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L’adieu à une « douce dame jolie » du maître de musique Francesco Landini

Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, chants polyphoniques, Ars nova, chanson. amour courtois, loyal amant, trecento, compositeur florentin, virelai.
Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre : Adiu, adiu, dous dame jolie
Interprètes : Alla Francesca.
Album : Landini and Italian Ars Nova (1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à bord du vaisseau Moyenagepassion, pour un voyage en direction du trecento italien. Nous sommes, donc au début de la Renaissance italienne, dans un XIVe siècle qui correspond encore au Moyen-Âge tardif français et nous y découvrirons une nouvelle pièce de Francesco Landini.

La douleur du partir de l’amant courtois

La chanson du jour est un virelai. Elle appartient au registre de l’amour courtois, à l’image des autres compositions qui nous sont parvenues du maître de musique florentin. Cette pièce se distingue, toutefois, de celles que nous avons étudiées précédemment par sa langue ; elle est, en effet, en français ancien et non en italien, comme le reste de l’œuvre de Landini.

Sur le fond, le compositeur et poète nous contera la douleur de l’amant courtois, au moment de se séparer d’avec sa dame. Cette dernière est, ici, désignée par l’auteur comme sa « douce dame jolie » et on ne pourra s’empêcher de voir là, une claire évocation à la célèbre chanson de Guillaume de Machaut portant le même titre. Contemporain de Landini, le maitre de l’Ars Nova Français le précède d’une petite vingtaine d’années. On sait aussi que l’Ars nova français a notablement influencé la musique italienne de cette période, même si l’Ars nova qui s’est développé sur la péninsule italienne s’en démarque par son style et ses particularités.

Aux sources anciennes de cette chanson

La chanson "Adieu douce dame jolie" de Landini dans le codex Squarcialupi, de la Bibliothèque Laurentienne de Florence
Une « Douce dame Jolie » » à la façon de Francesco Landini

Du point de vue des sources anciennes, on pourra retrouver cette chanson de Francesco Landini, avec sa partition dans le célèbre codex Squarcialupi (le Med Palat 87). Daté du XV siècle, ce manuscrit richement enluminé est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. En cherchant un peu, on peut également le trouver en ligne, sous une forme digitalisée.

L’hommage à Landini et à l’Ars Nova,
de l’ensemble ‘Alla Francesca

Pour la version en musique de ce chant polyphonique, nous vous proposons l’interprétation qu’en avait fait la célèbre formation médiévale française Alla Francesca, il y a déjà quelque temps déjà.

En 1991, soit l’année suivant sa création, l’ensemble de musiques anciennes et médiévales Alla Francesca partait, donc, à la découverte de Francesco Landini et de l’Ars Nova italien. Ce thème leur a même fourni l’occasion de leur toute première production. En terme de discographie, Alla Francesca en est, désormais à son vingtième album pour plus de trente ans de carrière. C’est dire le chemin parcouru par cette excellente formation depuis ses premiers pas.

L'album de musiques médiévales et d'Ars Nova de Alla Francesca

Cet album, sorti en 1992 sous le titre « Landini and Italian Ars Nova » propose un total généreux de 17 pièces, pour 55 minutes d’écoute. La formation attachée au Centre de musique médiévale de Paris signait là un vibrant hommage à l’Ars Nova florentin. Et si l’œuvre de Francesco Landini y trouve une place de choix, elle y côtoie aussi des pièces de Jacopo da Bologna, Ghirardello et Lorenzo da Firenze, et encore quelques autres compositeurs italien de cette période, dont des anonymes.

Plus de trois décennies après sa sortie, ce bel album peut encore se trouver à la vente au format CD, chez votre disquaire habituel ou encore en ligne. Voici un lien utile à cet effet : Landini and Italian Ars Nova, Alla Francesca (1992).

Musiciens ayant participé à cet Album

Catherine Joussellin (voix, vièle, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Emmanuel Bonnardot (voix, vièle, rebec), Pierre Hamon (instruments à vents, cornemuses, flûtes, percussion)


Adiu, adiu, dous dame jolie,
dans la langue d’oïl de Landini

Adiu, adiu, douce dame jolie,
kar da vous si depart lo corps plorans
Mes a vous las l’esprit et larme mie.

Lontan da vous, aylas, vivra dolent.
Byen che loyal sera’n tout ma vie.

Poyrtant. ay! clere stelle. vos prie
Com lermes e sospirs tres dous mant
e
Che loyaute haies pour vestre amye.

Les paroles en français actuel

Adieu, adieu, douce dame jolie,
Car de vous je me sépare le corps en pleurs,
Mais je laisse près de vous mon esprit et mon âme.

Loin de vous, hélas, je vivrai dans la peine,
Bien que je vous demeurerai loyal toute ma vie.

Voilà pourquoi, hélas, claire étoile, je vous prie
Avec larmes et très doux soupirs et vous enjoins
De garder votre loyauté pour votre amant.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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L’amour courtois du troubadour Bindo Donati mis en musique par Francesco Landini

Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, chants polyphoniques, Ars nova, chanson. amour courtois, troubadour.
Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397), Bindo Donati
Titre : Non avrà ma’ pietà questa mie donna
Interprètes : Anonymous 4
Album : the second circle – Love songs of Francesco Landini (2020)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons une excursion en direction de l’Italie médiévale du trecento, dans la Florence du XIVe siècle. Nous y retrouverons le compositeur et poète Francesco Landini pour une nouvelle pièce d’art polyphonique et de lyrique courtoise.

L’amant courtois à la merci de sa dame

la partition de la chanson du jour dans le Codex Squarcialupi

Le texte de la ballade du jour n’est pas de Francesco Landini. Dans de nombreux ouvrages de littérature italienne (1), on retrouve, en effet, cette poésie attribuée à Bindo d’Alessio Donati ou Bindo Donati, troubadour italien de la fin du XIIIe siècle. Cet auteur, lui-même fils du poète Alessio Donati (un des plus anciens versificateurs en langue toscane), compte pour certains experts italiens parmi les plus grands écrivains italiens de son temps (2).

Dans la pièce du jour, Landini reprend donc à son compte la complainte amoureuse de Bindo Donati. On y retrouvera l’amant courtois prisonnier de son désir et de sa douleur. Tout entier à la merci de sa dame et de l’accord de cette dernière qui tarde à venir, il implore « Amour » de venir à son secours. Si l’élue de son cœur ne concède pas, elle-même, à délivrer le poète du feu qui le brûle, peut-être Amour viendra-t-il la rendre plus docile et lui ouvrir les yeux ? Avec cette ballade, nous sommes parfaitement dans le registre de l’amour courtois, comme on peut le trouver à la même période et même un peu avant, chez les troubadours du sud de France.

Sources médiévales

Pour les sources manuscrites de cette chanson polyphonique, nous vous renvoyons une fois de plus au Codex Squarcialupi (voir image ci-dessus). Daté du début du XVe siècle, ce beau manuscrit, joliment enluminé et fort bien conservé, contient de nombreuses pièces notées musicalement de compositeurs italiens et florentins du trecento. Il est actuellement précieusement gardé à la Bibliothèque Laurentienne du monastère de la basilique San Lorenzo de Florence (Biblioteca Medicea Laurenziana).

Pour l’interprétation de cette ballade de Landini, nous avons opté pour la belle version de la formation américain Anonymous 4.

La ballade polyphonique du jour par Anonymous 4

Le quatuor Anonymous 4

Formé en 86 et actif jusqu’en 2015, le quatuor américain Anonymous 4 nous a laissé une discographie riche de plus de 20 albums. Au terme de 30 ans de carrière, ses quatre chanteuses pleines de talent ont eu l’opportunité d’explorer un répertoire qui va de Hildegarde de Bingen à des chants polyphoniques de l’Angleterre médiévale, en passant par les motets du chansonnier de Montpellier et encore bien d’autres univers musicaux du Moyen Âge. Au fil de sa longue épopée, Anonymous 4 ne s’est pas cantonné au monde médiéval ; la formation a aussi couvert des chant de Noël ou des chansons traditionnelles plus récentes (Voir un portrait plus détaillé de Anonymous 4)

Album : the second circle,
Love songs of Francesco Landini

Enregistré en 2000, cet album dédié aux chansons d’amour de Francesco Landini propose 18 pièces du maître de musique pour un voyage de 62 minutes, au cœur de l’Ars nova et des chants polyphonique du trecento italien. Pour l’interprétation de la chanson du jour, comme pour les autres pièces de cette production, on retrouve la finesse et la délicatesse habituelle de ce quatuor de haute tenue.

Concernant cet album, si vous ne le trouvez pas chez votre disquaire préféré, il est encore disponible à la vente en ligne, mais attention aux arnaques et aux occasions à prix d’or sur certains sites. Pour ne pas casser la tirelire, vous leur préférerez, sans doute, les versions digitales. L’album se trouve assez facilement sous forme MP3 et on peut ainsi en profiter de manière totalement légale pour un tarif raisonnable. Voici un lien utile pour se le procurer : The second Circle, Love songs of Francesco Landini par Anonymous 4

Les Chanteuses du Quatuor Anonymous 4

Marsha Genensky, Susan Hellauer, Jacqueline Horner, Johanna Maria Rose


Non avrà ma’ pietà questa mie donna,
De l’Italien du XIVe s au français actuel

Non avrà ma’ pietà questa mie donna,
se tu non faj, amore,
Ch’ella sia certa del mio grand’ ardore.

S’ella sapesse quanta pena porto
Per onestà celata nella mente,
Sol per la sua belleza, chè conforto
D’altro non prende l’anima dolente.

Forse da lei sarebbono in me spente
Le fiamme che nel core
Di giorno in giorno acrescono ‘l dolore.

Non avrà ma’ pietà questa mie donna,
Se tu non faj, amore,
Ch’ella sia certa del mio grand’ ardore.

Traduction française de cette ballade

Cette dame qui est mienne ne me montrera pas de pitié,
Si tu ne le fais pas, Amour,
Afin qu’elle soit certaine de ma grande ardeur.

Si elle savait combien de douleur je porte
Par honnêteté, cachée en mon esprit,
Rien que pour sa beauté, car l’âme affligée
Ne se console de rien d’autre.

Peut-être, finirait-elle par éteindre
Les flammes qui, dans mon cœur,
Jour après jour, font accroître la douleur.

Cette dame qui est mienne ne me montrera pas de pitié,
Si tu ne le fais pas, Amour,
Afin qu’elle soit certaine de ma grande ardeur.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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Notes

(1) voir Manuale della letteratura del primo secolo delle lingua Italiana. Vincenzio Nannucci (1838), Florence (Vol secondo) ou Scelta di poesie liriche, dal primo secolo della lingua fino al 1700, Felice le Monnier e compagni (1839) ou encore Parnaso Italiano Vol XI, Venise (1846)
(2) Nouvelle biographie générale: depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Tome 14, Jean Chrétien Ferdinand Hoefer (1855)

De fortune me doi plaindre, une ballade polyphonique de guillaume de machaut

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade.
Titre : De fortune me doi plaindre et loer
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprètes : Ensemble Musica Nova
Album : Guillaume de Machaut (c. 1300-1377): Ballades, edition AEon (2009)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons de repartir en balade, pour découvrir (justement) une ballade polyphonique du compositeur et maître de musique médiévale Guillaume de Machaut. A l’habitude, nous étudierons cette pièce par le menu avec de son contenu, ses sources manuscrites notées musicalement à sa traduction en français actuel avec, en bonus, une belle version en musique : cette dernière nous fournira le plaisir de vous présenter, en détail, l’ensemble de musiques anciennes Musica Nova. Mais, pour l’instant, revenons à cette chanson médiévale et son contenu.

Ballade courtoise d’une belle à son amant

Une fois n’est pas coutume, dans cette pièce musicale, le compositeur du XIVe siècle nous entraine vers un chant d’amour et une ballade courtoise dont la protagoniste principale est une femme. La dame éprise y fera une véritable louange à son amant et ami. En passant, et c’est même un autre des propos de cette poésie et même son destinataire principal, elle y louera « Fortune » (le sort et le destin) de l’avoir mis dans de si bonnes dispositions amoureuses tout autant qu’elle s’en plaindra par avance et par défiance. Pourquoi cette contradiction ?

Fortune et sa roue : louée et redoutée

Au Moyen Âge, Fortune et sa roue peuvent se mettre en mouvement à tout instant. Nul ne peut en contrôler les caprices et même quand le destin paraît sourire à la femme ou l’homme médiéval, on se garde de s’y fier, car rien n’est jamais figé en ce monde : tôt ou tard, la roue du sort sera inéluctablement amenée à tourner dans un mouvement sans fin, jetant au plus bas celui, au plus haut, que se pensait à l’abri de tout, et élevant, en contrepartie, celui qui, sis au fond du gouffre, espérait que la roue tourne pour mettre sa destinée sous des auspices plus clémentes, fut-ce temporairement.

De nombreux poètes et auteurs médiévaux sont là pour rappeler l’existence de Fortune. Nous avons eu l’occasion d’en approcher déjà un certain nombre dans nos pérégrinations temporelles. Pour n’en citer que quelques exemples, voyez : La roue de fortune, fabliau du XIIIe siècle ou encore la ballade Que ses joyes ne sont fors que droit vent  de Christine de Pizan et La ballade sur les leçons de Fortune», de Michaut Le Caron dit Taillevent. Enfin, difficile ne pas citer le célèbre chant latin O Fortuna du manuscrit des chants de Benediktbeuern, immortalisé par Carl Orff  dans Carmina Burana.

Pour le reste, on appréciera la douceur de cette ballade polyphonique et sa promesse de loyauté courtoise, cette fois-ci, inversée. La roue de fortune peut menacer de tourner, sous la plume de Guillaume de Machaut, la dame s’engage à rester fidèle à son doux amant.

Aux sources manuscrites de cette ballade

Manuscrit ancien et partition de musique médiévale : "De fortune me doi plaindre et loer" de Guillaume de Machaut
De fortune me doi plaindre et loer dans le Ms Français 1586 de la Bnf (gallica.fr)

Ci-dessus, nous vous proposons cette ballade notée, telle qu’elle apparaît dans le manuscrit ancien Ms Français 1586. Comme nous l’avions déjà vu, cet ouvrage médiéval, daté du XIVe siècle, est un des plus anciens manuscrits illustrés connus de l’œuvre de Guillaume de Machaut. Il est actuellement conservé à la BnF et consultable au format numérique sur gallica.fr. Pour ne citer que deux autres sources manuscrites de la même période, vous pourrez également retrouver ce chant polyphonique dans le Français 1584 de la BnF ou encore dans le Codex Chantilly 0564 de la bibliothèque du château de Chantilly (image en-tête d’article).

Pour la transcription de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyé sur le Tome 1 de l’ouvrage Guillaume de Machaut poésies lyriques – édition en deux parties de Vladimir Chichmaref (Editions Honoré Champion, 1909).

De fortune me doi pleindre, la version de l’ensemble Musica Nova

L’ensemble Musica Nova
et la passion des musiques anciennes

Nous avons déjà mentionné l’Ensemble Musica Nova lors d’articles passés au sujet du XIIe Festival des Musiques et histoire de Fontfroide mais aussi à l’occasion d’une des dernières éditions du Festival Voix et Route Romane. Toutefois, c’est la première fois qu’il nous est donné de vous le présenter plus en détail et ce sera un plaisir.

Formé à Lyon, par Lucien Kandel, au début des années 2000, cet ensemble de musique ancienne a acquis, depuis, ses lettres de noblesse sur la scène médiévale, avec de nombreuses reconnaissances de ses pairs. Très fortement orientée sur des prestations vocales, la formation s’entoure aussi, au besoin, d’instrumentistes. Elle a, jusque là, présenté un répertoire polyphonique qui va du Moyen Âge au baroque, mais qui peut aussi s’étendre à d’autres périodes et d’autres horizons.

Discographie de Musica Nova

Du point de vue discographie, Musica Nova a, à ce jour, fait paraître 8 albums qui se distinguent tous par leur qualité. Pour ce qui est de l’œuvre de Guillaume de Machaut, l’ensemble lui a particulièrement fait honneur. On pourra, en effet, retrouver dans ses productions, un album consacré à la Messe notre dame, un double album portant sur tous les motets du maître de musique, et enfin Ballades, l’album du jour, qui explore les ballades polyphoniques du maître de musique.
Le reste de la discographie de Musica Nova propose des incursions du côté de l’œuvre de compositeurs célèbres comme Johannes Ockeghem, Josquin Despres, ou encore Guillaume Dufay. S’y ajoute également un album autour du compositeur du Moyen Âge tardif Jacob Handl.

Autres activités de l’ensemble

En plus de ses programmes et albums, l’intérêt de l’ensemble Musica Nova pour la restitution historique, l’ethnomusicologie et le partage l’a conduit à élargir certaines de ses prestations à des aspects plus pédagogiques orientés sur la transmission. Ces interventions s’adressent à des publics profanes ou amateurs comme à des publics plus avertis, en fonction des objectifs visés : ateliers de sensibilisation, stages, master-classes, concerts-conférences, milieu scolaire, etc… Pour plus d’informations sur ces aspects, ainsi que sur l’agenda de la formation ou ses albums, nous vous invitons à consulter son site web très complet.

Guillaume de Machaut (c. 1300-1377) : Ballades

L’album du jour est, donc, tout entier dédié aux Ballades de Guillaume de Machaut. Il a été proposé au public en 2009. Sur 78 minutes de durée, il propose 12 pièces polyphoniques et ballades du compositeur du Moyen Âge tardif, ainsi qu’une treizième pièce non signée et demeurée anonyme. La ballade du jour ouvre le bal, en laissant d’emblée présager de la qualité du reste. On peut retrouver cet album de musique médiévale à la vente sur le site de l’ensemble Musica nova (voir lien vers le site ci-dessus).

Artistes et instrumentistes présents sur cet album

Christel Boiron (cantus), Marie-Claude Vallin (cantus), Thierry Peteau (tenor), Marc Busnel (bassus), Lucien Kandel (tenor et direction), Pau Marcos (violon), Birgit Goris (violon), Julien Martin (flûtes), Marie Bournisien (harpe).


De Fortune me doy pleindre et loer
ballade à 4 voix de Guillaume de Machaut


De Fortune me doy pleindre et loer
Ce m’est avis, plus qu’autre creature
Car quant premiers encommancay l’amer
Mon cuer, m’amour, ma pensee, ma cure
Mist si bien à mon plaisir
Qu’a souhaidier peüsse je faillir
N’en ce monde ne fust mie trouvee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Du sort (destin) je dois (à la fois) me plaindre et me féliciter,
me semble-t-il, plus que toute autre créature
Car quand, pour la première fois, je commençais à l’aimer
Il (le sort) mit mon cœur, mon amour, ma pensée, mes attentions (soins)
si parfaitement au service de mon plaisir

Que je n’aurais pu échouer à désirer
Ni en ce monde il n’aurait jamais pu se
trouver
Dame qui fut si bien pourvue (ss entendu que moi)
(1).

Car je ne puis penser n’imaginer
Ne dedens moy trouver c’onques Nature
De quanqu’on puet bel et bon appeller
Peust faire plus parfaite figure
De celui, ou mi desir (comme est cils, où mi désir)
Sont et seront a tous jours sans partir;
Et pour ce croy qu’onques mais ne fu née
Dame qui fust si tres bien assenée.

Car je ne puis penser ou imaginer
Ni, au dedans de moi, trouver comment la Nature
De tout ce qu’on pourrait nommer bon et juste
Pourrait jamais trouver une forme si parfaite
Que celui, dans lequel mes désirs
Sont et seront, pour toujours et sans fin ;
Et pour cela je crois que jamais auparavant ne fut née
Dame qui fut si bien pourvue.

Lasse! or ne puis en ce point demourer
Car Fortune qui onques n’est seûre
Sa roe vuet encontre moy tourner
Pour mon las cuer mettre a desconfiture
Mais en foy, jusqu’au morir
Mon dous ami weil amer et chierir.
C’onques ne dut avoir fausse pensee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Hélas! pourtant je ne puis demeurer en ce point,
A cause de Fortune (destin, sort) qui jamais n’est sûre
Elle veut tourner sa roue contre moi
Pour plonger mon malheureux cœur dans la détresse.
Mais, dans la fidélité (foi, honneur) jusqu’à ce que je meure
Je veux aimer et chérir mon doux ami (amour),
Car jamais ne devrait avoir de fausse pensée

Dame qui fut si bien pourvue.


(1) « bien placée » fig : choyée par le sort, en l’occurrence nantie en amour.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : sur l’image en-tête d’article, derrière le portrait de Lucien Kandel au premier plan (crédits photos et copyright hesge.ch), vous pourrez retrouver cette même ballade de Guillaume de Machaut dans le Codex 0564. Daté du XVe siècle, ce recueil médiéval de ballades et chansons, avec musique annotée est conservée au Musée Condé et à la Bibliothèque du château de Chantilly, dans les  Hauts-de-France.

Tout un bestiaire médiéval à l’encontre d’un amant courtois

Enluminure médiévale de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval.
Titre  : «En cuer ma dame une vipère maint»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète  :  Ensemble Ferrara
Album  : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)

Bonjour à tous,

ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .

Une vipère au cœur d’une dame indifférente

Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.

Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.

Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de La Louange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Manuscrit médiéval de la chanson "En cuer ma dame une vipère maint" de Guillaume de Machaut

On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).

Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.

L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte
de l’Europe musicale médiévale

L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.

Robert Crawford Young - directeur de l'ensemble médiéval Ferrara et du Project Ars Nova

En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.

L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.

Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album

Album de musique médiéval sur Guillaume de Machaut

L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval, il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)


En cuer ma dame une vipère maint
en moyen-français avec traduction

En cuer ma dame une vipère maint
Qui estoupe de sa queue s’oreille
Qu’elle n’oie mon doleureus complaint :
Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
L’escorpion qui point mon cuer à mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure,
Qui, de sa queue, bouche son oreille,
Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte :
Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte.
Et, dans sa bouche, jamais ne dort
Le scorpion qui perce mon cœur à mort ;
Et un basilic repose, encore, dans son doux regard.
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Quant en plourant li depri qu’elle m’aint,
Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille,
Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille,
Eins me point au cuer trop fort ;
Et son regart rit et a grant deport,
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Quand en pleurs je la supplie de m’aimer,
Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter,
Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint,
Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais,
Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ;
Et son Regard se rit et éprouve une grande joie
De voir mon cœur qui fond et frit et brûle.

Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint
Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille.
Mais quant tu fuis et Loyautés se feint
Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille,
Je n’y voy autre confort
Com tost morir ; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer part,
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux
Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule
tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille,
Je ne trouve d’autre consolation
Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement,
Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur,
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusCe superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.