cotés de quelques autres poésies courtes et proverbe du même type. Ces pièces viennent en prélude d’un texte intitulé : Le Petit Traittiet du Malheur de la France et demeuré, lui aussi, anonyme. De notre côté et au vue du contexte, il nous est bien difficile de nous retenir de trouver dans ce quatrain, quelques accents d’actualité.


Poésie médiévale Quatrain anonyme

L’homme vivant selon raison,
Considéré le temps qui court,
Est plus aisé en sa maison
Que ne sont ceux qui sont en Court.

Quatrain anonyme du XVe siècle


Vie normale vs vie curiale

Ce quatrain oppose la tranquillité et la sagesse d’une vie normale aux vicissitudes d’une vie de cour, proche des couloirs du pouvoir. Historiquement, cette critique de la vie curiale, déjà présente dans la littérature du Moyen Âge central, le devient encore plus à l’approche du Moyen Âge tardif. On se souvient au XIVe et XVe siècles des envolées d’un Eustache Deschamps sur ce même sujet, du Dit de Franc Gontier de Philippe de Vitry ou encore du Curial de Alain Chartier dont voici un court extrait :

« Les abus de la court et la manière des gens curiaux sont telz que jamez homme n’y est souffert durer sans estre corrumpu, ou n’y est souffert soy eslever s’il n’est corrumpable« . (…) « Telz sont les ouvraiges de court, que les simples y sont mesprisez, les vertueux enviez et les arrogans orgueilleux en perilz mortelz« . Le Curial, Alain Chartier

Dans le reste du passage, Chartier donnera mille détails pour exhorter son frère à préférer sa vie paisible et à se tenir, le plus éloigné possible, des folies de la cour.

Une enluminure de la cour de Bourgogne

Sur l’image en-tête d’article, le président de la république française Emmanuel Macron reçoit des mains de son conseil scientifique, un 60eme rapport sur la situation sanitaire, établissant la nécessité absolue d’un 14eme confinement. Bon ça va, je plaisante… Cette enluminure est tirée du Cod. 2549, Romance ou Chronique de Girart de Roussillon. Elle représente le duc de Bourgogne Philippe le Bon en train de recevoir la chronique. Ce manuscrit ancien, daté du milieu du XVe est conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne de Vienne.

Une belle journée
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Quant je parti de m’amie, une pièce courtoise du Codex de Montpellier h196

Enluminure amour courtois

Sujet :   codex de Montpellier,  musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, vieux-français,  chants polyphoniques, motets, fine amor, traduction.
Période :   XIIIe siècle, Moyen Âge central
Titre:  
Quant je parti de m’amie
Auteur :   Anonyme
Interprète :  Ligeriana
Album : 
De Amore – Polyphonie française du XIIIe siècle  (2005)

Bonjour à tous,

armi les manuscrits de musiques et de chansons médiévales que nous explorons, le précieux Codex de Montpellier se pose comme un des plus grands témoignages des chants polyphoniques du Moyen Âge central, particulièrement du XIIIe siècle.

Référencé H196 à la Bibliothèque Historique de Médecine de Montpellier où il est encore conservé, ce chansonnier ancien contient plus de 340 pièces, dont 275 motets, rondeaux et pièces en vieux français, annotés musicalement. Très courtes, les compositions vocales et instrumentales du manuscrit de Montpellier ont pour thème principal la lyrique courtoise et se présentent comme autant de petites odes à cette expression amoureuse du Moyen Âge central. Quant je partie de m’amie, le motet que nous vous proposons aujourd’hui n’y déroge pas.

Codex de Montpellier, chanson médiévale courtoise

Une séparation douloureuse pour deux amants

Le poète nous y contera ici sa séparation contrainte d’avec son aimée. Il ne nous en donne pas la cause, mais comme il n’est pas rare qu’une certaine courtoisie fleurte avec les interdits sociaux (dame déjà engagée ou d’un milieu social plus élevé, amants en proie aux médisants et aux dénonciations), on peut en imaginer les raisons (sans avoir le moyen de les établir). Pour ce qui est de la référence à la fin’amor, s’il n’est pas question dans ce motet de désir en attente ou d’espoir de la part du prétendant, mais bien de séparation définitive, l’attitude de ce dernier reste celle de l’amant courtois. Plus victime passive et en souffrance qu’acteur de la relation, il nous assure même qu’il se tiendra toute sa vie dans la douleur inconsolable de cette déchirure.

Pour la version en graphie moderne de ce motet, nous continuons de nous appuyer sur l’ouvrage de Gaston Raynaud : Recueil de motets français des XIIe & XIIIe siècles, Tome premier (Bibliothèque française du Moyen Âge – 1881). Quant à son interprétation, elle nous fournira l’occasion de vous présenter une nouvelle formation de grande qualté : l’Ensemble médiéval Ligeriana.

Quant je parti de m’amie par l’Ensemble Ligeriana

Ligeriana, la passion des musiques médiévales sous la direction de Katia Caré

Fondé dans le courant de l’année 2000 par la chanteuse, flutiste, soliste et directrice Katia Caré, l’ensemble Ligeriana a exploré, depuis, un répertoire largement centré sur le Moyen Âge central. Depuis 20 ans, au plus proche des manuscrits et de l’ethnomusicologie, la formation et sa directrice ont ainsi mis à l’honneur la musique médiévale des XIIe et XIIIe siècle, avec même des incursions sur la fin du haut-Moyen Âge.

Ensemble de musiques anciennes Ligeriana

Au cours de sa belle carrière, Ligeriana a déjà gratifié son public et la scène médiévale de 9 albums de haut vol. Ces productions s’étendent sur des thèmes aussi variés que les musiques carolingiennes, les chansons de toiles, les musiques sacrées de l’Espagne médiévale, mais aussi la place de la dame et de sa « voix » dans la lyrique courtoise et encore d’autres belles anthologies et florilèges de pièces en provenance du Moyen Âge. Quant à sa directrice, si son grand parcours l’a amenée à faire de nombreuses recherches autour de la musicologie et des manuscrits médiévaux, il faut aussi rappeler ses contributions à quantité d’autres productions. On pourra ainsi la retrouver aux côtés de l’Ensemble Perceval, mais encore de l’Ensemble Sanacore et enfin, sans être exhaustif, dans plusieurs albums au côté de Gérard Zuchetto.

Visitez le site de l’Ensemble Ligeriana pour suivre leur actualité

De Amore – Polyphonie française du XIIIe siècle,
Le Manuscrit de Montpellier

Sorti en 2005 chez Calliope, pour un enregistrement à l’Abbaye royale de Fontevraud, daté de 2004, cet album du Ligeriana propose pas moins de 29 pièces pour 30 motets issus du Codex H196.

Album de musique médiévale, codex Montpellier

Superbe tribut au codex de Montpellier, De Amore – Polyphonie française du XIIIe siècle a été qualifié par Le Monde de la Musique de véritable anthologie du célèbre chansonnier médiéval. Le magazine n’a pas été le seul à saluer cette sortie puisque Katia Caré et sa formation ont reçu, à cette occasion comme à d’autres, les honneurs mérités de la scène des musiques anciennes et médiévales. Aux côtés des musiciens de talent ayant contribué à cet hommage au chansonnier de Montpellier, on aura plaisir à retrouver Guy Robert, complice de longue date de la directrice, notamment dans le cadre de l’Ensemble Perceval.

A noter que cette belle performance vocale et musicale de Ligeriana est encore disponible et éditée. Voici un lien utile pour acquérir cet album en ligne : De Amore – Polyphonie française du XIIIe s, Le Manuscrit de Montepellier

Artistes et musiciens ayant participé à cet album

Katia Caré, Florence Carpentier, Estelle Filer, Déborah Flornoy,
Caroline Montier, Laure Pierredon, Yves Lenoir (voix), Caroline Montier (organetto), Jean Luc Lenoir (vièle, harpe, jeu de cloches), Guy Robert (harpe, luth médiéval, percussion).


Quant je parti de m’amie
motet dans le Vieux-Français du XIIIe siècle

Quant je parti de m’amie,
Si li dis qu’en desconfort
Seroie toute ma vie
Mès li amoros recort
Du soulas et du deport
Et de sa grant cortoisie
N’en tout les maus que je port.
Mès ce me greva trop fort
Quant vint a la departie,
Et je li dis
« A Diu !amie »
plourer la vi, si m’a mort.

Traduction en français moderne de ce motet

Quand je me suis séparé de mon aimée,
Je lui ai dit que, dans la désolation,
Je demeurerai tout le reste de ma vie.
Mais le souvenir amoureux
(le doux souvenir)
Du réconfort et de la joie
Et de sa grande courtoisie
N’en ôte pas pour autant les douleurs que je porte.
Mais ce qui m’affligea le plus
Quand vint le moment de la séparation,
Et que je lui dis,
«Adieu, mon amour!»
Je l’ai vue pleurer, et cela m’a meurtri.

En vous souhaitant une  excellente journée

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Greensleeves, emmenée par l’énergie des mythiques Jethro tull

Sujet : musique ancienne, folk, chanson traditionnelle anglaise, version musicale
Période : XVIe siècle, début de la renaissance, toute fin du Moyen Âge.
Titre : Lady Greensleeves, Greensleeves to a Ground, Greensleeves
Groupe : Jethro Tull
Album : Christmas album (2003)

Bonjour à tous,

Voilà bien longtemps que nous n’avions posté de nouvelles versions de la célèbre chanson anglaise Greensleeves. Comme il n’est pas rare que cette pièce, plus renaissante que médiévale, revienne, outre-Manche ou même outre-Atlantique, dans des albums de chants de Noël, le partage de son interprétation par le groupe Folk Rock Jethro Tull nous a semblé tout indiqué à l’approche des fêtes.

Une mélodie & une chanson indémodable

Cette chanson qui demeure, sans doute, une des plus populaires du répertoire folk et traditionnel anglais a traversé le temps pour inspirer des dizaines et des dizaines de groupes célèbres de par le monde. Compositeurs classiques, ensembles de musiques anciennes, formations de la scène folk ou celtique, on la retrouvera même encore dans des répertoires plus inattendus. On pense, par exemple, à ses inspirations largement plus Jazz chez le grand John Coltrane.

En France, nul n’a, bien sûr, oublié le Port d’Amsterdam de Jacques Brel et plus proche de nous, la chanteuse Nolwenn Leroy lui prêtait encore sa voix. Pour tout savoir de cette chanson traditionnelle et ancienne d’anthologie, de son histoire à ses paroles, nous vous renvoyons à l’article que nous lui avions déjà consacré : Greensleeves, ballade folk traditionnelle anglaise.

Greensleeved, la version de Jethro Tull

Les Jethro Tull, légende de la scène folk rock progressif

Formé dans le courant de l’année 1967, le groupe anglais Jethro Tull allait, bientôt, devenir un ensemble mythique des 70’s. Entraîné par la créativité débridée de Ian Anderson, par sa voix unique et ses belles envolées de flûtes traversières, la formation connut une carrière de plus de 40 ans qui allait s’achever, en terme de discographie, sur l’album du jour. Sur la scène, ils allaient continuer à faire le bonheur de leurs fans jusqu’à l’année 2011. On le pensait définitivement dissous après sa date, mais en 2018, à l’occasion de l’anniversaire des 50 ans du groupe, Ian Anderson créa la surprise en montant sur scène avec un Jethro Tull nouvelle formule, un excellente nouvelle pour les millions d’aficionados de la formation britannique.

Jethro Tull ensemble musical

The Jethro Tull Christmas Album

C’est donc en 2003 que le groupe Folk Rock Progressif décida de faire tribut, à sa manière, à la période des fêtes et aux chants de Noël. Avec quelques 16 pièces de choix, ce Christmas Album demeure unique en son genre. Du point de vue des compositions, il présente un mélange de pièces et chansons maison signées Ian Anderson, ainsi que des morceaux pris dans le répertoire des musiques folk, traditionnelles ou anciennes anglaises. On y trouve également des pièces de Gabriel Fauré, Felix Mendelssohn et JS Bach.

Une signature unique pour un album de Noël tout sauf classique

Un album de musiques traditionnelles et anciennes par Jethro Tull

Derrière l’intention plutôt classique de proposer album de Noël, rien ne l’est dans l’interprétation. Ce Christmas Album conserve le style et l’empreinte indélébile de la formation anglaise. Signature 200% Jethro Tull donc. Il est tout entier inspiré et habité par le vent du rock progressif des 70’s et du folk, avec, bien sûr, la magie de Ian Anderson et ses départs de flûtes solo qui font décoller l’écoute vers les hauteurs.

En définitive, c’est exactement le genre d’album qui, avec l’arrivée de Noël, pourrait bien épater, vos amis fans de Genesis, Led Zeppelin, Yes, et autres groupes mythiques des seventies, tout en restant écoutable en toute saison. Du point de vue distribution, on le trouve encore à la vente en version CD. Attention, toutefois, aux imports « collector » qui peuvent s’arracher à prix d’or. Sinon, à plus petits budgets, il est également disponible en version MP3 plus abordable. Voici un lien utile pour plus d’informations à ce sujet : The Jethro Tull Christmas Album.

Membres de Jethro Tull sur cette production

Ian Anderson (chant, flûtes, guitare acoustique, mandoline, piccolo, percussions), Martin Barre (guitares), Jonathan Noyce (basse), Andrew Giddings (claviers, accordéon), Doane Perry (batterie)

Titrée Greensleeved (contre l’habituel Greensleeves), la version de la mythique chanson par les Jethro Tull se situe dans la continuité de cet album qui est, toute à la fois, un voyage original dans la période de Noël, un couronnement de la longue carrière de la formation anglaise, mais encore un témoignage historique à mettre au crédit du folk rock progressif. Orchestration et sonorités foisonnantes, rythme enjoué, en tendant l’oreille, on y trouvera même un solo de guitare qui pourrait évoqué celui de Mark Knopfler dans les Sultans of Swing des Dire Straits.

En vous souhaitant une belle journée.
Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

« Triste plaisir et douloureuse joye », un rondeau médiéval du Manuscrit de Bayeux

manuscrit-de-bayeux-chansons-medievales-poesie-moyen-age-tardif-XVe-siecleSujet :  rondeau, chanson, musique, médiévale, poésie médiévale,  manuscrit de Bayeux
Période  : Moyen Âge tardif (XVe)
Auteur :  anonyme, Alain Chartier ?
Titre :   Triste plaisir et douloureuse joye
Interprète  : Ensemble La Maurache
Album :  Ambroise Paré et la Musique (2012)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous partons au Moyen Âge tardif, à la découverte d’un rondeau tiré du Manuscrit de Bayeux. Au XVe siècle, cette chanson a connu d’autres versions que celle présentée ici et, jusqu’à  nos jours, une variation de Gilles Binchois  a même eu tendance à l’éclipser. Il faut donc rendre grâce à l’ensemble  médiéval La Maurache pour s’être attaché à nous faire redécouvrir la pièce tirée du Ms de Bayeux.

Source  médiévale : le Manuscrit de Bayeux

triste-plaisir-bayeux-manuscrit-XVe-siecle-chanson-courtoisie-monde-medieval_s

Nous avons déjà eu l’occasion de  vous présenter quelques chansons du Manuscrit de Bayeux. Cet ouvrage  du XVIe siècle,  très coloré et plutôt  bien conservé, est aussi connu sous la référence Ms   Français 9346 à la BnF où il est précieusement gardé.  Il contient  un peu plus de 100 compositions d’époque avec leur notation musicale (version d’époque consultable ici). Pour la version en graphie moderne du rondeau du jour,  nous nous appuyons, quant à nous, sur les travaux de Thédore Gérold, daté de 1921 :  Le manuscrit de bayeux, texte et musique d’un recueil de Chansons du XVe. Pour les musiciens, cet ouvrage (qu’on trouve encore réédité) a l’avantage de fournir, en plus des textes du manuscrit médiéval, leurs   partitions modernes. 

La version de Gilles  Binchois  & Alain Chartier

Comme indiqué en introduction, il existe une version médiévale sensiblement différente de ce rondeau du Manuscrit de Bayeux.   Composée par Gilles Binchois, sa mélodie diffère même de la pièce du jour. Si elle  contient également le même refrain, « Triste plaisir et douloureuse joye, … »,  son texte varie aussi de nombreux points.

On peut retrouver cette version de Gilles de Binche dans le manuscrit médiéval MS Misc Canonici 213 de la librairie Bodléienne d’Oxford. Ce dernier est d’une datation antérieure à celui de chanson-medievale-triste-plaisir-ms-canonici-213-gilles-binchois-alain-chartier-moyen-age_sBayeux. Les vers sur lesquels s’est appuyé Gilles Binchois sont attribués à Alain Chartier (1385-1430). Cette chanson de Chartier, datée du XVe, connut même une popularité assez tardive puisqu’on la retrouve, jusque dans le courant du XVIe siècle, avec une mention dans le Pantagruel de  Rabelais.  Notons que dans la version du Manuscrit de Bayeux, l’auteur n’est pas mentionné et demeure anonyme.

Registre courtois pour une poésie absconse

Dans les deux cas,  ce rondeau semble faire référence au registre courtois, même si le rapprochement peut paraître, de prime abord, un peu abstrait, du moins par rapport à d’autres poésies du genre :    la dame n’y est pas citée, ni même complimentée, le texte s’étale sur des états émotifs sans en donner vraiment  les causes, …  Pourtant,  si le poète ne fait pas l’effort d’être très clair, au point de basculer (assez tardivement pour son temps) dans  un jeu poétique qui pourrait évoquer  les  trobar clus des XIIe/XIIIe siècles,   les sentiments contradictoires qu’il exprime pourraient aisément être rattachés  au registre de la fine amor : souffrance et joye, présence « d’envieux » ou de médisants qui veulent lui nuire.  On sait  que la courtoisie fait son nid dans les émotions contradictoires :  plaisir et douleur, tension et relâchement, désir et frustration, distance et proximité. Cette référence tout de même un peu brouillée, à la courtoisie,  est plus clair dans la version de Chartier.

Figures de style et oxymorons

Quoiqu’il en soit, les tensions émotionnelles donneront lieu ici à de très beaux  oxymorons (ou oxymores) : « triste plaisir », « douloureuse joye », « Ris en plorant », « souvenir oublieux ». C’est aussi d’époque. Ces énoncés  qui jouent sur les contradictions et les oppositions,  sont un procédé assez prisé  dans la poésie du XVe siècle. On les retrouve chez Charles d’Orléans (sous l’influence, sans doute, de Chartier) mais  également chez François Villon qui en sera, lui aussi très friand (voir la ballade des contre-vérités, par exemple). D’autres poètes médiévaux suivront également et, même jusqu’à nous, un nombre important d’illustres auteurs modernes (Molière, La Fontaine, Corneille, Victor Hugo, Balzac, Baudelaire, Rimbaut, sans oublier  le  silence assourdissant de la Chute chez Albert Camus).

« Triste plaisir et douloureuse joye »,   Ensemble Médiéval La Maurache 

L’Ensemble La Maurache :   de l’art des trouvères du XIIe aux airs de cour du XVIIe siècle

l’Ensemble La Maurache a été fondé en  1978 par  le compositeur,  chanteur et musicien Julien Skowron.  Ce multi-instrumentiste n’en était pas à son galop d’essai puisque on lui devait,  depuis le début des années 60, la participation à un certain nombre d’autres formations de musiques médiévales et renaissantes. On se souvient notamment des Ménestriers qui avaient reçu, en leur temps, une belle reconnaissance   de la presse et de    la scène musicale.

ensemble-medieval-la-maurache-Julien-Skowron-musiques-anciennes-s

Pendant plus d’une vingtaine d’années, La Maurache s’est concentrée sur un répertoire qui partait du Moyen Âge central et du XIIe siècle  pour aller jusqu’à la musique du XVIIe siècle, sur des terrains à la fois religieux et profanes. Sous la houlette de son directeur  qui  a fêté, cette année, ses quatre-vingt printemps (et que nous saluons au passage), la formation a été très active jusqu’à l’année 2005.  Depuis lors,   elle ne semble plus s’être produire.

Album : Ambroise Paré et la Musique 

Originellement, on trouvait l’interprétation de la pièce du jour par la Maurache dans un double album daté de 2005. L’opus était dédié très à propos aux musiques du temps de François Villon« Le Paris de François Villon : Ballades au XVe siècle sous la direction de  Julien Skowron. Nous aurons, sans doute, l’occasion d’y revenir  dans un futur article.

la-maurache-album-musique-medievale-renaissance-ambroise-pare-XVIe-XVe-pleiadePour revenir à l’album du jour, qui propose à nouveau ce rondeau du Manuscrit de Bayeux, il a pour titre   Ambroise Paré et la Musique. Daté de 2012, comme son titre l’indique, c’est une compilation de pièces contemporaines de  la vie de Ambroise Paré (1510-1590). On y découvre donc plutôt des musiques et chansons du XVIe siècle, plus « post-pléiades » que médiéval tardives. Sur les 17 pièces proposées, trois sont interprétées par l’ensemble la Maurache. A sa suite, on retrouve un bon nombre d’interprètes et formations : l’Ensemble Madrigal, l’Ensemble Bourscheid, Jean-Paul Lécot, Bernard Soustrot, François-Henri Houbart, … L’album est toujours disponible à  la distribution au format  MP3 ou Cd   : Ambroise Paré et la Musique (Ambroise Paré Music Favorites)


Triste plaisir et douloureuse joye,

La version du manuscrit de Bayeux

Triste plaisir et douloureuse joye
Apre(s) doulceur, reconfort anuyeux.
Ris en plorant, souvenir oublieux
M’accompaignent, combien que seul je soye.

Se j’ay soulas* (joie, plaisir), d’aultre part je lermoye ;
J’ay bon support, maiz danger d’envyeux.
Triste plaisir et douloureuse joye,
Apre(s) doulceur, reconfort anuyeux.

Je suis hermé (entouré, cerné?) de mensonge et de soye.
L’ung me trahit ; l’aultre m’est cauteleux* (fourbe, rusé).
D’estranges tours l’on joue en plusieurs lieux.
Pompeux* (glorieux) je suis, mais l’on deffend la soye.

La rondeau de Alain Chartier
(version de Gilles Binchois)

Triste plaisir et douloureuse joye,
Aspre doulceur, desconfort ennuieux,
Ris en plorant, souvenir oublieux
M’acompaignent, combien que seul je soye.

Embuchié sont, affin qu’on ne les voye
Dedans mon cueur, en l’ombre de mes yeux.
Triste plaisir et amoureuse joye !

C’est mon trésor, ma part et ma monoyé ;
De quoy Dangier est sur moy envieux
Bien le sera s’il me voit avoir mieulx
Quant il a deuil de ce qu’Amour m’envoye.
Triste plaisir et douloureuse joye.


Découvrir d’autres chansons du ms de Bayeux :     le roy  engloys  –  La belle se sied

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.