Sujet : poésie médiévale, ballade, auteur médiéval, moyen-français, poésie morale, Auteur :François Villon (1431-?1463) Titre : « La ballade de bon conseil » Période : moyen-âge tardif, XVe siècle. Ouvrages : François Villon, Œuvres, édition critique avec notices & glossaire, Louis Thuasne (1923). François Villon sa vie et son temps,Pierre Champion (1913), Œuvres complètes de François Villon par Auguste Longnon (1892)
Bonjour à tous,
‘est vraisemblablement autour de l’année 1461 que François Villon rédigea une ballade baptisée, longtemps après lui, la ballade de bon conseil. On doit à Willem Geertrudus Cornelis Byvanck, bibliophile et bibliothécaire hollandais, docteur es Lettres classiques, passionné de littérature française d’avoir réintroduit ce texte, assez tardivement, dans l’œuvre de Villon, dans son ouvrage Specimen d’un essai critique sur les œuvres de François Villon, le Petit testament datant de 1882.
Issue d’un manuscrit presque entièrement dédié à l’œuvre d’Alain Chartier (le MS Français 833, voir image), on trouve cette poésie encore retranscrite, de manière anonyme, dans le célèbre Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique, au tout début du XVIe siècle (1502).
Après cette découverte, ce texte, par ailleurs signé des initiales de Villon dans sa dernière strophe, sera réintroduit, définitivement, dans les œuvres dédiées à l’auteur médiéval, la première étant celle d’Auguste Longnon paru quelque temps plus tard (voir référence en tête d’article). Cette attribution tardive explique aussi son absence dans toutes les publications autour de Villon, antérieures à la fin du XIXe siècle.
La ballade conciliatrice & morale
d’un Villon repenti
Loin du mauvais garçon dévoyé et marginal, revendiqué dans ses poésies de jeunesse, on retrouve, dans cette ballade, un Villon tout en sagesse. Devenu presque moraliste, à la façon d’un Eustache Deschamps, il ne se situe plus, ici, dans le « Je » du témoignage, auquel il nous avait souvent habitué dans le Testament, mais s’élève pour adresser un message à ses contemporains ou, à son siècle, comme on le disait alors.
Rédigé, semble-t-il, à l’issu de son premier exil et après la rédaction du Testament (voir ouvrage de Pierre Champion. op cité), le poète, fatigué et repenti, a pris de la hauteur et il appelle ici ses « frères humains » à plus d’honnêteté et moins de convoitise, moins de discorde, plus de paix aussi. S’il y inclue, sans doute, ses anciens compagnons d’aventure et de rapine (qui ne sont, comme on le verra, pas si loin), le propos s’élargit bien au delà, pour s’adresser à tous les hommes, toutes générations confondues et Villon nous fait même cette ballade, l’épître aux Romains de Saint-Paul, sous le bras.
Peu de temps après, toujours miséreux et bien qu’il paraissait bien engagé sur la voie du repentir, Villon sera, pourtant, à nouveau rattrapé par son passé et ses mauvaises fréquentations. Arrêté puis emprisonné brièvement au Châtelet pour être rapidement relaxé à la suite d’un nouveau vol, il se trouvera pourtant mêlé, quelque temps après, à une rixe contre le notaire Ferrebouc. L’incident le verra, cette fois, condamné à être pendu. Ayant fait appel, il échappera encore aux fourches pour disparaître, cette fois, à jamais, du grand livre de l’Histoire puisqu’on en perdra alors, définitivement, la trace.
Ballade de bon conseil
Hommes faillis, despourveuz de raison, Dcsnaturez et hors de congnoissancc, Desmis du sens, comblez de desraison, Fols abusez, plains de descongnoissance, Qui procurez* (œuvrez) contre vostre naissance. Vous soubzmettans a détestable mort Par lascheté, las ! que ne vous remort L’orribleté qui a honte vous maine? Voyez comment maint jeunes homs est mort Par offencer et prendre autry demaine.
Chascun en soy voye sa mesprison, Ne nous venjons, prenons en pacience; Nous congnoissons que ce monde est prison Aux vertueux franchis d’impacience ; Battre, touiller* (renverser), pour ce n’est pas science, Tollir, ravir, piller, meurtrir a tort. De Dieu ne chault, trop de verte se tort* (s’éloigne de la vérité) Qui en telz faiz sa jeunesse demaine. Dont a la fin ses poins doloreux tort Par offencer et prendre autruy demaine.
Que vault piper*(tricher), flater, rire en trayson, Quester, mentir, affermer sans fiance* (sans certitude, sans savoir), Farcer, tromper, artifier* (confectionner) poison, Vivre en pechié, dormir en deffiance De son prouchain sans avoir confiance ? Pour ce conclus : de bien faisons effort. Reprenons cuer, ayons en Dieu confort, Nous n’avons jour certain en la sepmaine ; De noz maulx ont noz parens le ressort* (contrecoup, conséquences) Par offencer et prendre autruy demaine.
Vivons en paix, exterminons discort ; Jeunes et vieulx, soyons tous d’ung accort : La loy le veult, l’apostre le ramaine Licitement en l’epistre rommaine ; Ordre nous fault, estât ou aucun port. Notons ces poins ; ne laissons le vray port Par offencer et prendre autruy demaine.
Une belle journée.
Frédéric EFFE.
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Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, oppression Période : XIIe siècle, moyen-âge central. Titre : Coment un Bretons ocit grant compeignie de Brebis ou Le voleur et les brebis Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820, Les Fables de Marie de France par Françoise Morvan
Bonjour à tous,
ous reprenons, aujourd’hui, le fil des fables de Marie de France. Cette fois-ci, la poétesse médiévale nous invite à une réflexion profonde sur la passivité et l’absence de résistance, face à la tyrannie ou au crime.
On notera que le « breton » qu’on retrouve dans le titre original de cette fable, mais aussi dans le texte (« bret ») s’est changé en loup dans certains manuscrits. Comme le personnage en question tient ici le mauvais rôle, celui du voleur et du boucher, il est difficile de dire s’il faut y voir la trace des longs conflits ayant opposé les normands aux bretons. C’est assez étonnant du reste quand on sait, que Marie de France est réputée s’être directement inspirée, par ailleurs, de nombre d’histoires bretonnes dans ses lais.
En suivant les traces du Dictionnaire histoire de la langue françoise de son origine jusqu’à Louis XIV, par La Curne de la Sainte-Pelaye et bien que la référence soit plus tardive, on apprend encore (sur la base des Serées de Guillaume Bouchet, auteur du XVIe) que l’expression pour le moins disgracieuse : « breton, larron » était en usage à une certaine époque. Etait-ce déjà le cas au XIIIe siècle ? Nous serions, là aussi, bien en peine de l’affirmer.
Quoiqu’il en soit, dans les reprises de cette fable par certains auteurs (Legrand d’Aussy, Denis-Charles-Henry Gauldrée de Boilleau) et sous diverses formes (résumé, imitation, etc) à partir du XIXe siècle et jusqu’à ses traductions plus récentes (Françoise Morvan, 2010), le « breton » originel quand il ne s’est pas mué en loup, s’est changé en Larron ou en voleur, ce qui permet, au passage, d’apprécier cette histoire avec bien plus de hauteur.
Par souci de restitution, nous vous proposons, de notre côté, la version originale de cette fable telle que donnée par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, dans ses Poésies de Marie de France (1830). Comme le vieux-français, mâtiné d’anglo-normand de la poétesse peut s’avérer assez ardu, par endroits, nous l’avons copieusement annoté, afin de vous donner des clés de vocabulaire utiles à sa compréhension.
Coment un Bretons
ocist grant compeignie de Brebis
Jadis avint k’en un pasquis* (pâturage) Ot grans cumpengnies de Berbis. Un Bret s’aleit esbanoier* (se divertir) Parmi le chams od sa Moulier* (avec sa femme) . Les Berbiz sans garde truva, Une en ocist, si l’empurta ; E chascun jur i reveneit Si les oicioit è porteit. Les berbis mult s’en currecièrent* (courroucer), Entr’aus* (entre elles) distrent è cunseillièrent Que ne se volrunt* (vouloir) pas deffendre Par droite iror* (mécontentementjuste ou justifié) se lerunt prendre, Ne jà ne se desturnerunt Ne pur rien môt ne li dirunt. Tant atendirent lor Berchun* (berger) Qe ni remest fors*(qu’il ne resta qu’un seul) un Moutun; Qui tus seus* (seul) se vi sans cumpengne Ne pot tenir que ne s’en plengne. Grant lasqueté, fet-il, féismes, E mult mavais cunssel préismes, Qant nus grant cumpaigne estiens Et quant nus ne nus deffendiens Verz chest Homme qui à grant tort Nus a tus pris è trait à mort
Moralité
Pur ce dit-um en reprovier* (blâmer), Plusour ne sevent damagier* (causer du tord) Ne contrester*(s’opposer à) lur anemis Qu’il ne face à auz le pis. (même quand il leur fait subir le pire)
Poésies de Marie de France par Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort
Aux origines
On trouve, chez Phèdre, une fable semblable dans ses grandes lignes. Elle est intitulée : les béliers et le boucher(Vervescet (ou Arietes) et Lanius). En voici une traduction :
« Ceux qui ne s’accordent pas entre eux se perdent, comme le narre la fable qui suit.
Aux moutons assemblés s’étaient joints les béliers. Voyant le boucher entrer parmi eux, ils se turent. Même quand ils voyaient l’un d’eux pris, entraîné et massacré par la main meurtrière du boucher, ils n’avaient nulle crainte et disaient sans se garder : « il ne me touche pas, il ne te touche pas non plus, laissons-lui prendre celui qu’il entraîne. »
Ainsi furent-ils pris, un à un, jusqu’à ce qu’il n’en resta plus qu’un seul. En se voyant saisir, on prétend qu’il dit au boucher : » Nous avons bien mérités d’être égorgés l’un après l’autre par toi seul, car, dans notre inertie, nous avons manqué de prévoyance pour nous, puisque, quand rassemblés en un cercle cornu, nous t’avons vu debout, au milieu de notre foule, nous ne t’avons pas tué en t’écrasant et en te fracassant ».
Cette fable démontre que le méchant détruit quiconque ne s’est pas mis en sûreté et temps voulu. »
Arietes et Lanius, Phèdre et ses fables, Léon Hermann (1950)
Une éternelle mécanique de l’oppression
D’après Léon Herrman (op cité), cette histoire ferait clairement allusion à la Conjuration de Pison dont elle est contemporaine. En 65 après JC, Néron avait, en effet, déjoué un complot mené contre lui par divers nobles, familiers et politiques ayant, à leur tête, un sénateur du nom de Pison. La tentative d’assassinat et de renversement de l’empereur n’aboutit pas puisque ce dernier élimina, un par un, ses opposants.
Pour autant qu’elle puisse, peut-être, prendre racine sur ces faits historiques, cette fable demeure intemporelle en ce qu’elle met en valeur une mécanique de l’oppression bien connue et dont les tyrans ont toujours su tirer avantage. Pour n’en citer qu’un autre exemple, on ne peut s’empêcher de penser, ici, à cette célèbre poésie du pasteur Martin Niemöller (1892–1984) qui, après sa libération des camps nazis, à la fin de le seconde guerre mondiale, s’était exprimé sur les réactions des intellectuels allemands au moment des purges opérées, dans leurs rangs, par le IIIe Reich, après sa montée au pouvoir.
« Quand les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. » Martin Niemöller (1892–1984)
Lâcheté, individualisme ? Ou, comme ici, colère rentrée et choix de la dignité silencieuse contre la barbarie, quelque soit le fond, à travers les siècles, le résultat profite toujours à l’oppresseur.
La traduction moderne des fables
de Marie de France, par Françoise Morvan
Pour revenir à nos moutons (désolé, je n’ai pu l’éviter), nous en profitons pour attirer votre attention sur les ouvrages de Françoise Morvan et son travail d’adaptation de l’oeuvre de Marie de France.
Sortis en 2008, les lais, suivis des fables en 2010, proposaient, en effet, la redécouverte des écrits de la poétesse des XIIe, XIIIe siècles dans la langue de Molière. Les deux ouvrages sont toujours disponibles en ligne et vous pourrez trouver celui qui concerne les fables au lien suivant : Les Fables de Marie de France, traduite par Françoise Morvan.
Pour vous en donner une idée, voici une belle traduction, adaptation de la fable du jour, sous sa plume.
Le voleur et les brebis
Un beau jour, dans une prairie, Paissait un troupeau de Brebis. Un boucher et sa femme, allant Se promener à travers champs, Virent ces Brebis sans berger : L’une, tuée, fut emportée… Chaque jour, il revient au champ. Là, il choisit, il tue et prend. Les Brebis en fureur s’assemblent Et décident, toutes ensemble, De résister sans se défendre : De rage, on se laissera prendre Sans dire mot, par dignité. Plutôt mourir que protester. Si souvent revient le glouton Qu’il ne resta qu’un seul Mouton. Quand il se vit seul dans la plaine, Il ne put retenir sa peine : « Oui, ce fut grande lâcheté Et nous fûmes mal avisés, Nous qui étions si nombreux, d’attendre Et refuser de nous défendre Contre ce boucher sans remords Qui nous aura tous mis à mort. »
Moralité
Ainsi faut-il, dit-on, blâmer Ceux qui se laissent opprimer Sans empêcher leurs ennemis De leur faire un mauvais parti.
Les Fables de Marie de France, traduites par Françoise Morvan.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : citations médiévales, moyen-âge central, sagesse persane, Saadi, poésie morale, conte moral, morale politique. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291) Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses traduit par Charles Defrémery (1838)
Bonjour à tous,
ous poursuivons, aujourd’hui, notre exploration de la sagesse persane du moyen-âge central avec un conte de Mocharrafoddin Saadi. Cette historiette est extraite du premier chapitre de son Gulistan et touche la conduite des rois et les devoirs du prince.
Nous sommes donc dans le champ de la morale politique et le conteur y soulève l’idée que le monarque est au service de ses sujets et non l’inverse. En dehors du monde perse et oriental, on recroisera cette idée de « justice sociale » ou pour emprunter les mots de Saadi, d’un monarque, « sentinelle des pauvres » chez nombre de moralistes et d’auteurs du moyen-âge.
Même si elle sera loin d’être toujours mise en application du côté des couronnes, on la retrouvera, tout de même, clairement en germe chez Saint-Louis et elle fera encore son chemin dans les miroirs de princes de l’occident médiéval. Sur ce dernier point, et pour n’en citer qu’un exemple emprunté au moyen-âge tardif, elle sera notamment très clairement exposée, dans les courants du XVe siècle par un auteur comme Jean Meschinot et ses lunettes de princes :
« Croy tu que Dieu t’ayt mis à prince Pour plaisir faire à ta personne ? Las! je ne sçay se as aprins ce*, (*si tu as appris cela) Mais le vray bien autre part sonne, Et ton nom à l’effect consonne, Le roy gouverne et le duc main, Servans à créature humaine. » Les lunettes des princes (extrait) Jean Meschinot (1420 – 1491)
Vingt-huitième historiette « touchant la conduite des rois. »
n derviche, voué au célibat, était assis dans un désert. Un monarque passa auprès de lui. Le derviche, par la raison que l’insouciance est l’apanage de la modération des désirs, n’éleva point la tète et ne fit point attention.
Le roi, à cause de la violence inhérente à la souveraineté, se mit en colère et dit : « Cette troupe d’hommes qui revêtent le froc ressemblent à des brutes. »
Le vizir dit : « O derviche, le monarque de la surface de la terre a passé auprès de toi; pourquoi ne lui as-tu pas rendu les hommages et n’as-tu pas accompli le devoir de la politesse ? »
Le derviche repartit : » Dis au roi : Espère l’hommage d’une personne qui espère des bienfaits de toi. Et désormais sache que les rois sont faits pour la garde des sujets, non les sujets pour obéir aux rois. «
Distique : Le monarque est la sentinelle du pauvre, quoique les richesses s’obtiennent par sa puissance et par sa somptuosité. La brebis n’est point faite pour le pasteur, bien au contraire, le pasteur est fait pour la servir.
Autre. Aujourd’hui, tu vois un homme fortuné, et un autre, le coeur malade de ses efforts inutiles ; attends un petit nombre de jours, jusqu’à ce que la terre dévore la cervelle d’une tète qui médite des projets insensés.
Autre. « La différence entre la royauté et la servitude a disparu lorsque le destin écrit (là-haut) est survenu. Si quelqu’un ouvre la sépulture des morts, il ne reconnaîtra pas le riche du pauvre. »
Le discours du derviche parut solide au roi qui lui dit : « Demande-moi quelque chose. » Il répondit : « Je demande que désormais tu ne me donnes point de désagrément. » Le roi reprit : » Donne-moi’un conseil. » Il répliqua : « Maintenant que les richesses sont dans ta main, comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main. »
Extrait de Gulistan, le jardin des roses, traduit par C Defrémery (1838)
Pour autant qu’elle date de près de huit siècles et même si les monarques ont laissé leur place dans nombre d’endroits du monde occidental, à des hommes de pouvoir élus, la morale de ce conte du sage Saadi qui remet les pendules à l’heure sur l’exercice politique et ses fondements devrait, plus que jamais, demeurer inscrite, en lettres de feu, au frontispice de nos lieux de pouvoir.
Une belle journée à tous.
Fred
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Sujet : auteur médiéval, biographie, portrait, Espagne Médiévale, Europe médiévale, Alphonse XI, conflits nobiliaires, princesse captive, donjon Période : Moyen-âge central (XIIIe & XIVe siècle) Personnage : Constance de Castille (1316-1345) Ouvrage : « Le conte de Lucanor » par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)
Bonjour à tous,
nfermée dans le donjon de quelque forteresse ou forcée à la retraite, au fond d’un austère couvent, l’image de la princesse captive au moyen-âge trouve, sans nul doute, son fondement dans une certaine réalité historique. Sans même y ajouter l’archétype littéraire du chevalier courtois venu la délivrer, on peut ainsi compter un certain nombre de nobles dames ou damoiselles de bonne lignée, promises aux plus prestigieuses épousailles et qui, une fois les noces célébrées, connurent de tragiques destinées, en se retrouvant éloignées du pouvoir et même répudiées ou retenues prisonnières ou cloîtrées,
Les raisons derrière les remises en cause de ces alliances sont diverses, quelquefois mystérieuses et le résultat de quelque mésentente ou même de quelque susceptibilité royale (on se souvient de l’étrange et douloureux destin de la princesse Ingerburge du Danemark sous Philippe-Auguste), quelquefois bousculées à la faveur de nouvelles stratégies géo-politiques des puissants, et d’autres fois encore, un peu des deux. Il faut peut être encore y ajouter que certains mariages arrangés, très jeunes, entre les grandes familles nobiliaires et sans l’accord des intéressés, ont quelquefois contribué à faire virer ces unions en eau de boudin, quand, passant au dessus des devoir de la fonction, quelques puissants décidèrent de ne pas s’y conformer ou même quand leur âge n’a pas permis de consommer l’union.
Si tous ces cas ne semblent pas, non plus, être légions, on en connaît tout de même quelques exemples documentés. Eloignées de la cour et de ses enjeux, mises à l’écart dans quelques palais ou châteaux plus ou moins dorées ou dans quelque établissement religieux, ces princesses ou reines, déchues avant que d’avoir régné (ou si peu) et souvent même, avant d’avoir conçu des héritiers, ont pu rester ainsi, de longues années, sous la main des rois et de leur bon vouloir, recouvrant ou non, plus tard, des rôles secondaires.
Depuis le début du XIIIe siècle, Rome entend bien promouvoir la nature sacrée du mariage et avoir son mot à dire sur les unions et les désunions entre chrétiens. Aussi, il faut le dire, ces revirements d’alliance et ces répudiations après mariage n’ont pas toujours été du goût de l’Eglise qui les a souvent réprouvées, sanctionnant les souverains avec plus ou moins de succès, et plus ou moins de véhémence aussi, en fonction des exigences de son propre échiquier.
Quoiqu’il en soit, pour que la légende de la princesse captive retrouve un peu de sa réalité historique, nous voulons aujourd’hui aborder la destinée de Constance de Castille, fille de Don Juan Manuel et de Constance d’Aragon, qui fut princesse et même reine consort de Castille dans l’Espagne du moyen-âge central. C’est aussi l’occasion de produire un document intéressant puisqu’il s’agit d’une lettre qu’elle est supposée avoir écrite au roi Alphonse XI, à l’âge de sa maturité et alors qu’elle était encore captive de ce dernier.
Otage de conflits nobiliaires dans
l’Espagne médiévale agitée d’Alphonse XI
Nous avons déjà abordé largement ici la biographie de l’auteur, grand seigneur et chevalier espagnol Don Juan Manuel, aussi nous n’y reviendrons pas dans le détail. A cette occasion, nous avions aussi parlé de sa fille Constance qui fait l’objet de cet article et qui fut, pense-t-on, instrumentalisée par Alphonse XI pour tenter de faire plier le genou au grand et puissant vassal. L’histoire est peu claire, mais les faits le demeurent et il nous faut ici les rappeler brièvement.
Peu après s’être promis à la fille de notre chevalier, sans doute pour contrecarrer un mariage prévu et annoncé de cette dernière avec Juan de Haro dit Jean le Borgne, autre puissant vassal d’Espagne, nouvellement allié de Don Juan Manuel, le roi Alphonse XI, alors âgé de 16 ans (et, dit-on, sous la pression de quelques conseillers perfides), fit une autre promesse au même Jean le borgne. En contrepartie de l’union qui venait de passer sous le nez de ce dernier, le roi promit, en effet, au noble de lui accorder la main de sa propre soeur. Las !, on découvrit bientôt que l’affaire était un vil stratagème puisqu’elle servit au monarque à attirer Jean le Borgne dans un piège et à le faire occire froidement. Devant l’assassinat de son allié et voyant que le roi avait usé d’une fausse promesse de mariage pour le défaire mortellement, Don Juan Manuel en déduisit sans doute, de son côté, que l’engagement du roi envers sa propre fille pouvait être de même nature et cacher quelque tortueux complot. Il quitta donc l’armée royale, aux côtés de laquelle il s’était mis à guerroyer de nouveau suite à la célébration de l’alliance du roi avec sa fille, et il rentra en ses terres pour se mettre à l’abri.
On ne peut affirmer que le roi avait ourdi les deux plans, en même temps, pour se débarrasser des deux nobles gênants; il n’avait pas, alors, encore tenté de tuer Don Juan Manuel, comme il le fera par la suite. Si ses intentions n’étaient pas telles, il s’est montré, en tout cas, bien maladroit dans la gestion de sa relation avec le très puissant vassal, pour éveiller, de la sorte, sa méfiance. Suite aux événements, Alphonse XI usa de l’attitude méfiante du vassal et de son départ pour répudier la princesse, avec laquelle il n’avait encore pu consommer l’union pour des raisons de différence d’âge, et la fit enfermer ; au moment du mariage, en 1325, le roi venait tout juste d’être couronné et n’avait que 16 ans. Constanza en avait 9. L’union avait duré à peine deux ans et quelque temps après avoir fait cloîtrer sa jeune épouse, il prenait pour épouse Marie-Contance du Portugal.
La liberté recouvrée
Autant que le conflit dura entre le monarque et son vassal dura, la princesse fut tenue ainsi, soit de l’âge de 10-11 ans (1326-1327) à celui de 20-25 ans (1335-1340). Quand les deux hommes finirent à nouveau par s’entendre, le roi ne la libéra pourtant pas. Quand ils guerroyèrent à nouveau, côte à côte, pour lutter contre les sarrasins, il ne le fit toujours pas. Avait-il conçu pour elle un étrange sentiment dont il ne pouvait se défaire tout en ne pouvant le consommer ? Il est bien difficile, là encore, de l’affirmer.
Il fallut, en tout cas, le besoin logistique qu’il avait du Portugal dans sa lutte contre l’invasion sarrasine pour qu’il consente à la libérer. L’histoire dit que le souverain du Portugal qui entendait bien voir Pierre 1er, l’héritier du royaume épouser Constance dut en effet s’y prendre à deux fois avant que le monarque espagnol accepte de s’exécuter. Sans les exigences stratégiques on peut d’ailleurs se demander s’il l’aurait fait.
Triste sort, après sa longue réclusion et ayant conquis le droit de commencer une nouvelle vie au Portugal, Constance connut encore quelques déboires. Après lui avoir donné quelques héritiers, Pierre 1er se tourna, en effet, bien vite vers une autre maîtresse, Inés de Castro, dame de compagnie de la même Constance. Il alla même jusqu’à l’épouser en secret, semble-t-il. Un peu plus tard, la favorite en question se fera assassinée ce qui n’empêchera pas le souverain portugais de déclarer publiquement vouloir la faire reconnaître officiellement reine du Portugal, créant ainsi rien moins qu’un scandale public et jetant quelque peu, au passage, une nouvelle salve d’opprobre sur la pauvre Constance, achevant de sceller son étrange et malheureux destin. D’entre les trois enfants conçus de ce second mariage, elle aura, tout de même, pour consolation, d’avoir donné naissance au futur roi Ferdinand 1er du Portugal.
Sur la Lettre de Constance
de Castille au roi Alphonse XI
La lettre qu’écrivit Contance à Alphonse XI se situe au moment ou le Portugal demande sa libération en vue du mariage. Empressons-nous d’ajouter, avant d’aller plus loin que les événements narrés ici, ainsi que le document, nous sont connus par une chronique datant du milieu du XVIIe siècle : Chronica de el Rey dom Alfonso o quarto do nome e settimo dos Reys de Portugal, assi com a deixou escrita, Ruy de Pina (1653).
Si le récit est admis comme authentique dans ses grandes lignes, deux siècles après cet ouvrage, dans le courant du XIXe siècle, l’historien Ferdinand Denis souleva quelques doutes sur l’authenticité de la lettre (Chroniques chevaleresques de l’Espagne et du Portugal, 1839). Elle pouvait, selon lui, être « sujette à caution » et il affirma même que si ce n’était le cas, elle avait été, de toute façon, remaniée ou retouchée ici ou là, par quelques historiens de ce même XVIIe siècle. Pour information toujours, il semble que les documents originaux ayant servi de base au chroniqueur Ruy de Pina et auxquels il avait véritablement accès, avaient, disparu entre temps. L’histoire emportera donc avec elle ce secret, autant que les doutes de l’historien.
Ces réserves étant émises, d’après les Chroniques de Ruy de Pina, le roi Alphonse XI avait adressé, par voie épistolaire, un premier refus formel en direction de la cour portugaise en s’opposant au remariage de Constance et en y exposant comme motif principal, les anciens conflits qui l’avaient opposés avec Don Juan Manuel. Bien que l’eau avait coulé sous les ponts et que le conflit avec le Prince de Villena semblait être résolu depuis, le monarque déclarait, peu ou prou, qu’il lui était impossible, au vue de ce passé, de libérer la dame. Dans le même temps, il faisait adresser (« secrètement ») à Constance une autre lettre, dans laquelle il lui affirmait que seuls ses conseillers avaient été la cause de leur désunion passée et qu’il comptait bien plus tard faire annuler son mariage actuel pour pouvoir réparer ses erreurs. Autrement dit, restituer son ancienne épouse dans son statut, dans ses fonctions et à ses côtés. En conséquence, il demandait aussi à la jeune fille de lui demeurer fidèle et de ne pas se donner à un autre. Tout cela donc 10 ans après l’avoir, « mis au placard ». Il faut quand même, pour utiliser une autre expression et pour plaisanter toujours, « en avoir sous le pied ».
Etait-il sincère ? Qui pourrait le dire ? Son jeu apparaît si trouble qu’on se prend à en douter. On sait, par ailleurs, qu’à la même période, il accordait largement ses faveurs à sa maîtresse Eleonora de Guzman contre la reine Marie-Contance du Portugal dont il s’était détourné (la lettre en fera état). Après une attente de plus d’une décennie, la noble fille de Don Juan Manuel, étant quelque peu vaccinée des manipulations du roi, de sa nature tortueuse et de ses fantaisies, lui adressa donc une lettre en réponse dont voici la teneur, encore une fois réserves prises sur les doutes mentionnés plus haut (au passage, et pour faire un appel du pied à d’éventuels historiens spécialistes des ces questions, après les objections et doutes soulevés par Ferdinand Denis sur ce document et sur son sérieux, on aimerait vraiment pouvoir retrouver la trace d’un original afin de le comparer avec la version ci-dessous, et si possible rétablir un peu de vérité historique… ).
La lettre dépeint, en tout cas, Constance à son avantage et on peut y lire la relation complexe entre position obligée d’allégeance et obligations, mais aussi le courage et la force de la jeune femme qui « claque le bec » à son roi (ça fera trois).
rès-puissant et excellent prince, que Dieu a pourvu si honorablement de grandes vertus, et que la fortune a doté si largement de ses faveurs et de ses bienfaits, don Alphonse, roi de Castille et de Léon, la personne qui vous écrit est Constanza Manuel , celle que vos manques de foi ont si souvent rendue triste, tandis que vos offenses non méritées en ont mis d’autres en un périlleux désespoir. Quoique j’aie raison et désir de souhaiter vengeance, je n’oublie pas l’obéissance naturelle que je vous dois, et je me recommande à votre courtoisie. Très-haut et très-puissant seigneur, sachez une chose : Bien qu’il soit malheureux, le véritable amour garde en soi un tel attachement, que la nature avec tout son pouvoir ne le saurait effacer.
Vous ne l’ignorez pas, seigneur, je ne connaissais pas vos anciennes tendresses, quand, avec des paroles pleines de tromperie et mille raisons feintes, la vérité qui m’était due fut par vous mise à dédain. Vous m’avez trompée en mon très jeune âge, me laissant vous aimer de cette pure affection que m’enseignait l’honnêteté; et parce que les choses qui arrivent en la première jeunesse durent toujours au fond de la mémoire, pour se faire sentir dans les autres temps de la vie, je garde et garderai jusqu’à ma dernière heure le souvenir de vos fausses paroles ; et toutefois, je ne saurais le dire autrement, elles ont été dommageables à votre gloire, réprouvées par Dieu, condamnées par la sainteté de l’Église ces paroles-là ; car vous avez épousé une autre femme ; vous avez demandé et révoqué les dispenses, et le malheur en est retombé sur moi, qui vous portais cet amour fidèle que je croyais un devoir.
La haine est arrivée, l’amertume l’a suivie, et la vérité de tout ce que je dis ici s’est vue en vos œuvres. La source du mal était dans votre cœur, et pourtant vous me parlez d’amour. Non, la même âme ne saurait contenir ce qui est et ce que vous dites. Renoncez, la courtoisie le commande, à tenir un langage inutile à vos fins, qui fait tort à votre sincérité, et qui peut nuire à votre honneur royal, ce qu’en aucune circonstance vous ne devez souffrir. Votre lettre n’a eu pour effet que de me donner un soupçon que j’ai encore, c’est qu’il vous était désagréable de voir quelque chose d’heureux m’ arriver; car vous ne vouliez pas sans doute qu’on pût dire que, malgré votre abandon, j’avais trouvé, pour s’unir à ma destinée, un prince de race royale et digne de porter la couronne.
Il y en a qui m’assurent que ce n’est pas à moi que s’adressent vos rigueurs, mais à don Juan Manuel, et sur cela voilà ce que je réponds : c’est que mon père et seigneur est un ami plus loyal et un meilleur serviteur que tous ces gens qui sont riches de vos deniers et qui possèdent sans foi vos forteresses. Tels que je les connais et qu’ils sont, ils ne méritent pas de vivre avec les moindres de son lignage, et cependant, vous avez suivi leurs conseils, vous avez parlé et agi comme il leur a convenu. Ce n’est pas en une seule occasion que vous avez été contre nous; vous l’avez été en mainte circonstance, et surtout en m’écrivant des choses que vous n’aviez pas l’intention de remplir. Donc, ne me blâmez pas si je refuse de vous croire, ma raison me le défend ; je ne puis tenir pour vraies que les choses dont mes yeux sont témoins, car je sais les mauvais traitements qu’a reçus de vous la bonne princesse qui est votre femme; oui, je sais comment vous agissez avec la reine dona Maria.
Et qui est cause de ces indignités? n’est-ce pas Éléonora Nuñez de Guzman, qui, sept ans avant que vous fussiez né, faisait déjà parler de ses charmes? Vous l’avez prise aux fêtes de Léon, à une époque où, dit-on, sa mère se plaignait amèrement de sa conduite ; il n’était bruit que de Martin de Lara, le bâtard; encore n’était-ce pas, sans doute, le premier qui lui eût donné de l’amour. Personne n’avait oublié Fernand Gonzalez de Ayala. Quand je vins à connaître toutes ces choses, je ne ressentis aucune jalousie, mais je gardai une loyale confiance que vous n’avez jamais méritée; puis, je me sentis plus forte. peut-être parce qu’il s’agissait des peines d’une autre, quand je sus que de plus grands serments et des promesses plus solennelles avaient été faites à la reine et que vous les aviez rompues.
Je ne suis pas seule à souffrir nous allons deux de compagnie, nous sommes deux que vos paroles ont trompées. Dieu soit loué, néanmoins, puisqu’il n’a pas fait tomber sur moi le dur esclavage qui pèse sur l’innocence de la reine ! justice du Ciel, à laquelle rien n’échappe, sévira tôt ou tard; c’est elle qui nous donnera protection et vengeance. Qu’il ne soit donc plus mot de rien entre nous, et lors même, qu’au mépris de tout droit, vous prétendriez exercer quelque violence sur ma personne, sachez bien que mon âme restera toujours libre de votre sujétion.
Doña Constanza Manual
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
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