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le miracle de Cantiga de Santa Maria 154 : une flèche ensanglantée pour un joueur colérique

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, colère, blasphème, joueur de dés, Catalogne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Cantiga de Santa Maria 154  « Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fillo » 
Interprète : Música Antigua et Eduardo Paniagua, Cantigas De Catalunya (2007)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons vers le XIIIe siècle et le Moyen Âge central avec l’étude de la Cantiga de Santa Maria 154. Au cœur de l’Espagne médiévale, le roi Alphonse X de Castille compila plus de 400 récits de miracles et chants de Louange à la vierge Marie.

Issu d’une lignée de rois lettrés, Alphonse le Sage aimait s’adonner à la poésie et à l’écriture. Il composa et mit en musique lui-même une partie de ces cantigas de Santa Maria. Pour l’ensemble du corpus, des troubadours et musiciens de sa cour apportèrent aussi leur contribution.

La plupart des miracles relatés dans les cantigas de Santa Maria ont pour origine des lieux de pèlerinage de l’Europe médiévale mais certains proviennent aussi de destinations plus lointaines (Afrique, Proche-Orient, …).

Témoin de l’importance du culte marial au Moyen Âge central, tout autant que de la musique de cette période, le corpus des chants à Sainte-Marie d’Alphonse X est encore largement joué sur la scène des musiques anciennes et médiévales. Nous espérons que le fait de détailler leurs partitions et traductions, en y associant des versions musicales par les plus grands ensemble de la scène médiévale contribuera à les faire mieux connaître mais aussi jouer.

La Cantiga de Santa Maria 154 et ses enluminures dans le Codice Rico de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 154 et ses enluminures dans le Codice Rico de l’Escurial (consulter en ligne)

Le Miracle de la cantiga de Santa Maria 154

La Cantiga de Santa Maria 154 se déroule en Catalogne. Elle a pour théâtre les abords d’une église dédiée à Sainte Marie et met en scène un groupe de joueurs de dés. Parmi eux, un joueur de dés malchanceux et coutumier du fait tente à nouveau sa chance.

Enluminures de la Cantiga 154 : les joueurs de dés sont devant l'église de Sainte Marie, le joueur malchanceux s'empare d'une arbalète.
Le joueur de dés malchanceux se saisit d’une arbalète

Ayant perdu une fois de plus, l’infortuné succombera à la colère. Dans son emportement, il décidera de tirer un trait d’arbalète en direction du ciel pour rendre à Dieu ou à la vierge la monnaie de leur pièce pour sa propre malchance. La flèche sera perdue de vue. Revenu à son occupation, le joueur et son auditoire auront la surprise de voir choir du ciel la flèche ensanglantée. Elle viendra même se ficher directement dans le plateau de jeu éclaboussant le plateau de sang et suscitant l’épouvante du joueur comme de l’assistance.

Le sang était-il celui de Dieu ou de la vierge ? Comme on le verra, il s’agit bien plutôt une leçon pour apprendre à l’intéressé à se méfier de son vice et de ses colères, comme de ses intentions violentes et blasphématoires.

Terrifié par son acte et ses conséquences, le joueur rentrera sur le champ dans les ordres. Ayant opté pour une voie monastique et d’ascèse, il trouvera finalement le salut après une vie plus rangée et, on l’imagine, loin des blasphèmes et des jeux de dés.

Au Moyen Âge central, les miracles ouvrent constamment des portes vers le surnaturel et rien ne semble freiner le pouvoir de Marie et ses manifestations dans le monde temporel.

Enluminure de la Cantiga 154 : le  joueur de dés tirent en direction du ciel  une flèche, la flèche retombe ensanglantée et se plante sur le plateau de jeu
Dans un geste de colère il tire une flèche en direction de Dieu et de la Vierge, qui retombe ensanglantée

Autres miracles des cantigas sur les joueurs de dés

Ce n’est pas la première fois que les cantigas de Santa Maria nous présentent un miracle marial lié au jeu. On se souvient notamment du ménestrel et joueur de dés invétéré de la Cantiga de Santa Maria 238.

Dans ce récit très similaire à celui du jour, ce féru de jeu ne cessait de blasphémer et de fustiger Dieu et la Sainte pour sa malchance. Emporté par la passion du jeu, il s’en prit à un religieux qui lui conseillait de faire pénitence. Ayant blasphémé et défié l’homme de foi, une fois de trop, le joueur finit emporté en pleine lumière par le démon, tout droit jusqu’aux enfers. S’il est, lui aussi, victime de propre colère, le joueur de la Cantiga de Santa Maria 154 trouvera, après une leçon plutôt sanglante, un peu plus de clémence.

Dans la même veine, on trouve encore la Cantiga de Santa Maria 163. Ici, un joueur de dés de Huesca ayant tout perdu reniera la sainte, la rendant coupable de sa déroute. L’affaire lui vaudra de se trouver paralysé sur le champ et de perdre totalement l’usage de la parole. Il lui faudra beaucoup de repentance et rien moins qu’un pèlerinage pour obtenir la clémence de Marie et recouvrer l’usage de ses membres et de sa langue. Moralité : si le jeu d’argent ne paye pas, le blasphème paye encore moins.

Dans les trois cas, il est intéressant de relever que c’est la colère et l’attitude blasphématoire des joueurs qui les condamnent, plus que le jeu en lui-même.

Enluminure de la Cantiga 154 : le joueur se convertit et se fait moine jusqu'à sa mort, il obtiendra finalement le pardon et le salut
Converti à la suite de ce miracle, le joueur de dés trouvera finalement le salut et le pardon à sa mort

Au Moyen Âge, les jeux de dés sont extrêmement populaires et on les croise à la taverne comme dans la littérature. Entre tricheries (les pipeurs de dés de Villon), addiction ou malchance (la Grièche d’Hiver de Rutebeuf), ils auront causé la déroute de plus d’un homme médiéval, sans même que les miracles s’en mêlent.

Cantiga 154 & enluminures du Codice Rico

La partition de la Cantiga De Santa Maria 154 dans le Codice de los Musicos de l'Escurial (MS B.I.2)

Pour les sources historiques de la Cantiga 154, nous avons choisi, tout au long de cet article, le très beau Codice Rico de la Bibliothèque de l’Escurial et ses enluminures (Manuscrit MS T.I.1).

On retrouve également cette cantiga et sa partition dans le Códice de los músicos conservé lui aussi à l’Escurial. Ci-contre, voici la partition de la Cantiga 154 telle qu’on peut la trouver dans ce dernier manuscrit.

Pour la version en musique, nous avons puisé, une fois de plus, dans l’impressionnant travail de restitution des Cantigas de Santa Maria par Eduardo Paniagua et sa formation Música Antigua.

L’impressionnant tribut d’Eduardo Paniagua aux Cantigas de Santa Maria

Passionné de musiques anciennes, le musicien et directeur Eduardo Paniagua accompagné de sa formation Música Antigua entreprit, un jour, l’ambitieux projet d’enregistrer l’ensemble des Cantigas de Santa Maria. Il lui fallut près de 30 ans pour y parvenir et cela donna lieu à de nombreux albums classés par thèmes abordés ou par région.

Les cantigas de Santa Maria en Catalogne avec Música Antigua


C’est en 2007 que sortit l’album d’Eduardo Paniagua dédié aux Cantigas de Santa Maria ayant pour cadre la Catalogne. Intitulée « Cantigas De Catalunya, Abadía de Montserrat, Alfonso el Sabio 1221-1284 » (Chants de Catalogne, abbaye de Montserrat, Alphonse le Sage), cette production propose 9 titres à la façon du directeur espagnol dont celui du jour. Sa durée totale d’écoute est de 75 minutes.

Il ne semble pas que cet album ait été réédité aussi pour vous le procurer au format CD, voyez avec votre disquaire favori. Sans cela, vous pourrez le trouver au format MP3 sur certaines plateformes légales de streaming. Voici un lien utile à cet effet : téléchargez l’album Cantigas De Catalunya d’Eduardo Paniagua.

Musiciens ayant participé à cet album

César Carazo (chant, alto), Luis Antonio Muñoz (chant, fidule), Felipe Sánchez (luth, citole, vièle), Jaime Muñoz (cornemuse, flaviol, tarota, axabeba, tambour), David Mayoral (darbouka, dumbek, tambourin), Eduardo Paniagua (psaltérion, flûte à bec, cloche, darbouka, gong, rochet, hochets, hochet, goudron) et direction.


La cantiga de Santa Maria 154 en galaïco-portugais & sa traduction française

Como un tafur tirou con ũa baesta ũa saeta contra o céo con sanna porque perdera, e cuidava que firiría a Déus ou a Santa María.

Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança,
que porque i non dultemos, a vezes faz demostrança.

Celle-ci (cette Cantiga) relate comment un joueur en colère tira une flèche contre le ciel car il avait perdu, pensant ainsi blesser Dieu ou Sainte-Marie.

Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, qu’elle le démontre de nombreuses fois afin que nous n’en doutions pas.

Desto mostrou un miragre grand’ e fórte e fremoso
a Virgen Santa María contra un tafur astroso
que, porque perdía muito, éra contra Déus sannoso,
e con ajuda do démo caeu en desasperança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

A ce sujet, elle montra un miracle aussi grand que beau et impressionnant,
La vierge Sainte-Marie, contre un joueur malchanceux
Qui, parce qu’il perdait beaucoup, était en colère contre Dieu,
Et, par l’influence du Démon, était tombé dans le désespoir.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Esto foi en Catalonna, u el jogava un día
os dados ant’ ũ’ eigreja da Virgen Santa María;
e porque ía perdendo, creceu-lle tal felonía
que de Déus e de sa Madre cuidou a fillar vingança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

L’histoire survint en Catalogne, un jour qu’il était en train de jouer
Aux dés devant une Eglise de Sainte-Marie ;
Et comme il était en train de perdre, il lui vint une telle colère
Qu’il pensa pourvoir se venger de Dieu et de sa mère.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

E levantou-se do jógo e foi travar mui correndo
lógo en ũa baesta que andava i vendendo
un corredor con séu cinto e con coldre, com’ aprendo,
todo chẽo de saetas; e vẽo-ll’ ên malandança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Ainsi, il se leva de la table de jeu et courut pour se saisir
D’une des arbalètes que vendait, non loin de là,
Un soldat, avec sa ceinture et son carquois (comme on me l’a l’appris)
rempli de flèches ; et le joueur fit cela par pure disgrâce (mauvaise conduite),
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union,

E pois armou a baesta, disse: “Daquesta vegada
ou a Déus ou a sa Madre darei mui gran saetada.”
E pois que aquesto disse, a saet’ houve tirada
suso escontra o céo; e fez mui gran demorança

Et alors il arma l’arbalète, en disant : « Cette fois
Je ferai une très grande blessure à Dieu ou à sa mère. »
Et une fois qu’il eu dit cela, il tira la flèche
En direction du ciel ; et celle-ci disparût et tarda beaucoup

en vĩir; e el en tanto, assí como de primeiro,
fillou-s’ a jogar os dados con outro séu companneiro.
Entôn deceu a saeta e feriu no tavoleiro,
toda cobérta de sángui; e creede sen dultança

A retomber ; et pendant ce temps, l’homme retourna à ses occupations,
Il se remit à jouer aux dés avec un autre de ses compagnons.
Et alors, la flèche retomba et vint se planter sur le plateau de jeu,
Toute couverte de sang ; et vous pouvez me croire sans douter
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Que sanguent’ o tavoleiro foi. E quantos i estavan
En redor veend’ o jógo fèrament’ ên s’ espantavan,
Ca viían fresc’ o sángui e caent’, e ben cuidavan
que algún deles ferido fora d’ espad’ ou de lança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Que le plateau se trouva tout ensanglanté, et tous ceux qui étaient
Là autour, à regarder le jeu, en furent épouvantés,
Car en voyant tout ce sang frais et chaud, ils pensèrent
Que l’un deux avait été blessé par une épée ou une lance.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …

Mais depois que entenderon que esto assí non éra
e que o sang’ a saeta ben do céo adusséra,
e nembrou-lle-la paravla que ant’ o tafur disséra,
houvéron mui grand’ espanto. Mas o tafur sen tardança

Mais quand ils comprirent que ce n’était pas le cas
Et que le sang de la flèche provenait bien du ciel,
Ils se souvinrent des mots qu’avait prononcé le joueur,
Et alors leur terreur fut plus grande encore. Mais le joueur, sans attendre
,

fillou mui gran pẽedença e entrou en ôrdin fórte,
fïand’ en Santa María, dos pecadores conórte.
E assí passou sa vida; e quando vẽo a mórte,
pola Madre de Déus houve salvament’ e perdõança.
Tan grand’ amor há a Virgen con Déus, séu Fill’, e juntança…

Fit pénitence et rentra dans un ordre religieux très stricte
En mettant sa confiance dans Sainte Marie qui est le réconfort des pécheurs.
Et il passa sa vie ainsi et quand vint la mort
Par la mère de Dieu, il obtint le pardon et le salut.
Si grand est l’Amour de la Vierge pour Dieu, son fils, et leur union, …


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En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Cantiga de Santa Maria 226 : le miracle du monastère englouti

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, monastère englouti.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Assí pód’ a Virgen so térra guardar… cantiga de Santa Maria 226
Interprète : Musica Antigua, Eduardo Paniagua
Album : Merlin-Celtic Cantigas, Alfonso el Sabio (2006)

Bonjour à tous,

ous vous entraînons, une fois de plus, vers l’Espagne médiévale, pour y découvrir une nouvelle Cantiga de Santa Maria d’Alphonse X : la cantiga 226. Comme on le verra, il s’agit d’un des récits de miracles les plus spectaculaires du célèbre corpus de chants à la vierge.

Dans cet article, vous trouverez une étude détaillée de la Cantiga de Santa Maria 226 avec sa partition ancienne et ses sources manuscrites, une traduction en français actuel, mais aussi une belle version en musique. Avant d’avancer sur tout cela, disons quelques mots des cantigas qu’Alphonse X dédia à la la vierge.

La Cantiga de Santa Maria 226 et ses enluminures dans le Manuscrit de Florence Banco Rari 20.

Qui a écrit les Cantigas de Santa Maria ?

Dans le courant du XIIIe siècle, le souverain de Castille aurait compilé, écrit et mis en musique lui-même, des récits de miracles variés dont un grand nombre semble provenir de lieux de pèlerinage ou d’histoires qui couraient sur les routes de la chrétienté médiévales et même au delà.

Même s’il est communément admis qu’Alphonse X en a composé une partie, les érudits et historiens sont encore divisés sur la paternité de l’ensemble des Cantigas de Santa Maria au souverain de Castille. Ce dernier est, par ailleurs, à l’origine d’un certain nombre d’autres chansons dont l’attribution est certaine (voir Manselina sur la piste de Maria la Balteira). On est donc certain qu’il composait et s’adonnait à la poésie.

Du point de vue du corpus, l’œuvre d’Alphonse X regroupe plus de 400 chants mariaux. La grande majorité d’entre eux sont des récits de miracles (plus de 350). Dans les manuscrits les plus complets, ils sont rythmés par des chants de louanges qui reviennent à intervalles réguliers (un peu plus de 60). Aujourd’hui, ces chants à Marie venus d’Espagne, demeurent un témoignage vibrant du culte marial du Moyen Âge central, de la langue galaïco-portugaise et de la musique de cette période.

Aux sources manuscrites des Cantigas

Les Cantigas de Santa Maria et leur notation musicale ont traversé le temps grâce à quelques manuscrits superbement conservés. On en compte quatre, tous datés de la dernière partie du XIIIe siècle :

  • Le Manuscrit de Tolède (To) : sous la référence ms 10069, il s’agit du manuscrit le plus daté ou de la première compilation. On y trouve quelques 120 pièces et il est conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid.
  • Le Codice Rico (T) : sous la référence T.j.1, ce superbe codex présente un peu moins de 200 cantigas de Santa Maria (195) avec leur partition et de nombreuses enluminures. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque royale de l’Escurial (Espagne).
  • Le Manuscrit de Florence (F) : ce manuscrit, conservé à la Bibliothèque National de Florence sous la référence Banco Rari 20, présente un peu plus de 100 cantigas de Santa Maria dont quelques variantes et inédites.
  • Le Codice de los Musicos ou Codice princeps (E) : sous la référence ms B.I.2 (ou j.b.2 ), ce codice est le plus complet de tous les manuscrits. Il présente 406 cantigas avec miniatures et partitions d’époque et se trouve également conservé à la Bibliothèque royale de l’Escurial.

Dans cet article, nous vous présentons les sources manuscrites de la Cantiga de Santa Maria 226 dans le Codice de los Musicos (partition et texte) ainsi que dans le Manuscrit de Florence (texte, enluminures mais partition non achevée).

La Cantigas de Santa Maria 226 ou le miracle du monastère englouti

Le récit de la Cantiga de Santa Maria 226 nous invite du côté de l’Angleterre. A quelque temps de Pâques, ce chant marial nous propose un miracle pour le moins spectaculaire, sinon le plus spectaculaire, de tout le corpus des cantigas d’Alphonse X. Il a pour thème cette période particulière du calendrier chrétien qu’est la résurrection et l’illustre d’une manière plutôt étonnante.

La Cantiga de Santa Maria 226 et sa partition dans le Codice de Florence (F) : manuscrit Banco Rari 20.

L’histoire de la cantiga 226 en quelques mots

Enluminure de la cantiga de Santa Maria 226 : Le jour de Pâques, durant la messe (Banco Rari 20)
Enluminure : le jour de la messe de Pâques

Un jour de Pâques alors que les frères dévots d’un grand monastère donnaient une messe pour célébrer dignement le jour saint, la terre s’ouvrit et le monastère fut totalement englouti sous elle. Tremblements de terre, effondrement de terrain, phénomène surnaturel ? La Cantiga de Santa Maria 226 semble plutôt suggérer que Dieu le voulut ainsi pour démontrer aux yeux des croyants son grand pouvoir et celui de Marie.

Enluminure de la cantiga 226 : Le monastère englouti  (Banco Rari 20)
Enluminure : le monastère se trouve englouti

Plus aucune trace du monastère du dehors, la terre s’était refermée sur lui. Cependant, à l’intérieur, la vie continua sans encombre. Les moines ne manquaient de rien et les lieux étaient parfaitement conservés. Les vignes restaient prospères, les moulins fonctionnaient et même le soleil continuait d’y briller. Ainsi donc, nous dit le poète, la sainte pourvoyait aux frères en toute chose et nul ne devint fou, ni ne tomba malade. Les moines furent même assurés qu’ils n’étaient pas morts et que tout allait bien.

Un an plus tard, à l’occasion d’une nouvelle messe de Pâques, les frères retournèrent en leur église pour y célébrer, de nouveau, la résurrection – non pas seulement celle de Dieu, mais aussi, symboliquement, celle de leur lieu de culte. La Sainte fit, en effet, ressurgir le monastère à la lumière et sur la terre. Alors, venus de loin, tous purent contempler le miracle et l’étendue du pouvoir de Marie et la louer.

Une légende bretonne à l’origine de ce Miracle ?

Il est probable que certaines légendes bretonnes aient inspiré Alphonse X pour ce miracle à la nature particulièrement épique ou mythique, selon les points de vue. Certains érudits l’avancent en tout cas. On peut penser à certains récits de cités submergées par les flots comme, par exemple, celui de la cité d’Ys et sa cathédrale engloutie.

Ys, la légende de la cité engloutie

Enluminure de la cantiga 226 : Le jour de Pâques suivant, le monastère est sauvé  (Banco Rari 20).
Enluminure : le monastère sauvé à Pâques

On la connait plusieurs variantes de cette légende bretonne. Dans une version sans doute déjà christianisée, son histoire met en scène une princesse du nom de Dahut. S’étant adonnée à de nombreuses pratiques impies (meurtre de ses amants, sacrifices, rites magiques, …1), un jour de grande tempête, la jeune femme aurait fini par se laisser séduire par le diable lui étant apparu sous la forme d’un beau chevalier.

Enluminure de la cantiga de Santa Maria 226 : les frères et les croyants louent le miracle de Marie  (Banco Rari 20).
Enluminure : louanges à Sainte Marie

Ys était alors une ville côtière protégée de la colère des flots par une puissante digue. Hélas ! sous l’influence du Malin dont elle s’était entichée, Dahut aurait dérobé les clefs des remparts à son père, le roi Gradlon, et ouvert en grand les portes de la cité. Ys aurait alors été engloutie sous les flots. Le roi aurait réussi à en réchapper mais pas la jeune princesse emportée par les flots et le gros temps. Gradlon se serait établi ailleurs pour y noyer son chagrin. Cependant, certains jours, on pourrait encore entendre tinter les cloches de la cathédrale engloutie de la cité d’Ys.

Une fois de plus, il existe de nombreuses variantes de ce type de légendes dans la matière de Bretagne. Certaines mentionnent des tremblements de terre. Faut-il voir dans le miracle de la Cantiga 226 une parabole partie d’une idée similaire pour démontrer que Dieu et la Sainte peuvent, à volonté, submerger ou faire ressurgir des lieux entiers et leurs dévots avec ? Ici, la date de Pâques viendrait encore renforcer la nécessité de la dévotion, en ajoutant le moment de la résurrection et son symbole.

Autres sources latines et françaises

Il nous reste difficile d’affirmer si cette légende est à l’origine de l’inspiration d’Alphonse X. C’est plus une simple piste qu’une véritable hypothèse. En matière de sources latines ou vernaculaires, on trouve encore la trace de ce miracle dans un certain nombre de manuscrits médiévaux français.

On citera notamment un miracle marial du ms Français 818 (daté lui aussi du XIIIe siècle). Ce récit reprend, très directement le thème du monastère englouti : Del mostier nostre dame que terre transgloti o molt de pueple.2

La miracle du monastère englouti dans le manuscrit enluminé ms français 818 de la BnF.

Cantigas celtes & cantigas de Bretagne,
Musica Antigua & Eduardo Paniagua

En matière musicale, on peut retrouver cette cantiga et son interprétation dans l’album Merlin y otras cantigas celtas d’Eduardo Paniagua et sa formation Musica Antigua.

Merlin y Cantigas de Santa Maria de Bretagne, l'album de d'Eduardo Paniagua & Musica Antigua

En 2006, le talentueux musicien espagnol proposait un regroupement thématique des Cantigas de Santa Maria ayant des origines celtes ou Bretonnes.

Soutenu par une solide orchestration, cet album propose sur une durée d’un peu plus de 54 minutes, une sélection de dix chants mariaux donc quatre en version instrumentale. Le légendaire Merlin s’y fait même un place avec la Cantiga de Santa Maria 108. Pour information, nous avions déjà étudié ici la Cantiga de Santa Maria 23 issue de cette même production.

Cet album de Musica Antigua est encore édité mais il faut fouiller un peu pour le débusquer. Avec un peu de chance votre disquaire préféré pourra vous le procurer. Dans le cas contraire, vous pouvez aussi le trouver en ligne sur les plateformes de streaming légales ou même à la vente sous forme CD sur certains sites. Voici un lien utile à cet effet: L’album Merlin-Celtic Cantigas de Musica Antigua.

La cantiga 226 en musique

Musiciens & artistes présents sur cet album

Jaime Muñoz (instruments à vents, flûte, cornemuse, chalémie, choeur), Josep María Ribelles (harpe), Ana Alcaide (vièle, nyckelharpa), David Mayoral (percussions), Cesar Carazo (chant), Isabel Urzaiz (chant), Carlos Beceiro (vielle à roue, saz), Xurxo Nuñez (tambour médiéval, percussions, bodhram), Eduardo Paniagua (choeur, flute ténor, cloches et percussions, direction musicale).


La Cantiga de Santa Maria 226
& sa traduction en français actuel

Esta é do mõesteiro d’ Ingratérra que s’ afondou e a cabo dun ano saiu a cima assí como x’ ant’ estava, e non se perdeu null’ hóme nen enfermou.

Assí pód’ a Virgen so térra guardar
o séu, com’ encima dela ou no mar.

Cette cantiga nous parle d’un monastère d’Angleterre qui avait disparu sous terre et qui, un an après , a ressurgi à la surface tel qu’il était précédemment et aucun homme n’était tombé malade, ni n’était mort.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens (les siens, ses affaires)
Sous la terre, comme à sa surface ou dans les profondeurs de la mer

E dest’ un miragre per quant’ aprendí
vos contarei óra grande, que oí
que Santa María fez, e creed’ a mi
que maior deste non vos pósso contar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

A ce sujet, j’eu connaissance d’un très grand miracle
Que je vous conterai à présent,
Et que fit Sainte Marie et, croyez-moi,
Je ne pourrais vous conter un miracle plus grand que celui ci.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

Ena Gran Bretanna foi ũa sazôn
que un mõesteiro de religïôn
grand’ houv’ i de monges, que de coraçôn
servían a Virgen bẽeita sen par.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

En Grande Bretagne, il y eut une fois,
Un grand monastère de grande piété (?)
dont les moines, avec cœur,
Servaient la vierge bénite et sans égale.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

E Santa María, u todo ben jaz,
mostrava alí de miragres assaz
e tiínna o lógo guardad’ e en paz;
mais quis Déus por ela gran cousa mostrar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

Et Sainte Marie, en qui réside toute bonté,
Faisait en ce lieu assez de miracles.
Et le gardait sous sa protection et en paix.
Mais Dieu voulut montrer par elle , une chose plus admirable encore.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

Que día de Pasqua u Déus resorgiu,
começand’ a missa os monges, s’ abriu
a térr’ e o mõesteiro se somiu,
que nulla ren del non podéran achar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

Ainsi au jour de Pâques où Dieu ressuscita
Alors que les moines commençaient la messe,
La terre s’ouvrit et le monastère s’y enfonça
Au point qu’il n’en resta plus une seule trace.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

E lóg’ assí todo so térra entrou
que nĩũa ren de fóra non ficou;
mais Santa María alá o guardou
que niũa ren non pode del minguar,

Suite à cela, il entra complétement sous terre
De sorte qu’on ne voyait plus rien de lui, du dehors
Mais Sainte Marie la garda ainsi
Pour qu’il ne manque de rien.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

eigreja nen claustra neno dormidor
neno cabídoo neno refertor
nena cozinna e neno parlador
nen enfermería u cuidavan sãar,

Ni l’église, ni l’enceinte, ni le dortoir,
Ni la salle capitulaire, ni le réfectoire,
Ni la cuisine, ni le cloître
Ni l’infirmerie où ils allaient se soigner.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

adega e vinnas con todo o séu,
hórtas e moínnos, com’ aprendí éu,
guardou ben a Virgen, e demais lles déu
todo quant’ eles soubéron demandar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

Les caves et vignobles avec tous leurs biens
Les vergers et les moulins, comme on me l’a appris,
La Vierge protégea tout parfaitement, et leur donna en plus
Tout ce dont ils avaient besoin.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

E assí viían alá dentr’ o sól
como sobre térra; e toda sa pról
fazer-lles fazía, e triste nen fól
non foi nïún deles, nen sól enfermar

En plus de tout cela, de l’intérieur, ils voyaient le soleil
Comme s’ils avaient été sur la terre ; et elle leur accordait tout
Pour leur bien-être (avantage). Et aucun d’entre eux ne fut triste,
Ni ne sombra dans la folie, Ni ne tomba malade.

per ren non leixou mentre foron alá,
nen ar que morressen come os dacá
morrían de fóra, ca poder end’ há
de fazer tod’ esto e mais, sen dultar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

En rien, elle ne les abandonna tandis qu’ils étaient là-bas,
Elle ne leur dit pas non plus qu’ils étaient morts,
Pas plus que n’étaient morts ceux du dehors, car elle a le pouvoir
De faire tout cela et même plus, sans aucun doute.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

Un grand’ an’ enteiro assí os tẽer
foi Santa María; mais pois foi fazer
que dalí saíssen polo gran poder
que lle déu séu Fillo pola muit’ honrrar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

Une année entière, Sainte Marie les tint ainsi,
Et ensuite, elle fit en sorte
Qu’ils sortent de là par le grand pouvoir
Que son fils lui accorda pour l’honorer.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

Ca día de Pasqua, en que resorgir
Déus quis, foron todos a missa oír;
entôn fez a Virgen o logar saír
todo sobre térra como x’ ant’ estar

Au jour de Pâques (suivant) quand Dieu voulut ressusciter
Ils allèrent tous entendre la messe
Et c’est alors que la Vierge fit émerger de nouveau le lieu
Au dessus de la terre, à l’emplacement où il se trouvait précédemment.

soía, que sól non ên menguava ren.
E a gente toda foi alá porên,
e o convento lles contou o gran ben
que lles fez a Virgen; e todos loar

Et il ne manquait rien.
Et tous les gens furent alors jusqu’à l’endroit,
Et ceux du couvent leur contèrent
Combien la vierge avait été bonne avec eux et tous la louèrent.

Ainsi, la vierge peut protéger ses biens…

a foron porên como Madre de Déus
que mantên e guarda aos que son séus.
Porên a loemos sempr’, amigos méus,
ca esta nos céos nos fará entrar.
Assí pód’ a Virgen so térra guardar…

Ils louèrent à la mère de Dieu
Qui maintient et protègent ceux qui sont les siens.
Pour cela, mes amis, louons la toujours,
Car elle nous fera entrer au ciel.

Ainsi, la vierge peut protéger les siens
Sous la terre, comme à sa surface ou dans les profondeurs de la mer.


Retrouvez toutes les cantigas de Santa Maria étudiées à ce jour avec version musicales et traduction en français actuel.

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes à tous,

  1. Voir The Drowning of the City of Ys ↩︎
  2. Voir Inglaterra en Algunas de las Cantigas de Santa Maria de Alfonso X, Santiago Di Salvo, Universidad Nacional de La Plata, Buenos Aires, Argentina. ↩︎

Récit de Miracle et Mal des Ardents à Paris dans la Cantiga de Santa Maria 134

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, ergotisme, mal des ardents, feu Saint-Martial.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : A Virgen en que é toda santidade…
Interprète : Porque Trobar & John Wright
Album : Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries (1998)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos études médiévales nous entraînent vers Paris au XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau miracle marial, issu des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

Dans l’Espagne médiévale du Moyen Âge central, le très lettré souverain castillan nous a légué plus de 420 chants de miracles dédiés à la Vierge dont il a semble-t-il composé une partie. Pour de nombreux récits, il a aussi pu s’appuyer sur un vaste corpus qu’on trouvait alors consigné dans certains lieux célèbres de pèlerinage, dans certains codex mais qui circulait aussi, sans doute oralement.

Marie, la Sainte qui peut et guérit tout

S’il est beaucoup resté attaché au sud de France, le culte marial a connu de grandes heures durant les Moyen Âge(s) central à tardif. Plutôt que de s’adresser au Christ, on loue alors la Sainte et on appelle à sa miséricorde dans l’espoir qu’elle puisse intercéder auprès de son fils, le « Dieu mort en Croix ».

De fait, les pouvoirs que l’on prête à la vierge biblique sont incomptables et se reflètent dans les nombreux récits de miracles qui lui sont dédiés : témoignages de guérison extraordinaires, événement surnaturels survenus sur les routes de pèlerinage, apparitions et intercession de la Sainte dans les lieux qui lui sont dédiées, quelquefois même sur des terrains de bataille, etc… Si la foi soulève des montagnes, au Moyen Âge, aucun obstacle ne semble assez puissant pour limiter la volonté de Sainte Marie, sa miséricorde et sa puissance rédemptrice et, quelquefois, punitive.

Naissance et popularité du culte marial

Dans la France médiévale, le genre des miracles mariaux puise ses sources dans la deuxième moitié du XIe siècle. Au départ, en latin, les récits trouveront bientôt leur expression en langue vernaculaire et en vieux français. 1 Entre la fin du XIIe et les début du XIIIe siècle, le poète et trouvère Gautier de Coinci en consacrera le genre dans ses Miracles de Nostre Dame. Avant lui, le Gracial d’Adgar (1165) est considéré comme le premier ouvrage représentatif de ce genre.

Le culte à la vierge et ses miracles se poursuivront bien au delà du Moyen Âge central pour s’étendre jusqu’au Moyen Âge tardif et même aux siècles suivant. L’époque moderne connaitra aussi un grand nombre de récits de miracles et d’apparitions de la vierge biblique.

Miracle à Paris, contre le Mal des ardents

Le miracle du jour est un autre de ces récits spectaculaires de guérison. il touche, cette fois, des malades atteints du mal des ardents dont un amputé qui recouvrira même l’usage de son membre.

La Cantiga de Santa Maria 134 et ses enluminure dans le Manuscrit Médiéval Codice Rico de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 134 dans le Codice Rico de la Bibliothèque de l’Escurial 2

Feu de Saint-Martial et Ergotisme au Moyen Âge

Dans le courant du Moyen Âge, la consommation de seigle contaminé par l’Ergot (Claviceps purpurea) entraîna un certain nombre d’épidémies terribles, en particulier du XIe au XIIIe siècle. La forme gangréneuse de l’ergotisme qui s’accompagne de nécroses et d’hallucinations laissa même, derrière elle, de nombreux morts et mutilés.

Enluminure du pèlerin amputé, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

Les symptômes en étaient impressionnants autant que les douleurs et donneront bien des surnoms à cet empoisonnement par l’ergot. Les sensations de brûlure dues aux tissus et aux extrémités nécrosées le font vite assimiler à un feu intérieur qu’on baptise de diverses manières : « feu de Saint Martial » comme dans cette cantiga de Santa Maria 134 où il est aussi nommé « lèpre » mais encore « feu de Saint Antoine », « mal des ardents », « feu sacré », etc..

Au Moyen Âge, l’ordre des Antonins se consacra, particulièrement, à la prise en charge et aux soins des malades atteints d’ergotisme (voir notre article sur Saint Antoine L’Egyptien).

L’ergotisme à la période moderne

Enluminure du pèlerin qui jette sa jambe dans la Seine, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

S’il sévit encore quelquefois dans certains endroits du monde, le mal des ardents a fort heureusement largement reculé depuis la période médiévale. On se souvient encore en France de l’affaire de Pont-Saint-Esprit qui survint dans le courant de l’année 1951. Avec de nombreuses intoxications et internements psychiatriques, les causes en furent longtemps associées à un empoisonnement par l’ergot de seigle. Récemment, cette théorie s’est toutefois trouvée controversée par certaines révélations liées aux activités des Services d’Intelligence Américains et notamment des essais livrés, dans le plus grand secret, sur du LSD 3.

La Cantiga d’Alphonse le sage nous replonge, en tout cas, en plein cœur d’une de ces épidémies médiévales d’ergotisme et sa triste réalité.

La CSM 134, Miracle à Notre-Dame de Paris ?

Enluminure des pélerins priant Notre Dame à Paris, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

La Cantiga de Santa Maria 134 se déroule, donc, à Paris et dans une église. Toutefois, l’édifice religieux dont il est question n’est pas précisément cité. A quelques semaines de l’inauguration de Notre-Dame de Paris, après le tragique incendie qui l’avait ravagée, on peut imaginer que ces malades atteints d’ergotisme auraient pu se tenir non loin de la grande dame parisienne chère aux Français, autant qu’à Victor Hugo.

L’ancienne Hôtel Dieu, fondée déjà depuis le VIIe siècle, jouxtait alors la Seine côté rive gauche et était voisine du parvis de Notre Dame. Au XIIIe siècle, l’établissement recevait toujours les pèlerins et les malades et la lecture de la Cantiga de Santa Maria 134 nous permet d’imaginer assez bien ce contexte.

A Paris, la Seine n’est jamais très loin et elle jouxte aussi le parvis de la cathédrale dans lequel le malade de la Cantiga 134 jette son membre en feu. Malgré tout, le mystère de l’église citée reste encore entier et on ne peut affirmer qu’il s’agisse bien de Notre-Dame.

Une guérison collective et christique

Enluminure : Rédemption et miracles pour le pèlerin amputé, cantiga de santa maria 134, Manuscrit Códice Rico (T) de l'Escurial

Dans ce miracle pour le moins spectaculaire, la Sainte apparaîtra à l’intérieur de l’Eglise. Descendant d’un vitrail, elle se mettra en devoir de soigner les malades à la ronde. Elle sortira même sur le parvis pour prendre soin des miséreux n’ayant pas trouvé de place dans l’édifice religieux.

Dans la Cantiga, le miracle ira au delà de la simple guérison de l’empoisonnement pour restaurer un membre amputé. Ce type de pouvoir est évoqué, à plusieurs reprises, dans le corpus des Cantigas (voir par exemple le miracle de la langue tranchée dans la Cantiga de Santa Maria 156). On notera encore que le pouvoir invoqué dans la cantiga est bien celui du Christ à travers la Sainte : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
. Il s’agit bien ici d’intercession.

Porque Trobar : Les Cantigas de Santa Maria
sous la direction de John Wright

La Cantiga de Santa Maria 134 en musique

Fondé aux débuts des années 90 en Galice, Porque Trobar est un projet ayant pour mission la reconstitution de l’art lyrique des troubadours de langue galaïco-portugaise. Entre instruments d’époque et étude des manuscrits médiévaux et de leurs partitions, l’initiative est ambitieuses et mêle Histoire et ethnomusicologie.

Album Compostela Medieval de Porque Trobar

En 1998, Porque Trobar s’adjoignait la collaboration de John Wright (1939-2013), musicien britannique épris de folk et de musiques anciennes. Ensemble, ils partaient à la conquête des chants de pèlerinages sur les routes de Compostelle. Il en résulta, l’album « Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries« , une production de 70 minutes où les Cantigas d’Alphonse X côtoient des pièces de troubadours anonymes, mais aussi des chansons de Guiraut de Bornelh et de Guilhem de Poitiers.

Cet Album de Porque Trobar, sous la direction de John Wright, a été réédité chez Fonti Musicali en 2019. Vous devriez donc pouvoir le trouver chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est également disponible au téléchargement en ligne.


La Cantiga de Santa Maria 134 en galaïco-portugaise et sa traduction en français actuel

Esta é como Santa María guareceu na sa eigreja en París un hóme que se tallara a pérna por gran door que havía do fógo de San Marçal, e outros muitos que éran con ele.

A Virgen en que é toda santidade
poder há de toller tod’ enfermidade.

Celle-ci conte comment Sainte-Marie guérit un homme en son église de Paris qui s’était coupé la jambe à cause de la grande douleur due au feu de Saint- Martial, ainsi que de nombreux autres malades qui étaient avec lui.

La Vierge, en laquelle réside toute Sainteté, a le pouvoir de soigner toute infirmité.

E daquest’ en París
a Virgen María
miragre fazer quis
e fez, u havía
mui gran gent’ assũada que sãidade
vẽéran demandar da sa pïadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et, à ce propos, à Paris,
La Vierge Marie
Voulut faire un miracle
Et le fit, alors qu’il y avait
De nombreuses personnes en attente de guérison
Venues implorer sa piété.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E do fógo tan mal
éran tormentados,
deste de San Marçal,
e assí queimados
que os nembros todos de tal tempestade
havían de perder, esto foi verdade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et du feu de Saint-Martial, ils étaient
Si tourmentés
Et tant consumés
Que leurs membres en telle disgrâce
Ils allaient perdre. Tout cela survint véritablement.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Porende se levar
fazían aginna
lógo ant’ o altar
da Santa Reínna,
dizendo: “Madre de Déus, en nós parade
mentes e non catedes nóssa maldade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Pour cette raison, ils se faisaient porter
Ensuite Jusqu’à l’autel
De la Saint Reine
En disant : « Mère de Dieu, arrête ton attention
Sur nous et guéris nous de notre mal ».
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Eles chamand’ assí
a Virgen comprida,
foi-lles, com’ aprendí,
sa razôn oída;
e per ũa vidreira con craridade
entrou na eigreja a de gran bondade.
A Virgen en que é toda santidade…

Ils en appelaient ainsi
A la Vierge pleine de grâce
Et leur prière, comme je l’ai appris
Fut entendue
Et par un vitrail, avec une grande clarté
Celle pleine de bonté, entra dans l’église.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E a ir-se fillou
perant’ os doentes
e os santivigou,
pois lles teve mentes,
e disse-lles assí: “Tan tóste sãade,
ca méu Fillo o quér, Rei da Majestade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Et elle commença à aller
Entre les malades
Y les sanctifia
Puis elle les reçut
Et leur dit : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Lógo foron tan ben
daquel fógo sãos,
que lles non noziu ren
en pés nen en mãos;
e dizían assí: “Varões, levade
e a Santa María loores dade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Suite à cela, ils furent si bien
Délivrés de ce feu
Qu’on ne pouvait plus en voir traces
Ni sur leurs pieds, ni sur leurs mains.
Et ils disaient : « Messieurs, levez-vous
Et faites des louanges à la vierge »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Quantos éran entôn
dentro essa hóra
sãos e sen lijôn
foron; mais de fóra
da eigreja jazían con mesquindade,
ca non cabían dentr’ end’ a meadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Tous ceux qui étaient là
En cette même heure,
Se retrouvèrent soignés
Et sans aucune lésion. Cependant, au dehors
De l’Eglise se tenaient encore quelques miséreux
Car ni la moitié d’entre eux n’avaient pu y entrer.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Ontr’ aqueles, com’ hei
en verdad’ apreso,
jazía, com’ achei,
un tan mal aceso
que sa pérna tallara con crüeldade
e deitara no río dessa cidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Entre tous, comme je l’ai
En vérité, appris
Il en était un, tellement affecté par le feu,
Qu’il s’était coupé la jambe avec cruauté
Et l’avait jeté dans le fleuve de la ville.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

O mal xe ll’ aprendeu
ena outra pérna,
tan fórte que ardeu
mui mais que lentérna;
mais la Madre de Déus lle diss’: “Acordade,
ca ja são sodes desta gafidade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Le mal lui avait pris
Aussi l’autre jambe
De manière si grave que cela le brûlait
Plus encore que le feu d’une lanterne;
Mais la mère de Dieu lui dit  » Eveille-toi,
Car te voilà déjà soigné de cette lèpre. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

El respondeu-ll’ adur:
“Benaventurada,
est’ outra con segur
pérna hei tallada;
mas pola vóssa gran mercee mandade
que seja com’ ant’ éra e a juntade.”
A Virgen en que é toda santidade…

L’homme répondit avec difficulté
« Mère bénie de Dieu,
Je me suis tranché cette autre jambe,
Avec une hache
Par votre grande miséricorde, faites qu’elle redevienne comme avant
Et soit rattachée à mon corps. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Entôn séu róg’ oiu
a mui pïadosa,
e lóg’ a pérna viu
sãa e fremosa
per poder da Virgen, que per homildade
foi Madre do que é Déus en Trĩidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Alors, la très pieuse
écouta sa prière
Y sans attendre, il vit sa jambe réparée
Saine et belle
Par le pouvoir de la Vierge, qui par son humilité
Fut Mère de celui qui est Dieu en la Trinité.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…


Retrouvez les Cantigas de Santa Maria traduites en français avec partition et versions en musique.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric Effe.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

  1. « Les Miracles de Notre-Dame du Moyen Âge à nos jours. Maria Colombo Timelli,  études recueillies par J.-L. Benoit et J. Root », Studi Francesi [En ligne], 196 (LXVI | I) | 2022.  ↩︎
  2. Consulter le Codice Rico en ligne sur le site digital de la Bibliothèque de l’Escurial, Madrid ↩︎
  3. Voir « Pont-Saint-Esprit poisoning: Did the CIA spread LSD?« , BBC (2010) ↩︎

Amour Courtois : une Belle Cantiga de Amor du roi Denis 1er

Sujet : troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chanson médiévale, cantigas de amor, musique médiévale, amour courtois.
Période : Moyen Âge central, XIIIe, XIVe siècle
Titre : O que vos nunca cuidei a dizer
Auteur : Denis 1er du Portugal (1261-1325)
Interprète : Ensemble Capella de Ministrers
Album : Regina ( 2023)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un voyage en direction du Portugal médiéval. Entre les XIIIe et XIVe siècles, le roi Denis 1er s’adonne à la courtoisie et à l’art du trobar. Son genre de prédilection : les cantigas de amigo et les cantigas de amor alors très en vogue dans la péninsule. La langue est celle privilégiée alors par la littérature espagnole autant que portugaise : le galaïco-portugais. Pas de panique toutefois. Bien entendu, nous vous en fournirons la traduction en français actuel.

Un roi poète et troubadour

Dans la péninsule ibérique du Moyen Âge central, le souverain Denis 1er du Portugal appartient à cette classe de rois troubadours, intellectuels et poètes dans la lignée d’un Alphonse X ou d’un Thibaut de Champagne. Au delà de ses talents de poète, Denis 1er a également laissé la réputation d’un roi soucieux de gestion, de réforme agricole et du bon soin de ses sujets (voir notre biographie du Denis 1er du Portugal roi troubadour et laboureur )

Un leg poétique abondant

Les registres des cantigas attribuent pas moins de 137 pièces au roi poète portugais. Si l’on est loin des productions d’un Alphonse X de Castille, cela demeure une œuvre de belle taille. On y retrouve plus de 50 cantigas de amigo et quelques 73 cantigas de amor. Elles sont complétées par quelques chansons d’escárnio et de maldizer, ainsi que trois pastourelles.

La chanson médiévale que nous vous proposons, aujourd’hui, appartient au registre des cantigas de amor du roi Denis. Pour redire un mot de leurs différences, dans les cantigas de Amigo, le poète met en scène le plus souvent, une belle dans l’attente de son cher et tendre (voir Martin Codax, ou Lourenço Juglar). Ce genre évoque plus directement ce que nous connaissons sous le nom de chansons de toile.

Les cantigas de amor sont, quant à elle, plus proches des codes de la lyrique courtoise tels que les pratiquent les troubadours occitans ou les trouvères du nord de France. Le poète, loyal amant, déclare son amour et ses peines à la dame et se tient à sa merci.

Les chemins tortueux de l’amour courtois

Dans la cantiga de amor du jour, Denis 1er s’adonnera à cet exercice d’amour courtois dans des formes qui nous sont familières. On y retrouvera notamment les thèmes de la douleur du loyal amant, son désarroi et son serment d’allégeance envers celle à qui il destine ses vers.

Le roi poète ouvrira son cœur à sa belle et, du même coup, occasion, sa grande tristesse. Il aura même une confession à lui faire. Son amour pour elle est si grand qu’il en est lui-même terrifié. Se voyant littéralement mourir pour elle et pour se soustraire à ce désarroi, il a même laissé entendre à la dame qu’il en aimait une autre. Mais ce n’était qu’un mensonge inspiré par sa grande crainte face à son amour véritable et la dame peut être rassurée ; il n’éprouve rien pour cette fausse rivale qu’il a peut-être même inventé. Quand on vous disait que c’était tortueux !

A présent, pourtant, si la dame (l’élue, la vraie, la seule) veut tuer le troubadour, qu’elle le fasse. Le roi poète en éprouvera même du soulagement et le prendra comme un acte de miséricorde. Que la dame le tue pour mettre fin à ses tourments amoureux et, si elle souhaite le rejeter, qu’elle le tue une deuxième fois car le peu de temps qu’il lui reste à vivre ne sera plus d’aucune valeur sans elle. Bref, comme aurait dit Johnny : l’amur fu quoi !

Aux sources médiévales de cette cantiga

On peut retrouver cette chanson d’amour médiévale du roi Denis du Portugal dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti  connu également sous le nom de Cancioneiro da Biblioteca Nacional. Ce manuscrit du XVIe siècle (issu vraisemblablement d’un original du XIVe) contient un très large répertoire de chansons galaïco-portugaises du Moyen Âge central. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Nationale Portugaise à Lisbonne (voir en ligne).

Le Cancioneiro da Vaticana, autre chansonnier célèbre pour ses pièces galaïco-portugaises, la présente également. Enfin quelques traces en subsistent dans le Parchemin Sharrer.

O que vos nunca cuidei a dizer, la cantiga de Amor du roi Denis dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti 

La Capella de Ministrers à la restitution
du patrimoine musical espagnol

Pour découvrir cette pièce en musique, nous vous proposons la version qu’en donnait l’ensemble la Capella de Ministrers, en 2023, dans son album Regina.

Un très bel album de la Capella de Ministrers dédié aux reines d’Aragon.

Depuis sa formation en 1987, l’ensemble la Capella de Ministrers n’a cessé d’afficher sa volonté de restauration et de restitution du patrimoine musical espagnole. Sous la direction de Carles Magraner, la formation a ainsi eu l’occasion d’explorer le répertoire des musiques de la péninsule ibérique, du Moyen Âge au XIXe siècle. Sa longue carrière lui a forgé une solide réputation sur la scène des musiques anciennes espagnoles mais pas seulement. La Capella de Ministrers s’est en effet produit, en concert, dans de nombreux autres pays en Europe et dans le monde.

La formation de Carles Magraner a aujourd’hui à son actif une discographie de 70 albums. Ses productions originales sont devenues incontournables pour qui s’intéresse au patrimoine musical et historique espagnol. Les albums consacrés à la période médiévale et renaissante y sont largement représentés. Nous vous proposons de vous rendre sur leur site officiel (en anglais ou espagnol) pour les découvrir.

L'ensemble de musiques anciennes et médiévales Capella de Ministrers

Regina : les musiques du temps des reines d’Aragon

Regina : musiques médiévales à la cour des reines d'Aragon - Capella Ministrers (album, 2023)

Sous la direction de Carles Magraner, cet album de la Capella de Ministrers part à la découverte de l’ambiance musicale à la cour des reines d’Aragon. La période part de 1235 et s’étend jusqu’au Moyen Age tardif et aux débuts du XVIe siècle. On peut y retrouver dix-huit pièces et chansons médiévales dans des langues aussi diverses que l’oïl, le galaïco-portugais mais encore la latin ou l’italien. C’est à Éléonore de Portugal qu’est dédiée la chanson courtoise de Denis 1er que nous étudions aujourd’hui.

Cet album étant récent, vous le trouverez sans peine chez votre meilleure disquaire. Il est également disponible au format CD ou dématérialisé en ligne. Voici un lien utile à cet effet.

Musiciens ayant participé à cet album

Èlia Casanova (voix), Beatriz Lafont (voix), Carles Magraner (vièle, viole de gambe et direction), Fernando Marín (viole de gambe), Robert Cases (vihuela, luth, guitare & harpe), Silke Gwendonyn Schulze (chalemie et dulcimer), Eduard Navarro (luth, citole, cornemuse & chalemie), Pau Ballester (percussions).


O que vos nunca cuidei a dizer,
Cantigas de Amor en Galaîco-portugais

O que vos nunca cuidei a dizer,
com gram coita, senhor, vo-lo direi,
porque me vejo já por vós morrer;
ca sabedes que nunca vos falei
de como me matava voss’amor;
ca sabe Deus bem que doutra senhor,
que eu nom havia, mi vos chamei.

E todo aquesto mi fez fazer
o mui gram medo que eu de vós hei
e des i por vos dar a entender
que por outra morria – de que hei,
bem sabedes, mui pequeno pavor;
e des oimais, fremosa mia senhor,
se me matardes, bem vo-lo busquei.

E creede que haverei prazer
de me matardes, pois eu certo sei
que esso pouco que hei de viver
que nẽum prazer nunca veerei;
e porque sõo desto sabedor,
se mi quiserdes dar morte, senhor,
por gram mercee vo-lo [eu] terrei.

Cette cantiga du roi denis en français actuel

Ce que je n’avais jamais pensé vous dire,
Avec grand peine, dame, je vous le dirai,
Car je me vois mourir pour vous ;
Et parce que vous savez que jamais je ne vous ai dit
A quel point votre amour me tue
Et vous savez bien que d’aucune autre que vous
Jamais je ne craignit ni ne craindrais rien
(1).

Et tout cela me fit sentir
La très grande crainte que j’ai de vous
Et à cause de cela, je vous donnai à comprendre
Que pour une autre je mourrai – Et pour laquelle,
Vous le savez bien, je ne crains rien
(2),
Et désormais, ma belle dame,
Si vous me tuez, je l’aurais bien cherché.

Et croyez bien que j’éprouverais du soulagement
Si vous le faisiez, car, assurément,
Du peu de temps qu’il me reste à vivre,
Je ne retirerai aucun plaisir;
Et je suis bien certain que
Si vous souhaitiez me donner la mort, ma mie,
Je le prendrais pour un grand acte de miséricorde.

(1) autrement dit, il n’en aime aucune autre susceptible de le faire mourir d’amour et de lui faire éprouver autant de crainte.
(2) Il n’éprouve pas de sentiment pour cette autre femme.


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.